Le rugby peut-il être en conflit avec la religion ? Selon le père Vincent Jean Ferras, en 1985 : « Le rugby a souvent mauvais genre pour les hommes d’Église, il ne saurait concilier toutes les sympathies des ecclésiastiques du monde, mais quand la passion s’installe […] cela fait un chahut de tous les diables jusqu’au fond des absidioles. » Il est vrai que lorsque l’on examine les « fameuses » valeurs affichées par la famille de l’ovalie, il semble que ces deux mondes se retrouvent autour de mêmes principes. En effet, fraternité, partage, courage, loyauté, générosité, sens du sacrifice, amitié, estime de l’autre sont autant loués dans les églises que sur les terrains de rugby. La résonance est d’autant plus forte quand elle est diffusée par des passeurs culturels portant aussi bien la soutane que le maillot de rugby. L’abbé Pistre, aux surnoms révélateurs de « pape du rugby » ou « chantre du rugby », fait partie de ces hommes d’Église qui ont voulu évangéliser le ballon ovale.
Mais cette mission a été souvent rapportée sous la forme de contes et de légendes visant à sacraliser le rugby. La biographie de l’abbé Pistre est, à ce titre, particulièrement éclairante. Derrière les récits mythifiés des différents épisodes de sa vie pouvons-nous saisir la manière dont l’ecclésiastique a fait cohabiter les dimensions sacrées de l’église et du rugby ? L’analyse de la construction du personnage de l’abbé nous permet en tout cas de mieux comprendre les stratégies de la famille de l’ovalie qui convoque l’image et les valeurs de la religion pour mieux légitimer le rugby. En effet, si la violence apparaît comme un fléau pour le jeu, le recours aux valeurs religieuses permet de la faire apparaître comme un phénomène rédempteur. Ainsi, l’abbé Pistre est-il représenté comme le symbole de la sagesse et de l’autorité morale du rugby dont la force spirituelle confère protection et bienveillance à l’ensemble de la famille ovale, en particulier par rapport à ses déviances potentielles. Mais derrière cette première union entre le rugby et le sacré se cache une autre histoire. Celle d’un homme d’Église passionné dont la voix questionne le rugby par son humour polémique, pas toujours compris ou accepté par certains membres de la famille rugbystique. Pour autant, l’abbé est devenu un prêtre médiatique et a pris place durablement dans le patrimoine rugbystique français.
La construction d’une image sacralisée : entre légendes et réalités
Henri Noël Jacques Pistre est le fruit de l’union d’un menuisier Henri Joseph Pistre et de Rosalie Cambounet, femme au foyer. La légende rapporte que, dès son plus jeune âge, il aurait été particulièrement marqué par le prêche de missionnaires de passage à Mazamet, en 1912. Le récit légendaire va même jusqu’à préciser qu’il aurait été invité à prêcher, lors de la cérémonie dominicale suivante, à la place du prédicateur habituel. D’une manière plus factuelle, l’histoire de la vie d’Henri Pistre se poursuit avec une entrée au petit séminaire de Barral à Castres 1, à l’âge de 13 ans où il reçoit tout à la fois une formation chrétienne et un enseignement scientifique2. Il poursuit sa formation théologique, quatre ans plus tard, au Grand Séminaire d’Albi. Au cours de ces années de formation sacerdotale, le jeune Henri assimile et met en pratique les connaissances cultuelles et liturgiques qu’il transposera, par la suite, dans son activité rugbystique. Il est soumis à une pédagogie de l’isolement caractéristique des petits séminaires où les jeunes élèves apprennent les valeurs de discipline, de sacrifice et de partage sanctifiées aussi par le monde de l’ovalie. C’est également, à l’intérieur de ces murs que, très vraisemblablement, il commence à s’interroger sur la pratique de la violence rédemptrice. Cette question mythologique prend d’autant plus d’importance qu’elle constitue un concept structurant pour certains acteurs du milieu rugbystique permettant de légitimer certaines formes de pratique. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’image de l’abbé Pistre sur les terrains est souvent associée à ces représentations populaires rédemptrices qui accommodent les techniques du rugby au message de l’Évangile. Ainsi les conteurs du rugby mythifient cet administrateur de « pain béni » au cœur des mêlées, où il applique le précepte sacerdotal : « il vaut mieux donner que recevoir3 ».
