Pas de couverture d’un grand tournoi international du football sans articles de presse sur les rituels superstitieux qu’observent les joueurs avant le match. Dans les meilleurs des cas, le journaliste prend le temps de consulter un psychologue pour fournir quelques éléments d’explication1, mais la plupart du temps, il s’agit simplement d’amuser le lecteur penché sur son portable en présentant une liste de comportements bizarres du genre « Le top 10 des superstitions » ou « Les douze rituels d’avant-match les plus étranges », si ce n’est pas les superstitions « les plus folles » ou « les plus insolites ». Certains en profitent pour en faire des pièges à clic2, parfois c’est un footballeur lui-même qui signe l’article, comme Mario Gomez en 2018, qui promet de couvrir la gamme entière « du plus classique au plus incongru3 ». Et même l’UEFA s’y met, en publiant, un vendredi 13 (gros clin d’œil !), une panoplie de superstitions de grandes figures du football européen, sans aucune mise en perspective4.
La curiosité spontanée que suscitent ces copiés-collés de circonstance est fondée sur une expérience partagée. Quel footballeur pratiquant, quel que soit son niveau, n’a jamais été tenté de s’adonner, contre toute logique rationnelle, à des rituels d’avant-match établissant un quelconque lien de cause à effet entre un comportement et un résultat escompté ? Savoir que les meilleurs joueurs du monde ne sont pas exempts de ces mêmes réflexes, cela a tout de même quelque chose de très rassurant.
Du côté des psychologues, on a vite identifié le sport comme un refuge naturel pour des croyances irrationnelles de toute sorte. Dans son classique sur la psychologie de la superstition datant de 19975, Stuart Vyse souligne à quel point l’incertitude, consubstantielle à tous les sports, favorise la recherche de moyens pour la contenir ou du moins pour se donner l’impression de pouvoir la maîtriser.
Dans des articles plus récents, en proposant une revue critique de travaux de recherche anglo-américains6, il observe que le caractère calmant et rassurant des rituels superstitieux pratiqués par les sportifs peut effectivement permettre de produire une meilleure performance dans certaines disciplines, ce qui en retour renforce la croyance initiale. Sa conclusion est limpide : « Oui, votre superstition fonctionne, mais c’est le rituel, et non pas la superstition qui fait que vous vous sentiez mieux. Tout bon vieux rituel fera l’affaire7. » Stuart Vyse rappelle par là un élément sémantique important : dans le sport, un rituel, c’est-à-dire une action répétée et codifiée qui n’a aucun lien direct avec la performance sportive elle-même, n’est pas superstitieux par essence. Il peut être effectué par le sportif dans le but tout à fait rationnel de mieux maîtriser ses émotions d’anxiété. C’est la croyance que le rituel provoque un effet direct sur le résultat sportif qui en fait une superstition.
Et du côté des anthropologues ? Toujours à l’affût des rituels dans la vie quotidienne, les chercheurs qui ont osé s’intéresser au football ont évidemment été frappés par la présence massive de comportements ritualisés dans le football. Si Desmond Morris, à la fin des années 1970, était encore pleinement focalisé sur les joueurs, en consacrant le chapitre 20 de son exploration de « la tribu du football » à « La superstition des héros : précautions magiques et porte-bonheurs8 », Christian Bromberger était, vers la fin des années 1980, davantage attiré par les références au surnaturel dans les paroles et le comportement des supporters. Plusieurs passages détaillés de son Match de football sont dédiés à leurs « pratiques magico-religieuses » et aux rituels qui en découlent9, accompagnés d’une mise en garde argumentée contre les conclusions hâtives de leur supposé caractère religieux.
La superstition dans le football, sujet d’amusement quand il s’agit des stars européennes, connaît aussi sa version « hard », qui peut virer au tragique par le biais d’hystéries collectives violentes10 : la sorcellerie dans le football africain. Par le passé, notamment suite à l’émergence des nations africaines dans le football mondial, les anecdotes de pensée magique et d’occultisme ont été relatées sur un mode condescendant, avec des relents colonialistes à peine conscients. Aujourd’hui, la persistance de ces croyances et pratiques est davantage étudiée sous le prisme de la difficulté du football africain à se débarrasser de ce type de traditions néfastes, vues comme autant de freins qui l’empêchent d’exploiter son plein potentiel11.
