Le détective récurrent : entre intime et société

Texte

Les articles rassemblés dans le présent dossier sont le fruit d’un travail collectif initié à l’interface de deux axes du Centre Interlangues Texte, Image, Langage de l’Université de Bourgogne Franche Comté : l’axe Intime d’une part, et l’axe Individu et Nation d’autre part. Ce travail a pris la forme d’un séminaire dont les séances se sont tenues en 2016 et 2017. L’objectif de ce séminaire était d’examiner la façon dont la figure du détective récurrent permet d’articuler des problématiques individuelles et collectives.

La récurrence du détective est en effet une raison majeure du succès actuel de la littérature policière depuis ses origines. Ainsi, les dénominations du genre policier en anglais mettent clairement l’accent sur la figure de son héros, le détective. On parle volontiers en contexte anglophone de ‘detective story’ ou de ‘detective fiction’. C’est ce qui a incité T. J. Binyon à proposer une classification des détectives dans la fiction policière – sans pour autant théoriser les types de fiction auxquels ces détectives se rattachent. Binyon met l’accent sur le personnage plus que sur le genre, une approche qu’il justifie ainsi : « [Such an approach] is legitimized not only because, uniquely the genre grew out of the character, rather than vice versa, but also because, again uniquely, the character has so often overshadowed and become detached from the author » (1989 : 1). Sa typologie, fondée sur une histoire du genre et sur le caractère professionnel ou non de l’activité d’enquête, comporte trois types principaux : d’une part, « l’amateur professionnel » (ou détective privé), par exemple Poirot ou Holmes ; d’autre part, le professionnel appartenant aux forces de police, catégorie qu’il subdivise en deux sous-catégories qui sont donc les deux autres « types » qu’il identifie : le « professionnel professionnel », qui est seulement policier, comme Lecoq, et le « professionnel amateur », qui n’est pas seulement policier mais peut avoir d’autres activités, comme Dalgliesh, qui est aussi poète – à ne pas confondre avec l’amateur professionnel, qui se trouve toujours mêlé à une enquête alors que ce n’est pas son métier (Binyon 1989 : 6-7). Binyon concède que cette classification comporte des inconvénients mais fonde néanmoins la structure de son ouvrage dessus. Le critère déterminant qui le conduit à retenir ou non un détective dans son étude est sa récurrence : il doit apparaître suffisamment fréquemment pour devenir un personnage de série pour mériter que l’on s’y intéresse (1989 : 8). Toutefois, il est assez surprenant que Binyon retienne la récurrence comme critère de sélection sans jamais en analyser les modalités ni les effets.

A l’inverse, un certain nombre d’autres tentatives de théorisation ou de classification de la littérature policière ne se concentrent pas du tout sur le détective. C’est le cas de celle de Todorov, qui insiste sur la rigidité des règles : « Le roman policier par excellence n'est pas celui qui transgresse les règles du genre, mais celui qui s'y conforme », fait-il remarquer, ce qui l’amène à établir une distinction entre « grand art » et « art populaire », le roman policier appartenant à ce dernier (1980 : 10) – point de vue qui semble à la fois un peu daté et condescendant, et reflète des divisions plus pertinentes en contexte francophone qu’en contexte anglophone (Lits 2014). Parmi les limites de sa classification, on peut citer l’absence de prise en compte de la figure du détective, qui semble pourtant un élément essentiel du genre puisque c’est par lui que le motif de l’enquête peut advenir, ainsi que l’absence de mention de la récurrence alors même que le genre policier est né, entre autres, sous forme de feuilleton – ce qui explique que Paul Bleton ait choisi Ça se lit comme un roman policier pour intituler son étude de la sérialité dans les littératures populaires.