Le jeune Pistre ne se contente pas d’étudier. L’éducation sportive faisant partie de la formation des séminaristes, il fait montre de qualités certaines de vitesse et de saut. Il faut toutefois attendre son retour du service militaire au 15e régiment d’infanterie, dont l’un des casernements est installé à Albi, pour qu’il s’initie au rugby. En effet, la présence de garnisons dans les villes est un facteur important de l’implantation du football-rugby en province. La ville tarnaise offre une riche palette d’équipes qui évoluent de la 5e série (régionale) aux championnats nationaux. Entre 1920 et 1930, la cité cathare compte 5 clubs : le Sporting Club Albigeois, l’Étoile Sportive, le Patronage Laïque d’Albi, le Tockey Club et le Club sportif Albigeois4. « Tous les dimanches », ces clubs proposent « aux afficionados de la préfecture tarnaise une pléiade de rugbymen, d’internationaux ou de simples titulaires5 ». C’est au sein du Sporting Club Albigeois qu’Henri Pistre entame sa carrière de rugbyman6. Tout d’abord trois-quarts aile, il occupe ensuite le poste de troisième ou de seconde ligne, pour intégrer progressivement l’équipe première du club. Son premier match contre la Société Athlétique Universitaire de Limoges (vraisemblablement en 1921) révèle sa rudesse et sa solidité dans le combat du jeu d’avants. La mémoire collective retient que ce jeune joueur « ne rechigne pas à la besogne7 » et « joue comme possédé par un démon8 ». Intronisé comme équipier premier, il est alors aligné aux côtés des icônes sportives albigeoises telles que Jean Marie Marcet, Charles-Antoine Gonnet, Alfred Prevost et Jean Vaysse9, tous internationaux. Au cours de ces empoignades dominicales, Henri Pistre noue de solides amitiés avec ces illustres équipiers qui vont constituer un réseau de relations d’une grande richesse. Ainsi, le talonneur Charles-Antoine Gonnet (1897-1985) est un écrivain scénariste reconnu, pendant que René-Jean-Paul Cassagne (1898-1967) devient patron d’une filature à Pau avant d’être élu sénateur puis député sous la IVe République. Ces partenaires de jeu devenus plus ou moins illustres contribuent à l’intronisation et la mythification de l’abbé Pistre dans l’imaginaire du rugby français. Ce qu’accomplit également Jo Maraval, entraîneur de l’équipe mais aussi correspondant sportif pour la presse écrite, en particulier pour Midi Olympique. Les dirigeants-notables du Sporting Club Albigeois comme Maurice Rigaud, avoué mais surtout vice-président de la toute nouvelle Fédération Française de Rugby (créée en 1919) ou Louis Joly, industriel dans le textile et conseiller municipal, participent aussi à la construction du mythe. Ainsi, lorsque le sergent-chef Henri Pistre décide d’arrêter sa carrière à l’orée de la saison 1922-1923, il a construit un réseau solide et fraternel de camarades dans le monde l’ovalie qui diffuse des récits légendaires, mettant en scène un joueur viril mais à la correction exemplaire. L’abbé serait la preuve vivante que le rugby est une pratique et un lieu où les joueurs peuvent suivre les préceptes de l’Église et dont le prêtre serait un parfait apôtre du rugby. La narration de ce qui aurait été le dernier match du séminariste est significative de cette stratégie de sacralisation10. Lors de cette rencontre qui aurait opposé le S.C. Albigeois à l’U.S. Perpignanaise en septembre 1922, le coup d’envoi aurait été retardé d’un quart d’heure. Le délai s’expliquerait par la volonté des Albigeois de trouver, en dernière minute, un