La construction du maléfique
L’Antéchrist

Texte

Les figures du maléfique sont nombreuses. Dans la Grèce antique, on choisissait parmi les criminels un pharmakos que l’on promenait à travers les rues d’Athènes pour qu’il s’imprègne de tous les malheurs de la ville, et que l’on expulsait ou tuait ensuite pour libérer la cité de tous ses maux. La projection du mal sur un dieu, un homme, un animal, un végétal ou un objet est un phénomène récurrent dans l’histoire de l’humanité et accompagne aujourd’hui encore l’être humain tout au long de sa vie, de la méchante sorcière des contes de fées jusqu’aux interprétations cinématographiques contemporaines des divers personnages démoniaques.

L’une de ces figures diaboliques est l’Antéchrist, l’anti-Messie, évoqué dans la Bible et dans les épîtres de Jean. Il est celui qui nie le Père et le Fils. Il serait déjà dans le monde et s’incarnerait sous plusieurs formes : Pécheur, Dragon, Bête... Il est également l’imposteur qui viendra dans les derniers temps pour tenter d’établir une religion opposée à celle de Jésus-Christ. De ce point de vue, l’avènement du règne du bien passe par une victoire sur l’Antéchrist. Ce thème eschatologique permet de lire l’histoire des hommes à l’aune de celle du salut. Ainsi par exemple, le texte de Johan Alamany, La venguda d’Antichrist, évoque le contexte politique de l’Espagne du début du XVe siècle à travers le récit du combat de l’empereur des derniers temps contre Musulmans, Juifs et mauvais chrétiens. La confrontation se termine par une victoire sur l’Antéchrist et une instauration du millénium. Dans la catholique Espagne cet arsenal messianique ne cessera d’être réactivé à des fins politiques tout au long de l’époque moderne et contemporaine, la lutte contre l’Antéchrist permettant de souder la communauté en faveur de la défense d’un ordre politico-religieux. Dans la Catéchisme patriotique espagnol de 1808, Napoléon n’était-il pas ainsi qualifié d’Antéchrist pour mieux légitimer la Monarchie des Bourbons et, surtout, de Ferdinand VII ? La figure de l’Antéchrist est alors une concrétisation de l’anti-civilisation et elle est, à ce titre, un repoussoir contre tout élément – idée, individu, projet – jugé perturbateur par les tenants d’un ordre sociopolitique établi. Ainsi peut se développer dans l’imaginaire collectif la contre-figure de l’Antéchrist, qui, sans jamais chercher à prendre la place du Sauveur, viendra s’imposer au soir d’un Armageddon avant la lettre… en légitimant ou en réimplantant l’ordre naguère en danger.

Contre-figure maléfique de l’ordre salutaire, l’Antéchrist sert à stigmatiser l’ennemi : utilisé dans les luttes contre les hérétiques, l’Antéchrist change de camps suivant que l’on est en pays catholique ou protestant (voire islamique). Ainsi l’Espagne incarne-t-elle pour les rebelles flamands du XVIe siècle l’Antéchrist tandis que, de façon similaire, Luther considère le Pape comme l’Antéchrist. Hitler et Obama ont été dépeint par certains sous les traits de l’Antéchrist. Allant jusqu’au bout du paradoxe, Nietzsche dans son Antéchrist fustige le christianisme lui-même qui, en adoptant un point de vue pessimiste face à la vie sur terre et en prônant la pitié, compromettrait les progrès de l’humanité. C’est également à une approche paradoxale que nous convie la célèbre Légende du Grand Inquisiteur où Dostoïevski présente sous forme de parabole le combat dialectique entre le Christ et l’Antéchrist, celui-ci s’incarnant dans l’Eglise établie. Le penseur russe Vladimir Soloviev dans son Court récit sur l'Antéchrist, décrit la fin du monde avec un univers marqué par l’oubli de Dieu où triomphent des idées chrétiennes « devenues folles ». Développant le paradoxe dans une autre direction, Amélie Nothomb, décline le thème au féminin dans son Antéchrista où une femme manipulatrice torture ses victimes.

Le présent volume a pour but d’étudier la construction de l’image de l’Antéchrist, que celle-ci renvoie à une sensibilité eschatologique ou qu’elle soit l’écho de conceptions politico-religieuses ; qu’elle serve à la formulation de questionnements métaphysiques ou qu’elle soit simple motif littéraire.

