Officiellement reconnu, le 22 août 2010, saint patron des footballeurs1, le prêtre italien du xixe siècle, Louis Scrosoppi fut canonisé le 10 juin 2001 par une bulle apostolique de Jean-Paul II. Lequel déclara dans son homélie que « la Coupe du monde est source inépuisable de réjouissances mais aussi de prières pour certains : les footballeurs de la planète entière se tournent vers Saint Louis Scrosoppi pour son intercession ». La relation forte avec l’imaginaire sacré est donc une dimension caractéristique du football, de son histoire structurée autour de lieux hautement emblématiques et symboliques (les stades), d’épisodes mémorables collectifs et d’exploits individuels. Spécificité qui se retrouve principalement chez les dirigeants, entraîneurs et joueurs d’origine latine parfois affublés de surnoms consolidant ce profond lien spirituel.
Ainsi, dès 1950, le joueur uruguayen, Schiaffino « El Dios del fútbol » qui renversa la Seleção au Maracanã en finale du mondial fut décrit par l’écrivain Eduardo Galeano en ces termes : « […] Avec son jeu magistral, [il] organisait le jeu de son équipe comme s’il observait le terrain depuis la plus haute tour du stade ». Une zone d’observation céleste comme la couleur des maillots de l’Uruguay. La « Rovesciata (bicyclette) » de Carlo Parola, grande figure de la Juventus des années 1950, a été racontée par le photojournaliste Corrado Banchi : « Soudain, j’ai vu un saut impérieux. Une envolée dans le ciel. Un geste au style unique. Une ovation accompagne alors l’exploit de Parola2 » renvoyant l’idée que la particularité inaugurale d’un tel geste suscitait une immédiate allégeance du public présent au stade ce jour-là, d’autant plus que ce but a été inscrit contre la Fiorentina, grand rival honni. Helenio Herrera, entraîneur de l’Inter Milan dans les années 1960, qui fit basculer pour longtemps l’Italie du football dans l’ère du catenaccio (cadenas)3 a été surnommé H.H. et surtout « Il Mago » (le magicien). Sandro Mazzola, l’un de ses joueurs légendaires, affirmera à propos de ses pouvoirs visionnaires : « On peut dire énormément de choses sur Herrera, mais personne ne peut nier qu’il avait trente années d’avance sur le football de son temps. Sans exagérer. » Sur le terrain, Roberto Baggio, « Il Divin Codino » (le divin à la queue-de-cheval) puisa son inspiration et son légendaire sang-froid dans la religion bouddhiste, découverte à la suite d’une blessure survenue le 5 mai 1985 lors d’un match avec le Vicenza au début de sa carrière. Un qualificatif décliné avec plus ou moins de bonheur comme pour le gardien Fabien Barthez surnommé par les médias « Le Divin chauve » lors du Mondial 1998 en France et par superstition du baiser posé de façon rituelle sur son crâne par le défenseur Laurent Blanc avant chaque rencontre du tournoi. Plus simplement, en référence à sa particularité physique, l’espagnol Ivan de la Peña fut baptisé « Little Buddha ». Au mitan des années 1970, La France a fait du pacifique jeune stéphanois Dominique Rocheteau, un ange vert dont la cuisse fragile et encore moins le bras n’avait rien de béni. Après le « Kaiser » Franz Beckenbauer et le « Rei » Pelé régnant sur le cosmos, « il Re Michel (Platini) » s’imposait dans le Calcio des années 1980 au même moment que Falcao devint rien de moins que le 8e roi consacré par la ville éternelle, Rome4. Dernière dénomination, l’énigmatique « Barrilete cosmico » (cerf-volant cosmique) que le commentateur Victor Hugo Morales a attribué à Maradona pour chanter avec émotion le second but contre l’Angleterre, le 22 juin 1986 et pardonner le premier marqué quatre minutes avant « un peu avec la tête et un peu avec la main de Dieu » 5. Passé de démon à Saint, ce : « génie, un génie, un génie, Gooooool… Je veux pleurer. Dieu Saint, vive le football ! Golaaazooo ! Diegoooool ! Maradona, lors d’une action mémorable, la plus belle action de tous les temps… Un cerf-volant cosmique… De quelle planète viens-tu pour laisser sur ton chemin autant d’Anglais… Merci Dieu, pour le football, pour Maradona, pour ces larmes »
Santo subito !
