Du XIXème au XXIème : les allers-retours de Sherlock, ou le pouvoir des images

Résumés

Cet article se penche sur le détective sans doute à l’origine de la capacité de retour de cette figure. En analysant les modes de construction de la dimension mythique du personnage, on s’interrogera sur les signes iconiques qui le constituent, sur ses pérégrinations dans divers médias et supports et sur sa propension à alimenter une contamination entre fiction et réalité.

This article focuses on Sherlock Holmes, the detective it posits as the origin of the figure’s capacity to come back. The analysis of the modes of construction of the detective’s mythical dimension will lead to a study of iconic signs that shape the character, but also of its numerous migrations from one medium and format to others. Finally, we will ponder its propensity to blur the line between fiction and reality.

Plan

Texte

Les détectives récurrents ont finalement pour ancêtre le plus éloigné dans la généalogie de la détection le personnage de Sherlock Holmes. On pourrait citer le chevalier Dupin grâce auquel Poe pose aussi des pierres sur lesquelles va se construire le récit policier. Mais même si Poe établit certains traits récurrents du personnage avec Dupin, entre autres sa dualité, il propose avant tout une structure narrative qui repose sur l’occultation des raisonnements de cette figure de la pensée qu’est aussi le détective. Gaboriau, quant à lui, nous intéresse pour l’hybridation entre récit à sensation et récit policier. Il s’inscrit également dans la veine feuilletonnesque de l’époque qui implique d’emblée la récurrence1. D’une certaine manière, il pose peut-être les bases d’une sérialité qui va devenir l’un des traits spécifiques de la production de Doyle puisque la récurrence est l’un des aspects liés à la publication des nouvelles holmésiennes. Le Strand Magazine était la bande dessinée ou le petit écran d’alors, et les lecteurs attendaient tout aussi avidement la prochaine aventure de Sherlock Holmes que les téléspectatrices et téléspectateurs contemporains attendaient depuis plus d’un an la saison 4 de Sherlock, malgré le Christmas Special qui nous a été proposé en décembre 2015.

Toujours pour amorcer d’emblée des questionnements sur la récurrence, on pourra aussi se demander dans quelle mesure la forme sérielle déclenche l’addiction (Camart, Lefait, Paquet-Deyris et al. 2018) et si Sherlock, lui aussi adepte de certaines solutions à 7 %, ne contamine pas à son tour son lecteur ou plutôt le récepteur en général. Récurrence et contamination seraient partie intégrante du personnage au même titre qu’elles le sont pour le vampire.

Sherlock Holmes est indéniablement l’une des grandes figures de la fiction policière depuis sa première entrée sur la scène littéraire en 1887. Dès lors, il n’a cessé de faire retour, sur papier, sur les planches, sur les grands écrans, et tout dernièrement sur les petits écrans2. Sherlock est donc une figure de l’aller-retour, et cette dynamique est indissociable d’une transmédialité indéniable (Letourneux 2017). Sherlock rappelle aussi le sparadrap du capitaine Haddock, non pas que l’on cherche forcément à se débarrasser de Sherlock, mais il semble cependant pertinent de s’interroger sur les raisons de cette adhésion (ou adhérence) extrême. Enfin, nous reviendrons aussi sur la récurrence et ses liens avec la forme sérielle, car la série Sherlock de la BBC s’inscrit d’une part dans le phénomène culturel des séries télés et plus spécifiquement des séries policières à la télévision, mais elle constitue également un exemple assez unique de méta-réflexion sur la récurrence (compulsion de répétition ?) liée au pouvoir des images.

1. Sherlock et la récurrence

On connaît souvent de Sherlock les récits de Doyle (et encore, on sait que l’auteur a été occulté par sa créature), parfois les films avec Basil Rathbone, souvent la série Granada avec Jeremy Brett (Gelly 2009) et puis, bien sûr, la série de la BBC. Mais ce trajet occulte un médium qui contribua aussi très largement à établir le personnage et, surtout pour ce qui nous intéresse, à associer le personnage à des objets qui vont devenir des artefacts iconiques du détective3.

Il n’est pas rare d’évoquer la capacité du personnage à s’adapter à divers médias, mais pourquoi cette figure-là en particulier ? Après tout, Arsène Lupin ou Rouletabille (pour prendre des exemples de figures de la littérature populaire et feuilletonnesque de la même époque) n’ont pas connu la même longévité ni la même récurrence. La différence réside peut-être dans le fait que si l’on cite « Arsène Lupin », on pense à un certain nombre de caractéristiques du personnage (élégance, audace, dualité, panache, séduction…) mais on ne va peut-être pas immédiatement l’associer à des artefacts comme on le fait nécessairement pour Sherlock. Qui dit Sherlock, pense quasi automatiquement à une pipe, une loupe, un deerstalker, etc.… Pourquoi donc cette spécificité ?

