Le détective en famille : introduction

Texte

Le présent dossier fait suite à une journée d’études organisée le 9 novembre 2018 à l’Université de Bourgogne. Celle-ci se situait dans la continuité d’un séminaire organisé de 2016 à 2018, dans le cadre duquel nous avions cherché à examiner les caractéristiques des détectives récurrents et des romans dans lesquels ils apparaissent dans les aires linguistiques francophone, anglophone, hispanophone, germanophone et italophone, qui correspondent aux champs de recherche des membres du laboratoire TIL Centre Interlangues Texte, Image, Langage1. En effet, les échanges ayant eu lieu dans le cadre du séminaire nous avaient conduites à constater qu’il était souhaitable de mesurer l’impact de l’irruption de l’intime au cœur de l’univers du roman policier en nous intéressant à la question de la famille du détective. Nous entendions « détective » dans son acception la plus large, c’est-à-dire celle d’un personnage chargé d’une enquête, qu’il soit membre de la police ou détective privé, et nous souhaitions nous intéresser à tout type de « detective story » au sens où le définit Hagen : « Detective story : one in which a detective or detectives solve the crime. » (Hagen 1969)

Lorsque l’on cherche à classer les différents types de roman policier, on oppose souvent, comme le faisait Todorov, le roman à énigme et le roman noir, arguant que l’un se situe le plus souvent dans le cadre confortable du bureau du détective quand l’autre entraîne celui-ci dans les bas-fonds de la société et permet une peinture sociale. Même Binyon, dans une classification des types de détective qui se veut assez exhaustive, n’aborde quasiment pas la question de la famille. Pourtant, que ce soit dans l’un ou l’autre type de roman policier, l’arrière-plan familial joue souvent un rôle essentiel dans la création d’un personnage de série, et les lecteurs suivent avec autant d’intérêt l’intrigue familiale déployée d’un volume à l’autre que l’intrigue policière qui caractérise le genre. A tel point que parfois, la dimension familiale prend le pas sur la résolution de l’énigme : comme dans le cas des séries télévisées, les lecteurs fidèles attendent le prochain épisode afin de connaître l’évolution des relations entre le personnage principal et sa famille. On pense par exemple à l’irruption d’un fils caché dans la vie du commissaire Adamsberg créé par Fred Vargas (Un Lieu incertain) et à l’évolution de leurs relations, ou bien encore à la vie amoureuse, puis familiale, de l’inspecteur Lynley d’Elizabeth George et au drame qui touche la famille dans les toutes dernières pages de With No One As Witness.

Il y a donc bien dans le « detective novel » à héros récurrent un plaisir de la répétition (voir Anderson, Miranda et Pezzoti, 1-7), et un plaisir de la familiarité, comme le soulignait Umberto Eco, dans « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne » : tout en préservant l’« immuabilité » de l’intrigue, l’auteur d’un roman à héros récurrent « joue en outre sur une série continue de connotations (par exemple les particularités du détective et de son entourage immédiat), à tel point que leur réapparition dans chaque histoire représente une condition essentielle du plaisir de la lire. (…) Ces traits familiers aident à « entrer » dans le récit » (12).

Du familier à la famille, il n’y a qu’un pas : les romans mettant en scène des détectives peuvent ainsi proposer des configurations familiales variées, depuis le célibat recherché ou imposé par le départ d’un.e conjoint.e excédé.e (Benny Griessel dans les romans de Deon Meyer), jusqu’à la famille bien installée, où les enfants grandissent d’un roman à l’autre (l’inspecteur Wexford de Ruth Rendell en est l’archétype). Ce dossier n’en présente évidemment pas une lecture exhaustive mais choisit des exemples précis de façon à proposer des pistes d’analyse afin de montrer quel peut être le rôle de la famille dans l’économie du roman policier.

Ce rôle prend des formes multiples, qui ne sont qu’effleurées ici : outre le plaisir de familiarité qui vient d’être évoqué, la famille permet de préciser le statut du détective, soit par son absence ou sa faillite dans le roman noir, soit pour conforter l’image d’une société saine dans laquelle le crime fait figure d’exception, dans le roman à énigme. Les romans qui jouent sur la définition du genre utilisent à plein la famille comme outil diégétique ; lorsque famille il y a, ses membres sont autant de victimes – voire de coupables ! – potentiels, qui rapprochent le roman à énigme du thriller. La famille permet également l’ancrage du détective dans un milieu social, le gentleman détective, prisé des Britanniques, ayant évolué depuis Lord Peter Wimsey2 jusqu’à Thomas Lynley, aujourd’hui confronté à la très plébéienne Barbara Havers3. Tout autant que le commissariat dans certains romans policiers, la famille représente ainsi un microcosme social qui contribue à créer un effet de réel ; Françoise Dupeyron-Lafay le montre bien à propos de Miss Silver.