équipement à Henri Pistre. Ce dernier, venu assister au match en tant que simple spectateur, aurait en effet accédé à la demande insistante de son président Louis Joly d’aider une dernière fois ses coéquipiers dans ce combat homérique contre les Catalans, champions de France en titre. La construction de la légende du dernier match de l’abbé Pistre l’associe également au martyre des soldats albigeois pendant la Grande Guerre. Ce match aurait eu lieu lors de « l’inauguration du monument aux Morts11 ». Or, la première pierre de ce lieu de mémoire a été posée le 19 février 1924, pour une inauguration le 28 novembre 1926. Et si l’inauguration d’une stèle à la mémoire des joueurs du « Sporting Club » tombés au champ d’Honneur a bien été organisée au Stade Maurice Rigaud, celle-ci s’est déroulée le 2 novembre 1921. Par ailleurs, à cette date, le Président du Sporting n’est pas Louis Joly mais Louis Mascaras. Cette reconstruction a posteriori de l’histoire rugbystique de l’abbé Pistre met en évidence cette volonté de sacraliser son activité pour mieux légitimer les valeurs de fraternité de la famille de l’ovalie, notamment le souci du prochain. Enfin, les deux matchs réellement joués en cette occasion ont été disputés contre l’équipe réserve du Sporting Club Graulhetois et l’équipe première de l’Association Sportive Biterroise. Au cours de ce même mois de septembre, les Perpignanais étaient engagés sur d’autres fronts, après avoir réalisé leur premier entraînement, le 1er septembre 192212. Et, si un match commémoratif a eu lieu, il a été organisé, le lundi de Pâques du 21 avril 1919, mais a priori sans la présence de l’abbé Pistre13. Le récit légendaire du banquet de fin de match renforce l’image d’un abbé dévoué à la cause du rugby. « Mes amis, j’ai passé parmi vous des heures inoubliables-aurait dit Pistre. Vous m’avez appris ce que pouvait être l’amitié, la fraternité, l’amour de son prochain. Croyez bien que je m’en souviendrai toute ma vie. Maintenant nous allons disputer des matches différents. Je vous souhaite de continuer sur la route glorieuse où vous êtes engagés. Quant à moi, je vais essayer de porter le ballon au milieu des poteaux de la Sainteté 14 ».
Au service de Dieu et du rugby : la popularisation d’une voix populaire et sarcastique
À l’issue de son service militaire, Henri Pistre retourne au grand séminaire d’Albi, pour achever sa dernière année de formation sacerdotale15. Il est ordonné prêtre, le 23 décembre 1923, en présence de la famille de l’ovalie.
« C’était le 23 décembre 1923-se souvient l’abbé, je devais ce jour-là recevoir l’ordination sacerdotale dans la cathédrale d’Albi. Il faisait froid. Je prenais déjà le tricot de laine de tous les jours. J’eus soudain une hésitation […] J’ouvris ma pauvre malle de séminariste, et je pris un maillot jaune et noir, seule relique de deux années de sport et d’amitié. Je le mis sur mes épaules. Dernière coquetterie de joueur : je voulais être ordonné prêtre sous les couleurs de mon club16. »