Pourtant, l’opposition que suggère Todorov entre la « curiosité » et le « suspense » dans sa taxonomie peut constituer un point d’entrée pour affiner la définition de la littérature policière en prenant en compte la figure du détective. En effet, pour expliquer la différence entre le roman à énigme et le roman noir, Todorov établit une distinction entre les deux formes d’intérêt qu’ils suscitent chez le lecteur : la curiosité, qui consiste à remonter de l’effet à la cause pour trouver le motif du crime et le coupable, et le suspense, qui consiste au contraire à aller de la cause à l’effet et pousse le lecteur à se demander non mais ce qu’il s’est passé mais ce qui va arriver (1980 : 13). On peut alors suggérer que lorsque l’on a affaire à un détective récurrent, les deux formes sont combinées : le lecteur éprouve de la curiosité à propos du crime qui s’est produit, et dont le détective cherche à retrouver le coupable, tandis que le suspense, lui, se crée à propos de ce qu’il va advenir du héros. On peut même avancer l’idée que les romans impliquant un détective récurrent combinent non pas deux histoires, comme le propose Todorov, mais trois : celle du crime, celle de sa résolution et celle de la vie personnelle du/des personnages récurrents. On lit donc un roman appartenant à une série pour savoir non seulement qui a commis un crime, comme dans les romans à énigme, ou qui va en commettre un, comme dans les romans noirs ou à suspense, mais aussi ce qui va arriver au(x) héros.

La taxonomie de Todorov n’est pas la seule à ne pas prendre en compte le détective pour déterminer les différents types de romans policiers : c’est aussi le cas des classifications proposées par Rachel Franks (2014) ou Marc Lits (1993). En général, même lorsque les critiques se concentrent sur le détective, c’est pour retracer l’historique de cette figure littéraire ou proposer des listes d’exemples, sans s’interroger sur son fonctionnement textuel de façon systématique. Pourtant, il semble utile de déterminer s’il existe une esthétique particulière de la fiction policière à détective récurrent pour comprendre son utilisation dans les littératures postcoloniales.

Pour cela, il faut se pencher sur la relation entre le lecteur et la fiction policière. Si celle-ci est un genre populaire, c’est justement parce qu’elle offre le plaisir d’une immersion dans le monde de la fiction par le biais des personnages, comme le résume David Platten (2014). Platten s’appuie, en particulier, sur les théories de Pierre Bayard, qui est selon lui le premier depuis Todorov à proposer une véritable esthétique du roman policier. Bayard part de l’homologie entre lecteur et détective déjà soulignée par Todorov1, si bien que dans Qui a tué Roger Ackroyd ? (1998) il refait l’enquête pour montrer qu’Hercule Poirot s’est trompé en désignant le coupable. Cette théorie se fonde sur l’idée que les personnages du roman policier ont une existence qui dépasse les frontières du livre : même si nous savons consciemment qu’ils n’existent pas, notre inconscient, lui, peut en décider autrement. D’où une opposition entre les « ségrégationnistes », qui pensent que notre monde est totalement séparé de l’univers des personnages, et les « intégrationnistes », parmi lesquels Bayard s’inclut, qui pensent qu’il n’y a pas de différence ontologique entre le contenu d’un texte de fiction et des descriptions non fictionnelles du monde (Bayard 2008). Ainsi, pour un lecteur « intégrationniste », le détective récurrent existe : si nous sommes intégrationnistes, nous lisons chaque nouveau roman pour « prendre des nouvelles » du détective. C’est lui qui constitue la « porte d’entrée2 » vers le roman, et son attrait réside donc peut-être précisément dans sa récurrence. Mais quelle est la nature exacte de cette récurrence ? Y a-t-il des formes de récurrence différentes ?

Pour répondre à ces questions et préciser les raisons du succès des détectives récurrents, on peut partir de l’analyse que fait Umberto Eco de la répétition dans différentes formes artistiques. Eco part justement de l’exemple du roman policier, dont l’attrait repose selon lui sur le plaisir de retrouver un canevas d’intrigue toujours semblable :

Ce canevas est si important que les auteurs les plus célèbres ont fondé leur fortune sur son immuabilité. (…) L’auteur joue en outre sur une série continue de connotations (par exemples les particularités du détective et de son entourage immédiat), à tel point que leur réapparition dans chaque histoire représente une condition essentielle du plaisir de la lire. (…) Ces traits familiers aident à ‘entrer’ dans le récit. (1994 : 12)