Daniel Gregorio montre dans son article « La figure de l’Antéchrist : Entre littérature religieuse et pratiques astromagiques » que la figure de l’Antéchrist s’inscrit exclusivement dans la théologie chrétienne. Alors qu’en Egypte ou en Grèce, le jugement des morts se faisait dès le trépas, le christianisme a introduit le jugement individuel après la mort, avec une possible condamnation au purgatoire, et le Jugement à la fin des temps. Ainsi, les forces du Bien et du Mal se livrent également une guerre terrestre et l’Antéchrist est associé à un combat qui met à l’épreuve le libre-arbitre de chacun, pour séparer le bon grain de l’ivraie avant le Jugement Dernier. Daniel Gregorio retrace dans ses grandes lignes l’évolution de l’historiographie de l’Antéchrist au fil des siècles. On voit peu à peu apparaître plusieurs antéchrists, aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine scientifique. Néron, Julien l’Apostat, Urbain VI, Jan Hus, Martin Luther ou Frédéric II Hohenstaufen ont été qualifiés d’antéchrists, l’enjeu n’étant alors plus spirituel, mais temporel, politique et social. Magie et astrologie, visant à s’arroger les pouvoirs divins, font partie des pratiques condamnées par l’Eglise et quiconque s’y adonne devient à son tour un antéchrist. De nos jours encore, les limites de la curiosité scientifique font débat, car le danger de perdre le contrôle des puissances pouvant altérer ou détruire le monde est réel.

Après avoir rappelé que Merlin est explicitement assimilé à l’Antéchrist dès le Moyen-Âge et en particulier dans l’œuvre de Robert de Boron qui fixe au début XIIIe les aspects définitoires du personnage, Myriam White-Le Goff engage une réflexion destinée à montrer dans quelle mesure le célèbre enchanteur se conforme à la figure de l’Antéchrist telle que définie par le De Ortu et tempore Antichristi, texte chrétien de la fin du Xe siècle.

Dans le Merlin de Boron, l’enchanteur est conçu comme une créature destinée à rivaliser avec le Christ et à constituer son opposant maléfique : sa gestation a été préparée par les démons qui ont exercé leur pouvoir de nuisance sur plusieurs générations ; Merlin possède dès la naissance une sagesse et une puissance diaboliques ; polymorphe et métamorphique, il peut prendre l’apparence de différents animaux dont le loup et le dragon, animaux liés symboliquement à l’Antéchrist.

Au-delà de cette analogie, Merlin déjoue les projets démoniaques pour s’avérer un défenseur du bien et occupe, en définitive, un juste milieu entre le maléfique et le bénéfique. Il recueille dès sa naissance un héritage ambivalent qui permet à Paul Zumthor de le décrire comme un « Antéchrist racheté avant même sa naissance » par la pénitence maternelle. Insistant sur la double nature de Merlin et sur sa fonction d’équilibrage entre forces du Bien et du Mal, Myriam White-Le Goff écrit : « d’Antéchrist, Merlin devient anti-Antéchrist ». Pris dans le conflit cosmique que se livrent Dieu et Satan, Merlin souligne par son parcours les ambivalences constitutives d’un monde surplombé par une puissance divine omnipuissante qui use du Mal pour faire advenir le Bien. Dès lors que le maléfique s’élabore à partir du bénéfique, et vice versa, Le personnage de Merlin permet de poser les questions de l’imposture et du déguisement mais surtout celle de la fondation d’un ordre du monde renouvelé.

L’article d’Agnès Morini montre comment les deux libelles de Ferrante Pallavicino, la Baccinata overo battarella per le Api Barberine (1642) et Il Divorzio celeste (1643) attaquent avec violence Urbain VIII, élaborant l’image morale et littéraire d’un pape antéchristique. L’auteur, issu de l’une des plus illustres familles aristocratiques de l’Italie septentrionale, est également un chartreux fugueur aux meurs licencieuses, un anticlérical philo-protestant dont la plupart des livres figurent à l’Index et qui finit par être arrêté et condamné au billot en mars 1644, alors qu’il n’a que 28 ans.