De l’humain au Divin
Ces exemples illustrent à quel point le football est le théâtre des émotions extrémisées qui part de l’intérieur de l’immanence de ce qui est destiné à se projeter vers l’extériorité de la transcendance renvoyant à des dimensions supérieures et éternelles. Chez tous ces joueurs remarquables transparaît d’une part des valeurs olympiennes apparemment inaccessibles au simple mortel et qu’on peut décliner par la certitude de la force et de la bonne condition, la noblesse et la majesté, la distance et l’indifférence au chaos de la vie matérielle, quelque chose de l’absolu et de l’idéal. C’est le « symbole de Chalcédoine6 » qui rassemble sans les confondre sur un même plan deux perfections inséparables : la divine et l’humaine.
Voilà de quoi serait constituée la figure remarquable du joueur de football dont la carrière, selon l’approche sociologique d’Everett Hughes : « est une perspective en évolution au cours de laquelle une personne voit sa vie comme un ensemble et interprète ses attributs, ses actions et les choses qui lui arrivent 7». Une carrière de sportif de haut niveau consiste à fabriquer du rêve et de l’imaginaire tout en, par moment, se faisant non seulement rattraper par le réel via des épisodes de faiblesse humaine ou de vie quotidienne hors (du) jeu mais aussi en arrangeant voire a minima en créant un effet de réel agrémenté de tout un arsenal de « détails inutiles8 » extraits de sa vie extrasportive (ses relations sentimentales, son mode de vie extravagant, ses engagements sociaux et sociétaux plus ou moins assumés, enfin, la gestion de son image au travers des réseaux d’information et de communication).
Lorsque parmi ses différentes strates d’intimité émerge à la surface visible (ou médiatique) le niveau spirituel, la Doxa comme les médias mainstream s’en emparent pour scruter et apprécier les exploits du joueur. Cet éclairage est d’autant plus intense que désormais l’opinion publique ne s’exprime plus exclusivement que par les réseaux sociaux numériques en relayant des commentaires de plateaux de télévision et de radios à distinguer de l’investigation journalistique de terrain9. Certes, le fait d’apprendre que Diego Maradona a souffert d’addiction à la cocaïne est intégré à la critique de ses dernières prestations qui ne doivent pas être pour autant réduites à cette seule déviance. Ce travers ajoute davantage à sa légende qu’elle n’affecte la réalité de ses performances. Lors de la Coupe du Monde 1994 aux États-Unis, il touche au sublime en inscrivant ce but crépusculaire contre La Grèce qu’il vient fêter face caméra jusqu’à étreindre la planète entière. Comme Norma Desmond dans la scène finale de Sunset Boulevard de Billy Wilder (1951), il sait qu’en ce moment de partage universel, il éblouit en même temps qu’il précipite sa fin sportive. Une fin à sa démesure. Qu’un joueur ou qu’une joueuse révèle son orientation sexuelle n’enseigne rien sur son talent ou sur son jeu. Mais absolument rien du tout. Alors que l’un ou l’autre fait connaître son engagement politique (le chilien Carlos Caszeli, le brésilien Socrates, les Italiens Cristiano Lucarelli et Raf Vallone10), pourrait enseigner sur sa façon de jouer seul ou avec en équipe, ainsi qu’expliquer sa position sur le terrain. Mais il s’agit là d’une autre analyse.
De l’image médiatique à l’icône sacralisée
Comme nous l’avons révélé pour l’immanence, un joueur ne peut être essentialisé qu’à un seul trait : sa performance. C’est de cette pierre angulaire que se nourrit l’imaginaire spirituel organisé autour d’anecdotes des vies extérieures et intérieures et qui permet de percevoir autre chose que le but référentiel (au sens propre). D’ailleurs, la liste de joueurs mémorables qui a ouvert l’article n’est pas constituée que de champions au palmarès vertigineux. On ne peut se contenter de décliner la somme des exploits pour définir la qualité d’un joueur et la relation irrationnelle qu’il entretient avec l’histoire et l’opinion publique. Le discours épidictique11 dépasse donc le champ du réel des seules données objectives. Et la posture épistémologique pour penser la part de spiritualité dans le football appuie sa réflexion autour d’une dialectique entre montrer et ne pas montrer, entre exhibition et mystère, entre profondeur et surface. Corrélativement, l’espace de spiritualité se réduit proportionnellement à la répétition de la fréquence d’apparition et à l’inquiétude de la perte de visible. La banalisation est à l’opposé de la spiritualité. Selon les termes de Nathalie Heinich, « la visibilité crève les yeux à force d’être en permanence sous notre regard… au point d’être impensable…12 ». La recherche de visibilité est à la fois caractéristique et significative d’une époque qui valorise la « rage de paraître13 » et qui l’associe à « un attribut quasi naturel du pouvoir et de la notoriété14 ». Dès lors, l’image produite et diffusée dans l’espace public vise à chasser toutes zones d’obscurité des champs sociaux de vision et est soumise à de multiples évaluations quantitatives (en termes de profit