Le nouveau mode d’élaboration des vins, selon une philosophie minimaliste d’élaboration et de traitement, s’accroît depuis ces dernières années. Le syndicat de défenses des vins naturels1 a mis en place une charte d’élaboration récompensant les producteurs par l’obtention du label « Vins méthode nature ». L’association des vins naturels également tout comme celle des vins S.A.I.N.S2. Malgré la mise en place de ces chartes et labels qui démontrent une volonté d’encadrer leur production et leur dénomination, il n’existe pour l’instant pas d’appellation officielle commune pour les vins nature et naturels. La démarche des vins naturels prône un retour aux pratiques dites ancestrales préconisant notamment un mode d’élaboration des vins utilisant le moins d’intrants possible. Le seul autorisé reste l’anhydride sulfureux (SO2) à des doses quatre à cinq fois moins importantes que pour les vins dits conventionnels. Ce désir de renouer avec des pratiques anciennes et plus respectueuses des sols, du végétal et du produit vin trouverait-il un fondement historique ?
Les textes et les ouvrages, notamment ceux des xviie et xviiie siècles, mentionnent des vins « bon, pur, loyal et marchand ». Qu’entend-on alors par un vin pur ? Pourrait-on trouver dans cette définition les prémices des vins naturels ?
C’est dans le cadre de recherches sur les modes de vinifications relatées par des auteurs d’origine bourguignonne que la littérature domestique et gastronomique s’est révélée très fournie sur cette période. La consultation d’auteurs tels que Charles Etienne et Jean Liebault, Nicolas de Bonnefons3, Louis Liger4 d’Auxerre5, Jean Angran de Rueneuve, Le Chevalier de Jaucourt et bien d’autres, lève le voile sur les pratiques viticoles et vineuses d’une époque où cette notion de vin pur revient assez fréquemment. Élaboration, vinifications, élevage, conservation des vins ou traitements, ces pratiques de l’époque moderne annoncent-elles la philosophie adoptée par les vins naturels d’aujourd’hui ?
Vins nature, naturels et S.A.I.N.S
La production de vins nature, naturels, ou S.A.I.N.S semble reposer sur une opposition à une tendance mondiale de standardisation des vins par l’usage de la chimie. Les vins nature seraient élaborés « loin de l’esprit des vins commerciaux qui sont volontairement standardisés au goût d’une forme de clientèle6 ».
Ce mode d’élaboration, prône, outre le respect des sols et du végétal, dans les méthodes viticoles, un interventionnisme réduit au minimum dans les pratiques œnologiques, voire l’absence totale d’adjonction de produit, quel qu'il soit, naturel ou chimique, pour la préservation et la stabilisation des vins7. Une affiche a été élaborée pour l’association des vins S.A.I.N.S listant les différents intrants autorisés selon les pratiques œnologiques. (Ill. 1)
Pour certaines associations de vins nature, « les grands vins, les vins émotionnants, sont le fruit d’un travail agricole désormais presque disparu, et d’une vinification qui intervient le moins possible8 ». Certains producteurs de vins naturels se revendiquent comme étant « les derniers survivants qui produisent des vins dignes d’être un mythe comme il a toujours été dans l’histoire de l’Homme9 » et ainsi qu’« il s’en fait, qu’il s’en vend et qu’il s’en boit depuis plus de 8000 ans10. »
Les discours sur les vins nature renvoient donc généralement vers un « retour à la nature » en s’appuyant sur des arguments induisant une origine historique « comme il a toujours été dans l’histoire de l’homme ».
La notion de « retour » à quelque chose, et quelle que soit cette chose, induit de renouer avec des pratiques ayant déjà existé, et renvoie donc à un fondement historique.
Dans cette optique, la notion de vin pur que l’on trouve mentionnée dans certains baux du xviie siècle ou dans des actes notariés des terriers du xviiie siècle, pourrait-elle être en lien avec les vins nature d’aujourd’hui ?
Vins purs
Afin de pouvoir établir un lien potentiel entre les pratiques œnologiques anciennes et les vins nature, naturels ou S.A.I.N.S., il est nécessaire de tenter de comprendre ce que signifie la notion de vin pur telle qu’on la voit mentionnée dans les différents documents de l’époque moderne.
Mentions des vins purs
On rencontre l’indication de vin « bon, pur, loyal et marchand » dans certains baux ou dans les terriers des xviie et xviiie siècles. La littérature de cette époque peut, elle aussi, en faire mention dans un cadre qui peut n’avoir aucun lien avec le sujet vinicole. Dans l’ordre chronologique11 d’apparition des mentions de vins purs12 on peut citer un bail concédé en 1651 dans l’actuel grand cru Chambertin-Clos de Bèze.
Le Chambertin-Clos-de-Bèze est l’une des trente-trois appellations grands crus en Bourgogne, et sans doute celui sur lequel nous avons le plus d’informations historiques qui en font l’un des Climats parmi les plus anciens actuellement connus. Situé sur la commune de Gevrey-Chambertin, en Côte de Nuits, sa création remonterait au viie siècle lorsque les terres de Gevrey sont données par le duc Amalgaire13 à l’abbaye de Bèze qu’il vient de fonder14. Sans refaire ici tout l’historique de l’abbaye, rappelons seulement qu’elle est cédée au chapitre de Langres en 1219, puis, au xviie siècle, le même chapitre concède des baux sur ses terres de Gevrey, dont le Clos de Bèze15.