Eco prend ensuite un exemple précis, celui de Nero Wolfe, de Rex Stout, dont il passe en revue les caractéristiques, les « manies annexes » (1994 : 12) et celles de ses partenaires pour déterminer « l’‘éternelle’ histoire que le fidèle lecteur apprécie dans les romans de Stout » (1994 : 13). Pour Eco, les changements « ne servent qu’à confirmer la permanence d’un répertoire fixe de topoi » (1994 : 13) :

Il s’agit moins de découvrir qui a commis le crime que de suivre les faits et gestes ‘topiques’ de personnages ‘topiques’, présentant des comportements stéréotypés que le lecteur adore. (…) L’attrait du livre, le sentiment d'apaisement, d’ampleur psychologique qu’il est capable de conférer, provient du fait que les lecteurs, affalés dans un bon fauteuil ou dans un compartiment de train, retrouvent continuellement, point par point, ce qu’ils connaissent déjà et veulent savoir de nouveau : c’est pour cela qu'ils ont acheté le livre. (1994 : 13)

Ce type de fiction propose selon Eco une « concentration sur un instant, qu’on aime précisément parce qu’il est récurrent » (1994 : 13). Pour lui, la sérialité est donc synonyme de récurrence – et elle est rassurante. Comparant l’époque moderne et le XIXe siècle, il suggère que ce qui caractérise notre « société industrielle contemporaine », c’est le changement permanent, dont les structures narratives fondées sur la redondance permettent de s’affranchir temporairement. Notre époque serait donc paradoxalement dominée, dans le champ artistique, par « l’itération et la répétition » et une « esthétique de la sérialité » (1994 : 13-14). Eco ajoute que si l’on se penche sur les termes qu’il emploie, « répéter » et « série », on trouve les définitions suivantes :

Lorsqu’on ouvre un dictionnaire courant, on trouve à « répéter » : « dire ou faire quelque chose pour la deuxième fois, ou bien plusieurs fois de suite ; itération du même mot, du même acte ou de la même idée ». Pour « série », le sens est : « suite continue de choses similaires ». Le tout est d'établir ce que veut dire « plusieurs fois », « le même » ou « des choses similaires ». (1994 : 14)

Cela l’amène à proposer « un premier sens de ‘répéter’ consistant à faire une réplique du même type abstrait » (1994 : 14) : par exemple deux feuilles de papier machine. Mais Eco observe que la répétitivité et la sérialité semblent fonctionner différemment dans le domaine industriel et dans le domaine fictionnel car en littérature les éléments de la série ne sont pas totalement identiques, mais à la fois semblables et différents (1994 : 14) :

[La série3] fonctionne sur une situation fixe et un nombre restreint de personnages centraux immuables, autour desquels gravitent des personnages secondaires qui varient. Ces personnages secondaires doivent donner l'impression que la nouvelle histoire diffère des précédentes, alors qu'en fait, la trame narrative ne change pas. (…) Avec une série, on croit jouir de la nouveauté de l'histoire (qui est toujours la même) alors qu’en réalité, on apprécie la récurrence d'une trame narrative qui reste constante. En ce sens, la série répond au besoin infantile d’entendre encore et toujours la même histoire, d’être consolé par le « retour de l'identique », sous des déguisements superficiels. (1994 : 15)