Dans cet article, nous ne nous intéressons ni aux rituels des footballeurs ni aux cas extrêmes de croyances occultes, mais aux rituels superstitieux « mainstream », observés par des fans européens marqués par ailleurs par un rationalisme assumé dans leur vie quotidienne hors football. Nous en présentons quelques portraits, pour tenter par la suite d’expliquer ces comportements non dépourvus de dissonances cognitives en mobilisant dans nos réflexions des approches pluridisciplinaires.
Portraits de fans superstitieux
Portrait n° 1 : Axel
Axel a 54 ans, il est professeur associé dans une université suédoise. Il est spécialiste des médias et de la littérature, ses publications portent sur la poésie et la culture populaire. Il est également l’un des plus grands fans du Bayern Munich que l’on puisse imaginer. Il suit les matchs, écrit des mises à jour dans les médias sociaux, est abonné à des bulletins d’information, possède plusieurs maillots, écharpes, calendriers et autres publications liées au Bayern. Il a également un ensemble de rituels pour s’assurer que son club favori gagne. Par exemple, il doit boire une bière munichoise lorsque l’équipe joue. La Paulaner est la plus sûre, mais la Spaten fonctionne aussi. Il est absolument interdit de boire de la Dab, qui vient de Dortmund. Pour assurer la victoire du Bayern, Axel doit écrire en allemand le matin du jour du match. Il doit également porter l’un de ses maillots. Cela aide aussi. Une action complémentaire concerne la manière d’ouvrir sa bière dans sa cuisine. La capsule de bière doit être placée à un endroit très précis sur le comptoir de la cuisine. Sinon, le match risque d’être désastreux pour le Bayern. Axel porte aussi la poisse aux penalties. Lorsqu’il regarde les tirs au but, l’équipe qu’il préfère perd généralement, par conséquent, cela aide énormément de ne pas les regarder.
Lorsque nous discutons de ces petites procédures et rituels, nous sourions tous les deux, mais cela n’a rien de risible. C’est une affaire sérieuse. En fait, c’est tellement sérieux que certaines personnes haussent les sourcils lorsqu’elles entendent parler des petites superstitions qui entourent la passion d’Axel pour le football. « Tu ne peux pas en parler à tout le monde », dit-il, « certains pensent que tu es un peu fou. » Il y a chez lui sans le moindre doute une prise de conscience du caractère quelque peu irrationnel de ces rituels que la société moderne, technologiquement avancée, devrait laisser dans le passé, d’après le discours dominant en la matière. Axel aime également l’équipe nationale allemande et, de la même manière, il a besoin de « faire des choses » pour l’aider à gagner. Lorsque l’Allemagne joue, il doit boire une bière allemande et éviter la nourriture provenant du pays de l’équipe adverse. Il a plusieurs preuves de la nécessité de ces précautions. En 2012, lors des championnats d’Europe, l’Allemagne a affronté l’Italie en demi-finale. Axel a oublié sa « règle alimentaire » et a mangé des pâtes pour le déjeuner. Résultat : l’Allemagne s’est inclinée 1-2.
Pour les personnes extérieures, celles qui ne s’intéressent pas au football, cela peut paraître « complètement cinglé », mais une fois dans cet univers, il n’y a pas de limite aux microrituels censés aider votre équipe. D’une manière ou d’une autre, il faut pouvoir apporter son aide. Axel mentionne un collègue, également universitaire, qui aime le football italien et possède un éventail similaire de superstitions, et qui affirme que le fait d’être obligé de faire toutes ces choses signifie avoir un rôle important dans le jeu, avoir un certain contrôle sur celui-ci. Ils sont tous deux conscients du caractère presque obsessionnel compulsif de leurs actions, mais que voulez-vous, s’ils ne le font pas, leur équipe risque de perdre. Si l’équipe doit bien jouer et faire tout ce qu’il faut pour gagner, ils doivent eux aussi assurer leur rôle.
