« À aucun moment, il ne faudrait penser concernant la présentation de l’historique de mon travail, que celui-ci n’est autre chose que le résultat de toutes ces liaisons formidables, de tout ce que j’ai appris grâce à tous ceux avec qui j’ai travaillé1. »
Considéré comme l’un des théoriciens, les plus marquants, du rugby français, René Deleplace2 tient à souligner ici, l’importance des échanges et du partage dans son travail de conceptualisation du jeu. En effet, les récits historiques tendent à développer l’idée que le rugby, plus particulièrement français, serait le produit de techniciens autodidactes douées d’une certaine forme de génie naturel, conduisant de manière mystique leurs joueurs et leurs équipes à la victoire. L’idée semble romanesque. Elle est sous-tendue par une volonté de présenter le rugby français dans ses dimensions instinctives et latines où le jeu serait la simple expression des qualités naturelles et culturelles des joueurs. Il est d’ailleurs significatif que les histoires du rugby s’attachent à identifier les rugbymen les plus glorieux, en acceptant parfois le détour par quelques entraîneurs de renom, bien souvent présentés comme des druides ou des sorciers à l’image du « Sorcier de Sauclières », le Biterrois Raoul Barrière, du maître Jean Liénard, le « Sorcier grenoblois » ou du « Sorcier gersois » Jacques Brunel. Pour autant, d’autres penseurs du jeu ont traversé l’histoire du rugby aux côtés de grands noms de la famille de l’ovalie. Si Jean Prat, Lucien Mias, Richard Astre, Pierre Villepreux, Jean-Pierre Rives sont les « héros du rugby » des années 1960 à 1980, Julien Saby, Henri Laffont, Raymond Barthez, René Deleplace, Pierre Conquet, André Quilis, Jean Devaluez sont autant de figures qui ont marqué le rugby, mais de manière plus souterraine et moins médiatisée.
Il semble donc particulièrement légitime, pour mieux comprendre l’histoire du rugby, de s’intéresser aux personnes qui ont pensé le rugby français et qui, de ce fait, ont participé à la conception d’un modèle de jeu à la française. À l’image de la réflexion de René Deleplace, l’enjeu est de montrer que la construction des savoirs, des techniques et des tactiques est, en effet, le produit d’échanges entre des techniciens, tout à la fois hommes de terrain, théoriciens, enseignants, formateurs et éducateurs. Ainsi, contrairement, à l’idée reçue d’une opposition simpliste entre la théorie et la pratique3, une approche historienne de l’histoire du jeu en France met en évidence une synergie entre la réalité du « pré » et les réflexions menées aux bords des terrains de l’Hexagone. Pour autant, le propos de cet article ne se veut pas exhaustif. Le choix, forcément réducteur, d’une petite frange de ces penseurs au sein de la famille de l’ovalie est dicté d’une part par la production d’écrits significatifs sur leur conception du jeu et d’autre part par l’empreinte laissée par ces modèles de jeu dans le rugby français au cours des années 1940 à 1980.
Aux origines de la méthode Saby : le magistère de Tom Potter et Paul Lamouret
En 1927, quand le Gallois Tom Potter prend le poste de professeur d’anglais au lycée Louis Barthou de Pau, il est loin de s’imaginer qu’il va influencer le jeu des rugbymen grenoblois pendant plusieurs décennies, mais aussi le jeu français. Après une expérience de joueur au sein des Harlequins (1900-1910) puis à Cognac (1910-1911), Tom Potter collabore avec Gilbert Pierrot, receveur des Postes Télégraphes et Téléphones pour entraîner les joueurs de la Section Paloise. Ce dernier, riche d’une expérience rugbystique construite à Paris puis au Toulouse Olympique Employés Club (TOEC) s’appuie sur la culture britannique de Potter4 pour conduire les Palois au titre de Champion de France de 1928. Mais auparavant, ce tandem d’entraîneurs forme une génération de joueurs dont certains sont reconnus pour leurs techniques innovantes. Paul Lamouret5 fait partie de cette jeune génération paloise formée par Potter et Pierrot. Identifié comme un innovateur6, à l’image de la passe plongée7, Paul Lamouret quitte les Pyrénées pour s’établir au pied des Alpes, au sein du Football Club Grenoblois (FCG). À partir de 1920, il joue et entraîne tout en partageant sa culture rugbystique pour former une nouvelle génération de joueurs dont certains deviennent entraîneurs. Julien Saby fait partie de cette génération qui se nourrit des principes de la méthode de Lamouret. Joueur de 1917 à 1930 au FCG, Julien Saby devient ensuite entraîneur de 1946 à 1949. S’il s’inspire des connaissances du Palois, il bénéficie également de l’expérience de Félix René Lasserre8 qui intègre les rangs grenoblois de 1923 à 1926. L’influence de ce dernier est tout aussi significative dans la conception du jeu de Julien Saby. En effet, Lasserre est un enfant de la méthode bayonnaise, conçue par les frères Forgues mais surtout inspirée du gallois Harry Owen Roe9. En s’appuyant sur une formation dominée par les mathématiques, en particulier liée à sa formation scolaire au Lycée Champollion de Grenoble, Julien Saby conçoit une approche scientifique du jeu. L’analyse et l’apprentissage des différentes formes d’utilisation du ballon à la main et au pied dans les phases de jeu de mêlées et de touches sont pensés mathématiquement et géométriquement pour rechercher le surnombre offensif ; principe de jeu hérité et structurant de la méthode de jeu galloise puis bayonnaise au cours des années 1910.