et de capital) et qualitative (en termes d’esthétique et de symbolique), et particulièrement spirituelle (valeurs morales et qualité de la vie intérieure). L’image du footballeur est l’objet d’expertises et d’estimations dans l’ensemble de l’espace public. Comment échapper à un dispositif d’une trentaine de caméras15 dont certaines sont aussi intrigantes que des caméras de surveillance (les superloupes utilisées depuis 2007 et aujourd’hui enrichies par l’intelligence artificielle apportent de la visibilité optimale, s’offrent aux multiples surinterprétations mais ne disent rien de la réalité intrinsèque des intentions et des convictions). Le cinéaste, Robert Bresson (1901-1999), disait d’ailleurs que quand on montre tout, il n’y a pas d’art, car l’art va avec la suggestion, surtout s’il est abstrait. Invité à communier, le public est aussi le producteur du « spectacle d’un spectacle16 », qu’il soit in præsentia dans les tribunes ou médiatisé par de multiples écrans. Dans un cas comme dans l’autre, et à l’exemple d’une prière, il ne peut être que dans une position d’attente mystérieuse et d’espoir sur ce qui pourrait advenir comme la victoire de ses favoris. Espérer c’est faire entrer en concordance la cause et les effets au sens où montrer les choses selon un angle évoque imperceptiblement tous les autres angles. C’est donc de croire en quelque chose d’invisible, de non montrable et d’indicible.
Croire en l’incroyable et le fait alternatif
Comme dans toute affaire structurée autour des principes de conduites et d’opinions, le Credo17 du football consiste aussi à se réfugier derrière cette formule entendue : « croire en ce qu’on voit ». Saint-Thomas, dit Thomas le sceptique, ne pourrait pas exercer son esprit critique avec autant de conviction, aujourd’hui. Dans Les Évangiles synoptiques, il est rapporté que Jésus lui aurait dit, huit jours après sa crucifixion : « Ne sois pas incrédule, mais sois croyant ». Comme l’a écrit Hélène Frappat : « Le fait alternatif introduit une confusion entre la croyance (attribution d’une valeur de vérité à un énoncé) et la crédulité (disposition psychologique d’un individu à croire n’importe quoi)… [il existe] un lien intime entre la croyance et la crédibilité »18. Cela éclaire une perspective qu’il convient de discuter et de poser l’hypothèse (non révolutionnaire) défendant l’idée qu’« on ne voit que ce que l’on sait » ou croyons savoir, pour reprendre la formule de l’historien d’art, Ernst Gombrich19. Faire de son rapport à la visibilité un moyen de croyance serait donc insuffisant pour discerner le vrai du faux, le réel de l’irréel, le bien du mal. Le sens de la vue ne donne pas directement accès à toute la compréhension du monde mais mène vers une immédiate spiritualité qui, d’une certaine manière, cède à l’émotion et à la « falsification du réel 20». Surtout pour les sujets dotés d’une culture visuelle principalement fondée sur une consommation d’images fondée uniquement sur le « principe du témoin oculaire (eye-witness principle) ». Lequel finit par introduire systématiquement de l’illusion et par emprunter, par habitude culturelle ou paresse, de faux raccourcis « qui conduisent à la perspective21 ». Historiquement, il est remarquable de rappeler que la perspective n’implique que la ligne droite et claire. Elle ne considère ni obstacles ni entraves relevant pourtant de tout principe de réalité. Un objet ou un individu rendu invisible parce qu’il échappe à la vue n’existe tout simplement pas. C’est ce qui peut caractériser l’hégémonie médiatique actuelle qui confère de la substance uniquement à ce qui est représenté. La rectitude est donc une mythologie qui s’impose de plus en plus au réel. Elle est désignée comme une vue de l’esprit selon des « perspectives dépravées… […] où le regard est dominé par le désir et la passion de voir les choses d’une façon préconçue… »22. Dès lors, la puissance absolue de la fiction qui nait d’un trouble de jugement sur la valeur réelle des sportifs et sportives. Penser qu’un geste a été guidé par une intervention divine est en tous points une vue de l’esprit, comme d’imputer de l’extraordinaire à toute chose : l’arrêt de Banks sur la tête de Pelé en 1970, la main de Maradona en 1986, etc. Prêter du spirituel à une figure du football ou à des faits mémorables, c’est lui reconnaître une dimension immatérielle, aux frontières de l’incroyable à l’exclusion de ses propres aptitudes physiques et mentales, la capacité de maintenir l’équilibre entre la connaissance (les données objectivables) et d’autres formes comme la superstition (mettre les mêmes chaussettes, entrer sur le terrain par le pied droit, jeter une touffe d’herbe par-dessus son épaule gauche, faire intervenir le vaudouisme à la Coupe d’Afrique des Nations). Lors de la finale de la Coupe du Monde 1994, la Seleção s’en est remise à Dieu pour gagner la séance de pénalty contre l’Italie… et elle a été entendue bien que la mémoire retiendra surtout la superbe détresse de Roberto Baggio (oubliant celle du capitano Franco Baresi) après son tir manqué.