Portrait n° 2 : Luigi
Luigi est un Italien de 49 ans, un statisticien hautement qualifié, expert en IA, qui enseigne toute l’année aux étudiants la différence entre corrélation et causalité. Dans la vie quotidienne, c’est un pragmatique des plus rationnels dont le discours est empreint d’un pessimisme désabusé teinté d’humour sarcastique. Il n’est certainement pas du genre à s’adonner aux vœux pieux.
En matière de football, en revanche, il est superstitieux à souhait. Tout est basé sur des « corrélations qui ont été prouvées des centaines de fois ». Selon lui, « tout ce que vous faites en regardant un match a un effet ». Lorsque l’Italie a évité l’élimination imminente lors de la Coupe du monde 2006, le retournement de situation a été « évidemment » dû au fait qu’il a enfilé un vieux t-shirt de Che Guevara, qu’il a ensuite porté tous les jours de match jusqu’à la victoire finale. Selon Luigi, il s’agit là d’une « preuve scientifique ».
Le plaisir que procurent de telles corrélations ne doit cependant être partagé qu’avec d’autres supporters fous de football. Les spectateurs occasionnels risquent de tout gâcher, car ils ne comprennent pas le sérieux de la chose. Il est toujours convaincu que la présence de sa petite amie de l’époque est responsable de la défaite cuisante contre l’Espagne en finale de l’Euro 2012. Mais il n’est pas rancunier : entre-temps, elle est devenue sa femme et la mère de leur fils. La défaite de 2012 n’est pas de sa faute à elle, mais bien de la sienne, car il aurait dû lui faire comprendre qu’elle n’était pas censée regarder la rencontre avec lui. En 2021, contre l’Angleterre, il l’a fait sortir du salon et l’Italie a marqué – « encore une preuve scientifique irréfutable », insiste-t-il en riant. Plus important encore que de contribuer à la victoire : savoir faire perdre certaines équipes en « jetant un sort ». Exemple : alors qu’il voyait, déçu, la France mener 3-1 contre la Suisse en 2021, pensant que le match était virtuellement terminé, il a commencé à écouter un podcast avec son casque. Contre toute attente, les Suisses sont revenus dans le match. Il s’est alors senti obligé de continuer à écouter le même épisode du même podcast, encore et encore, jusqu’à ce que les Suisses égalisent et remportent la séance de tirs au but. Pour Luigi, l’important n’est pas la superstition, c’est le rituel. Pour un individu qui ne croit absolument pas aux pouvoirs surnaturels et qui est familier avec des concepts psychologiques tels que le « biais de confirmation », le rituel superstitieux est un élément facétieux qui rehausse encore le plaisir de regarder le football. C’est une compensation pour l’impossibilité d’assister au match dans le stade, une façon amusante de participer et d’avoir le sentiment de « faire mon travail », comme il le dit. Quoi qu’il en soit, il considère que « la superstition est toujours dans les yeux de celui qui regarde, et la religion d’une personne est la superstition d’une autre personne12 ».
Portrait n° 3 : John
Les rencontres avec Axel et Luigi en été 2024 font écho à un passage du journal intime du romancier britannique et intellectuel de renom John Lanchester, qui résumait, durant la Coupe du monde 2002, « un mois sur le sofa » pour la prestigieuse London Review of Books13. Voici le passage sur le huitième de finale Irlande-Espagne :
16 juin. La malchance de l’Irlande qui s’incline aux tirs au but face à l’Espagne brise le cœur. Les Espagnols sont techniquement habiles, mais ils arrêtent de jouer après l’ouverture du score et l’Irlande est la meilleure équipe pendant la plus grande partie du match et de la prolongation. L’arbitre suédois a l’air d’un moniteur de ski, mais il fait un très bon match, avec le courage d’accorder deux penalties aux Irlandais, tous deux mérités, y compris le premier penalty de ce tournoi pour tirage de maillot, qui n’a que trop tardé. Mais au moment de la séance de tirs au but, les Irlandais ratent trois penaltys. Malheur, malheur…
Je regarde le match chez John, parce que c’est là que j’ai regardé le dernier match de l’Irlande, qu’elle a gagné. C’est donc devenu une superstition : je devais aller chez lui pour les matchs de l’Irlande. Jackie était dans la salle quand l’Irlande a marqué, elle a donc dû rester là pour le reste du match parce qu’elle avait fourni la preuve qu’elle portait chance. En raison de la tension, elle est restée debout près de la porte pendant la séance de tirs au but et c’est probablement la raison pour laquelle l’Irlande a perdu.