Comme les romans policiers eux-mêmes, les familles de leurs détectives pourraient ainsi faire l’objet d’une véritable typologie : entre famille biologique et famille d’adoption, entre une détective telle la Lottie Parker de Patricia Gibney4, qui doit gérer seule ses trois enfants lorsqu’elle quitte le commissariat, et le sort plus confortable du commissaire Maigret, dont l’épouse prend soin avec ses bons petits plats, pour ne citer que ces exemples. Mais la famille, c’est aussi la fratrie, et il serait sans doute fructueux de s’intéresser aux frères et sœurs de détectives. Depuis Conan Doyle et la création de Mycroft Holmes, le motif du frère vrai ou faux double du détective a perduré ; le frère de John Rebus, Michael, représente ainsi la face sombre de la fratrie5. En effet, la famille ne va pas sans ses secrets, qui ne déparent pas dans les romans policiers, la quête du détective pour résoudre l’enquête faisant écho à la quête de l’individu pour comprendre ses racines ; l’on pense à Erlendur et à son frère disparu dans les romans d’Indridason6, tragédie familiale qui fonde la vocation du détective en accentuant la dimension symbolique de l’enquête policière.

Les œuvres étudiées dans ce dossier appartiennent à des aires géographiques différentes et mettent en scène des détectives très variés : des policiers, comme Adam Dalgliesh, Isaac Sidel ou les policiers navajos de Tony Hillerman, mais aussi des détectives enquêtant pour le compte de particuliers, voire pour leur propre compte, telle la Miss Silver de Patricia Wentworth, ou encore Eladio Monroy, et même des personnages naviguant entre les deux positions, tel Fabio Montale. Malgré cette diversité, et malgré la spécificité de chaque cas, les articles ici rassemblés mettent en avant certains invariants du rôle de la famille dans la fiction d’enquête – terme que l’on peut utiliser pour renvoyer à des romans qui ne mettent pas tous en scène des policiers professionnels. Ainsi, la dimension sociologique de la littérature policière, et particulièrement du roman noir, mise en avant par exemple par Jean-Noël Blanc dans Polarville, et sa capacité à refléter les errements, mais aussi l’évolution, de la société dans laquelle s’inscrit le roman se retrouve aussi bien chez Izzo que chez Monroy. La tension entre l’identité individuelle du détective et des identités collectives de différents ordres, des « familles » au sens large, occupe souvent le devant de la scène, chez Hillerman ou chez Izzo. Enfin, nombreux sont les romans qui mettent en scène des détectives et dans lesquels l’intrigue policière repose sur, ou s’articule avec, les relations complexes entre famille biologique et famille choisie – citons par exemple les « fils » d’Isaac Sidel, les liens entre Miss Silver et ses neveu et nièce, ou encore les diverses famille d’Eladio Monroy. Ainsi se dessinent des recoupements ou, pour filer la métaphore, des liens de parenté entre des textes pourtant très différents en apparence. Nous espérons que ces « familles » textuelles éclaireront un peu les fonctions diégétiques, mais aussi intertextuelles, de la fiction d’enquête.

Le premier article du dossier propose de mettre en relation le détective récurrent et la société dans laquelle il évolue : pour analyser le rôle de la famille dans la série policière Elado Monroy, Emilie Guyard s’appuie à la fois sur des analyses sociologiques montrant l’évolution de la famille espagnole après le franquisme et sur une lecture détaillée des romans. Elle démontre que les romans d’Alexis Ravelo reflètent la reconfiguration rapide de la famille espagnole en montrant, en particulier, que ce sont des familles « non conventionnelles » qui se construisent : couples ne vivant pas sous le même toit, familles choisies, familles homosexuelles. Elle met ainsi en avant la dimension sociale, ou sociologique, de la littérature policière contemporaine, souvent très ancrée dans le réel.

Hervé Bismuth se penche également sur des romans où la fonction référentielle prédomine, et plus précisément dans la ville de Marseille dans les années 1990. Il s’intéresse à Fabio Montale, détective créé par Jean-Claude Izzo, dont les parents italiens sont morts bien avant le début des romans, et il montre que l’absence de famille biologique conduit à la construction de familles de substitution dont la fonction diégétique consiste à créer un effet de réel mais aussi à compléter la caractérisation du personnage. Il analyse la manière dont une première famille de substitution disparaît au fil des trois romans, contribuant ainsi à faire de son détective un homme solitaire, selon les règles du roman noir ; mais tout compte fait une ultime forme de famille émerge, qui survivra au détective dans le dernier roman. Hervé Bismuth conclut son article en faisant un parallèle entre le détective et son créateur.

L’article de Marc Michaud analyse des romans dans lesquels la question de la famille du détective dépasse également largement la sphère intime et pose la question de l’inscription des personnages de roman policier dans des cultures potentiellement conflictuelles. Marc Michaud étudie en effet les relations entre deux membres de la police tribale navajo, Jim Chee et Joe Leaphorn, et leurs compagnes dans les romans de Tony Hillerman. En comparant les histoires sentimentales successives de Chee et le mariage stable de Leaphorn, il montre comment ces relations contribuent à la fois à l’ancrage identitaire de ses deux héros, qui se réapproprient la « voie navajo », et à leur travail d’enquêteur.