Au milieu du xviie siècle, un nouveau bail16 est concédé à Claude Jomard17 le 2 mai 1651. Le bail est conclu à titre de cens emphytéotique annuel et perpétuel de « cinq queheues18 de vin vermeil bon, pur, net, loyal et marchand provenant du crut de ladicte vigne ou d’aultre aussi bon que ycelluy19 » (Ill. 2).
Moins d’un siècle plus tard, on note encore la mention de vin pur dans l’un des feuillets du terrier de Premeaux20. Les archives départementales de la Côte d’Or conservent 70 feuillets du terrier de la Seigneurie de Premeaux21 pour la fin de l’année 1739 à la fin de l’année 1740 ainsi qu’un document manuscrit de Gaspard de Macheco22 daté de 1765. Même si le terrier est incomplet, les détails contenus dans ces feuillets permettent de recréer un arrêt sur image de la société viticole de cette première moitié du xviiie siècle, et l’état des Climats de Premeaux qui bénéficient aujourd’hui de l’appellation Nuits-Saint-Georges 1er cru.
Le terrier consigne les revenus des terres de la seigneurie de Premeaux en 1739 et 1740. Chaque feuillet recense les parcelles de l’un des habitants ou tenancier de la seigneurie dont :
- La liste de ses propriétés bâties et non bâties23.
- La nature de leur plantation ou des bâtiments qui s’y trouvent : vignes, terres, friches, bâtiments, jardin, écurie.
- La superficie de la parcelle concernée.
- Le lieudit ou Climat24 dans lequel elles se trouvent.
- Leur localisation dans le lieudit est également décrite en indiquant les propriétaires, les ouvrages ou les voies, jouxtant la parcelle aux quatre points cardinaux (ses confins).
- Le montant ou la nature de son imposition annuelle (le cens).
- La date à laquelle cette imposition (le cens) doit être réglée auprès de la seigneurie de Premeaux représentée par Antoinette Lebelin25 veuve de Jean Charles de Macheco, feu seigneur de Premeaux et conseiller au Parlement.
Si en grande majorité le cens annuel doit être réglé en numéraire, parfois il est dû en nature. Il peut s’agir d’huile de noix, de cire neuve ou de vin. Le règlement du cens en vin n’est mentionné qu’une seule fois dans les soixante-dix feuillets du terrier qui sont conservés aux archives départementales de la Côte d’Or. Il s’agit du feuillet n° 16426, qui recense, entre autres, une parcelle de deux ouvrées de vignes sises Au-dessus de l’Église, un bâtiment et un jardin. Cette propriété est tenue conjointement et solidairement par les dénommés François Adelon et Jacques Huchon. Le montant du cens annuel de cette propriété, d’une superficie totale de trois ouvrées, est « d’une demie feillette de vin clairet Bon pur Loyal et marchand Envaiselée En tonneau neuf pble au d. jour des trépassés suivant le Bail à cens recu nyot notaire à Nuis le vingt six octobre mil six cent vingt cinq (Ill. 3) ».
Définition des vins purs
Il semble que l’on trouve la réponse à cette question dans différents ouvrages du xvie et du début du xviiie siècle. Les nombreuses publications de cette période moderne ne traitent pas forcément et spécifiquement du sujet de la viticulture ou du mode d’élaboration des vins, mais y font régulièrement référence. Parmi les mentions et explications que l’on peut y trouver, on devine que la notion de vin pur correspond à du vin qui n’a pas été additionné d’eau ou de tout autre liquide comme des jus de fruit qui auraient pu servir à aromatiser le vin.
L’une des premières indications est donnée dans l’édition de 1578 de l’Agriculture et la Maison Rustique27, publiée par Charles Etienne et Jean Liebault au chapitre des remèdes que la fermière doit connaître pour soigner les membres de sa famille et les personnes travaillant au domaine. Au chapitre de la colique, il est indiqué que « rien plus singulier que au temps de la douleur, de boire avec deux doigts de vin blanc ou vermeil tout pur, de l’entredeux & cartilage des cerneaux seiché dés le mois d’Aoust, & mis en poudre28. »
La mention de vin « tout pur » laisse sous-entendre qu’il s’agit de vin dans lequel aucun autre produit, ou liquide, n’a été ajouté. S’il ne s’agit, ici, que d’une indication, plus aucun doute n’est permis dans les propos tenus par Jean Angran de Rueneuve29, conseiller du roi en l’élection d’Orléans, en 1712 dans son ouvrage intitulé Observations sur l’agriculture et le jardinage30.
Vin sans eau
En effet, Jean Angran de Rueuneuve consacre tout un chapitre sur les mauvaises pratiques de certains vignerons et de marchands qui « étant peu fidèles en la vente de leur vin, mettent dans leurs tonneaux dix-huit ou vingt pintes d’eau. » Selon lui, l’ajout d’eau dans le vin pourrait passer inaperçu pour les non-initiés. Il explique que la présence d’eau dans le vin ne peut se remarquer puisque « l’eau, beaucoup plus pesante que le vin, descend en bas, & que d’ordinaire, quand on veut goûter cette liqueur, on perce le tonneau à l’extrémité d’en haut31 ». En clair, l’eau étant plus lourde que le vin, elle tombe au fond du tonneau et le vin reste en surface. Si quelqu’un s’avise de goûter le vin sur le haut du tonneau il ne peut donc se rendre compte qu’on y a ajouté de l’eau.