Les matchs de l’Angleterre, en revanche, je dois les regarder seul, car c’est ainsi que j’ai regardé le match contre l’Argentine, et la méthode a prouvé son efficacité lorsque nous avons battu le Danemark. Au fur et à mesure qu’un tournoi comme celui-ci progresse, vous développez de plus en plus de superstitions. Si votre équipe fait un long parcours, à la fin, vous avez pratiquement inventé une nouvelle religion. Il n’y a pas d’athées sur les canapés.
Points saillants des témoignages
De toute évidence, il s’agit ici d’individus dotés à la fois de capacités intellectuelles remarquables et d’une culture générale étendue. Ce sont des professionnels de haut niveau dans leurs activités respectives. Ils possèdent une distance ironique indéniable envers leur propre irrationalité quand il s’agit de football. Dans les trois cas, l’application (stricte !) de rituels qu’on peut qualifier de superstitieux, participe de l’augmentation du plaisir de suivre un match et toute la saison. Qui plus est, elle permet d’établir une connivence avec d’autres fans qui « savent ». Bien entendu, le match de football leur donne un feedback immédiat sur l’efficacité de leurs rituels, et inévitablement, ils doivent parfois constater que la superstition s’est avérée défaillante14. Dans ces cas, ils ont recours à des procédés bien connus pour résoudre une dissonance cognitive : ils apportent une cognition complémentaire, soit en accusant un facteur externe (une personne, une circonstance, un objet, etc.), soit en s’accablant eux-mêmes pour avoir honteusement failli de respecter le protocole complexe préétabli. C’est en quelque sorte une application du « biais d’autocomplaisance » (self-serving bias), non pas à soi-même comme c’est le cas habituellement, mais à la superstition qui doit être protégée et confortée.
Les objets de leur superstition, « classiques » pour la plupart15, se ressemblent : boissons et repas, vêtements de toute sorte, chants ou autres performances, lieu et positionnement dans ce lieu, ainsi que les autres personnes présentes. Un élément commun important : l’expertise du football, acquise de longue date par une consommation qu’on devine boulimique et qui, pour l’instant encore, est partagée par bien plus d’hommes que de femmes. Ce n’est pas anodin, étant donné que de nombreuses études sur les superstitions hors football attestent que les femmes sont généralement plus nombreuses à s’y adonner que les hommes.
Enfin, ils semblent partager le désir de compenser une absence (coupable ?) du stade en apportant autant que se peut une contribution qu’ils perçoivent comme obligatoire16. La poisse menace de partout, elle doit être repoussée par tous les moyens ! L’élément le plus troublant qui ressort de ces observations est peut-être la coexistence entre leur humour tangible et le sérieux avec lequel ils persistent à respecter leurs rituels. Si hors football, ils s’amusent de leur superstition et sont à l’aise pour en parler avec distance, pendant le match, il n’y a aucun clin d’œil ironique.
La perspective anthropologique : le pouvoir de la pensée magique
Loin de se limiter à l’univers du football, la pensée magique est bien vivante dans nos sociétés présumées scientifiques et rationnelles. La compréhension de la magie qu’ont aujourd’hui de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales remonte à Marcel Mauss et Henri Hubert et leur Esquisse d’une théorie générale de la magie publié au tout début du xxe siècle17. Mauss y explique la magie par des phénomènes collectifs qui s’apparentent à la religion. La magie se distingue toutefois de la religion en ce que ses rituels servent des objectifs techniques plutôt que de constituer le culte d’une notion sacrée. La magie, à cet égard, ne contient pas de notion de sacré, mais sert plutôt de moyen pour atteindre un but désiré.