Pour Eco, il y a deux types de lecteurs de séries : le lecteur naïf et le lecteur averti (1994 : 19). Le lecteur averti « aime la sérialité des séries non pas tant à cause du retour de la même chose (que le lecteur naïf croyait différente) qu’à cause de la stratégie des variations ; autrement dit, il apprécie la manière dont une même histoire est retravaillée pour avoir l’air différente » (1994 : 19). Cette attitude est « manifestement encouragée par les séries les plus sophistiquées » (1994 : 19). Eco suggère donc la possibilité de classer « les produits de la narration en série le long d'un continuum qui prend en compte les différentes gradations du pacte de lecture entre le texte et le lecteur ‘averti’ (par opposition au lecteur naïf) » (1994 : 19) et compare ces phénomènes avec les variations musicales, qui consistent à innover sur un thème connu ou ancien. Cela le conduit à observer que « la sérialité et la répétition ne s’opposent pas à l'innovation. (...) Entre l’esthétique élémentaire de la cravate et la “grande” valeur artistique reconnue aux Variations Goldberg, il existe un continuum gradué de stratégies répétitives, visant à faire réagir le destinataire “averti” » (1994 : 20). Il en conclut donc qu’il existe une « esthétique des formes sérielles, qui exige une étude historique et anthropologique des manières dont, à différentes époques et en différents lieux, la dialectique entre répétition et innovation s’est trouvée illustrée » (1994 : 20).

Cette analyse permet de comprendre l’attrait des séries policières, qui reposent elles aussi sur une dialectique entre familiarité et nouveauté. Ainsi, dans l’introduction de Serial Crime Fiction. Dying for More, qui s’intéresse à la domination des formes sérielles dans les productions artistiques contemporaines et, en particulier, dans la littérature policière, Anderson, Miranda et Pezzotti mettent l’accent, comme Eco, sur la tension entre identité et différence :

[W]hat ultimately distinguishes the series is the tension between sameness and difference, familiarity and strangeness, repetition and progression. In crime series that present this tension, the familiarity of situations that create cosiness is challenged by change, surprise and novelty that may come from the evolution of the detective, or the setting, the different historical periods, the protagonist’s personal story, or the fact that in each story different social and political issues are tackled; or again, because the genre successfully expands its boundaries to other genres or genders. (2015 : 4)

De même, dans Ça se lit comme un roman policier, Paul Bleton suggère que c’est cette tension entre familiarité et nouveauté qui fait tout l’attrait des formes sérielles de paralittérature :

Un cocktail de répétition et d’innovation, telle est la commande pour l’écrivain paralittéraire et pour l’éditeur parce que c’est ce qu’attend le lectorat. (…) Il s’agit de prêt-à-porter romanesque, peut-être, mais qui génère, d’un récit à l’autre, une histoire à la fois comparable et insolite : répétition et différence. (1999 : 30).

Mais Bleton fait une autre remarque tout à fait cruciale à propos des différentes formes de « mise en série » dans la paralittérature :

Le mot ‘sérialisation’ recouvre plusieurs niveaux de mise en ordre, plus ou moins obvies en ce moment paratextuel, niveaux de mise en ordre disposant de leurs principes et de leurs agents propres : mise en série par les manifestations de la politique éditoriale de l’éditeur, mise en série par le personnage, mise en série par l’auteur (la signature) ou, respectivement, collection, série éponyme et œuvre. (1999 : 171)

Ces principes de regroupement se renforcent mutuellement, explique-t-il. Ce qui est important ici, c’est la notion d’ordre, qui me conduit à suggérer que les définitions de la sérialité que je viens d’énumérer sont différentes malgré leur apparente similitude. En effet, Eco suggère que les variations se font à la marge dans une série : il mentionne, par exemple, les personnages secondaires et insiste sur l’invariabilité du personnage principal. A l’inverse, Anderson, Miranda et Pezzotti soulignent pour leur part la possibilité d’évolution du détective, figure centrale dans la série policière. La répétition et la variabilité se situent alors à des échelles différentes et impliquent une relation différente entre le lecteur et l’œuvre : si c’est le personnage principal qui évolue d’un épisode à l’autre, cela implique qu’il faut lire la série dans l’ordre sous peine de ne pas en tirer le même plaisir.