On oublie en fait souvent que Sherlock Holmes passe du papier à d’autres mediums et matériaux alors même que Doyle produit encore des nouvelles le mettant en scène. Il est repris sur le grand écran dès les débuts du cinéma muet (Faivre 2016) mais il s’incarne avant tout au théâtre avec le célèbre William Gillette qui écrit aussi en 1899 la pièce de théâtre Sherlock Holmes qui va ensuite servir de matrice aux adaptations cinématographiques successives (Renouard 2016). Gillette joue par ailleurs le rôle éponyme dans la pièce dont il est l’auteur. C’est Gillette qui va aussi introduire la pipe recourbée qui en viendra à remplacer la pipe droite que Sidney Paget avait proposée dans ses illustrations originales des nouvelles. Le point saillant réside dans le statut de ces objets qui vont devenir iconiques du personnage car ils sont introduits par la représentation visuelle, qu’il s’agisse de la mise en scène et des accessoires retenus par Gillette ou des dessins de Paget. La propension au transmédiatique est donc d’emblée repérable, ainsi qu’un phénomène d’accrétion. En effet, une fois que Gillette a introduit la pipe recourbée au théâtre, cette dernière va être reprise dans les adaptations qui suivront, quels que soient leur support et leur format. Ensuite, ces objets vont devenir des signes iconiques, littéralement des synecdoques du détective, et ce, au-delà de Sherlock.

Indiquons que la récurrence est par ailleurs inscrite dans la structure même des nouvelles. Cela a déjà été souligné mais rappelons-le : les enquêtes de Sherlock Holmes ont toutes (ou presque) une structure similaire qui peut se décliner en actes et scènes théâtraux. La nouvelle débute généralement à Baker Street où un client se présente, est décrypté par Holmes, le client expose ensuite son affaire, Sherlock mène l’enquête, résout le mystère, expose à un auditoire plus ou moins fourni la solution après ou avant avoir arrêté le criminel. Cette structure, récurrente à quelques exceptions près, introduit aussi un attendu du lecteur qui s’inscrit dans la répétition et déclenche le plaisir de la reconnaissance. La récurrence s’inscrit alors dans un « horizon d’attente », pour reprendre les termes de la théorie de la réception (Jauss, Eco).

Enfin, dans les nouvelles de Doyle, le personnage joue de l’image en tant que reflet, illusion et simulacre puisqu’il est lui-même assimilé à un acteur. Sherlock se grime, se déguise si bien que Watson ou Irène Adler ne le reconnaissent pas ; il est capable de se fondre dans n’importe quel milieu et le texte stipule qu’il a des tanières dans différents quartiers de Londres. C’est un personnage qui « vit en théâtre » (Nordon 1964), qui fait de Londres sa scène. L’épisode de Noël « The Abominable Bride » reprend d’ailleurs le texte et la métaphore de Doyle lorsque Sherlock déclare : « La scène est prête ; le rideau se lève, nous sommes prêts à commencer4 »

L’image joue donc un rôle central dans l’élaboration de la figure et ce, dès les origines du détective. Plus généralement, le visuel et la théâtralité semblent associés à Holmes dès le départ, sans oublier que la position du récepteur (qu’il s’agisse du lecteur ou du spectateur) est d’emblée représentée par Watson. Les nouvelles de Doyle, et là aussi, ce point est bien connu, confèrent ainsi au lecteur à la fois une posture de sémiologue et d’herméneute fondée sur l’émulation, mais aussi une position de supériorité par rapport au narrateur. Le lecteur se prend au jeu, il est en quelque sorte aussi contaminé par le désir compulsif de résolution, pris au piège du besoin de retour à l’ordre, à une image cohérente de la réalité dans la fiction.

Sherlock Holmes serait donc un personnage qui cristallise puis diffuse la contradiction. On sait que la dualité habite le personnage. Mais au-delà d’une dualité bien repérable entre criminel et détective, approche scientifique de la réalité et intuition artistique, figure de l’ordre et du contrôle mais aussi figure inquiétante et insaisissable, Sherlock permet de faire coexister deux forces opposées. On pourrait en effet analyser la dynamique inhérente au personnage en opposant force centripète et centrifuge. Nous aurions d’une part une force centripète et unifiante, qui cristallise la figure en figure archétypique. Cette dimension repose alors sur des attributs iconiques repérés plus haut, sur la récurrence d’une structure narrative et sur la sérialité. Cependant, le même personnage est également à l’origine d’une dynamique centrifuge tant il semble constamment échapper à son contenant, tant il semble en fait impossible à contenir et surtout à circonscrire à un média ou à une époque. Sherlock est d’ailleurs l’un des exemples que prend St Gelais dans Fictions transfuges pour illustrer la transfictionalité (St Gelais 2011).