La magie peut impliquer l’utilisation de dieux, de démons et d’icônes religieuses dans sa pratique ; cependant, il y a généralement un objectif pragmatique. Mauss souligne que cet objectif est une similitude essentielle entre la magie et la science. Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, paru en 1912, insiste également sur les similitudes entre la magie et la religion. Il écrit : « La magie, elle aussi, est faite de croyances et de rites. Elle a, comme la religion, ses mythes et ses dogmes ; ils sont seulement plus rudimentaires, sans doute parce que, poursuivant des fins techniques et utilitaires, elle ne perd pas son temps en pures spéculations18 ».
L’anthropologue néerlandais Peter Pels considère que « Mauss et Hubert considéraient que leur théorie de la magie contribuait à l’étude des représentations collectives et, en particulier, d’une notion de “pouvoir vague”, le mana, qui n’acquiert son statut cognitif, en tant que cause de certains effets, qu’au moment du tour de passe-passe19 ». Se référant à un autre anthropologue, Michael Taussig, Pels écrit en outre que : « le pouvoir de la magie émerge de choses secrètes qui sont toujours cachées et ne peuvent donc être expérimentées que sous une forme simulée – une mimesis qui oscille nécessairement entre technique et trucage, guérison et tromperie, révélation et dissimulation, foi et scepticisme, sérieux et jeu20 ». Tous ces éléments se retrouvent dans les témoignages ci-dessus. Tous considèrent qu’il existe des forces susceptibles d’influencer les choses : un bol de pâtes peut faire basculer un match. C’est aussi une description assez appropriée du football contemporain. Tant de choses sont révélées par des choses dissimulées – tous les ragots autour des clubs, les spéculations pendant les fenêtres de transfert, la foi dans les capacités transformatives d’un entraîneur, le scepticisme face à une équipe sous-performante sur le terrain, le sérieux non négociable du jeu qui nous fait jouir et souffrir. Tous les faits sont connus, et pourtant le résultat peut vous surprendre. Comme vous surprend votre propre foi en des forces supérieures.
Le mana, le concept crucial dans les écrits de Mauss, peut être décrit comme étant tout à la fois : « Le mana n’est pas simplement une force, un être, c’est encore une action, une qualité et un état. En d’autres termes, le mot est à la fois un substantif, un adjectif, un verbe ». Cette totalité du mana, lorsqu’il est utilisé ou possédé par un détenteur de son pouvoir, révèle une caractéristique importante de la magie : la « confusion de l’agent, du rite et des choses21 ». Confusion qu’on retrouve dans le football d’aujourd’hui et dans toute sa complexité fascinante. Il est tellement technique et avancé, fondé sur des bases de données, des calculs scientifiques, des statistiques élaborées (qui sont en fait à leur tour un parfait exemple de la pensée magique telle que présentée par Pels), qu’il devient impossible de prendre en compte toutes les variables et d’en avoir le contrôle. Axel et Luigi reprennent le contrôle grâce à leurs petits rituels qui garantissent que quelque chose soit fait. Tout le monde n’est peut-être pas aussi profondément superstitieux, pas ouvertement en tout cas, ou pas consciemment, mais soyons honnêtes : nous ne voulons pas porter la poisse et parfois il nous arrive de ne pas exprimer nos espoirs de peur que la chose que nous souhaitons ardemment ne puisse se produire. La pensée magique, illustrée par la superstition, est la plus forte lorsqu’il n’y a que peu ou pas de contrôle sur les événements qui se produisent ou sur la situation sociale dans laquelle on se trouve. Le football est l’un de ces contextes. En tant que supporters, nous n’avons rien à dire sur la manière dont il est joué, sur le choix des joueurs qui sont sur le terrain, sur les décisions économiques qui sont prises. Encore moins sur l’équipe adverse. Chaque match, chaque saison est un saut dans l’imprévisible.