Il s’engage alors dans une vie consacrée à l’enseignement de l’Évangile, la célébration des sacrements et l’accompagnement des fidèles. Cette dernière mission de guide de la communauté paroissiale lui offre la possibilité de faire partager sa passion pour le rugby. Il commence ses premières années de prêtre à Castres. Là encore l’imaginaire collectif célèbre l’abbé comme « un type formidable » qui se fait tout à la fois le défenseur de la foi catholique et apostolique et l’apôtre dévoué des valeurs du rugby. L’idée se diffuse que « si l’Église n’avait que des gars de sa trempe, il y aurait autant de monde à confesse qu’au rugby… Autant dire que l’on ferait chapelle comble17 ». Ainsi, le curé ordinaire et ordonné devient-il même le « Pape du rugby ». Le 22 décembre 1936, l’abbé Pistre est installé curé de Rouairoux, petite commune du Tarn de 665 habitants18. Il se fait vite remarquer par son entrain et ses qualités d’orateur. « Il dit que […] malgré sa mélancolie en pensant aux amis qu’il laisse à Castres, il sent dans son âme une joie profonde : joie de trouver une église dans un ordre parfait grâce à son prédécesseur, à qui il rend hommage ; joie d’être nommé dans une paroisse bien chrétienne, qui mérite beaucoup de soins et de zèle19. » Mais l’apostolat de l’abbé Pistre ne s’arrête pas aux portes de son église. Il officie dans différents milieux pour diffuser la parole chrétienne et porter un discours patriotique. En effet, l’abbé reste un homme de réseau. Il est aussi vice-président de la Fédération des Sous-Officiers de Réserve (SOR) créée en 1932 et aumônier d’honneur des SOR de France. À ce titre, il se déplace sur l’ensemble du territoire français en portant un discours patriotique notamment dans les provinces reconquises de l’Est. En 1939, à Metz, il évoque « le besoin de la jeunesse de France de s’unir et de s’entendre sans différence de parti ni de religion, car il n’y a qu’une seule et unique Patrie, la France ». Il n’oublie pas de mobiliser la mémoire familiale, « notamment les paroles de son grand-père, ancien combattant de 1870, qui lui a demandé de son vivant de faire un soldat pour reprendre les deux provinces perdues lors du désastre de la guerre de 187020 ». Il peut alors déployer tout son talent d’orateur patriote. En Gironde, avec « une véritable éloquence venant du cœur […] avec une émotion qui se contenait à peine (il conduisit) des hommes, même incroyants […] à mouiller des larmes »21. Devant une telle force de persuasion, certains journalistes vont même jusqu’à écrire que « si M. l’abbé faisait de la politique, il deviendrait vite une des trois ou quatre grandes vedettes de la Chambre22 ». Toutefois, l’abbé inspire aussi l’ironie, voire le sarcasme anticlérical. À Clermont-Ferrand, on écrit que « l’abbé Pistre que le journal de l’Évêché appelle “le poilu-né” est un sacré petit rigolo qui doit causer bien du tracas au Père Éternel, son patron23 ». Ses paraboles peuvent, en effet, susciter incompréhensions et irritations, pour ceux qui connaissent mal son histoire et sa personnalité. « Heureusement l’abbé Pistre a mieux à nous proposer, un truc épatant et littéralement emballant. Voici ce n’est pas compliqué : ce n’est qu’avec l’amour que l’on gagne les victoires »24. Dans tous les cas, l’abbé Pistre joue avec une certaine forme d’humour provocateur, comme le montre son activité de chroniqueur au Courrier Sportif du Tarn. Empruntant le pseudonyme de Grumpy (grincheux, grognon, râleur), il donne son opinion, voir ses vérités sur le rugby local et national. Dans un premier temps, pour mieux cacher son identité, il va même jusqu’à s’inventer une femme dans le récit des matchs. « Un temps splendide, une belle assistance, un excellent cigare et ma femme d’une humeur très agréable » ou « Virginie, ma douce colombe25 ». Mais, si certains de ces écrits lui valent une reconnaissance jusqu’au niveau international, d’autres articles l’engagent dans des polémiques avec certains membres de la famille rugbystique.