La superstition ou la spiritualité des laïcs
La pensée théologique distingue les croyants qui se satisfont de croire en Dieu (Credere Deum) et d’afficher ostensiblement leur conviction par des gestes, des célébrations, déclarations et désormais un corps couvert de tatouages religieux (Olivier Giroud, Marquinhos, Neymar Jr, Messi), des croyants fervents qui mènent leur carrière uniquement en fonction des préceptes imposés jusqu’à parfois devoir y renoncer pour incompatibilité de mode de vie23. Comme nous l’observons, la manifestation de la croyance est à géométrie variable, tant elle dépend des cultures, des circonstances, des époques et des individus. Quand la foi « implicite » (minores) des premiers se satisfait d’adhérer de façon voilée (« fida velata »), la foi « explicite » des derniers (majores) se fonde sur la connaissance approfondie et élaborée. Un footballeur, figure de son époque, s’appuie plus fréquemment sur une foi implicite teintée d’un minimum de foi explicite, dans un rudiment de croyance (faire le signe de la croix ou tout autre geste rituel selon la religion) qui « ne mange pas de pain ». Le minore s’en remet à la foi et n’a aucune nécessité de s’en expliquer si ce n’est en y intégrant une part de « magisme » qui augmente au fur et à mesure de la désinvolture avec laquelle la religion est convoquée pour appeler à la gagne ou justifier un événement qui dépasse l’entendement.
La superstition24 est sans doute l’« habitus social » le plus ancré dans une discipline aussi universelle que le football25. Il n’est pour autant pas aisé de déceler la croyance religieuse de la superstition (illégitime, selon Thomas d’Aquin) en tant que telle. En quelques mots pour résumer l’hypothèse de l’historien Philippe Martin, le terme de religion désigne un ensemble structuré autour d’une croyance collective concernant les origines ou les fins de l’univers, ou encore plus simplement, le sens de la vie. Alors que le terme de superstition désigne une croyance ou pratique considérée isolément et impossible à objectiver ou à vérifier. Ce rejet du rationnel s’adosse à une quête de la rareté et de la particularité gagnant en légitimité par la puissance des discours26. La spiritualité se loge donc dans cet interstice difficile à différencier. André Malraux, à qui a été attribué une formule qu’il a d’ailleurs récusée, a toujours préféré le spirituel au religieux27. Préférence qui s’applique bien au football, théâtre de toutes passions et croyances, purgeur et générateur de catharsis. La part de spirituel renvoie au savoir inexplicable de l’invisible lequel requiert une certaine foi en des forces supérieures, alors que la connaissance se structure autour des cinq sens (dont la primauté de la vue qui présuppose l’étrange pouvoir d’exercer sur autrui un contrôle uniquement en l’observant) et vise à atteindre l’horizon utopique du réel. À cet égard, les médias sont dans le « faire croire » et contrôle l’imprévisible en réduisant « la frange d’incertitude28 » inhérente à toute compétition sportive. La répétition automatique des gestes (signes de croix, génuflexions, baiser sur un bijou porté ou un tatouage) vise à se rassurer, donne l’illusion de pouvoir infléchir son destin, de contribuer au « transfert de forces » pour chasser le mauvais œil, la défaite ou la maladresse pour imaginer reprendre le contrôle sur les événements en cours dans un stade assimilé à un temple. Pour considérer une autre situation de match, il ne suffit pas pour un gardien de mettre les bras en croix au moment du penalty pour s’assurer d’un pouvoir de transcendantalité qui le ferait apparaître non plus seulement ici et là (hic et nunc) mais partout et en même temps (ubique et semper).
