Discours autoritaires et résistances aux xxe et xxie siècles

  • Authoritarian Discourses and Resistance in the 20th and 21st Centuries

Texte

Ce n’est pas un hasard si c’est au xxe siècle que fut écrit 1984, roman implacable sur les rapports entre un discours autoritaire, celui du Ministère de la Vérité, exprimé à travers la novlangue, et la résistance que ce discours fait naître. C’est avec pessimisme que George Orwell dépeint les efforts que fait Winston, son héros, pour résister. Il n’est pas innocent que le premier geste de résistance de celui-ci soit l’écriture, tentative dérisoire de lutter contre le discours autoritaire par un contre-discours. On le sait, la résistance de Winston est vouée à l’échec, et la force du discours autoritaire est telle, dans le roman, que le héros se voit finalement réduit à y adhérer, comme en témoigne l’explicit du roman :

« LA LUTTE ÉTAIT TERMINÉE.
IL AVAIT REMPORTÉ LA VICTOIRE SUR LUI-MÊME.
IL AIMAIT BIG BROTHER. » (Orwell 1950 : 417)

Sans doute son échec était-il contenu en germes dans le début de son journal qui, après quelques lignes personnelles, dégénère rapidement en un discours très semblable à la novlangue simplificatrice martelée par le Ministère de la Vérité, comme si le discours autoritaire façonnait lui-même la résistance qu’il engendre : « Il s’aperçut que pendant qu’il s’était oublié à méditer, il avait écrit d’une façon automatique. Ce n’était plus la même écriture maladroite et serrée. Sa plume avait glissé voluptueusement sur le papier lisse et avait tracé plusieurs fois, en grandes majuscules nettes, les mots :

À BAS BIG BROTHER
À BAS BIG BROTHER
À BAS BIG BROTHER
À BAS BIG BROTHER
À BAS BIG BROTHER. » (Orwell 1950 : 32-33)

Les tentatives de résistance à un discours autoritaire ne sont heureusement pas toutes vouées à l’échec. Ce nouveau numéro de la revue Textes et contextes consacre précisément sa réflexion aux rapports de force qui se nouent depuis le début du xxe siècle entre différentes formes de discours autoritaire et les résistances qu’elles font naître. Par « discours autoritaires » nous entendons une grande variété de types de discours produits ou imposés par les régimes totalitaires ou, plus largement, autoritaires ou encore par un pouvoir central dominant vis-à-vis de ses colonies, de ses régions ou de la périphérie. La période concernée est le xxe siècle et le début du xxie ; les aires géographiques couvertes sont l’Italie, l’Allemagne, Cuba, les territoires majoritairement mayas du Chiapas (Mexique) et de l’Ixcán (Guatemala), le Brésil, l’Espagne sans oublier la Grande-Bretagne et les États-Unis. Il apparaît donc déjà que certains pays se prêtent à l’étude de l’émergence de formes de résistances en contexte autoritaire voire totalitaire (Italie, Allemagne, Espagne, Cuba, Brésil) mais l’histoire du xxe siècle ne nous fait pas oublier que le contexte démocratique est capable de produire ses propres discours autoritaires – ceux qui empêchent toute liberté de pensée – dont il y a fort à parier qu’ils génèrent aussi des manifestations de résistance. Dans son ouvrage Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit, Jacques Dewitte avance d’ailleurs l’idée que les langages totalitaires n’appartiennent pas forcément au passé et que « nos sociétés sont à la fois anti-totalitaires et néo-totalitaires » (2007 : 28), en s’appuyant sur l’exemple du « politiquement correct ». Nous faisons nôtre l’idée, également énoncée par Dewitte, selon laquelle les langages totalitaires menacent ou abolissent « la possibilité même d’une parole et d’une pensée libre » et impliquent une « forclusion de l’altérité »1, instaurant le « règne du Même » (2007 : 18), en l’élargissant à ce que nous désignons comme « discours autoritaires » ; ceux-là mêmes qui en imposant l’obéissance invitent aussi parfois à la désobéissance, à la résistance.