Devenu fidèle supporter et même dirigeant du Castres Olympique26 après son ordination, « M. le curé subit la passion : il crie, gesticule, tempête, lance son chapeau en l’air, blasphème même (peut-être) » sur les bords des terrains tarnais. Il n’hésite pas à s’attaquer aux sommités du rugby français dans les colonnes des journaux. À la suite « des incidents odieux du match Béziers-Castres27 », l’abbé chroniqueur dénonce l’attitude du célèbre Jules Cadenat28. « Tes dents sont trop courtes ô Jules pour arracher du bouclier de Brennus, le nom deux fois gravé de Castres Olympique29 ». Il lui conseille même de s’éloigner de sa chère ville pour ne pas être molesté et éviter de goûter au « froid contact des eaux de l’Agout en crue30 ». Cadenat ne se dérobe pas et lui répond : « Cher abbé Pistre qui m’attaque, le chrétien moyen que je suis pratique l’oubli des injures. Je t’absous donc, mon cher abbé, et comprends parfaitement que l’âme encore pleine des prêches sévères du carême et de la semaine sainte, tu aies par contraste voulu rigoler un peu à mes dépens31 ». Beau joueur, « Julard » souligne que l’abbé « n’hésiterait pas à gâcher sa plus belle soutane pour me sortir de ce mauvais pas32 ».
Son courroux peut s’exercer contre des arbitres jugés impartiaux. Ainsi, à la suite du match Narbonne-Castres joué le 14 décembre 1952, l’abbé Pistre juge sévèrement la prestation du directeur du jeu marseillais André Rives. Bien qu’il n’ait pas assisté à la rencontre, l’abbé « trempa sa plume dans un cocktail de fiel et d’humour33 » pour disserter sur les décisions de cet arbitre dont « le cerveau était aussi vide que la bourse d’un capucin34 ». L’arbitre phocéen, jugeant sa dignité atteinte, déposa une plainte pour diffamation. Loin de courber l’échine, l’abbé fit encore preuve d’une grande éloquence. « Cela vous surprend […] de voir une soutane quitter ainsi les hauteurs où elle a mission de planer… Mais c’est surtout sur les terrains de sport que l’on rencontre la jeunesse… J’ai voulu parler de grandeur, de loyauté, de franchise : je regrette que l’on ne m’ait pas compris35 ». Débouté par le tribunal correctionnel de Castres, le 13 mai 1953, puis par le tribunal de Toulouse, le 28 décembre 195336, André Rives ne s’avoue pas vaincu. Il se pourvoit en cassation et réussit à faire condamner l’abbé. Au bout d’une procédure judiciaire de six ans, ce dernier dut payer une somme de 20 000 francs de dédommagement pour préjudice moral. Cet épisode judiciaire ne ternit pas la notoriété de l’abbé. Tant s’en faut ! La légende rapporte qu’une association d’amis de l’abbé se constitua pour collecter le montant de l’amende ainsi que tous les frais et les intérêts37. La démarche fut a priori une belle réussite, car le surplus de la collecte aurait permis d’organiser un copieux banquet pour clôturer l’affaire.
L’abbé Pistre sait aussi sortir ses griffes pour défendre la nation de l’ovalie face aux menaces des « amis anglais » qui veulent toujours bouter les Bleus hors du Tournoi des cinq nations en 195238. « J’ai senti que me taire serait trahir. Ce serait trahir tout un long passé de fraternelle amitié […] ce serait trahir nos morts, nos chers morts […] ce serait trahir cette troupe admirable de serviteurs du rugby qui donnent à nos clubs le meilleur d’eux-mêmes39 ». Ici, son discours ne divise plus la famille mais veut la rassembler. L’abbé devient ainsi l’apôtre du rugby français au sens large. Au contact de la réalité de la véritable famille de l’ovalie, il connaît le cœur des hommes qui la font vivre. « Depuis longtemps, je vais de ville en ville, de village en village, réchauffer mon cœur, souvent accablé, à la flamme de tous ces dévouements trop souvent méconnus40 ». Il insiste notamment sur la dimension éducative du rugby tant nécessaire à une jeunesse française plutôt frondeuse, voire révolutionnaire. « Sentez que la plupart de nos joueurs ne sortent pas du même milieu que les vôtres. La dure vie quotidienne ne les aide pas à être naturellement des grands seigneurs […] Doit-on laisser de côté toute une jeunesse un peu rugueuse, lente à s’épanouir, indisciplinée et trop engluée dans la matière41 ? ». L’abbé est alors une voix écoutée par l’ensemble du rugby français. Un grand nombre de ses chroniques publiées dans le Courrier Sportif du Tarn sont, en effet, reprises ou citées par des journalistes sportifs42. Son expertise est même citée par des journalistes d’outre-Manche. Ainsi, dans les programmes officiels anglo-saxons présentant les matchs de l’équipe de France lors du Tournoi des V Nations, la parole de « the noted Rugby writing priest who in his youth was a terrific forward 43 » la voix et les mots de Pistre sont cités pour mieux faire comprendre les effets de la modernité sur la culture rugbystique. Notamment quand l’abbé explique que l’arrivée de la télévision est une aubaine pour imposer un jeu loyal et développer le rugby dans les villages.