Le don des larmes : ruissellement et abondances
Naples est « une ville où, plus qu’ailleurs, sont restées vivaces les superstitions les plus anciennes et les plus naïves, le culte des morts et le spiritisme, la magie noire que l’on fait descendre des arts du prince de Sangro et la croyance dans les munacielli (nom napolitain donné aux fantômes) 29 ». Naples est une ville dans laquelle circule avec une grande densité un courant de spiritualité. Il n’est donc pas surprenant que Maradona ait choisi de jouer pour le Napoli de 1984 à 1992 ni qu’un culte païen lui soit encore voué par l’église qui porte son nom. Elle s’organise autour d’un calendrier qui débute à sa naissance (1960) et lui prête une prière d’allégeance teintée d’autodérision, en sa qualité de seigneur temporel qui menait une vie immorale : Notre Diego - Qui est sur les terrains - Que ton pied gauche soit béni – Que ta magie ouvre nos yeux - Fais-nous souvenir de tes buts - Sur la terre comme au ciel – Donne nous aujourd’hui notre bonheur quotidien - Pardonne aux Anglais- Comme nous pardonnons à la mafia napolitaine - Ne nous laisse pas abîmer le ballon - Et délivre-nous de Havelange30. Lors de la cérémonie d’intronisation le disciple simule un but marqué de la main dans un but situé à côté de l’autel ! L’église possède également son propre décalogue. Parmi les dix commandements, figurent : « diffuser les miracles de Diego partout dans le monde » et « ne pas invoquer Diego au nom d’un seul club ». Il était clairement dans la foi voilée feignant de croire en un autre dieu que lui-même, justifiant ainsi tout acte marqué par une hypermorale définie par Georges Bataille31 : sans loi et sans jugement visant à rendre possible, l’impossible comme de mettre un but « cosmique » aux Anglais, d’entretenir une proximité passive avec la mafia et des dirigeants politiques comme Fidel Castro, se faire justice en se vengeant des agressions répétées qu’il a subies en championnat d’Espagne. Comme lors du match contre l’Athletic Bilbao le 5 mai 1984, à l’issue duquel il déclenche une bagarre générale et vise plus particulièrement Andoni Goikoetxea, qui lui avait cassé la cheville quelques mois auparavant. Ce jour-là, Maradona aurait pu mourir sur le terrain. Il a en fait ressuscité pour rejoindre la ville de San Gennaro, dont chaque année depuis le xixe siècle, est attendu le miracle des « larmes de sang ». En vain. Tante lacrime, figlio mio.
« Le football n’est pas une question de vie ou de mort, c’est quelque chose de bien plus important que cela ». L’aphorisme de Bill Shankly, légendaire entraîneur de Liverpool est bien connu et largement repris. D’autant qu’à l’image de toute reconstruction transfigurée de la mémoire, son origine comme son intention sont douteuses, comme le rappelle un article du site d’information, Slate32. L’équilibre entre la vie et la mort résume assez bien les passions qui croisent ce sport universel né au milieu du xixe siècle en Angleterre. Dans le film Scarface de Howard Hawks (1932), chaque fois qu’une croix était figurée ou matérialisée dans le champ de l’image, une mort ou un massacre s’annonçait. Le personnage inspiré du mafieux Al Capone (originaire de Naples) est lui-même affublé d’une cicatrice au visage en forme de croix33. Sans être pour autant assimilé au Massacre des Innocents, la longue histoire du football a été marquée par des tragédies : Lima (23 mai 1964), Heysel (29 mai 1985), Hillsborough (5 avril 1989), Furiani (5 mai 1992), décès en plein match de Marc-Vivien Foé, 26 juin 2003), etc. Cependant, le scandale ou la malédiction de la mort ne se vit la plupart du temps que sur un plan théâtral, métaphorique ou cathartique. Pour les plus fervents, la défaite est ainsi considérée comme une « petite mort » dont Dieu ferait porter la responsabilité aux hommes. Qui plus est dans un stade parfois assimilé à une nef, lieu où l’on prie et aussi où l’on peut sombrer comme le Brésil contre l’Allemagne (1-7) le 8 juillet 2014 lors de la demi-finale du Mondial. Aucune prière n’aurait pu éviter le naufrage et aucune larme spirituelle (gratia lacrimarum/donum lacrimarum) offerte à Dieu n’y aurait rien changé34.
Dès lors, nous touchons à un niveau supérieur de mysticisme qui implique d’afficher publiquement, donc sans pudeur aucune, sa douleur et sa culpabilité par componction, pour exprimer ses regrets d’offenser les supporters par la défaite. Un effet dévastateur conséquent de la société du spectacle et de ce que nous pourrions désigner aujourd’hui par une téléspiritualisation du football moderne à l’ère du numérique.