Le contexte de la polémique qui l’oppose au pape est celui de l’« affaire du duché de Castro » qui avait amené Urbain VIII à engager une guerre pour défendre des intérêts purement temporels et familiaux ; dès lors, Pallavicino rédige deux féroces pamphlets : la Baccinata et le Divorce. Le premier texte se présente comme un réquisitoire qui, s’appuyant sur la jurisprudence vétérotestamentaire, supposée indiscutable, condamne Urbain en tant que mauvais Pape et mauvais Prince. Le second adopte la fiction d’un procès instruit contre l’Eglise sur l’ordre de Dieu, saint Paul étant diligenté pour recueillir les éléments à charge en interrogeant des témoins que tout oppose sauf leur condamnation unanime du souverain pontife. Les accusations portées contre le pape et contre Rome au travers de ces textes sont le plus souvent tirées de pasquinades antérieures ou de libelles protestants mais un degré est franchi dans la virulence de l’invective. Les images qui s’imposent sont celles de la luxure, de l’adultère, du viol, de la cupidité, de la tyrannie, de la vanité et de l’injustice au point que l’Ange gardien d’Urbain désespère de parvenir à l’amender et que la seule personne à reconnaître saint Paul à Rome est un possédé du Diable. Véritable « figure du contraire », antéchrist au sein d’une Rome anti-Jérusalem, Urbain VIII apparaît comme un véritable usurpateur du titre pastoral.

L'article de Natalia Leclerc étudie les figures de l’Antéchrist, dans des textes de Soloviev et Merejkovski, écrits entre 1895 et 1904. Ces ouvrages, assez différents par la forme –court récit philosophique et contre-utopiste, pour Soloviev, et romans historiques pour Merejkovski– reflètent le contexte de la charnière des XIXe et XXe siècles et l’influence de la pensée apocalyptique. Cette approche religieuse est indissociable d’une manière de concevoir la révolution et a pour matrice la légende du Grand Inquisiteur imaginée par Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. Elle se développe dans un contexte russe marqué par la montée des élans révolutionnaires et la multiplication d’actes terroristes.

L’article commence par évoquer les différentes figures antéchristiques présentes dans le Court récit sur l’Antéchrist de Soloviev (1900) et dans la trilogie de Merejkovski, Le Christ et l’Antéchrist, rédigée sur une période de près de dix ans (1895-1904) ce qui explique l’infléchissement de la pensée de l’auteur, influencé par la lecture de Nietzsche. Le face à face direct entre l’Antéchrist et le Christ, qui dans le roman de Dostoïevski se joue à Séville au XVIIe siècle, est représenté dans le deuxième roman de Merejkovski par l’opposition entre Léonard de Vinci et Savanarole. Dans ces deux cas, les figures maléfiques (l’Antéchrist et Savanarole) présentent les figures vertueuses (le Christ et Léonard) comme des imposteurs. Dans le texte de Soloviev, en revanche, le personnage antéchristique, un empereur persuadé de pouvoir apporter le bien à son peuple, formule explicitement sa pensée apocalyptique et son désir de pouvoir absolu. Le personnage de Merejkovski, Julien l’Apostat (dans le roman éponyme) affirme également qu’il est l’Antéchrist et, qu’habité par les forces dionysiaques, il va ouvrir une ère nouvelle, marquant la fin du règne du « Galiléen » ; en effet, pour cet auteur, les pouvoirs politiques et religieux ne sont plus confondus, comme c’était le cas chez Dostoïevski et Soloviev, l’âme de la révolution est œcuménique et universelle.

Les thèses développées par ces auteurs prennent appui sur la conviction que les sociétés dans lesquelles ils vivent se sont écartées du véritable christianisme et vivent aliénées dans l’artifice et le mensonge. Dès lors, les figures christiques permettent d’évoquer le monde nouveau dont elles promettent l’avènement.

Aurélie Choné décrit le parcours de Rudolph Steiner, d’abord attiré par la théosophie de Blavatsky et leur approche syncrétique de la spiritualité, qui rompt avec les paradigmes propres au début du XXe. Une communion qui prendra fin en 1912, manifestement déçu par le besoin théosophique de concrétiser la réalité d’un guide, d’un Messie. Steiner fonde alors la Société anthroposophique, beaucoup plus centrée sur l’individu, sur la connaissance de soi. Ésotérisme et science vont donc s’entremêler dans sa pensée, rejetant ainsi cet occultisme dénué de toute rigueur scientifique qu’il considère désormais propre à la théosophie.

Pour Steiner, qui rejoint sur ce point Blavatsky, le Mal –le Démon– n’est pas en soi une figure maléfique per se, dans la mesure où sans lui aucun progrès ne saurait exister, tant à l’échelle cosmique qu’humaine. En fait, la mission sur Terre de l’homme serait « d’éveiller dans son âme le Moi supérieur en intégrant l’impulsion du Christ » et il devrait s’imposer, pour y parvenir, à ces forces du Mal, certes perceptibles mais dont l’homme moderne aurait perdu toute vision, voire toute perception. Puisque, selon Steiner, évolution cosmique et évolution humaine vont de pair, le Mal deviendrait alors la manifestation d’une disharmonie « des incarnations terrestres ».