Les trois autres articles proposent une approche moins sociologique de la question du « détective en famille ». Ainsi, en opposition aux détectives noirs, et dans la plus grande tradition britannique, Patricia Wentworth a créé la détective Miss Silver, analysée ici par Françoise Dupeyron-Lafay. Après avoir montré comment la banalité même de cette vieille fille sans éclat incarne la domesticité paisible et rassure clients et lecteurs malgré la noirceur de certains romans, Françoise Dupeyron-Lafay analyse la portée symbolique du tricot omniprésent dans les mains de la détective lorsqu’elle reçoit à son domicile. Elle conclut son article par une étude approfondie de la dimension méta-textuelle induite par le motif du tricot.

Delphine Cingal propose pour sa part une réflexion sur les détectives de PD James, Adam Dalgliesh et Kate Miskin, qui vivent seuls jusqu’à la fin du cycle de romans, et elle analyse les parallèles entre l’histoire des deux personnages qui se reflètent l’un en l’autre, avec des parents absents. Elle montre ensuite que les morts auxquelles sont confrontés les deux détectives font écho à ces pertes anciennes, et contribuent à densifier la psychologie des personnages. Son approche permet de prendre en compte la dimension psychologique et symbolique des romans policiers, peu abordée par les autres contributions, notamment dans l’attitude du détective face à la mort.

Enfin, dans son analyse des œuvres de Jerome Charyn mettant en scène Isaac Idel, Sophie Vallas montre que les romans de la série bousculent et remettent en cause à la fois l’idée de famille et la généalogie. Elle s’appuie pour cela sur une analyse des relations entre Sidel, ses parents et ses enfants » mais aussi sur des similitudes entre les personnages de Charyn et des figures mythologiques comme Saturne. Cela lui permet de rendre compte de la complexité du « roman familial » de Charyn – et de Sidel.

Bibliographie

Anderson, Jean, Caroline Miranda et Barbara Pezzoti (2015). « Introduction ». Serial Crime Fiction. Dying for More. Basingstoke and New York: Palgrave Macmillan.

Binyon, T. J. (1989). ‘Murder Will Out.’ The Detective in Fiction from Poe to the Present. London, Faber and Faber.

Eco, Umberto (1994). « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne. » Réseaux, volume 12, n°68, « Les théories de la réception ». pp. 9-26. Trad. M.-C. Gamberini.

George, Elizabeth (2005). With No One As Witness. London: Hodder and Stoughton.

Gibney, Patricia (2017). The Missing Ones. London: Little, Brown Book Group.

Hagen, Ordean A (1969). Who Done it: Encyclopedic Guide to Detective, Mystery and Suspense Fiction. New York: R. R. Bowker.

Indridason, Arnaldur (2010). Etranges rivages. Paris : Métailié.

Rankin, Ian (1987). Knots and Crosses. London: The Bodley Head.

Rankin, Ian (1993). The Black Book. London: Orion.

Sayers, Dorothy (1923). Whose Body? London: T. Fisher Unwin.

Todorov, Tzvetan (1980). Poétique de la prose (choix) suivi de Nouvelles recherches sur le récit. Paris : Seuil.

Vargas, Fred (2008). Un Lieu incertain. Paris : Viviane Hamy.

Notes

1 Voir le dossier « Le détective récurrent : entre intime et société » dans le numéro 14.1 de Textes et Contextes: https://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2034 Retour au texte

2 Détective récurrent créé par Dorothy Sayers en 1923. Le premier roman de la série s’intitulait Whose Body ? (Lord Peter et l’inconnu) Retour au texte

3 Dans les romans d’Elizabeth George. Retour au texte

4 Auteure irlandaise de romans policiers. Voir ainsi The Missing Ones (2017) (Ceux qui ont disparu). Retour au texte

5 Ian Rankin, Knots and Crosses, (1987) (L’Etrangleur d’Edimbourg) et The Black Book (1993) (Le Carnet noir). Retour au texte

6 Arnaldur Indridason, Etranges rivages (2010). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sylvie Crinquand et Mélanie Joseph-Vilain, « Le détective en famille : introduction », Textes et contextes [En ligne], 15-2 | 2020, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2765

Auteurs

Sylvie Crinquand

Professeure des universités, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), UFR Langues et Communication, Université Bourgogne Franche-Comté, 4 boulevard Gabriel, BP 17270, 21072 Dijon Cedex

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Mélanie Joseph-Vilain

Professeure des universités, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), UFR Langues et Communication, Université Bourgogne Franche-Comté, 4 boulevard Gabriel, BP 17270, 21072 Dijon Cedex

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