« Television even helps to keep play clean. France’s famous Rugby priest, the Abbé Henri Pistre, […] writes about it, says the punch-happy lads have a sacred terror of television. It turns them he adds into cherubs44 ». « Countless enthusiasts in our villages and small towns had no idea, before televised Rugby what a big game was like. They saw because they loved the game excellence in the modest fare normally offered. Nowadays our vision is enlarged. Seated in armchairs we who cannot get to the stadiums watch the great perform […] The abbé warns however against idolising star teams and players and extols loyalties to the local clubs45 ».
Une construction médiatique de la voix religieuse : un homme à part entière et entièrement à part du patrimoine rugbystique
En 194646, l’abbé Pistre est nommé curé de Noailhac, petite paroisse de 600 âmes entre Castres et Mazamet. Son aura ne s’évapore pas pour autant. Très actif au sein du Courrier Sportif du Tarn, il est un invité d’honneur incontournable des manifestations rugbystiques. Présent à l’ensemble des congrès annuels de la Fédération, sa figure d’homme « fort comme un chêne, franc et fier mangeur et bon buveur, [qui] a horreur de l’hypocrisie sous toutes ses formes47 » consacre indiscutablement son appartenance à la famille de l’ovalie. Cette reconnaissance est d’autant plus affirmée qu’il est régulièrement sollicité pour sacraliser les moments et les lieux rugbystiques voire des événements familiaux48. Se présentant aussi comme un grand serviteur de la cause tarnaise, il est convié aux grandes manifestations sportives qui y font étape. Ainsi, quand le Tour de France passe dans le Tarn, l’abbé en est l’hôte incontournable. Félicitant Jacques Anquetil à l’arrivée de l’étape du Tour de France à Toulouse, le 9 juillet 1964, il donne aussi son avis sur le déroulement de la 19e étape La Mongie-Mourenx du 15 juillet 197049. Il « pénétrait dans le conglomérat du Tour comme au paradis50 » a pu écrire Jacques Goddet. L’abbé se revendique alors comme un des dignes et authentiques représentants de la région tarnaise jusque dans les pages de l’hebdomadaire sportif communiste Miroir Sprint :
Qu’auront pu penser, le long de la route écrasée de soleil, dans ce Midi bon enfant et plein de cigales, ceux qui auront deviné la présence d’un curé au fond d’une voiture officielle ? Les plus charitables auront pensé que c’était un habitué de l’auto-stop qui, sans vergogne, s’était effondré dans la voiture du directeur adjoint. D’autres se diront que Fernandel, ayant encore gardé la soutane de Don Camillo, s’était payé la fantaisie de suivre le Tour. Nul n’aura pu penser que le curé était authentique et qu’il suivait sportivement son étape… Ça me changeait un peu de ma calme paroisse. On se serait cru dans la cathédrale du sport cycliste51.