Le psychiatre Eugene G. D’Aquili et l’anthropologue Charles D. Laughlin Jr. ont travaillé ensemble sur les dimensions neurobiologiques des mythes et des rituels. Selon eux, les êtres humains n’ont pas d’autre choix que de construire des mythes et de s’engager dans la pensée magique. Voici un extrait de leur texte22 :
L’homme, qui est à la merci de certaines forces de la nature, doit élaborer un cadre cognitif qui explique ces forces, les raisons pour lesquelles elles l’affectent et, surtout, les moyens de les contrôler. Un espoir prend généralement la forme d’une histoire élaborée qui possède, en tant qu’élément intégral, les caractéristiques universelles que sont l’emploi de pouvoirs, de démons, de forces personnifiées, de dieux ou d’un dieu suprême. La forme précise que peut prendre le pouvoir personnalisé n’est limitée que par l’imagination créatrice de l’homme. […] Une fois le problème présenté sous forme de mythe, l’homme, comme tous les animaux, tente de le résoudre (c’est-à-dire de maîtriser son environnement) par l’action motrice. En présence d’un problème devenu mythe, et avec les anciens mécanismes rituels hérités encore intacts, le rituel devient le véhicule moteur par lequel le problème est résolu. En effet, le comportement rituel est l’un des rares mécanismes dont dispose l’homme pour résoudre les problèmes et paradoxes ultimes de l’existence humaine.
La pensée magique qui accompagne les rituels (procédures, sacrifices, ordre spécifique des choses, vêtements rituels, rites d’évitement) serait alors une manière de faire face à l’imprévisible, d’essayer de lui donner un sens et de le contrôler en quelque sorte. Bien que, comme l’a déclaré Émile Durkheim, il n’y ait pas d’église de la magie, il y a certainement des endroits où la magie est plus susceptible d’être pratiquée. L’arène de football est un tel espace23. C’est là que nous pouvons créer des héros, assister à leur ascension et leur chute, conjurer le dieu du football et désigner les démons qui ont besoin d’être punis, assister à une exécution ou à une rédemption, selon le résultat.
Dans plusieurs de ses ouvrages, l’historien des religions Mircea Eliade a évoqué le prestige du « Centre », qu’il appelait axis mundi, « la ville sacrée ou le temple considéré comme le point de rencontre du ciel, de la terre et de l’enfer24 ». Demandez à n’importe quel fan de football et il vous dira que son stade, sa terre, peut être à la fois le paradis et l’enfer en l’espace de quelques minutes. Cela ne tient à rien. Axel et Luigi l’ont saisi. Ils savent que, parfois, le simple fait d’ouvrir une bière spécifique et de placer la capsule où il faut apporte une lumière sur le chemin ombragé de la terre au ciel et évite la descente aux enfers.
Affronter l’absurdité : excursion en philosophie
En prenant place sur son canapé, on sait que l’on n’échappera pas à la tension insupportable qui surgit de ce qui est fondamentalement imprévisible. La pensée magique est ainsi constituée de tentatives désespérées d’échapper à cette tension. Tous les moyens sont bons pour réduire l’incertitude, gagner un semblant de contrôle sur l’environnement, attribuer des causes à des effets incompréhensibles.
En matière d’intensité du stress, le football est bien servi. Est-il exagéré de dire qu’aucun autre sport ne confronte les spectateurs impliqués à un degré comparable d’angoisse, d’impuissance et de désarroi ? C’est que ce jeu comporte trop d’éléments absurdes pour le pauvre cerveau humain, tant en lui-même que dans le discours et l’imaginaire qu’il suscite. Étant donné la rareté extrême des buts, le nombre de situations où tout peut basculer sur un seul geste est particulièrement élevé. Et tant de moments sont sujets à un jugement arbitraire : une grande proportion des fautes sanctionnées est discutable, et le penalty ou le carton rouge qui peuvent en découler ont un impact ridiculement démesuré sur le résultat. On n’est quasiment jamais à l’abri d’une mauvaise surprise, toujours suspendu à l’avènement d’un coup du sort favorable. Combien de fois par saison est-on amené à utiliser avec perplexité l’adjectif « incroyable ! » qui renvoie à une action, un incident ou un dénouement qui, « normalement », n’auraient pas dû se produire ?
Dans son essai Dieu est rond de 1997, Dirk Schümer parle du match comme d’une « mise en scène du hasard 25», et Christian Bromberger utilise à plusieurs reprises des expressions comme « apprivoiser la fortune » ou « dompter l’aléatoire26 ». Nick Hornby, supporter emblématique d’Arsenal dans son Fever Pitch, ne dit pas autre chose dans le chapitre consacré aux « bits of nonsense » que représentent ses superstitions27 :
Chaque jour, nous investissons des heures, chaque année des mois, chaque vie des années dans quelque chose qui échappent à notre contrôle. Faut-il alors s’étonner que nous soyons réduits à inventer des liturgies ingénieuses mais bizarres dans le but de nous donner l’illusion que nous avons un pouvoir après tout, comme l’a fait toute autre communauté primitive face à un mystère profond et apparemment impénétrable ?