2. Réflexion sur l’image : Pourquoi Sherlock colle-t-il au doigt à ce point ?

Sherlock entretiendrait un lien intrinsèque à l’image, et au cadre, ou à l’encadrement (Machinal 2004) dès ses origines. On pense d’abord aux illustrations originales des nouvelles et au trait de Sidney Paget qui posa dès le départ la silhouette, on pourrait dire le contour du personnage, soit un physique tout en longueur, et un tracé qui accentue les traits émaciés d’un personnage souvent représenté par Paget de profil. Il faut en outre souligner que Doyle contribua en tant qu’auteur à instituer Paget, et donc ses illustrations, en référence. On note aussi, et cela va avoir son importance pour la suite, que Doyle joue lui-même avec Paget de la porosité entre fiction et réalité puisqu’il offre à l’illustrateur pour son mariage un briquet portant la « signature » du personnage de Sherlock Holmes.

Autre aspect déjà évoqué, le théâtre joue un rôle central, tant Gillette a contribué à façonner une représentation visuelle de Sherlock et, surtout, à lui donner un peu de chair, littéralement, puisqu’il va incarner le personnage sur scène, mais aussi en termes de représentation, au sens où il va ajouter à l’image en faisant passer la représentation du dessin au réel, du moins pour les spectateurs qui voient les représentations de Gillette à l’époque. C’est aussi une période qui correspond au passage de l’illustration à la photographie et cette dernière introduit un phénomène tout différent. La photographie est en effet la trace d’un réel5, et non plus le fruit de l’imagination d’un dessinateur.

Si l’on se penche maintenant sur les nouvelles policières de Doyle, la forme courte est également à considérer. Elle implique une structure précise et une économie textuelle spécifique et condensée : chaque nouvelle doit contenir une exposition, une enquête et une résolution, et cette économie textuelle est reproduite de nouvelle en nouvelle à quelques rares exceptions près. Cette structure de récit est traditionnelle (Colonna 2010) et elle revient, si l’on suit Colonna dans L’art des séries télés, à poser une phase initiale, un événement/péripétie puis un dénouement. La forme courte semble particulièrement bien adaptée à la récurrence de Sherlock, et elle se retrouve dans la structure de chaque épisode. La structure est donc récurrente et attendue des lecteurs/spectateurs, en quelque sorte conditionnés par le texte et son horizon d’attente narratif.

On retrouve, dans le Sherlock de la BBC, le principe d’une sérialité qui repose sur la juxtaposition à deux niveaux de la formule propre à l’arc microscopique6, soit l’arc narratif d’un épisode ou d’une nouvelle. En passant du papier à la série TV, la structure se dédouble. Comme dans toute série feuilletonnante, l’arc microscopique de chaque épisode contribue à construire et à alimenter un arc macroscopique qui s’étend sur l’ensemble d’une saison. Cette structure macroscopique est cependant vraiment la prérogative de la série TV car, dans les nouvelles de Doyle, on peut certes repérer une structure englobante, mais cette dernière n’est pas la caractéristique première des textes que Doyle ne pensa sans doute pas ainsi, alors que Gattis et Moffat le firent très certainement. Sur ce point spécifique des structures épisodiques et feuilletonnantes, la série Sherlock de la BBC pose question car les épisodes ont davantage le format du long métrage, chaque épisode durant environ 1h30. Pour autant, on retrouve dans chaque saison un arc macroscopique qui assure la cohérence de cette dernière. La saison 1 introduit le personnage, son univers et sa rivalité avec Moriarty. La saison 2 développe l’opposition fiction/réalité et le combat des chefs. Au passage, elle correspond aussi globalement au second recueil de nouvelles, The Memoirs, entre autres parce que ce dernier se termine par « The Final Problem » et la disparition de Sherlock et Moriarty dans les chutes du Reichenbach. La saison 3 renvoie, quant à elle, à The Return, ne serait-ce que par l’intermédiaire du premier épisode de la saison 3, « The Empty Hearse » qui fait écho à « The Empty House », même si Magnusen, dans la série de la BBC, est une hybridation entre deux personnages de Doyle : le Baron Gruner et Charles Augustus Milverton.

La structure de l’épisode et la formule qu’il propose contaminent donc en grande partie la structure de chaque saison ; le format télévisuel tend à instaurer la saison en entité autonome, en tout cas bien davantage que dans les textes regroupés en recueil. On peut alors introduire ici une première différence : la récurrence semble encore plus propice au format de la série télé puisqu’elle s’inscrit à la fois au niveau de l’épisode (la formule, l’épisodique) et au niveau de la saison (le feuilletonnant).