L’abbé Pistre se mue aussi en figure de la culture populaire française pour devenir même un visage et une voix de la télévision au début des années 1960. Cette dimension du personnage est tout d’abord décrite par Maurice Colinon dans la revue Panorama Chrétien52, avant d’être reprise dans l’ouvrage Les pionniers en soutane. L’auteur narre le chemin inattendu de cet abbé évoluant « dans un lieu où nul naguère n’eût imaginé rencontrer un prêtre53 ». De leur côté, Alex Potter et Georges Duthen veulent donner chair au personnage54, en retraçant la fabuleuse histoire de ce curé passionné, « who loved the game to passion point, yet renounced it55 ». En s’appuyant sur le contenu de ses chroniques tarnaises, il dépeigne un personnage haut en couleur et au verbe fort. Ces différentes narrations installent alors le curé comme une légende dans le patrimoine rugbystique dont les services rendus au rugby seront honorés par l’attribution du grade de Chevalier de la légion d’honneur. Les exploits athlétiques de sa jeunesse feront même l’objet d’un conte en bande dessinée dans le Journal Tintin de février 1964, intitulé Un don Camillo du rugby56. L’abbé Pistre a même droit à un reportage télévisé consacré à une personnalité qui « fait partie de ces hommes sans lequel notre rugby national et notre valeureux quinze national ne seraient pas ce qu’ils sont57 ». Réalisé en 1962, par Roger Couderc et Jean Pradinas, ce documentaire de 10 minutes et 51 secondes, met en scène le quotidien sacerdotal de l’homme d’Église, dont la semaine est rythmée par le rugby. Si la célébration de la messe est un point central de la vie du village, elle n’est jamais éloignée du sacre du ballon ovale. Et, alors que la légende raconte que l’horaire de la messe dominicale serait fixé par celui des matchs du Castres Olympique, d’Albi ou de Mazamet, ses sermons ne font jamais l’économie d’une référence à la rencontre de l’après-midi. Responsable de sa communauté, le curé de Noailhac est aussi présenté comme le pilier de l’éducation des jeunes où les baptêmes et les communions sont des moments clés du parcours éducatif, sans qu’il n’oublie de former ses jeunes ouailles au rugby. Le temps du catéchisme est, à ce titre, un moment privilégié où la culture rugby et l’enseignement religieux se rejoignent. Ainsi, l’abbé présente-t-il le baptême comme la licence nécessaire pour être admis dans l’équipe des chrétiens. Car l’abbé est aussi le pilier de la vie rugbystique locale et, au-delà, de la communauté. « Homme haut et fort qui descendait de la montagne […] qui va à jamais changer leur vie », il est filmé comme le point d’union fraternel entre les différentes générations et les différents membres du village. De l’instituteur au menuisier en passant par le maire ou le cafetier, les images montrent comment il s’évertue à entretenir la fraternité de sa communauté, sans oublier de, toujours, placer le ballon ovale au centre. L’aura de « l’abbé qui peut rentrer dans n’importe quel vestiaire, il n’a besoin d’aucun laissez-passer58 » est mise au service de son village comme l’illustre l’épisode du carillonneur du village. Ce dernier est trop vieux pour sonner les cloches. C’est « l’amitié des stades et des terrains59 » qui sauve le village et son église ! En effet, l’abbé reçoit des dons60 permettant d’offrir une électrification des cloches et une retraite bien méritée pour le vieux carillonneur.
La légende de l’abbé puise aussi dans l’imaginaire collectif des 3e mi-temps. Il est vrai que Pistre fait partie du chœur des conteurs qui entretient la légende de rugby. Kléber Haedens en est l’un plus grands chantres. Fervent admirateur de l’abbé, le romancier l’invite régulièrement dans son domaine de La Bourdette près de Toulouse. « L’abbé, à cause de toi, de ce que tu es peut-être le meilleur homme du monde […] je n’écrirai jamais une chose qui pourrait blesser ta foi61 ». Pour autant, même si l’abbé se laisse entraîner dans les sphères nocturnes du rugby, il conserve toujours sa dignité et son sens du devoir. « Quand une dame, dite de petite vertu, le branche. “Alors le p’tit curé, que dirais-tu de quelques sensations ? …” Il rétorque en lui tendant son chapeau : “Fais la quête et remplis-le, comme ça, je pourrai rafistoler le toit de mon église…” Ainsi fut-il accompli, doublement pour le chapeau de l’abbé et celui de son église62 ».