Si le terme de « résistance » désigne d’abord au sens strict, à partir de juin 40, l’opposition clandestine à l’occupant allemand en France, il est pris ici dans son sens le plus large pour renvoyer « aux formes diverses de contestation que les écrivains et les intellectuels opposent à un pouvoir totalitaire » (Vaillant 2002 : 519) ou autoritaire, selon notre logique, et, dans certains cas, on parlera également de « dissidence » (en particulier à Cuba). La résistance devient le corollaire de l’autorité et la mise en relation des deux termes invite à étudier la tension qui les lie.

Le discours autoritaire est donc considéré comme instrument politique au service du pouvoir et les différents articles analysent sa rhétorique, les phénomènes de propagande ou manipulation induits ainsi que la censure, mais aussi les espaces de liberté ouverts par les formes de résistances dans le contexte autoritaire, leur dynamique, les modalités qui permettent d’échapper à l’emprise de l’autoritarisme (l’exil, la création, les formes subversives de langage, l’affirmation de l’histoire individuelle ou régionale face à l’Histoire officielle…). Dans tous les cas, les positions idéologiques seront précisées et mises en rapport avec les qualités esthétiques quand les articles portent sur les productions artistiques. Dans cette optique, il est possible de s’interroger sur la démocratie (ou l’absence de démocratie) interne aux différentes formes artistiques (Wolf 2003), aux rapports qui se nouent entre l’auteur (l’autorité ?) et le lecteur/le spectateur (Bouju 2010), sur les formes d’adhésion suscitées par le créateur, sur la marge de liberté (de résistance ?) laissée au lecteur. Les créations artistiques produites en temps de démocratie pourraient apparaître comme des formes de discours autoritaires, alors que celles qui surgissent en contexte autoritaire et contraintes par la censure peuvent instaurer une démocratie interne et donc une forme de résistance.

Dans sa contribution, Stéphanie Lanfranchi brosse un tableau de l'état de la critique littéraire dans l'Italie fasciste et montre de quelle manière le débat idéologique départageant les intellectuels sur la question de l'adhésion au régime se superpose au débat strictement esthétique, faussant parfois considérablement les prises de parti des uns et des autres. Elle montre que ce qui a longtemps été considéré comme un « exil intérieur » de la part de certains hommes hostiles au fascisme, qui produisirent d'excellents ouvrages de critique littéraire pendant le Ventennio mais ne s'opposèrent pas ouvertement au régime, peut être envisagé comme une forme de résistance.

Trois articles sont consacrés à la langue du IIIe Reich, chacun dans une optique différente même si deux d’entre eux traitent des écrits du romaniste allemand d’origine juive, Viktor Klemperer. Les trois auteurs s’attachent à démontrer la déformation voulue de la pensée qui résulte de l’asservissement de la langue allemande à l’idéologie nazie, moins dans son utilisation politique et théorique pour promouvoir les idées nationales-socialistes proprement dites que dans l’imposition brutale ou insidieuse d’une langue pauvre et déformée dont l’effet pervers est la suppression de la réflexion critique remplacée par des formules à l’emporte-pièce visant au nivellement de la pensée. De ce fait, chez Klemperer, documenter et analyser la langue devient une défense de l’esprit critique comme faculté de l’homme en général en même temps qu’une forme de résistance à l’oppression particulière du régime nazi. Tandis que Bénédicte Abraham souligne davantage le processus d’analyse de la langue sur le plan philologique en relevant l’importance de l’acte d’écriture comme aide pour continuer à vivre, Arvi Sepp se concentre plutôt sur l’acte de résistance que constitue la rédaction d’un journal intime en mettant l'accent sur ses différentes fonctions : témoigner, survivre et thérapie par l’écriture. Le thème du troisième article est l’utilisation de la langue du troisième Reich dans la littérature allemande consacrée aux provinces orientales perdues par l’Allemagne après 1945. Jean-Luc Gerrer analyse la tension entre la langue du pouvoir exacerbant une germanité agressive contre les voisins slaves ainsi que contre les particularismes locaux et les actes de résistance par le refus, l’ironie ou la parodie dans des ouvrages présentant une vision critique du passé allemand et des responsabilités allemandes dans la perte des provinces concernées.