La dynamique de l’enquête est également liée au cadre et à l’image. L’enquête implique en effet une situation initiale qui ne fait pas sens, une réalité opaque qui induit une représentation de la réalité fragmentée. Le détective va dès lors contribuer à restituer une image cohérente et totalisante de cette dernière. Sa méthode consiste précisément à réagencer les fragments ou détails épars et dénués de sens car non inscrits dans une chaîne de signifiants. C’est pour cela que l’on compare le détective à un sémiologue et à un herméneute. Il lit les signes, les interprète et reconstruit du sens. Il restitue donc une image qui fait sens dans la réalité fictive. Pour ce faire, il part des détails et la critique a d’ailleurs souvent évoqué cette pratique à laquelle se livre Sherlock. Naomi Schor (Schor 1994) et Carlo Ginzburg (Ginzburg 1980) ont, chacun à leur manière, insisté sur la représentation du monde que propose Doyle et sur le passage du texte et de la lettre, à une représentation du monde qui repose sur l’image et le cadre. Une pratique de la lecture qui tend à lire le détail comme symptomatique d’un tout s’inscrit dans une perception esthétique de la réalité. La résolution de l’enquête doit donc correspondre à la restitution d’un cadre qui contient les fragments devenus parties intégrante d’un tout vecteur de signification.

C’est aussi pour cette raison que l’on peut penser la mini-scène finale de révélation de la solution de l’énigme comme une ekphrasis (Machinal 2011). Le détective y reconstruit littéralement un tableau cohérent de la réalité et cet exercice s’opère par le déchiffrement des signes et leur réagencement dans un cadre narratif, raison pour laquelle l’ekphrasis est sémiotique. Cependant, nous touchons là à l’un des premiers problèmes que pose le passage du texte à l’image dans la mise en scène de Sherlock. Le déchiffrement de l’énigme dans un texte implique une posture en abyme du lecteur qui est, lui aussi, en train de lire un texte, et qui va, très facilement s’identifier à cet autre sémiologue qu’est le détective. On sait aussi le rôle de faire valoir de Watson (ou plus généralement du narrateur) dans ce cadre. En effet, la fonction d’un Watson est de renforcer l’illusion du lecteur de parvenir à la solution avant le détective, illusion qui fonde d’ailleurs le plaisir du texte chez Doyle, et, au-delà, dans le récit policier en général. Que se passe-t-il donc lorsque l’on passe du texte à une narration audiovisuelle, et que l’instance narrative n’est plus le médiateur entre lecteur et détective ? Chez Doyle, les quelques rares nouvelles où cela se passe attestent de l’échec de la formule. Lorsque Holmes se met à raconter l’enquête, cela ne fonctionne pas et il le souligne lui-même (par exemple dans « The Dying Detective »). Denis Mellier (Mellier 1999) a affronté cette question dans son article sur ce qu’il nomme « l’impossibilité filmique du récit policier ». Pour lui, à partir du moment où l’image « montre » quelque chose, cette monstration semble empêcher la médiation que la structure narrative imposait.

Commençons par souligner que, dans la série de la BBC, le texte est très loin de disparaître, on pourrait même se dire qu’il a tendance à proliférer tant le processus de la surimposition du texte à l’écran est utilisé dans la série. Si nous revenons sur les séquences de lecture de scènes du crime, on a le sentiment que les scénaristes ont pris le contre-pied des nouvelles, au sens où, dans ces dernières, le principe est celui de l’occultation : le lecteur ne sait littéralement pas ce que Holmes est en train de déduire de sa lecture des détails sur la scène du crime : il est décrit de l’extérieur. Au contraire, dans la série de la BBC, nous assistons à une sorte de surenchère narrative et ce, de plusieurs points de vue. En fait, on pourrait avancer que c’est alors l’image qui devient le médiateur entre spectateur et détective et qui instaure du même coup un rapport privilégié entre ces derniers. En effet, dans l’exemple de l’analyse de la scène du crime de « A Study in Pink », le texte qui apparaît à l’écran place le récepteur dans une position unique d’accès aux pensées et au raisonnement du détective en « temps réel ». Comme les réalisateurs ont aussi décidé de nous faire percevoir la vivacité de l’esprit holmésien par un débit de parole extrêmement rapide, le texte à l’écran aide le spectateur à suivre un raisonnement débité à une telle vitesse qu’il est peu probable que qui que ce soit puisse le suivre. Watson et Lestrade restent donc cantonnés à l’ignorance, position qui était aussi celle du lecteur des textes, même si, avec la série, l’explication suit généralement immédiatement l’analyse opérée sur place par le détective. On peut d’ailleurs s’en assurer en prenant un contre-exemple avec l’une des scènes d’analyse de crime qui ne propose pas de texte en surimpression à l’écran pour que le spectateur puisse suivre le raisonnement ; dans l’analyse du cadavre du gardien de musée sur les bords de la Tamise, le public est tout aussi perdu que Lestrade et Watson lorsque Sherlock déclare au terme de son étude du cadavre : « Le Vermeer était un faux » (Saison1, Épisode 3).