Pour pallier ce problème et s’assurer que le vin est bien pur et non additionné d’eau, Jean Liebault puis Jean Angran de Rueneuve proposent différentes méthodes, plus ou moins simples, permettant de savoir si le vendeur indélicat a ajouté de l’eau et de pouvoir, le cas échéant l’en ôter du vin :
- On peut demander à un tourneur sur bois de réaliser une tasse en lierre. On perce ensuite le tonneau suspecté de contenir de l’eau, à quatre ou cinq doigts du bord inférieur. On tire du vin du tonneau que l’on verse directement dans cette tasse et, selon l’auteur « S’il y a de l’eau dans le vin, elle s’en sépare, & passe & se filtre au travers des pores de cette tasse de lierre, & laisse le vin qui ne peut passer par un chemin si étroit & si serré32. » C’est un vase en lierre qu’utilise Jean Liebault en 1572 pour filtrer le vin et en ôter l’eau qu’il contient33.
- On peut utiliser une bande de toile de coton que l’on fait tremper au fond du tonneau ou du récipient dans lequel se trouve le vin. On laisse pendre l’autre extrémité de la bande de toile à l’extérieur. Par capillarité, l’eau pourra être extraite du vin et « laissera le vin tout pur34 ».
- Une troisième technique consiste à mettre des pommes sauvages dans le tonneau ou le récipient qui contient le vin suspecté d’être additionné d’eau. Si les pommes coulent au fond c’est qu’il y a de l’eau dans le vin. Si elles flottent c’est que le vin est « tout pur35 ». Il semble emprunter cette technique à Jean Liébault qui dès 1572, préconise semblablement la même chose avec des poires36.
- On peut également pendre un bâton37 de trois pieds de long huilé sur sa partie inférieure. On le plonge dans le tonneau jusqu’à la lie. Si, en ôtant le bâton, on constate que des gouttes se sont « accrochées » sur la partie huilée c’est qu’il y a de l’eau dans le tonneau.38
- Il peut aussi s’agir de jeter une sauterelle ou une cigale dans le vin. Si elle se noie c’est que le vin est coupé avec de l’eau39.
- Une sixième possibilité consiste à tremper une éponge neuve dans de l’huile. Il faut ensuite boucher le trou de bonde, du tonneau contenant le vin, avec cette éponge. Il faut faire rouler et tourner le tonneau en tous sens puis le laisser à l’envers (bonde vers le bas). Au bout d’une demi-heure on remet le tonneau à l’endroit. Si l’éponge est pleine d’eau c’est que le vin a été frelaté40. Cette technique, reprise par Jean Angran de Rueneuve semble s’inspirer de celle déjà indiquée par Jean Liebault qui l’utilise non, pour simplement vérifier qu’il y a de l’eau dans le vin mais pour l’en ôter. Avant de mettre le tonneau sur l’envers, trou de bonde vers le bas et bouché avec une éponge imbibée d’huile, il indique qu’il faut ajouter dans le vin de l’alun fondu. De cette manière seule l’eau contenue dans le vin sortira du tonneau41.
- Jean Liebault mentionne encore le fait d’ajouter de la chaux vive dans le vin suspect. Selon ce qu’il en sait si le vin est coupé avec de l’eau, la chaux se dissout dans le liquide. Si le vin est pur elle s’agglomère et ne se dissout pas42.
- Jean Liebault indique que l’on peut mettre le vin dans une poêle d’huile bouillante. Pour lui si cette action provoque beaucoup de bruit et que le vin bout, c’est une preuve irréfutable qu’il contient de l’eau43.
- Pour finir, un jonc bien sec mis dans le tonneau de vin ferait office d’éponge et absorberait l’eau contenue dans le vin d’après Jean Angran de Rueneuve qui précise que « L’expérience m’a appris que ce jonc sec avait la vertu d’attirer à soy l’eau et non le vin44. »
Bien qu’ayant énoncé, pour sa part, sept méthodes pour séparer l’eau du vin, Jean Angran de Rueneuve indique encore un peu plus loin une ultime méthode qu’il dit emprunter à Africanus qui, selon lui, relatait
que pour faire séparer l’eau du vin qui était dans un tonneau, il fallait y jeter de l’alun (espèce de sel fossile & blanc qui se trouve parmi la terre) liquide, & boucher le trou où l’on met le bondon avec une éponge imbibée d’huile, & ensuite verser ce tonneau sens dessus dessous, & que peu de temps après l’eau en sortirait toute pure. Cela est aisé à pratiquer45.
Toutes ces techniques semblent indiquer que l’on est très soucieux de la nature pure des vins sur toute la période Moderne. L’adjonction d’eau semble être une altération évidente du produit vin.
Plus aucun doute ne subsiste sur la nature du vin pur lorsque Jean Angran de Rueneuve disserte sur les bienfaits et les excès de la consommation de vin. S’il est suspicieux sur le fait que certains marchands puissent couper le vin avec de l’eau, pour ce qui est de sa consommation il recommande de le « tremper » d’eau avant de le boire. Il précise que les « jeunes gens » doivent ajouter beaucoup plus d’eau que les « vieillards ». Pour le reste, il conseille de composer le breuvage d’un tiers d’eau et de deux tiers de vin. Il cite en exemple « sa majesté (Louis XIV) toujours sage en ses actions » qui « met plus de la moitié d’eau dans le vin qu’elle boit46 ».