Il semble donc qu’on puisse classer les détectives récurrents en deux catégories principales : la première est celle des détectives récurrents sériels, qui reviennent de façon toujours identiques dans les romans dans lesquels ils apparaissent, si bien que le lecteur peut lire ces textes dans n’importe quel ordre sans que cela entrave sa compréhension de l’intrigue ou de la psychologie des personnages. C’est à ce type de série qu’Eco fait référence lorsqu’il met l’accent sur le plaisir éprouvé par le lecteur devant le retour du même. La deuxième catégorie est celle des détectives récurrents que l’on peut qualifier de ‘séquentiels’ car la notion de séquentialité implique une suite ordonnée. Ces détectives apparaissent dans des séries de romans qu’il faut lire dans l’ordre si l’on veut comprendre ce qui arrive dans la ‘troisième histoire’, celle du détective, qui évolue de livre en livre. Par exemple, les romans mettant en scène Hercule Poirot peuvent être lus dans n’importe quel ordre, indépendamment les uns des autres, car le personnage n’évolue pas, comme le fait implicitement remarquer Binyon quand il le compare avec Holmes et note que sa présence est presque superflue4. Ce qui importe, dans les romans où apparaît Poirot, c’est plus le mécanisme de l’intrigue que l’enquêteur : le détective y est récurrent mais il n’est ni indispensable, ni séquentiel. On peut donc lire de tels romans dans le désordre, contrairement à ceux qui mettent en scène des détectives récurrents séquentiels. Dans le cas de ces derniers, comme le souligne Bleton, « [c]hacun des volumes de [la] série a bien sûr son sens, mais la somme de tous les volumes reste plus petite que le sens général que le lecteur tirera de la série » (1999 : 20).

L’article d’Hélène Machinal, qui se penche sur la figure d’un détective récurrent majeur, Sherlock Holmes, et sur les formes intertextuelles, et même intermédiales, de sa récurrence, démontre que le détective créé par Conan Doyle est une figure sérielle : c’est son caractère à la fois invariant et aisément reconnaissable qui attire le lecteur ou le spectateur, heureux de retrouver une figure familière et indémodable mais également, et paradoxalement, aisément transposable dans le Londres du XXIe siècle. Machinal voit donc dans Sherlock, comme Denis Mellier avant elle, une universalité « avant tout médiatique » (Mellier 1999b, 139), qu’elle analyse en détail dans ses diverses formes.

C’est également à un détective sériel, Nick Revill, et à des formes de récurrence intertextuelles, que s’intéresse Claire Guéron. Son article montre la double dimension ludique du héros de Philip Gooden, contemporain de Shakespeare et acteur, dont les enquêtes se doublent d’un jeu littéraire complexe avec l’hypotexte shakespearien. Le plaisir de suivre les enquêtes de ce détective amateur se double, pour le lecteur, d’un parcours ludique dans l’œuvre foisonnante du Barde qui fournit la trame des enquêtes et donne lieu à des jeux littéraires et citationnels destinés au lecteur contemporain amateur de fiction policière et qui font parfois passer l’intrigue policière au second plan. Ainsi, même si les détectives et les œuvres sur lesquels elles se penchent sont très différents, Machinal et Guéron mettent toutes deux en lumière le caractère profondément intertextuel, et même intermédial, du détective, sans doute lié à la nature codifiée du genre auquel celui-ci donne son nom en anglais.

L’article de Christophe Gelly, pour sa part, met en lumière un autre versant de la figure du détective. Le titre du séminaire dans le cadre duquel ces travaux ont été présentés pour la première fois mettait l’accent sur la capacité de la figure du détective récurrent à articuler l’individu et la société : c’est précisément à cette dimension que Gelly s’intéresse à travers une analyse détaillée de l’un des romans de la série consacrée par JK Rowling (sous le nom de Robert Galbraith) à Cormoran Strike, détective privé et vétéran. En interrogeant la figure du vétéran, Galbraith met l’accent sur une figure masculine « faillée », pour reprendre le terme employé par Gelly, ce qui lui permet de remettre en question à la fois des codes littéraires, ceux du roman policier, dans lequel le détective est habituellement dé-psychologisé, et des codes sociaux, particulièrement les rapports entre hommes et femmes. Gelly montre ainsi que dans les romans de Galbraith la vie privée du détective et son enquête, l’intime et le public, sont étroitement imbriqués, ce qui permet également un commentaire critique sur la société de consommation dans laquelle évoluent les personnages.

