Le vignoble de Bordeaux est loin d’être un parent pauvre dans la bibliographie internationale traitant de la vigne et du vin en France. Il convient pourtant de souligner la sortie, en 2020, d’un excellent livre proposant une synthèse claire sur l’un des plus fameux vignobles français : Bordeaux. Il faut d’abord s’arrêter sur la conception éditoriale du livre, car elle contribue largement à l’intérêt de cet ouvrage : le texte, bien lisible, se déroule au fil de 320 pages dans une maquette aérée, illustré par près de 200 cartes, plus de 100 graphiques et 300 photographies, le tout imprimé en couleur dans un format moyen, pratique à lire. On pourra juste regretter quelques illustrations ou légendes peu lisibles (par exemple p. 207), ou encore des titres de documents peu explicites (par exemple p. 15, 26, 41), et quelques défauts de mise en page (p. 243 et 248). Ce livre élégant dans sa forme, au prix raisonnable étant donné la qualité éditoriale, a l’ambition de dépasser l’audience des seuls initiés pour s’adresser à tous les curieux intéressés par le monde du vin. Le propos est dense et érudit, œuvre d’un orchestre de plus de 70 très bons connaisseurs du sujet, universitaires, professionnels intervenant à différents niveaux de la filière viti-viticole bordelaise (INAO, CIVB, DRAAF, Inno’Vin, Cité du Vin, Syndicat viticole de Blaye, GDON des Bordeaux…), journalistes spécialisés ou encore conservateurs du patrimoine, dirigés sous la baguette de Raphaël Schirmer, maître de conférences en géographie à l’université Bordeaux Montaigne.
Le livre est fondé sur deux principes robustes et structurants. En tout premier lieu, on ne peut comprendre le vignoble de Bordeaux qu’en analysant l’intimité des relations qu’il entretient avec la ville éponyme : Bordeaux existerait sans le vignoble, mais l’inverse n’est pas vrai. Raphaël Schirmer propose donc d’étudier ce système d’interrelations entre le vignoble et la métropole en les considérant dans leur complexité systémique, c’est-à-dire dans une vision dynamique, refusant absolument toute approche essentialiste et simpliste. Autour de la ville, centrale, et en relation avec elle, gravite une multitude d’acteurs qui interagissent entre eux, construisant des réseaux qui irriguent l’espace à l’échelle locale, régionale, nationale et mondiale. Ces chaînes d’interrelations s’organisent à partir de la ville de Bordeaux dans une spirale tourbillonnaire, un « vortex » de dynamiques qui entraînent le succès des vins de Bordeaux depuis des siècles. En second lieu, il résulte de cette prémisse le caractère absolument primordial des facteurs humains dans la construction du vignoble bordelais et de la qualité de ses produits : « C’est donc moins le milieu naturel qu’il convient d’envisager – dans un premier temps du moins –, pour comprendre le vignoble bordelais… que ses acteurs. Les différences de qualité ou de renommée des vins proviennent moins de facteurs considérés comme immuables et naturels que d’actions menées par les sociétés humaines. Le seul terrain ne suffit pas à faire la qualité d’un vin, il est un ensemble de processus qui permettent de construire le goût d’un vin comme de bâtir sa renommée » (p. 45). Raphaël Schirmer propose un livre de géographie qui place l’homme, dans sa relation à l’espace, au centre des dynamiques ; il en résulte que les contributeurs sont toujours attentifs à montrer la répartition des phénomènes. La démonstration se déploie logiquement, par grandes thématiques, mettant en évidence le poids des contingences sociales, culturelles, politiques, institutionnelles et économiques dans l’évolution du système viti-vinicole bordelais.