Néanmoins, il conçoit que le vin puisse se boire pur « quand on s’est échauffé à faire quelque chose de pénible pour provoquer la sueur » et à la fin du repas, second moment où il est acceptable de boire du vin pur « pour aider à la digestion des viandes & des fruits crus47 ».
Un vin pur est donc un vin dans lequel on n’a pas ajouté d’eau, mais pas uniquement.
Vin non aromatisé
Après son exposé sur les méthodes pour contrôler la pureté du vin, Jean Angran de Rueneuve enchaine immédiatement sur une autre problématique qu’il n’approuve pas non plus. Il expose, en effet, que l’on pratique l’aromatisation pour donner au vin un goût de muscade à l’aide de graine de grande Orvalle48 mise dans un sachet que l’on laisse pendre dans le tonneau jusqu’à ce que l’on estime que le vin ait suffisamment pris le goût recherché. Ces pratiques corrompent, selon lui, le goût naturel des vins49. Les différentes méthodes d’aromatisation des vins sont développées dans le chapitre dédié à cette thématique50.
Les intrants dans les vins du xvie au xviiie siècles
Outre les intrants visant à améliorer le goût des vins par divers procédés d’aromatisation déjà mentionnés précédemment, d’autres substances peuvent être ajoutées tout au long du processus de vinification, de l’élevage ou pour la conservation des vins. D’autres remèdes servent à corriger ou à rectifier des vins qui se seraient altérés.
Les listes des intrants indiqués, ci-après ne sont pas exhaustives. Il faudrait relever tous les ingrédients et « drogues » que l’on ajoute aux différentes phases d’élaboration des vins qui sont mentionnés dans la totalité de la littérature des xvie, xviie et xviiie siècles.
On peut les utiliser dès la phase de vinification. En effet, l’obtention de certains vins, nécessite de stopper ou d’empêcher la fermentation. Pour l’élaboration des vins doux notamment, ils doivent être généralement immergés dans de l’eau froide. C’est déjà ce que préconise Jean Liebaut51 en 1572 afin de conserver du moût sur une année entière et l’empêcher de fermenter. A cette fin, il livre plusieurs techniques visant à conserver le moût, parmi lesquelles l’étanchéification du tonneau par poissage52, intérieur et extérieur, et sur lequel on ajoute du plâtre. Il précise que le moût « demeurera plus longuement en sa douceur si l’on prend soin d’immerger le tonneau dans un puits ou un fleuve » après l’avoir « enclos d’une petite peau ». C’est selon lui « la chaleur de la poix » qui permet de conserver le moût dans sa douceur. A défaut d’immerger les tonneaux dans l’eau, ils peuvent être ensablés, ou couverts de marc et de sable. Dans d’autres cas, on peut interrompre la fermentation par l’ajout de craie53 ou d’esprit de vin54.
Les intrants les plus fréquemment utilisés lors de la phase de fermentation sont des produits aromatisants afin de donner un goût agréable au vin55.
Il peut s’agir également d’obtenir du vin « rassis56 ». Dans ce cas on peut appliquer une méthode utilisée par les Champenois qui consiste à remplir un tonneau avec des copeaux de bois de fayette57 et de le remplir avec le moût qui deviendra « rassis en quelques heures sans avoir jetté aucune escume », donc sans avoir fermenté. Par conséquent, on laisse le moût débourber. Jean Liebault indique que cette technique est principalement utilisée par les habitants de Troyes non seulement pour obtenir du vin « rassis » mais également pour l’obtention des « rappez » que nous développerons au chapitre des vins altérés.
Conservation et clarification des vins
Le souci de préserver les vins de toute altération potentielle et en particulier dans le cas du transport en dehors des régions de production est constant. Le méchage au souffre semble être pratiqué de longue date si l’on en croit Jean Angran de Rueneuve qui se réfère à Fronto58 pour l’usage du souffre dans le cadre de la conservation et la stabilisation des vins. Dès 1655, Nicolas de Bonnefons indique que les Allemands « pour conserver la bonté de leurs vins blancs de Rhein ansoulfrent leur tonneaux » avant d’y mettre le vin.
Pour Bassermann-Jordan59 le soufre aurait été introduit dans le Saint Empire de façon généralisé dès la fin du xve siècle en raison, selon lui, de la grande production germanique de vins blancs60. Les différentes mentions que l’on trouve, sur des achats de souffre à la fin du Moyen Âge61 et la propagation de cet usage par le biais des ouvrages de l’époque moderne dès le xviie siècle, pourraient indiquer que son utilisation se répand et se généralise dès cette époque.
Pour soufrer les tonneaux, Nicolas de Bonnefons précise que l’on doit faire pendre dans le tonneau une bande de tissu imprégnée de souffre d’une longueur de « six poulces, sur trois ou quatre de large ». On met ensuite le feu à cette mèche clouée dans le tonneau jusqu’à ce qu’elle se soit entièrement consumée. Puis on bouche le tonneau pour « le faire parfumer partout62 ». On y entonne ensuite le vin aussi rapidement que possible et on couvre le trou de bonde avec des feuilles de vigne et du sable jusqu’à ce que la fermentation alcoolique soit terminée. En 1712, pour Jean Angran de Rueneuve, il est indispensable de soufrer les tonneaux de vins rouges qui doivent être exportés, particulièrement par temps chaud : « Avant de faire transporter du vin rouge en des Provinces éloignées, soit par eau ou par terre, ou par mer hors du royaume, il faut absolument le faire soufrer, si on veut que ce vin ne se gâte pendant les chaleurs ».
