Désormais couvert d’une couche de poussière, le trophée du football amateur, qui fait l’objet d’intenses convoitises, se décline en coupe, vase, plaque, statue, fanion ou autre objet improbable offert par un commerçant local. Il matérialise la victoire dans une compétition (parfois la défaite, mais en finale !). L’objet, produit de consommation de masse à l’esthétique stéréotypée, fabriqué dans des matériaux médiocres, y compris le socle plastique à l’aspect de faux marbre, réveille des sensations nostalgiques. Inoubliable, ce moment où l’édile locale vous a remis, à vous le capitaine, le trophée, avec sous le socle le nom du bar tabac sponsor de la compétition, sous les applaudissements de vos coéquipiers dont les familles formaient le public de la rencontre. Grâce à l’étiquette DYMO1, alors comble de la modernité, aujourd’hui en partie décollée, la mémoire est rafraîchie par une date et un lieu. N’en doutons pas : l’émotion ressentie a été tout à fait comparable à celle du capitaine qui a le privilège de conduire la coupe « aux grandes oreilles2 » des mains des édiles de l’UEFA à l’estrade où ses coreligionnaires l’attendent pour une cérémonie saturée de logos publicitaires (même s’il ne partage pas la même prime de match).
L’objet et son lieu
Son habitat naturel est le stade, où il s’inscrit dans différents lieux bien précis à différentes étapes de son existence. Exposé à l’entrée du terrain ou sur la tribune d’honneur en amont de la finale, il fait l’objet de règles non écrites : pas question de le toucher avant le match, pas même de lorgner sur la pièce de métal brillant sur son socle.
À la fin de la rencontre, le lieu de la remise du trophée, cérémonie lente et solennelle, est mouvant au gré des modes et des injonctions médiatiques. Dans le football d’élite, la longue montée des joueurs vers la tribune d’honneur comme rite initiatique d’ascension assumé, figure imposée jusque dans les années 90, a été remplacée par une tribune éphémère constituée d’une estrade rapidement mise en place sur le terrain. La liturgie en vigueur veut que les joueurs y subissent, sagement, la communication plus ou moins maitrisée des édiles, puis laissent éclater leur joie attendue et stéréotypée dans un cadrage parfait pour tous les médias. Dans le football amateur, le rassemblement dans le rond central est plus modeste, mais obéit au même protocole. Le trophée est passé de mains en mains, ostension à la vénération des croyants, aujourd’hui quasi-obligatoirement accompagné par le chant hymnique « We are the Champions », dont on a appris qu’il avait été écrit à dessein pour le public des amateurs de football (par un musicien qui n’avait pas la moindre affinité avec le foot, mais appréciait la ferveur des supporters) 3.
Une fois la célébration essoufflée, le trophée est ensuite emporté dans le vestiaire, où il est martyrisé, rempli d’un nectar à partager goulument, parfois oublié sur un banc, victime de l’ivresse des libations, ou mis en sécurité par un membre du staff. À moins qu’il n’accompagne les vainqueurs jusqu’au petit-déjeuner du lendemain, comme l’atteste la fameuse photo publiée par Lionel Messi sur les réseaux sociaux le 7 juin 2015.
Par la suite, toujours au sein du stade ou dans sa proximité immédiate, il est rangé dans un écrin auprès de ses semblables, car il a vocation à être collectionné, que ce soit dans la vitrine modeste de la salle de réunion du petit club de district, ou dans l’un des musées clinquants d’un grand club d’Europe. Dans ces derniers, idéalement adossés à la boutique officielle – comme à Barcelone, où il n’y a quasiment pas de transition entre le musée et le « Barça store » de 2 000 mètres carrés4 – les clubs cherchent à normaliser les mémoires dans des salles de trophées où se déploie à grand renfort de technologies de communication le narratif de la légende autorisée. Il serait cependant erroné de parler de « sanctuaire ». Certes, la salle des trophées est une composante incontournable des programmes des tour-operators. Mais elle n’offre pas au visiteur la même émotion que la visite du vestiaire ou le plaisir de fouler la pelouse et s’assoir sur le banc des remplaçants. La manière dont les clubs mondialisés exhibent leurs trophées, que ce soit selon une logique purement chronologique ou au contraire dans un désordre foutraque, est parfois digne d’un cabinet de curiosité. Et l’accaparement presque obscène des plus grands trophées par une élite toujours plus restreinte leur fait perdre une part de leur magie.
Un écheveau d’origines étymologiques
L’origine du terme « trophée » est difficilement traçable. Apparu en anglais en 1550, il est dérivé de l’ancien français trophee, du latin trophaeum, monument à la victoire, qui à son tour est la latinisation du grec τρόπαιον (tropaion), le neutre de τροπαῖος (tropaios), « de la défaite » ou « pour la défaite », mais généralement « d’un tournant » ou « d’un changement » 5. Il s’agit « d’une prise de guerre », dans la victoire comme dans la défaite, ce qui ouvre un vaste spectre des usages et des significations.
Dans l’univers du ballon rond, les trophées, qui récompensent la plupart du temps un exploit collectif, mais aussi des qualités individuelles (trophée du meilleur joueur du match, de la compétition, voire de l’année, comme le Ballon d’Or), sont des objets polymorphes. Dans le football d’élite, depuis la première FA Cup en mars 1872, la « coupe » constitue la norme, mais elle cohabite avec les « boucliers », comme celui de Brennus pour le rugby français6, la « Meisterschale » de la Bundesliga, le J-League Shield japonais, ou le Community Shield7 anglais. Les déesses de la victoire, ailées bien entendu, font partie du passé, comme la coupe Jules Rimet8 ou la « Viktoria »9. Autre forme fréquemment utilisée : le ballon stylisé, qui orne de nombreux trophées, de la Coupe du monde des clubs de la FIFA, à la CAN et la Copa Libertadores.