Après ses noces d’or sacerdotales, une nouvelle étape de sa médiatisation nationale est franchie en 1975. L’éclatement de l’ORTF en trois chaines publiques : TF1, Antenne 2 et France Régions 3 lui ouvre la porte du commentaire télévisé. Traditionnellement retransmis sur Antenne 2 et commentés par le tandem Roger Couderc et Pierre Albaladejo, les matchs du Tournoi des V nations sont également retransmis sur TF1. En effet, Georges de Caunes, chef du service des sports de TF1, obtient le doublement de la retransmission pour « ne pas se priver d’une moitié d’écoute 63 ». Ne pouvant être seul, car la mode est à commenter à deux, de Caunes doit trouver quelqu’un qui serait l’équivalent de Couderc. « Quelqu’un de ‘pittoresque’ et je pense à l’abbé Pistre. […] C’est un ecclésiastique, un curé de Noailhac dans le Tarn qui a été joueur de rugby, qui sous la soutane a son maillot et qui bâcle un petit peu les vêpres pour être à l’heure pour le match du dimanche et qui a un parlé rude. Il roule les r comme Gaston Bonheur et qui n’est pas compréhensible mais qui est pittoresque. Alors je me prends l’abbé Pistre pendant un an, je fais le Tournoi des Cinq Nations avec l’abbé Pistre 64 ».
Ainsi, le 18 janvier 1975, l’abbé Pistre commente sa première rencontre France-Galles en duo avec Georges de Caunes. Avec son accent tarnais et passionné, l’abbé s’attache à se faire aussi pédagogue. « On oublie un peu trop que la télévision n’est pas faite pour une élite. On dit qu’il faut éduquer le public. Il me semble que l’on devrait procéder par paliers. C’est comme si on donnait du cassoulet à un nouveau-né sous prétexte d’en faire un athlète65 ». Pour autant, il n’oublie pas de convoquer le divin. Chaque intervention est ainsi ponctuée par son expression fétiche : « Ah ! Sainte Vierge que c’est beau le rugby ! ». Bien qu’il ressorte « des rapports d’écoute que nous faisons jeu égal (face au duo d’Antenne 2). Quelquefois c’est eux, quelquefois c’est nous, souvent c’est nous je le dis objectivement… et que la moitié des téléspectateurs sont satisfaits », l’intervention télévisuelle de l’abbé ne dure qu’une année66.
Conclusion : une légende patrimoniale pour le rugby
Au début de l’année 1981, alors que le XV de France entame sa route vers le 3e grand chelem de son histoire dans le tournoi des V Nations, la voix de l’abbé s’éteint définitivement. La légende raconte que, le 27 janvier 1981, l’abbé aurait été retrouvé mort par l’un des anciens joueurs qu’il avait formé à l’école de rugby de Noailhac, le pilier du Castres Olympique Raymond Bonnafous. Ce dernier aurait découvert l’abbé « assis, un coude appuyé sur la table, l’autre main posée sur son genou, le fromage dans l’assiette ». Il se tenait ainsi, sans aucun point d’appui comme mû par une force divine ou rugbystique… Les décennies suivantes consacrent la mythologie de l’abbé Pistre. Écrivains, journalistes, aficionados entretiennent la part de légendes merveilleuses du personnage, contant et colportant l’histoire d’un homme d’Église symbolisant toutes les dimensions sacrées du ballon ovale. Et, à l’image des rebonds malicieux de ce ballon, son histoire post mortem se veut facétieuse. En effet, sur sa pierre tombale, située à côté de l’église Notre-Dame de Noailhac, l’année 1980 est inscrite comme la date de son décès…