Si Nicolas de Bonnefons précisait la manière de mécher les tonneaux, Jean Angran de Rueneuve nous livre le « Secret pour composer les bougies de soufre63 » :
2 onces de Poivre blanc, 1 once de gerofle, 2 onces de canelle, 1 once d’anis, 2 onces de graines de muliseau (?), 1 once de gingembre, 1 once d’anis verd, 1 once de graines de genièvre, 2 onces d’Iris, 1 once de thym. Le tout bien battu, pulvérisé & passé par un fin tamis .../... Plus 2 livres 1/2 de soufre en fleur. Mettez ce soufre dans un réchaux sur une terrasse, & le laissez fondre. Mêlez toutes ces drogues avec ce soufre fondu. Passez-y ensuite votre toile coupée par tranches larges de trois doigts, jusqu’à ce que vôtre soufre soit usé.
La conservation du vin du vin n’est pas la seule préoccupation des auteurs de l’époque moderne. Clarifier les vins semble être tout aussi important si l’on prend en compte la multitude de méthodes que nous livrent Jean Liebaut, Nicolas de Bonnefons, Louis Liger, Jean Angran de Rueneuve et le Chevalier de Jaucourt64 dans l’Encyclopédie de Diderot & d’Alembert.
Elle peut se faire soit par l’adjonction d’intrants de diverses natures, soit par des traitements extérieurs que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de moins invasifs puisque dans ce cas, rien n’est ajouté au vin, mais disposés sur ou sous le tonneau que l’on veut traiter.
Selon les sources on peut :
- Utiliser du vinaigre pour clarifier le moût. Dès 1572, Jean Liébault65 indique que pour « bien tôt espurgé » le moût il faut prendre un demi-setier de vinaigre que l’on mélange avec soixante setiers de moût. Il précise que ce traitement permet d’obtenir un moût « purifié » en seulement trois jours. On fait donc une solution vinaigrée à 0,8 %.
- Utiliser un râpé de copeaux qui se fait avec de longs copeaux de bois de hêtre bien secs. Ces copeaux sont mis à tremper dans de l’eau pendant deux jours. L’eau qui sert au trempage doit être renouvelée deux à trois fois par jour. Les copeaux sont ensuite mis à égoutter puis à sécher. Ils sont introduits dans le tonneau par le trou de bonde et le vin s’éclaircit rapidement66. D’après Nicolas de Bonnefons cette technique du râpé de copeau, permet également d’atténuer « la verdeur » du vin si besoin. L’utilisation des râpés de copeau est également mentionnée par Louis Liger en 1700 et Jean Angran de Rueneuve en 1712.
- Mettre du « sable fricassé bien chaud » dans le tonneau67.
- Mélanger trois blancs d’œufs avec ½ livre de sel blanc dans « deux hemines vaisseau servant de mesure chez les anciens, qui étoit la moitié du septier romain68 » de vin blanc. Après avoir bien battu ces ingrédients ensemble jusqu’à ce que le mélange devienne bien blanc on rallonge le tout « six hemines » de vin supplémentaire, Cette mixture est ensuite versée directement dans le tonneau « où il y a du vin qui n’est pas clair ». Jean Angran de Rueneuve dit tenir cette recette de Fronto69. Jean Liebault utilise le même procédé, mais le but en 1572 est d’obtenir du vin « cleret70. »
- Si Jean Angran de Rueneuve cite la recette de Fronto, il estime que la colle de poisson mélangée à de la cendre chaude et de l’eau, le tout délayé ensuite dans un peu de vin, permet de faire éclaircir un vin trouble en une journée71. Cette méthode est reprise dans l’Encyclopédie de Diderot & d’Alembert72 où il est précisé qu’elle convient mieux aux vins blancs qu’aux vins rouges. Le vin ainsi clarifié à la colle de poisson « devient clair ordinairement en huit ou dix jours ». Les deux sources ne sont pas d’accord sur la durée, mais sur le principe73.
- Le lait écrémé est également employé pour clarifier tous les vins blancs. Cette méthode est déconseillée pour qualifier les vins rouges qu’il décolorerait74.
- Une autre méthode plus rapide est mentionnée dans l’Encyclopédie Diderot & D’Alembert. Le Chevalier de Jaucourt, rédacteur de l’article sur la chimie du vin, indique que la clarification des vins avec la colle de poisson ou le blanc d’œuf présente l’inconvénient d’être assez longue. Il livre une autre technique beaucoup plus rapide et permettant de clarifier les vins en quelques heures seulement. Cette technique, tenue pour « secrète » et connue seulement de quelques initiés, pourrait être pratiquée par certains marchands. Il s’agirait de l’utilisation d’esprit de vin tartarisé75 ajouté à des substances dites « ordinaires » connue et utilisées pour la clarification des vins : le gypse et l’albâtre calciné.
On peut, citer les deux méthodes moins invasives qui sont mentionnées par Jean Angran de Rueneuve, qui préconise soit de jeter sur le tonneau de la cendre de sarment ou de bois de chêne, soit de placer sous le tonneau une livre de sel blanc comme le suggère également, déjà, Nicolas de Bonnefons76. Il précise tenir cette seconde technique d’un autre auteur qu’il ne mentionne pas77.