On commence par le traditionnel chapitre historique faisant remonter l’activité viticole bordelaise à la romanisation. Mais l’histoire n’est pas ici utilisée pour justifier d’une immémorialité de la pratique viticole et de la qualité des vins. Il s’agit au contraire de montrer que le vignoble bordelais est fondamentalement changeant, jamais une réalité statique et essentielle. En dépit de l’ancienneté bimillénaire de la pratique viticole dans le Bordelais, vignobles et vins actuels n’ont que peu à voir avec les vignobles et les vins du passé. On comprend toutefois à partir de quand, où, comment, à quels rythmes émergent les grands traits de la viticulture bordelaise actuelle.
Le deuxième chapitre est consacré au système économique actuel du vignoble de Bordeaux, totalement centré sur la métropole éponyme. Le vignoble bordelais, c’est d’abord un poids énorme dans l’économie viticole nationale : 20 % des vins produits en AOC, 15 % de la surface plantée en France, 5 % des coopératives françaises, 10 % des emplois directs et indirects estimés dans le secteur viticole national, 10,3 % du volume produit en France en 2018. On y observe les évolutions assez communes aux autres régions viticoles françaises : érosion régulière du nombre d’exploitants concomitamment à une augmentation de la taille des exploitations, éclatement des parcours professionnels, difficultés aiguës pour la transmission des patrimoines viticoles, importance des coopératives… Mais ce qui est vraiment tout à fait original et caractéristique du vignoble bordelais, c’est le contraste saisissant dans les profils des exploitants, la majorité correspondant à une cellule familiale aidée d’un ou deux salariés, tandis que de riches investisseurs institutionnels nommés « zinzins » (Axa, Crédit Agricole, AG2R La Mondiale, Allianz, Groupama, MAIF…), mais aussi les grandes familles du capitalisme français (Pinaud, Arnauld, Peugeot, Dassault, Castel, Rothschild, Bouygues…), ou encore de riches étrangers (notamment chinois) convoitent terres et crus au point de faire flamber le foncier.
Le troisième chapitre s’attarde sur l’émergence et le succès de la notion de terroir dans la géographie viticole bordelaise. Contrairement à ce qui est dit couramment, Bordeaux n’est pas une terre bénie des dieux, prédestinée à produire des vins fins ; les vins fins sont une construction historique, culturelle, à partir d’un substrat varié issu d’évolutions géologiques anciennes et récentes. Le livre montre bien comment cette diversité géographique, socle de la notion de « terroir », fut adoptée progressivement, sous l’impulsion de la concurrence mondiale et des attentes des consommateurs en recherche de vins ultralocalisés.
Le quatrième chapitre met en évidence la rapidité des transformations du vignoble bordelais qui progresse dans les appellations réputées tandis qu’il se réduit dans les zones de moindre notoriété, à savoir les communes viticoles périphériques ne bénéficiant que de la simple appellation Bordeaux. Le vignoble se transforme aussi biologiquement, avec un renouvellement important de la diversité ampélographique depuis la crise du phylloxéra dans la seconde moitié du XIXe siècle. Une multitude de cépages (pardotte, saint-macaire, bouchalès, bouillet, mancin des palus, blanc cardon, merille…) furent alors abandonnés dans la période de reconstruction du vignoble tandis que fut promu le cabernet sauvignon et conservé le cabernet franc très anciennement cultivé dans le Bordelais. Ce n’est que beaucoup plus récemment (décennies 1960-1970) que commence la promotion du merlot, dans une moindre mesure du sauvignon, alors même que les vignobles plantés d’hybrides sont massivement arrachés et que régressent fortement le sémillon, le colombard et l’ugni blanc. Face aux défis du changement climatique, on s’interroge sur le possible renouveau des cépages « oubliés » tels que le castet ou le gros verdot.
Le cinquième chapitre est consacré à Bordeaux, l’œil du vortex viticole. La culture du vin y est omniprésente, dans ses murs et sur ses façades, devant les maisons ou le long du tram, dans les discours, dans la gastronomie, aux Chartrons… et finalement dans la récente Cité du vin dont l’immense cep domine le panorama urbain. Le vignoble environnant, avec ses châteaux viticoles, œuvre activement à la réputation de la ville.