Deux articles portent sur la répression subie par les régions périphériques dans une Espagne franquiste qui ne tolère pas les spécificités locales. Dans ce cadre, Alexandra Palau étudie la politique anticatalane menée par les troupes franquistes en territoire catalan dès la loi du 5 avril 1938 avec l’abrogation du Statut d’Autonomie de la Catalogne. Elle montre comment des mesures légales de répression linguistique et culturelle ont visé à réduire à néant l’identité catalane et sont devenues des instruments politiques au service d’un pouvoir autoritaire. Elle rejoint l’opinion de certains historiens qui n’hésitent pas à parler de « véritable génocide culturel ». Centrée sur une région moins connue pour son affirmation identitaire que la Catalogne ou le Pays Basque, l’étude de Fausto Garasa rappelle comment l’Espagne franquiste fait de l’unitarisme le fondement d’un régime qui ne supporte pas les particularismes régionaux mais peut également les accepter en les instrumentalisant. Il s’intéresse au cas de l’Aragon qui n’ébauche une conscience politique revendicative qu’à partir de la fin des années soixante et analyse comment naît et s’exprime cette conscience régionale au sein d’un État autoritaire mais dans une atmosphère de fin de règne.

Le genre théâtral et ses potentialités ont inspiré trois études qui portent sur des aires géographiques ou des époques différentes : L’Espagne en guerre ou à la charnière entre le xxe et le xxie siècles et le Brésil ou plus précisément l’état de São Paulo, victime de la censure. L’article d’Évelyne Ricci nous plonge dans un théâtre d’urgence produit pendant la Guerre d’Espagne dans le camp républicain. À travers deux pièces de deux auteurs (La Conquista de Madrid, de César M. Arconada, et Sombras de héroes, de Germán Bleiberg), elle met en avant le surgissement d’un théâtre politique, proche de l’agit-prop, qui se mobilise contre le fascisme tout en créant un répertoire original et novateur qui prouve qu’il est possible de concilier recherche esthétique et engagement politique. Émilie Lumière analyse des pièces de théâtre espagnoles contemporaines qui s’emploient à dénoncer la manipulation de l’histoire par le pouvoir (qu’il s’agisse du franquisme, de la Conquête ou de la colonisation en Amérique du Sud). Elle montre l’efficacité du théâtre métahistorique contemporain qui ne se contente pas de dénoncer le discours officiel mais le révise en étant capable de proposer une écriture historique alternative, non autoritaire, fondée sur la subjectivité, le décentrement et le dialogisme. Enfin, Mayra Rodrigues Gomes et Eliza Bachega Casadei s’intéressent aux processus de censure au Brésil entre 1925 et 1970 à travers le prisme d’une pièce de théâtre, Deus Lhe Pague. Leur article montre, en particulier, comment la censure, à travers le temps, reflète les variations du discours autoritaire et du contexte culturel dans lequel il émerge. Elles proposent ainsi une réflexion à la fois sur la spécificité du discours autoritaire au Brésil et sur les processus d’émergence des figures imaginaires dans un contexte dominé par un discours autoritaire.

Le continent américain a également suscité des réflexions sur la littérature cubaine dissidente et les discours insurgés à la frontière entre le Mexique et le Guatemala. Dans un premier temps, Audrey Aubou rappelle qu’avec la révolution de 59 à Cuba naît une mythologie centrée sur la figure charismatique de Fidel Castro qui devient le héros d’un grand récit épique ; elle place au cœur de son étude six auteurs qualifiés de dissidents qui dénoncent le régime en prenant pour cible le mythe. Elle montre comment, grâce à un processus de déconstruction littéraire, nous passons d’une « légende dorée » du leader à une « légende noire ». Enfin, l'article de Ana Lorena Carrillo et Nathalie Galland a pour objet les discours insurgés du Guatemala (essai de Mario Payeras, fondateur de l’Ejército Guerrillero de los Pobres) et du Chiapas (communiqués du Subcomandante Marcos, dirigeant de l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional) produits à la fin du xxe siècle, face à la « sale guerre » exercée contre les populations indigènes majoritairement mayas de part et d'autre de la frontière. Se livrent ainsi deux propositions du monde qui tâchent de construire par l'écriture une issue aux multiples formes de la répression politique. La perspective critique adoptée s'attache à problématiser les liens qui unissent dans ces espaces de confins, insurrection, poésie et utopie.