Pour nommer ces forces du mal, Steiner s’appuya sur un syncrétisme évident : Lucifer, Ahriman,… Et Sorat « qui désigne le démon solaire ».

Steiner voit dans Lucifer la force qui trompe l’homme en lui laissant imaginer des réalités spirituelles qui n’existent pas, en se jouant de ses émotions. Ahriman, au contraire, l’assèche, le coupe de toute vraie spiritualité et le précipite dans un matérialisme sans avenir. Mysticisme et matérialisme en seraient donc les fruits. En ce début de XXe, Steiner voyait surtout Ahriman à l’œuvre dans le monde de la culture, de l’enseignement : pour mieux entraver le développement spirituel, normal et salutaire, de l’individu. Cependant, loin d’être des éléments à combattre, ces puissances du Mal seraient donc « utiles, et même nécessaires ; ce sont des énergies créatrices, mais qu’il faut savoir utiliser d’un point de vue humain » car, en s’appuyant sur la force christique, elles permettraient – grâce à la conscience de leur existence que tout individu devait retrouver – de trouver l’équilibre vital. En somme, chez Steiner, « L’Esprit Saint peut être considéré comme l’Esprit luciférien purifié ». Toutefois, pour Steiner, il existait donc une troisième force maléfique qui viendrait contrecarrer, très directement, cette impulsion christique : Sorat.

Cette « force du Mal encore plus profonde que les puissances ahrimaniennes et lucifériennes » s’attaquerait à la conscience humaine dans son évolution. « Grand opposant », selon Steiner, il devient ouvertement chez l’anthroposophe Peter Tradowsky, l’Antéchrist. Quel que soit son nom, cette force maléfique serait apparue, selon Steiner, en 1933 et serait alors depuis à l’origine de horreurs innommables de notre monde. Cette force-là serait alors la Bête que l’humanité devrait affronter avant la parousie. Pour expliquer l’existence de cet Antéchrist qu’il ne nommait cependant pas, Steiner s’appuie sur la Kabbale, en reliant le nom de Sorat au nombre 666 qui, preuve ultime, viendrait rythmer son agression perpétuelle contre l’Homme (666, 1332,…).

Dans son article, l’auteur met donc en lumière les nombreuses influences que connut la pensée de Steiner. Certes « nécessité cosmique », le Mal reste aussi un Mystère qu’il convient de percer dans son mécanisme. Car, et c’est sans doute là l’essentiel, le Mal n’a pas, selon Steiner, d’existence propre : il ne serait, tout compte fait qu’ « une énergie placée au mauvais endroit. ». La morale n’a donc pas grand-chose à faire dans cette perception. Pour endiguer cette force, pour la contrôler, l’Homme se devrait donc de suivre un chemin initiatique permettant de la démasquer.

Laureano Montero analyse le film El día de la bestia (Le jour de la bête), que son réalisateur, Alex de la Iglesia, a qualifiée de « comédie d’action satanique ». Un prêtre basque, professeur de théologie dans une université jésuite est persuadé que l’Antéchrist naîtra à Madrid au soir du 24 décembre 1995. Pour empêcher l’avènement de la Bête, il se rend dans la capitale où il serait aidé par un disquaire fan de heavy metal et plus particulièrement de rock satanique, et un présentateur vedette italien d’un reality show sur les sciences occultes. Les trois anti-héros évoluent dans un Madrid apocalyptique où des groupuscules néofascistes sèment la terreur, où les officiers de police tirent sur des innocents, où le pouvoir démoniaque d’une télévision sur le modèle berlusconien manipule à l’envi un public déjà enclin à la violence et à un individualisme dépourvu de toute compassion. L’Antéchrist est déjà né, son règne a commencé : capitalisme incontrôlé, spéculation, corruption, crise des valeurs morales et sociales, le monde est la proie du Mal.

L’exploration des différentes périodes et aires géographiques révèlent ainsi des invariants du thème de l’Antéchrist, mais aussi la façon dont tels ou tels contenus religieux, politiques ou phantasmatiques se combinent suivant les contextes historiques et les genres convoqués.

Citer cet article

Référence électronique

Paloma Bravo, Pierre-Paul Grégorio et Véronique Liard, « La construction du maléfique
L’Antéchrist », Textes et contextes [En ligne], 12-1 | 2017, publié le 05 octobre 2017 et consulté le 20 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=507

Auteurs

Paloma Bravo

PR, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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