Rectifier la couleur des vins
Que ce soit pour changer le vin blanc en vin rouge ou le rouge en vin blanc, depuis le Moyen Âge on trouve différentes recettes. Déjà à la fin du xive siècle, l’auteur du Ménagier de Paris livre son secret « pour faire sur table vin blanc devenir vermeil » par l’ajout de poudre de pétale de rose trémière directement dans le verre (Ill.4).
Si, à la fin du xive siècle, on peut transformer volontairement un vin blanc en vin rouge, à l’Époque Moderne un vin dont la couleur s’altère avec le temps doit être rectifié.
Certains vins blancs peuvent se teinter et virer au roux ou au brun. Dans de tels cas certaines techniques peuvent être employées pour leur rendre une couleur acceptable.
Nicolas de Bonnefons préconise l’utilisation de farine de froment, mais on peut utiliser du sel, du sable et du lait de vache pour Jean Angran de Rueneuve en 1712 et le Chevalier de Jaucourt en 1765. Ces techniques visent à éclaircir des vins blancs qui ont viré au jaune, à l’orangé, au brun ou au roux, couleurs qui ne semble pas être appréciées sur les vins blancs.
Selon Nicolas de Bonefons78, pour rendre sa couleur à un vin qui a roussi il faut mélanger trois pintes du vin que l’on souhaite corriger et y délayer deux litres de farine de froment. Il suffit de verser ce mélange dans le tonneau altéré, de le rouler pendant une demi-heure, puis de laisser le tout reposer.
En 1712, pour Jean Angran de Rueneuve, il faut ajouter au vin qui a « jauni » deux pintes de lait de vache, écrémé au préalable, que l’on mélange à deux cent quatre-vingts pintes de vin « jaune » et même quatre pintes de lait si le vin est vraiment très foncé. Il suffit ensuite de bien remuer le lait et le vin ensemble avec un bâton fendu en quatre puis ajouter dans le tonneau quatre ou cinq poignées de sable « bien clair & bien sec, & une demi quarteron de sel commun79 ». Il s’agit de la même technique mentionnée par le chevalier de Jaucourt lorsqu’on estime que le tonneau a donné au vin une couleur trop brune. Il précise que cette technique permet d’obtenir des vins que les marchands appellent « couleur blancheur d’eau80 », très prisé de la clientèle étrangère.
Les vins rouges ne sont pas exempts d’une déviance de coloration. Pour guérir un vin rouge qui aurait viré au noir, Jean Angran de Rueuneuve81 nous livre une recette de Varron82 qui permet de lui redonner sa couleur rouge. La technique est complexe car il faut dans un premier temps que le vin noir devienne blanc ce qui peut s’obtenir si on ajoute une once83 de sel dans dix hémines84 du vin qui s’est trop coloré. Il suffit ensuite d’ajouter du petit-lait ou de la cendre de sarment de vignes rouge pour que ce vin redevienne rouge.
Si Jean Angran de Rueneuve s’appuie sur Varon, Jean Liebault propose des recettes semblables pour changer la couleur des vins. La technique du sel ou du lait dans le vin noir est déjà utilisée en 1572. Celle de l’utilisation du lait ou de la cendre de vigne également et qui peut opérer dans les deux sens. De la cendre de vigne blanche pour décolorer un vin rouge en vin blanc et de la cendre de vigne noire pour obtenir l’inverse.
Pour le chevalier de Jaucourt85 on peut changer la couleur d’un vin rouge en vin blanc en ajoutant du lait « qui précipitera aussitôt la plus grande partie de sa couleur » (Ill. 5). Ce procédé peut être un avantage s’il s’agit d’un vin rouge trop marqué par l’acidité. Selon lui, on tolère « ce petit degré d’acidité » sur les blancs, alors qu’on le jugera déplaisant sur un vin rouge. Si le vin rouge devient blanc alors ce défaut d’acidité, qu’on aurait pu lui reprocher s’il était resté rouge, devient presque normal.
Traitements des vins altérés
Le vin de l’époque moderne doit répondre à certains critères gustatifs. Il convient donc d’intervenir en cas de déviance du vin. Si l’élaboration des vins mousseux commence dès la fin du xviie siècle, il semble que plus généralement on n’accepte guère que le vin se mette à pétiller ou perler. En dehors de la Champagne l’on considère encore qu’il s’agit d’un défaut, qu’il faut donc rectifier.
Le vin poussé est un vin dans lequel on note la présence de gaz carbonique. Pour Jean Angran de Rueuneuve86, ce défaut doit être corrigé. Il s’appuie sur des techniques anciennes qui lui ont été transmises. Il indique que « pour empêcher que le vin ne devint poussé, & faire en sorte qu’il pût se conserver longtemps, il faut mettre dans le tonneau du sel décrepité87 ». Il note également un procédé plus ancien remontant à l’époque romaine : « Fronto assurait que le vin poussé ôté de dessus sa lie, & ensuite remis sur une nouvelle, se rétablirait en peu de temps. ». S’appuyant sur sa propre expérience, il conclut en disant qu’il faut ôter le vin poussé « de dessus de sa lie » et le transvaser dans un tonneau qui a été soufré (méché) et dans lequel on ajoute une demi-livre d’Alun de Rome et autant de salpêtre avant d’y mettre le vin.