Dans le football, qui plus est, tout au long du match, l’échec des actions menées est la règle. Tant d’efforts pour autant de gâchis ! Selon le philosophe Martin Seel, le footballeur « est une personne qui, en public et avec virtuosité, tente de faire quelque chose qu’il ne sait pas faire 28», et le spectateur avisé en est parfaitement conscient29. Il sait que la réussite est l’exception et qu’il est condamné, dès le début du match, à supporter la tension invivable entre le désir de l’exploit tant espéré et la quasi-certitude de l’échec répété. Le bruit le plus caractéristique d’un stade de football n’est pas celui de l’exultation après un but qu’on entend dans les résumés de « meilleurs moments », mais le gémissement collectif de déception suite à une occasion ratée. En fait, la condition de l’amateur de football est d’abord celle de l’impuissance devant l’absurde, ballotté par un destin sur lequel il n’a guère de prise. Dans une telle situation, il est parfaitement rationnel d’adopter des croyances qui répondent à l’absence de sens, de justice, de logique. Et sans vouloir pousser trop loin les comparaisons, le parallèle avec les motifs principaux de la philosophie de l’absurde, incarnée dans Le mythe de Sisyphe camusien, s’impose inévitablement. La recherche de cohérence dans un monde inintelligible, tout comme le caractère répétitif et circulaire de l’existence postulés par cette pensée, renvoient vers le vécu empreint d’absurdité que propose le football à ceux qui le suivent avec passion. Bien entendu, l’absurdité de la vie d’un amateur de football se distingue de celle de la vie de Sisyphe par le fait qu’elle ne couvre pas la totalité d’une existence humaine, mais qu’elle coexiste avec des vies professionnelles, intellectuelles et sentimentales dans lesquelles le recours à des croyances irrationnelles, pratiques magiques ou superstitions serait contre-productif et inapproprié. Mais il n’empêche qu’au sein même de l’univers du football, elles facilitent grandement le séjour !
Maîtriser la contingence, donner du sens
Faisons un dernier détour, en passant par la sociologie des religions, pour mobiliser le concept de « contingence », qui implique que l’existence humaine est soumise à un certain degré d’indétermination ou de hasard. La contingence, c’est la présomption que le monde, les choses, les vies auraient pu être différents, la reconnaissance qu’une situation ou un résultat dépendent d’une multitude de facteurs que l’être humain ne peut maîtriser. Chaque lecteur de Candide a rencontré la contingence dans le discours de Pangloss selon lequel « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes », qui reprend à son compte la théorie de Leibniz du plan divin parfait. C’est donc une notion qui souligne le caractère aléatoire, fortuit ou imprévisible de certains aspects de la réalité. Dans son ouvrage La fonction de la religion (1977), le sociologue Niklas Luhmann attribue à toute religion la fonction principale de pourvoir aux croyants un semblant de prise sur l’incertitude et l’imprévisibilité de l’existence humaine. Selon lui, la religion offre un moyen de se saisir de cette incertitude et de lui donner du sens. Pour cette fonction, il a introduit un concept au nom bien germanique, celui de la « Kontingenzbewältigung », c’est-à-dire la maîtrise de la contingence, une tentative de rendre le monde intelligible.
Inutile de tourner autour du pot : le football est un condensé de contingence. Que le commun des mortels fasse appel à des forces surnaturelles pour digérer tout ce qu’il lui arrive sans qu’il n’y voie un sens, est plus que compréhensible. Et sans vouloir froisser quelque communauté religieuse que ce soit, qu’on appelle cela de la religion, de la magie, de la superstition ou encore des théories du complot n’y change pas grand-chose. Ce sont simplement des croyances, terme sans jugement et sans connotation.