Au-delà de cette omniprésence de la lettre à l’écran, le cadre fait retour dans les procédés choisis pour pallier l’écart entre lire et voir. Ainsi, le gros plan sur le guide de Londres dans « The Blind Banker » est un indice qui acquiert un double statut puisqu’il peut, à la manière de l’enquête textuelle sur « La lettre volée » à laquelle se livre Jean-Claude Milner dans ses détections fictives (Milner 1999), être déchiffré par le personnage et le spectateur. Plus généralement, le cadre et la technique de l’encadrement vont devenir extrêmement récurrents dans la saison 2 du Sherlock de la BBC, en particulier, lorsque Sherlock est pris au piège de l’image que Moriarty lui tend dans cette même saison 2. Moriarty va en effet piéger le détective en jouant avec l’image construite par les médias et en manipulant la fiction.

Images, cadres, structures itératives, répétition, sérialité semblent, dès le départ, en quelque sorte inscrits dans « les gènes » de Sherlock, aussi bien dans le personnage, que dans la structure narrative, que dans l’économie du récit. Tout est donc en place pour assurer la récurrence du détective, de ses enquêtes et de la méthode qui les sous-tend. Cette dynamique de l’itération est intrinsèquement liée au motif du cadre et de l’encadrement. Ce dernier est omniprésent, tout d’abord du fait de la forme courte propre à la nouvelle mais aussi via la dynamique diégétique qui postule une réalité fragmentée et en perte de sens. Il s’agit alors de réinstaurer un tableau cohérent et signifiant de la réalité et cette dynamique propre au récit se retrouve dans l’ensemble du canon qui reproduit récit après récit le même cadre, le même personnage, le même processus narratif, et la même ekphrasis sémiotique de clôture.

La question qui se pose alors est celle du type de répétition à l’œuvre. Sherlock s’inscrit-il dans une forme de retour du même, dans une cyclicité caractérisée par la répétition, ou pouvons-nous observer une évolution, une part d’inventivité (on retrouverait ici les analyses d’Umberto Eco) et de création qui donnerait une certaine autonomie à ces nouveaux Sherlock, dont la série de la BBC fournit un bel exemple bien qu’il soit loin d’être unique si l’on se souvient que CBS diffuse toujours Elementary (CBS, 7 saisons, 2012-en production). Notons qu’avec la série TV, on entre dans le champ de l’intermédialité plutôt que dans celui de la transmédialité, car le texte écrit continue à signaler sa présence dans la narration audiovisuelle, ne serait-ce qu’à travers l’exemple des textes surimposés à l’écran (Naugrette 2015).

3. Récurrence, forme sérielle et contamination : le pouvoir des images et le soupçon du virtuel

La récurrence est liée à une forme de cyclicité et non de circularité. Ce n’est pas exactement le même Sherlock qui revient que nous soyons dans des exemples de transfictionalité ou de transmédialité, mais il permet de cristalliser le même type de questionnement.

Le détective semble en fait faire retour de diverses façons. Il revient « à l’identique » ou presque dans des séries telle la série Granada ; en tout cas cette dernière ne s’inscrit pas dans l’invention (Hutcheon 2006) par rapport au modèle, même si le média change. Sherlock fait surtout alors retour dans le même cadre spatio-temporel, Londres fin XIXe et le 221B Baker Street, ce que St Gelais appelle le Londres « de » Sherlock, « comme si le protagoniste était, non certes le propriétaire du lieu, mais son emblème », un personnage qui devient donc un signe, signe qui déclenche un imaginaire, qui convoque « l’‘atmosphère’ du Londres victorien » (St Gelais 2011 : 21) que notre mémoire collective identifie immédiatement. Moffat et Gatiss ont d’ailleurs joué de cette reconnaissance collective dans le Christmas Special de 2016, « The Abominable Bride » où Sherlock reconstitue ce Londres victorien dans son palais mental.

Sherlock revient aussi sous de multiples formes transfictionnelles que St Gelais analyse en détail car le personnage est un excellent exemple des diverses combinaisons possibles entre variation et récurrence. De Dibbin à Réouven en passant par Haining ou Hardwick, les exemples de reprises de Sherlock abondent, tout autant que ses changements de statuts, que l’on peut séparer en deux sous-groupes, les reprises qui laissent Sherlock dans la sphère de la fiction, et celles qui le font passer de l’autre côté du miroir et le plantent dans le réel.