Il peut également être nécessaire de rectifier le vin si la vendange se fait sous la pluie. Cette dernière donne, dans de pareils cas, des vins de « peu de force », ce qui peut se rectifier, notamment par un ajout de sel dans le vin qui aura été changé de tonneau afin que son « aquosité » puisse rester au fond du nouveau contenant. Une autre technique pour améliorer la concentration de ce genre de vin dilué consiste à le faire réduire du cinquième de son volume en le faisant bouillir sur le feu. Néanmoins ce vin ne devra être consommé que quatre années plus tard88.
Si malgré ce traitement le vin s’aigrit avec le temps, Jean Liebault89, préconise d’y ajouter des raisins bouillis ou de le filtrer en utilisant du sable de rivière.
Un vin dont le goût s’est dégradé doit également subir un traitement afin de le rendre acceptable pour le consommateur. Le goût « d’évent » est une autre déviance à laquelle on doit pallier. Pour Nicolas de Bonnefons, si le vin a pris un goût désagréable, ou qui aurait pris de l’« évent » il serait possible, non de le faire totalement disparaître, mais au moins de le réduire considérablement en le « ventousant » avec un demi-pain chaud sortant du four. Pour se faire, il suffit de le couper en deux et de mettre la moitié directement sur le trou de bonde : « ce pain chaud attirera la mauvaise qualité du vin90 ».
Il faut également veiller à ce que le goût du vin puisse rester constant notamment pour les débitants de boissons qui doivent pouvoir offrir à leur client un vin dont le goût reste égal à tout moment. Nicolas de Bonnefons indique que les marchands de boissons et les taverniers ont soin d’avoir toujours des râpés de copeaux91 et des râpés de raisins.
Pour ces derniers il s’agit d’ajouter à du vin déjà fait, des baies entières « du meilleur raisin » auxquelles on a coupé « les petites queuës prés des grains sans les crever ». On les entonne par la bonde jusqu’à ce que le tonneau en soit remplit. Ensuite on tire « du bon vin au sortir de la cuve » que l’on verse dans le tonneau remplit de baies. On veille à remplir journellement le tonneau de vin « bien clair » au fur et à mesure que l’on en tire afin qu’il soit toujours plein. Le vin se remet en fermentation dans le tonneau92. Cela permettrait, en particulier aux Taverniers qui vendent le vin au pot, d’avoir toujours un vin qui garde un goût constant pour leurs clients : « L’usage de ces rapez93, n’est à autre fin que pour entretenir toûjours leurs94 Chalans d’une mesme boitte ». Il cite en exemple cette technique qui est pratiquée par « Les Religieux Mendiants à qui l’on aumosne du vin, le mettent sur ces sortes de rapez pour le rendre tout d’un goust quoy qu’il soit provenu de diverses sortes de vins, & ces sortes de rapez sont meilleurs la seconde année que la première95 ». L’ajout de raisins entiers, de morillon96 en particulier, est une pratique déjà mentionnée dans le Ménagier de Paris97 à la fin du xive siècle. Il s’agit alors, d’adoucir un vin trop vert : « Item si le vin est trop vert, il doit prendre plain pennier de morillons bien meurs, et gecte dedans la queue, par le bondonnail, tous entiers, et il amendra. ».
Aromatisation des vins
Modifier ou améliorer le goût du vin par un procédé aromatisant, ne pose aucun problème de conscience entre le xvie siècle et le début du xviiie siècle sans omettre la période médiévale. Jean Liebault propose déjà en 1572 d’améliorer le goût du vin en utilisant, par exemple, des graines de myrte, séchées et pilées, que l’on met en macération dans un petit baril de vin pendant une dizaine de jours. On obtient également un vin parfumé à la fleur de raisin selon le même procédé. Il livre encore d’autres recettes comme celle qui consiste à frotter l’intérieur du tonneau avec des feuilles de pin et de cyprès qui sont laissées ensuite dans le vin pour le rendre plus odorant. Il peut s’agir également faire pendre dans le tonneau, sans qu’il y ait de contact avec le vin, une orange ou un citron piqué de clous de girofle, ou plus simplement faire tremper dans de l’eau-de-vie « les simples et matières » dont on souhaite obtenir le goût pour aromatiser le vin. L’eau-de-vie, parfumée de la sorte, est ensuite directement mélangée au vin.
Un siècle plus tard, Nicolas de Bonnefons indique, lui aussi, que l’on peut ajouter « beaucoup d’ingrédients » pour parfaire le goût et l’odeur des vins comme du jus de framboise, de l’eau-de-vie, du sel, des peaux d’oranges séchées, de la cannelle, des clous de girofle « & autres »98. Cette liste n’est donc pas exhaustive. Il préconise, si l’on souhaite obtenir un vin ayant un goût fumé, de poudrer le vin de cendre de sarments de vigne au moment où la fermentation, alcoolique démarre99. Il recommande également l’ajout de sel lors de la phase fermentaire sans préciser le goût que l’on peut obtenir au final.
Il indique également que l’on peut donner au vin un goût de Genetin100. Ce point est dénoncé par Jean Angran de Rueneuve en 1712. Il expose, en effet, que l’on pratique l’aromatisation pour donner au vin un goût de muscade à l’aide de graine de grande Orvalle101 mise dans un sachet que l’on laisse pendre dans le tonneau jusqu’à ce que l’on estime que le vin ait suffisamment pris le goût recherché. Ces pratiques corrompent, selon lui, le goût naturel des vins102. Les deux auteurs sont en désaccord sur ce point.