Les stratégies de la maîtrise de la contingence sont multiples. Elles peuvent être cognitives, comme la rationalisation d’événements aléatoires et la construction de convictions normatives susceptibles de fournir de la stabilité. Elles peuvent être affectives, dans le développement d’un contrôle des émotions face à l’incompréhensible, ou encore sociales, par la création collective de normes socioculturelles, de traditions, voire d’institutions censées fournir un cadre stable. En quelque sorte, l’État de providence et l’État de droit ne sont rien d’autre des réponses institutionnelles à une forte demande collective de Kontingenzbewältigung. En appliquant ce cadre conceptuel au football, on s’aperçoit qu’il occupe les deux faces de la contingence. D’un côté, il est un univers où ces grandes questions de l’existence humaine sont illustrées, voire mises en scène dans un environnement qui reste, malgré tout le sérieux qu’il faut investir pour y vivre, celui d’un jeu où une nouvelle partie est toujours possible.
De l’autre côté, le football est aussi l’une de ces pratiques et institutions qui permettent de combler le vide et mitiger le vertige de l’existence humaine. Dans un article récent, l’intellectuel allemand Markwart Herzog, historien du sport reconnu mais également doté d’un doctorat en philosophie de la religion, a défendu cette thèse, en faisant l’aveu qu’il avait, après s’être aligné pendant des décennies sur le consensus que le football empruntait certes des rituels et des croyances aux religions, mais ne pouvait pas être lui-même une religion faute de dimension de transcendance, changé d’avis. Selon lui, force est de reconnaître que le football, tant comme spectacle que dans son institutionnalisation sous forme de clubs, est « capable de conférer un ancrage et une signification spirituelle à l’ensemble de l’existence, du berceau à la tombe » et que « parallèlement aux projets de vie ecclésiastiques, politiques, artistiques et autres, il crée un ordre de sens propre, supra individuel, dans lequel les individus se sentent situés et soutenus, chez eux et en communauté 30». Il en arrive à la conclusion que la Kontingenzbewältigung est une « prestation non seulement fournie par les églises et les religions au sens traditionnel du terme, mais sans aucun doute aussi par le football, en aidant à gérer l’ouverture et l’incertitude fondamentales de l’accomplissement de la vie humaine, ses risques et ses dangers, jusqu’aux impondérables de la mort et du décès 31».
Conclusion : ironie et connivence
On n’est pas obligé de suivre Markwart Herzog jusqu’au bout de sa réflexion, et toute référence à la notion de « religion » souffre invariablement du manque d’une définition unanimement acceptée. Néanmoins, nous considérons que sa conclusion a toute sa place parmi l’analyse des façons multiples dont nous nous répondons au manque de contrôle sur les incertitudes de nos propres vies. Tout comme l’anthropologie de la magie et des superstitions, elle fait cependant l’impasse sur un outil essentiel de la maîtrise de la contingence à l’ère contemporaine : l’ironie. Si la distance ironique, la dérision, la moquerie sont proscrites autant dans le contexte religieux que durant les moments d’application de la pensée magique qui ne tolèrent pas le doute ou le scepticisme, elles sont pourtant omniprésentes dans la vie des superstitieux du football.
Le regard amusé et le rire des superstitieux au moment où ils partagent leurs rituels, conscients de leur caractère grotesque, font écho au rire parfois jaune que proposait le théâtre de l’absurde tel qu’il a émergé dans l’immédiate après-guerre en réponse à la dimension quelque peu oppressive du postulat philosophique de l’absence du sens dans un monde dénué de finalité.
Ils sont l’expression vivante d’une réflexivité que nous n’hésitons pas à qualifier de postmoderne, et on les retrouve dans les attitudes de « l’ironiste » conceptualisé par le philosophe Richard Rorty comme un individu qui reconnaît la contingence de ses propres croyances et pratique un scepticisme éclairé, conscient de la validité d’autres convictions, d’autres vérités32.
Ils sont, enfin, des créateurs de connivence et de complicité. Les superstitieux du football sont certes obsédés par leurs pratiques, mais ils savent qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils les partagent avec tant d’autres, experts et connaisseurs comme eux, et comme eux des humains à la recherche d’un moyen de dompter le vertige.