Du côté de la fiction, il peut, bien sûr, rester personnage (et c’est souvent le cas), mais un personnage qui peut avoir changé de place dans la fratrie, et éventuellement de sexe comme dans l’exemple d’Enola Holmes, la série de Nancy Springer, ou bien un personnage qui a vieilli comme dans The Final Solution de Michael Chabon. Il peut aussi devenir modèle fictif (Julian Symons met par exemple en scène un comédien qui joue le rôle de Holmes dans une adaptation télévisée des nouvelles de Doyle dans la fiction, A Three-Pipe Problem (Saint-Gelais 2011 : 229 et suivantes)), ou un référent fictif proposé dans une diégèse qui prétend implicitement se présenter comme non fictive dans ce rapport à la fiction. On pense par exemple à Fringe, série de J. J. Abrams (Fox, 5 saisons, 2008-2013), hybridant policier et SF, où Walter Bishop compare des personnages à Holmes et Watson.

L’autre série de variations se rattache au réel. Le personnage devient alors une personne (considérée comme réelle comme dans la biographie de Holmes de Hardwick) ; de même, dans la perspective de l’holmésologie7, Sherlock n’appartient pas à la fiction. Enfin, Sherlock est aussi « passé dans la langue », toujours du côté du réel, et il s’est même vu réduire à une expression, avec l’exemple de « No shit, Sherlock8 », qui montre que le seul prénom ouvre dans la culture populaire un espace commun et reconnaissable qui tend à faire disparaître le personnage au profit d’un contenu sémantique du type « you, clever asshole » !

Le point saillant que l’on peut souligner ici réside dans cette capacité du personnage à « surfer » sur plusieurs niveaux de référence, qu’il s’agisse de référence à la fiction et/ou au réel : on constate immédiatement qu’il s’inscrit à différents niveaux allant du méta-référentiel ou de l’hyper-textuel à l’hypo-référentiel.

Si ces résurgences de Sherlock semblent littéralement jalonner tout le XXe siècle, il ne fait pas retour par hasard à la période contemporaine. Sans revenir en détail sur la dimension mythique du personnage de Sherlock (Machinal 2016), rappelons-nous néanmoins que selon la définition de Jean-Jacques Lecercle, la figure mythique relève du compromis et permet de représenter une phase de transition entre deux episteme, un ordre ancien et un ordre nouveau, le nouveau devant à terme remplacer l’ancien (Lecercle 2005). Nous sommes peut-être dans une telle phase de transition que la série de la BBC convoque en adaptant Sherlock à un cadre spatio-temporel contemporain, celui de l’homo ecranis (Livopetsjky & Serroy 2007 : 183). Le 221B Baker Street et la scène que représente la capitale londonienne peuvent ainsi être repris et transposés : le fiacre est remplacé par un taxi, le télégramme par le smartphone, et les classements et archivages de coupures de journaux par la recherche internet, mais c’est le même décor et les mêmes ressorts qui font jouer la fiction : le récit policier travaille toujours la question de l’identité (et celle de la définition de l’humain), celle de l’interaction entre identité et altérité, et il interroge la possibilité d’une représentation cohérente du réel. En ce sens, l’adaptation de la diégèse à un contexte culturel contemporain relève de la transfictionalité dès lors que cette dernière se définit comme « une relation de migration (avec la modification qui en résulte presque immanquablement) de données diégétiques » (St Gelais 2011 : 11).

Denis Mellier est sans doute le premier à avoir clairement souligné dans son article sur la faille apocryphe (Mellier 1999), que les textes de Doyle contiennent une caractéristique fondatrice de la récurrence du détective, puisque l’auteur lui-même a mis en fiction dans « The Empty House » le retour du détective. Sherlock est devenu une figure mythique parce qu’il revient d’entre les morts dans la fiction de son auteur, dans sa matrice textuelle d’origine : « Le mythe de Sherlock est tout autre. Il naît au fond du gouffre, à Reichenbach. À l’instant où le créateur y précipite sa créature pour s’en libérer. Dans l’abîme… en abyme. C’est le mythe d’une fiction qui refuse de disparaître » (Mellier : 137). La série textuelle a d’emblée mis en fiction et (potentiellement) en abyme cette propension du détective à faire retour dans son univers fictif d’origine et sous la plume de son créateur, mais aussi dans d’autres univers fictifs et pas nécessairement avec la caution de l’auctorialité doylienne. On pourrait dire qu’à partir de « The Final Problem », qui met en fiction cette mort, Sherlock Holmes ne peut paradoxalement plus mourir ! La mise en scène de sa disparition assure sa pérennité, ainsi qu’un potentiel de renouveau constant pour des processus d’adaptation qui privilégient la création sur l’émulation, pour reprendre les deux bornes de l’adaptation telle que Hutcheon en définit le processus (Hutcheon 2006). D’ailleurs, Denis Mellier poursuit sur cette question en indiquant que, davantage qu’une figure mythique qui cristalliserait les tensions inhérentes à la transition entre deux ordres (ce que Sherlock reste selon nous), Sherlock serait aussi « le signe même de la fiction [...] un signe caractéristique de la part qu’occupe la question de la fiction dans nos rapports, de jeu et d’illusion, au réel » (Mellier 1999b : 138). Une telle remarque n’est pas sans rappeler ce que dit Sarah Hatchuel (2005) sur les séries télés et l’engouement populaire qu’elles suscitent ; elle rattache en effet cet essor assez impressionnant du médium et du format télévisuels à notre désir de fiction, notre besoin de fabulation, un « élan vital », expression qui renvoie à Bergson dans L’évolution créatrice pour qui l’évolution en général et l’évolution du monde en particulier n’est en aucun cas déterminée ou prévisible.