Les trois articles rassemblés dans ce dossier mettent donc tous l’accent sur la portée épistémologique des œuvres mettant en scène des détectives récurrents qui, à travers différentes modalités, interrogent toutes à la fois la société et sa mise en récit, mais aussi le rapport du lecteur à ce récit.

Bibliographie

Anderson, Jean, Carolina Miranda & Barbara Pezzotti (dir.), Serial Crime Fiction. Dying for More, London : Palgrave Macmillan, 2015.

Bayard, Pierre, Qui a tué Roger Ackroyd ? Paris : Minuit, 1998.

Bayard, Pierre, L’Affaire du chien des Baskerville, Paris : Minuit, 2008.

Binyon, T. J., Murder Will Out. The Detective in Fiction from Poe to the Present, London : Faber & Faber, 1989.

Bleton, Paul, Ça se lit comme un roman policier. Comprendre la lecture sérielle, Québec : Nota Bene, 1999.

Eco, Umberto, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne ». Réseaux 12.68, « Les théories de la réception », 1994, p. 9-26.

Franks, Rachel, « A Taste for Murder: The Curious Case of Crime Fiction ». M/C Journal. A Journal of Media and Culture 17.1, 2014. Consultable à : http://journal.media-culture.org.au/index.php/mcjournal/ article/view/770. Page consultée le 06 août 2018.

Lits, Marc, Le roman policier : introduction à la théorie et à l'histoire d'un genre littéraire, Liège : Éd. du CÉFAL, 1993.

Lits, Marc, « De la ‘Noire’ à la ‘Blanche’ : la position mouvante du roman policier au sein de l’institution littéraire », Itinéraires 2014-3, 2014. Consultable à : https://journals.openedition.org/itineraires/ 2589. Page consultée le 5 août 2018.

Mellier, Denis, « La faille apocryphe ou Reichenbach et la Sherlock-fiction », in Denis Mellier, Ed. Sherlock Holmes et le signe de la fiction. Paris : ENS Editions, 1999, p. 135-188.

Platten, David, « Partners in Crime: Readers, Translators, Characters and the Promotion of a Genre ». Itinéraires 2014-3, 2014. Consultable à : http://journals.openedition.org/itineraires/2623. Page consultée le 6 août 2018.

Todorov, Tzvetan, « Typologie du roman policier », Poétique de la prose, Paris : Seuil, 1980, p. 9-18.

Notes

1 Todorov propose l’homologie suivante : « auteur : lecteur = coupable : détective » (1980 : 15). Retour au texte

2 J’emprunte cette notion de « porte d’entrée à Rachel Franks : lorsqu’elle cherche à comprendre pourquoi les gens aiment la littérature policière, elle se demande par quoi les lecteurs sont attirés et ce qui constitue pour eux la « porte d’entrée » dans ce type de fiction : l’intrigue (story), le décor (setting), le personnage (character) ou le style (language). Elle explique que ces « portes d’entrée » sont individuelles : chaque lecteur choisit de lire ce type de fiction pour des raisons différentes (Franks 2014). On peut compléter son propos en suggérant que ces portes d’entrée peuvent être multiples pour un même lecteur. Retour au texte

3 Les autres formes de répétition artistiques qu’énumère Eco sont le retake, le remake, la saga, et le dialogue intertextuel. Retour au texte

4 « Whereas Conan Doyle’s stories would collapse without Holmes, Poirot is less essential to the novels in which he appears, for it is the puzzle, together with the sleight of hand by which Agatha Christie diverts suspicion from one character to another, which are important. Indeed, when the author adapted her novels for the stage, she often removed Poirot from the plot altogether. » (Binyon 1989 : 33-34) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Mélanie Joseph-Vilain, « Le détective récurrent : entre intime et société », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, publié le 26 juin 2019 et consulté le 19 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2377

Auteur

Mélanie Joseph-Vilain

Maître de Conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), UFR Langues et Communication, Université Bourgogne Franche-Comté, 4 boulevard Gabriel, BP 17270, 21072 Dijon Cedex

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