Pourtant Jean Angran de Rueneuve semble être contre l’ajout de produits aromatisant dans le produit fini, il ne semble pas être opposé au fait d’en ajouter en cours de la vinification. Il préconise de faire tremper de la racine d’Iris dans le vin durant la fermentation alcoolique : « Pour donner au vin un gout & une odeur agréable, il faut faire tremper de la racine d’Iris dans du vin pendant tout le temps qu’il bouillonne dans le tonneau103. » L’ajout de racine d’Iris comme aromatisant est un procédé déjà utilisé dans l’Antiquité. Cette pratique semble donner au vin un goût de violette.
Déjà au xive siècle, l’aromatisation des vins n’est pas chose extraordinaire. En 1372, Jean Corbechon104 indique que l’on met des épices et des herbes aromatiques dans les vins pour leur donner une odeur et une saveur artificielle105 comme c’est le cas pour le saugé, l’Hypocras, le claré, le rosé et le giroflé. On retrouve les mélanges d’épices pour faire l’hypocras106 et le claré, tout comme la recette du saugé dans le Ménagier de Paris107.
Au xviie siècle Nicolas de Bonnefons indique que l’on peut ajouter « beaucoup d’ingrédients » pour parfaire le goût et l’odeur des vins comme du jus de framboise, de l’eau-de-vie, des peaux d’oranges séchées, de la cannelle, des clous de girofle « & autres ». Cette liste n’est donc pas exhaustive. Il mentionne aussi la possibilité d’ajouter d’une livre de sel pour chaque muid de vin « quand le vin bout dans la cuve », soit pendant la fermentation alcoolique108.
Ces ingrédients ou « drogues » ainsi qu’ils les nomment, sont mis dans un sachet « de linge » de la longueur d’un doigt qui est maintenu dans le tonneau par un clou mais qui « pendra dans le tonneau sans toucher au vin ». S’il cite cette possibilité il précise en fin de chapitre que ces mélanges inventés par le caprice des hommes ne font que « déguiser le vin, sans en augmenter la bonté109 ».
En 1712, Jean Angran de Rueneuve reprend les propos de Louis Liger d’Auxerre, en 1700, sur l’ajout de produits aromatisant (graine d’Orvalle) dans le produit fini, qui selon eux, tendait à corrompre le vin, Jean Angran de Rueneuve n’était pas opposé à l’ajout de racine d’Iris pendant la fermentation pour améliorer le goût du vin.110
Louis Liger est plus vindicatif et virulent sur les pratiques mentionnées plus tôt : « Loin de tous ces mélanges, qui gâtent le vin, au lieu de luy faire venir comme un surcroît de bonté : qu’on n’employe les framboises que pour manger, ou donner du goût à des confitures, & non pas dans la pensée de rendre agréable celuy du vin ; & qu’on rejette ces peaux d’orange, ces clouds de girofle, & cette cannelle, comme épices à faire cracher contre le vin où elles entrent ; il n’est que le goût naturel du vin111 ».
Conclusion
La philosophie des vins nature repose sur l’élaboration d’un vin qui ne contient que, et exclusivement, du moût de raisin fermenté depuis son élaboration jusqu’à sa consommation par le consommateur. Aucun produit stabilisant ou anti-oxydant ne peut être envisagé. L’affiche élaborée pour l’association des vins S.A.I.N.S, listant les différents intrants autorisés selon les pratiques œnologiques, confronte les pratiques de la viticulture traditionnelle, les vins labellisés bio et la biodynamie. (Ill. 1). Nous pouvons également ajouter à ce schéma une bouteille supplémentaire recensant les pratiques mentionnées à l’époque moderne (Ill. 6).
Les vins purs des xvie au xviiie siècles, sont des vins sans adjonction d’eau, voir sans adjonction de produit aromatisant. Leurs modes d’élaboration ne correspondent pas à la philosophie des vins naturels d’aujourd’hui. Les différents auteurs consultés, entre 1572 et 1765 traitent tous d’ajouts d’intrants aussi divers que variés à tous les stades de l’élaboration des vins.
Si la possibilité de faire des vins uniquement à base de jus de raisin fermenté sans aucun ajout de produit extérieur pour les stabiliser ou les rectifier a pu être pratiquée, elle n’est mentionnée par aucun d’entre eux.
La liste des intrants pouvant être utilisés à l’époque moderne, et non exhaustive à ce stade de la recherche, est presque aussi longue que celle que l’agriculture conventionnelle peut utiliser aujourd’hui parmi laquelle on retrouve des constantes : albumine (blanc d’œuf), colle de poisson et soufre. Nous aurions pu également ajouter les intrants qui sont utilisés à la fin du xive siècle112, non dans l’élaboration des vins, mais dans leur conservation ou correction pour les vins qui se sont altérés. D’autres sources restent encore à explorer car le sujet est vaste et les auteurs reprennent bien souvent ce que leurs prédécesseurs ont déjà publié.
Les élaborateurs de vins nature et naturels revendiquent un usage vieux de huit mille ans. Cela ne semble pas être le cas à l’époque moderne et aucun lien avec des pratiques historiques de cette période n’a pu être établi en l’état actuel de nos recherches.