Mais revenons à Sherlock comme « signe même de la fiction ». Ce que pointe incidemment Denis Mellier ici, c’est que Sherlock a quelque chose à voir avec notre rapport au réel, qu’il agit comme une sorte de médiateur, mais aussi de figure allégorique emblématique de nos rapports à la fiction et au réel. Or, toute la saison 2 de la BBC joue de cette question du rapport entre fiction et réel, et de la part de manipulation et de simulacre que l’image entraîne nécessairement. Sherlock est pris au piège de Moriarty qui devient un metteur en scène de la réalité fictive. Il transforme l’image de Sherlock dans la presse, influe sur la représentation que la police avait de lui (voir la scène dans le taxi et Sir Boastofall, S02E03), il se construit une image vierge et immaculée et pousse finalement le détective à avoir recours aux mêmes procédés de manipulation des apparences pour échapper à ce piège de l’image factice.

De ce point de vue, on pourrait également analyser « The Abominable Bride » comme un recours à l’hypo-fiction (le Sherlock de Doyle et son contexte XIXe). Il s’agirait d’une fiction qui va paradoxalement être donnée comme vecteur d’éclaircissement de la réalité diégétique contemporaine du Sherlock de la BBC. Dans cet épisode, Sherlock créé en effet de toutes pièces, dans son palais mental, une fiction qui doit l’aider à analyser les mises en scènes de Moriarty, à savoir en particulier la fiction de son suicide sur le toit de St Barth. L’hypo-texte est présenté comme fictif par rapport à la « réalité » de la diégèse de la série TV. La mise en scène d’un Sherlock victorien se présente elle-même comme une mise en scène, un recours à l’illusion et, littéralement, à la théâtralité.

C’est en ce sens que nous pouvons suivre les analyses de Denis Mellier : il fait du personnage un signe des rapports que nous entretenons avec les interactions entre fiction et réel. Le monde « de » Sherlock, tel que posé par St Gelais, soit le Londres victorien, devient une fiction (ce qu’il a toujours été) mais une fiction qui sert à valider la réalité diégétique de la série. Est-ce à dire que nous pouvons transposer cet effet de miroir entre hypo-fiction9 et fiction au rapport que nous entretenons, nous spectateurs, pris dans le réel, avec la réalité diégétique du Sherlock de la BBC ? Oui, au sens où le visuel et l’image sont associés, dans la saison 2 en particulier, au simulacre et à l’illusion. L’image perçue en tant que média devient source de manipulation, créatrice de fiction même, et le rapport que nous entretenons avec l’image devient ainsi implicitement central. La représentation du monde fondée sur le signe et le texte tend à disparaître au profit d’une prépondérance de l’image et du visuel qui remplace le « modèle séculaire de la lecture », pour reprendre les termes de Mellier.

Nous terminons par cette idée selon laquelle le personnage est une allégorie de nos rapports à la fiction et de la fiction elle-même. Poser Sherlock en « mythe de la fiction » semble particulièrement bien dire la complexité de ce personnage dans ses rapports à la fiction (la sienne propre mais aussi toutes les fictions qui en découlent) et dans ses rapports au réel (Sherlock, personnage, n’a bien sûr, aucun rapport propre au réel, mais sa reprise par d’autres auteurs peut modifier cette donne). Depuis sa création, on le sait, il semble que lecteurs et spectateurs aient eu une propension à se saisir du personnage comme si les récepteurs de la fiction voulaient à tout prix réinscrire Sherlock dans le réel. C’est aussi ce que soulignait Jean-Jacques Lecercle lorsqu’il évoque un double mouvement dont les dynamiques respectives sont contradictoires. Lecercle pose deux Sherlock, Sherlock le scientifique et sherlock le flâneur : « Ce Sherlock est le contraire du peintre selon Platon : il transforme les simulacres en icônes. Problème : ce Sherlock est inséparable de sherlock, le peintre/dramaturge qui, lui, transforme l’icône en simulacre » (Lecercle : 79). La caution scientifique de Sherlock permettrait de valider du simulacre, ce que Mellier (1995) dit aussi dans son article sur l’illusion logique, en montrant quant à lui que c’est la dynamique textuelle qui valide cette illusion. Mais Sherlock se pose aussi en simulacre ? Ou du moins en caméléon médiatique :