Trois articles, enfin, concernent le domaine anglophone (Grande-Bretagne et États-Unis), étudiant à la fois la mise en place d’un discours autoritaire en contexte démocratique et les formes de résistance qui émergent face à lui. Deux de ces articles portent sur une période particulière, celle de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle le discours autoritaire identifié est celui qui appelait à une unité nationale et à un effort de guerre afin de permettre à la Grande-Bretagne et à ses alliés de triompher. Ainsi, Fabien Jeannier étudie la résistance au processus de dilution que le gouvernement britannique met en place au cours des années 1915 et 1916 dans les usines de Glasgow afin d'organiser au mieux l'appareil de production au service de l'industrie de guerre. Si la résistance au discours autoritaire du gouvernement est un échec, l’article montre bien que même dans des cas où le discours autoritaire s’appuie sur la défense de valeurs a priori partagées par tous, il peut néanmoins générer des formes de résistance liées à ses conséquences pratiques – dans ce cas précis, l’emprisonnement de responsables syndicaux ou la censure. John Mullen s’intéresse également à la Grande Guerre, mais d’un point de vue tout à fait différent. C’est à la vie culturelle en Grande-Bretagne, et plus précisément au music-hall, qu’il consacre son article, montrant comment les succès de music-hall de l’époque reflétaient ou non la propagande patriotique. Il met en évidence, en particulier, l’évolution du contenu des chansons au cours de la guerre, de l’enthousiasme du tout début à une remise en question non pas de l’effort de guerre lui-même mais de ses conséquences sur le peuple, qui constituait l’essentiel du public du music-hall. Comme Jeannier, Mullen insiste sur la spécificité du discours de propagande en période de guerre. L’article de David Roche, enfin, propose un panorama du film de zombie entre les années 1930 et la période ultra-contemporaine. La période étudiée est plus longue, et le contexte clairement démocratique, même si dans le cas des films des années 1930 le contexte colonial demeure prégnant. Après un tour d’horizon des théories post-structuralistes de l’autorité (Althusser, Foucault, Rosset, Butler), Roche propose une lecture de la figure du zombie en termes de résistance ou non à un discours dominant, celui de la société contemporaine, démontrant ainsi le potentiel autoritaire du contexte démocratique et les formes de résistance qui peuvent s’élaborer dans un tel contexte. Son analyse des films de zombie pourrait être rapprochée du travail de Nelly Wolf sur les liens entre roman et démocratie. On pourrait suggérer qu’au xxe siècle c’est entre le cinéma et la démocratie telle qu’on la connaît dans le monde occidental que se développent des rapports complexes mettant en jeu les notions d’autorité et de résistance.

Bibliographie

Bouju, Emmanuel (2010). L’autorité en littérature. (= Interférences, série « Cahiers du Groupe Phi »), Rennes : PUR.

Dewitte, Jacques (2007). Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Paris : Michalon.

Orwell, George (1950). 1984. Paris : Gallimard. Trad. Amélie Audiberti.

Vaillant, Alain (2002). « Résistance », in : Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, Eds. Le Dictionnaire du Littéraire. Paris : PUF, 519-520.

Wolf, Nelly (2003). Le roman de la démocratie. Vincennes : PUV.

Notes

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Référence électronique

Jean-Luc Gerrer, Mélanie Joseph-Vilain et Catherine Orsini-Saillet, « Discours autoritaires et résistances aux xxe et xxie siècles », Textes et contextes [En ligne], 6 | 2011, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=297

Auteurs

Jean-Luc Gerrer

Département d’allemand/Centre Interlangues EA 4182, Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 Bd Gabriel, 21 000 Dijon

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Mélanie Joseph-Vilain

Département d’anglais/Centre Interlangues EA 4182, Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 Bd Gabriel, 21 000 Dijon

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Catherine Orsini-Saillet

Département d'études hispaniques/Centre Interlangues EA 4182, Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2 Bd Gabriel, 21 000 Dijon

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