Le sixième chapitre aborde la question des fameux châteaux bordelais, expliquant leur origine bourgeoise à l’époque moderne, décrivant l’idéal-type et ses variations, montrant comment, à partir d’une situation identique et concomitante, le Bordelais a promu la notion de cru et la Bourgogne celle des climats. Il résulte de cette survalorisation typiquement bordelaise du « château » une perception pointilliste de l’espace, un effacement des paysages ruraux et finalement un émiettement des dynamiques de valorisation des territoires viticoles.
C’est à ces territoires qu’est consacré le septième chapitre. Les campagnes sont en effet des espaces de projection de la ville de Bordeaux et d’interpénétration des activités urbaines, rurales et agricoles. On assiste à des phénomènes de compétition, de résistance à l’artificialisation des sols, mais aussi de patrimonialisation, qu’il s’agisse des monuments viti-vinicoles tels que des agglomérations (comme le hameau de Bages dans la commune de Pauillac) ou des équipements (châteaux, chais…), mais encore des territoires au titre du prestige d’une appellation d’origine contrôlée ou encore de la protection d’un environnement particulier. Mais ces territoires sont-ils réellement reconnus et utilisés comme des outils de développement ?
Logiquement, le livre se termine sur une approche globale, internationale du vignoble bordelais. Dans un contexte favorable de développement de la consommation mondiale du vin, Bordeaux est une référence présente sur tous les continents, écrasante. Les crus bordelais, solidement ancrés dans le monde anglo-saxon, opèrent une percée remarquable en Chine depuis une quinzaine d’années, et investissent des marchés prometteurs : l’Inde et l’Afrique occidentale. Plus que le vin de Bordeaux, c’est le modèle bordelais qui s’exporte partout avec succès : ses cépages emblématiques (cabernet sauvignon et merlot), le château viticole, la forme de la bouteille, le goût… Et pourtant ! Dans un monde devenu polycentrique, Bordeaux subit la concurrence très forte, grandissante, menaçante, de vignobles dynamiques majeurs (Argentine, Chili, Californie, Afrique du Sud, Italie…), de sorte que l’influence de Bordeaux décroît au Royaume-Uni, ou aux États-Unis, et même en France. Il faut dire que les vins de Bordeaux souffrent aujourd’hui d’une image de marque dégradée. Le Bordeaux bashing colporte l’image de vins chers, qui ne sont pas sains (utilisation intensive de pesticides et herbicides ; seules 8,5 % des surfaces sont converties en agriculture biologique…), appréciés d’une clientèle masculine aux goûts classiques, vieillissants. Si ce déficit d’image ne touche guère les grands crus classés, elle handicape grandement l’AOC Bordeaux rouge positionnée sur les segments d’entrée de gamme, mais bien plus encore les vignobles de liquoreux dont l’économie est en réel danger. Le Bordelais doit donc relever un défi important : se repenser fondamentalement en adéquation avec les attentes des consommateurs, renouveler son image.
En conclusion de ce livre, Raphaël Schirmer insiste sur un point fondamental et original : la solution aux défis actuels du vignoble de Bordeaux passe par une réflexion accrue sur les territoires et leurs habitants. « Le consommateur actuel rêve de terroirs, de viticulteurs et de viticultrices sur lesquels mettre un visage, qu’il peut rencontrer, avec qui il peut discuter, et acheter un vin qui représente la typicité d’une région ou d’un domaine. Bref, un modèle qui a tout de celui mis en exergue par celui de la Bourgogne ! » (p. 310). Renouveler le vignoble bordelais, c’est donc valoriser ses paysages, les ouvrir, les mettre en tourisme, en accord avec les exigences des consommateurs assoiffés d’authenticité et les contraintes environnementales.
Un beau livre de géographie !