Une iconographie issue d’une hybridation anhistorique
Les trophées du football participent de l’installation du sport comme institution dans la deuxième moitié du xixe siècle. Leur émergence semble indissociable de la passion européenne – allemande et anglaise surtout – pour l’archéologie des mondes antiques. Balbutiante, cette science est exercée par des pionniers autodidactes, baignés dans un orientalisme plus ou moins conscient et fabriquant leurs propres méthodes de travail, avec le soutien indispensable d’un artiste qui va dessiner les vestiges, en fonction des préconisations interprétatives de l’archéologue. À l’instar d’un Viollet le Duc, ces scientifiques ressuscitent un temps ancien, des monuments et des cérémonies, sans mettre à distance les clichés et représentations de leur époque.
C’est dans ce bain culturel de raccourcis audacieux et d’intuitions improbables que la famille Gillieron, père et fils10, jouera un rôle essentiel dans l’invention de l’iconographie olympique (affiches officielles et trophées pour les JO 1896). Artistes suisses reconnus, ils travaillent pour nombre d’institutions archéologiques, accompagnant les campagnes de fouilles, notamment en Grèce, dans une intense collaboration avec l’archéologue allemand Heinrich Schliemann (1822-1890)11. Leur iconographie est aujourd’hui reconnue comme largement fantaisiste à l’aulne des canons scientifiques actuels. Elle témoigne d’une hybridation entre un monde grec idéalisé et un goût assumé pour l’art nouveau.
Dans ce contexte, Michel Bréal12, professeur au collège de France, inventeur de la course du marathon olympique, imagine avec son frère antiquaire un trophée en argent à remettre au vainqueur de la course sous forme d’un vase qui combine phiales antiques et art nouveau13, inspiration pour de nombreuses coupes par la suite, comme celle de l’Europa League, pour ne citer qu’un exemple.
Plus troublant encore, la proximité entre le trophée de la Champions League et le canthare ou kantharos, vase utilisé en Grèce antique pour s’abreuver de manière rituelle, très visible dans l’art grec sur nombre de fresques et poteries. Les deux anses hautes qui plongent à la verticale vers le bord de la coupe sont un élément qui inscrit le trophée de la Ligue des Champions (tout comme la Coupe de France) dans une esthétique qui se veut filiation à la fois non-explicite et intemporelle.
Échos des rituels de la chasse
Dans son exploration anthropologique de la tribu du soccer, Desmond Morris s’interroge à son tour sur la prédominance de la « coupe géante en argent » en tant que prix suprême du jeu14. Il nous invite à ne pas négliger l’anglophilie des acteurs du monde du football moderne naissant. Pour lui, puiser dans le rituel de chasse, en particulier britannique, fournit une réponse pertinente. De retour de la chasse, l’exhibition d’objets symboliques constitue un rituel récurrent et identitaire. Objet transitionnel des moments festifs, la coupe en argent nommée « the Loving Cup » autorise le partage solennel d’un breuvage dans un récipient emblématique, geste que le football se serait approprié.
Desmond Morris cite l’historien de football Geoffrey Green qui en 1949 met l’accent sur l’importance qu’avait non seulement la nouvelle compétition, lancée en 1871 par le secrétaire de la FA, Charles Alcock15, mais aussi l’existence du trophée :
L’influence de la Coupe dans toute cette merveilleuse croissance est presque incalculable, ce fut l’étincelle qui a allumé tout le feu de joie du football, car très bientôt cette « petite idole en étain », comme on appelait le trophée, a déployé ses ailes magiques sur tous les terrains d’Angleterre, attirant de plus en plus de clubs sous son charme. Cela a changé tout le schéma et toute la raison d’être du jeu 16 .»
Et les références chrétiennes alors ?
Bien entendu, dans cette hybridation aux influences multiples, les trophées en forme de vase ou de coupe rappellent aussi inévitablement le calice de la liturgie chrétienne, référence religieuse reprise ad nauseam par le discours journalistique qui invite les joueurs à « chercher » ou « atteindre » le Graal17.
On remarquera qu’il s’agit d’un objet rendu divin par un usage à vocation eschatologique, ce qui renvoie à la dimension votive de tous les objets pouvant recueillir du liquide, volontiers sacralisé dans nombre de sociétés. Il est tentant d’interpréter la symbolique et les pratiques associées aux trophées du football – du lexique à la morphologie, des cérémonies de remise aux rituels de vénération – comme autant de manifestations d’une religiosité aux fonctions sociales structurantes. Cependant, notre enquête sur l’origine de ces objets du désir particuliers n’étaye guère un lien direct entre religion (chrétienne) et émergence des trophées du football. Elle dévoile plutôt un sacré méli-mélo d’influences iconographiques croisées qui s’enchevêtrent à l’époque clé du dernier tiers du xixe siècle.
Pour un objet aussi universel – il n’existe à notre connaissance aucun championnat national de football dépourvu d’un trophée emblématique et les morphologies consacrées sont adoptées partout, jusque dans la Chinese Super League – cette confusion des origines s’avère tout à fait bénéfique. Elle offre une multitude d’associations symboliques possible. Libre à chacun d’interpréter ses trophées favoris à sa guise. Leur rôle social et culturel est partout le même : matérialiser une performance, l’ancrer dans le temps long de l’histoire du jeu, permettre de commémorer un événement, en garder une trace indélébile. Dans la disneylandisation18 médiatique d’un événement dominé par les stimulants visuels à visée commerciale, le trophée apporte un petit semblant de sacré à un monde du football de plus en plus profane.