L’universalité de Sherlock Holmes est avant tout liée aux moyens de diffusion et de médiatisation culturelle de masse qui connaissent leur essor à partir de la seconde moitié du XIXe siècle (presse, sérialité, traductions, adaptations cinématographiques puis télévisuelles, novélisation, produits dérivés). Cette universalité est avant tout médiatique. […] Son universalité tient à sa plasticité médiatique, c’est-à-dire sa capacité à être reproduit, adapté, détourné… (Mellier 1999b, 139)

D’où aussi la réactivation de cette porosité entre fiction et réel, intrinsèquement liée à la culture médiatique contemporaine, qui, on le sait, « se caractérise aussi par sa mobilisation successive (et parfois même simultanée) des différents médias, mis à contribution pour donner à une fiction une visibilité (une rentabilité) maximale » (St Gelais : 34-35). À l’ère de l’hypermédiatisation où l’on peut trouver le site internet de Sherlock, le blog de Watson et celui d’autres personnages, l’univers du virtuel (internet, les sites, blogs et autres tumblr) devient un espace où fiction et réel viennent à la rencontre l’un de l’autre. Dans ce nouvel espace, l’imaginaire peut se déployer par une volontaire suspension of disbelief qui induit cette double dynamique repérée plus haut. D’une part, nous avons une contamination centripète par laquelle le réel contamine la fiction : par exemple, dans la diégèse, le Londres victorien devient un Londres hyper-médiatique et contemporain, mimétique de notre contemporanéité, où, phénomène de porosité entre les deux sphères, les scénarios fictifs de la mort de Sherlock réellement inventés par des fans réels sont repris dans la fiction. D’autre part, nous constatons une dynamique centrifuge par laquelle la fiction contamine la réalité fictive, comme l’illustre la saison 2 et « The Abominable Bride » qui s’attachent à l’illusion de l’image et aux manipulations auxquelles elle peut donner lieu en particulier lorsque le sensationnel et le gothique s’en mêlent. Cette contamination de la fiction-cible par la fiction-source, l’invasion d’une réalité contemporaine de la nôtre par une réalité passée et ancrée dans la période victorienne, soulignent les dangers de l’illusion référentielle et pointe la complexité de nos rapports aux médias et à l’image.

Bibliographie

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Notes

1 Sur la généalogie de la figure du détective, voir Nordon (1964), Machinal (2004) Ginzburg (1980). Retour au texte

2 Sur l’adaptation de textes littéraires, voir Serceau (1999) et Hutcheon (2012). Sur Sherlock Holmes en particulier, voir Mellier (1999a et b) et Machinal (2016). Retour au texte

3 Sur ces signes iconiques, voir H. Machinal, « Introduction » (Machinal, Ménégaldo et Naugrette 2016). Retour au texte

4 « The stage is set; the curtain rises; we are ready to begin. » (nous traduisons) Cela renvoie à « “This great and sombre stage is set for something more worthy than that,” said he. “It is fortunate for this community that I am not a criminal” » de Doyle dans « The Bruce-Partington Plans »). Retour au texte

5 On peut renvoyer à la notion d’indicialité. Voir entre autres Barthes (1980 : 126). Retour au texte

6 Nous opposons arc microscopique et arc macroscopique, le premier renvoie à la diégèse d’un épisode, le second à la diégèse d’une saison, ou plus. La série de la BBC a introduit une dimension feuilletonnante qui n’existait pour ainsi dire pas dans les nouvelles. Retour au texte

7 Benoit Guilielmo, « L'Holmésologie #1 : Définition », 2012 consultable à : https://www.sshf.com/articles.php?id=89. Page consultée le 11/01/2017. Retour au texte

8 « No Shit Sherlock », Urban Dictionary, consultable à: https://www.urbandictionary.com/define.php?term=No%20Shit%20Sherlock. Page consultée le 15/01/2017. Retour au texte

9 C’est à dire l’univers Doylien, tout en tenant compte du fait qu’il est reconstitué dans l’adaptation. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Hélène Machinal, « Du XIXème au XXIème : les allers-retours de Sherlock, ou le pouvoir des images », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, publié le 26 juin 2019 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2378

Auteur

Hélène Machinal

Professeur, HCTI Héritages et Constructions dans le Texte et l’Image (EA 4249), Université de Bretagne Occidentale, 20 rue Duquesne, 29238 Brest – helene.machinal [at] u-brest.fr

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