Les rugbys français : une hybridation culturelle
Cette première généalogie rugbystique10 apporte un premier exemple de la manière dont les connaissances du jeu se construisent et circulent en France au cours du vingtième siècle. Elle constitue un outil pour mieux comprendre comment peuvent se construire les conceptions du rugby et donc un éventuel modèle de jeu à la française11 ? Et s’il existe un modèle de jeu français, celui-ci apparaît avant tout comme le produit et le processus d’échanges et partages d’expériences des joueurs qui traversent l’Hexagone. Par ailleurs, la construction de cette généalogie historique confirme que les fondations du rugby français sont également creusées avec et contre le modèle anglo-saxon. Si, au cours du vingtième siècle, la presse écrite puis télévisuelle se plaît à « vendre » le spectacle rugbystique à partir de l’opposition séculaire avec les Anglais, il n’en est pas moins vrai que les Français conçoivent leurs rugbys en s’appuyant sur les théorisations britanniques12. Ainsi, le jeu de passes à la française ne serait-il qu’une reproduction – imitation des équipes britanniques13. Pour autant, si les Français assimilent une partie de ces savoirs techniques et tactiques d’outre-Manche, ils les accommodent vite à leurs cultures et aux rapports de force qui les opposent à ces derniers. En effet, les penseurs du jeu ne développent pas et n’imposent pas leurs théories de manière abstraite. Ils organisent leurs conceptions en fonction de conjonctures et de contextes déterminés. Comme l’a démontré Christian Pociello14, il est possible d’observer une « guerre des styles » dans le rugby français via la confrontation entre différentes cultures de jeu. Les savoirs, les techniques et les tactiques se colorent des spécificités méridionales, parisiennes, maritimes, ouvrières, bourgeoises pour construire des identités géographiques de jeu. Néanmoins, si la diversité des styles rugbystiques est une évidence, leur première compréhension ne peut faire l’économie d’une étude des grandes idées qui les organisent. Dans cette perspective, la poursuite de l’analyse biographique de Julien Saby est un outil historique particulièrement pertinent. Elle apporte un éclairage nécessaire et incontournable pour comprendre un des fondements de la pensée rugbystique française au cours du vingtième siècle. L’approfondissement de cette généalogie rugbystique permet ainsi d’objectiver plus précisément un exemple de la pensée rugbystique française.
L’invention de la « méthode » Saby
En 1930, lorsque Julien Saby quitte le FC Grenoblois, c’est pour expérimenter les principes de sa méthode avec les joueurs de l’Union Sportive Doloise, dans des conditions pratiquement professionnelles15. Il s’agit d’« avancer et de dominer dans les luttes […] en s’appuyant sur la pensée tactique 16 ». Après trois saisons dans le Jura, Julien Saby est recruté par la Fédération Italienne de Rugby pour s’occuper de l’équipe nationale de 1934 à 193717. S’il obtient des résultats significatifs avec la deuxième place du Tournoi FIRA, en 1937, seulement défait par la France18, Saby diffuse parallèlement sa conception du jeu dans les clubs, les institutions militaires et les universités italiennes. Cette expérience transalpine est une étape importante dans la théorisation du jeu du Grenoblois. Elle renforce sa volonté de concevoir « une puissante fabrique de joueurs possédant des bases techniques identiques 19 » et ainsi d’imposer une école française du jeu. Cette idée de construire un référentiel commun de jeu, concept développé par la suite par René Deleplace20, constitue un des principes fondamentaux du rugby prôné par Julien Saby. Le postulat est innovant. En effet, la démarche traditionnelle de formation, héritée de la culture britannique, impose le principe que les premiers et seuls éducateurs des joueurs sont les arbitres. Aussi, Julien Saby propose de dépasser une simple étude rationnelle et analytique des règles au tableau noir qui est suivie d’une reproduction technique parfaite de chaque geste individuel et collectif sur le terrain. Il oppose plutôt l’idée d’une pratique sur le terrain pour développer les « qualités naturelles de l’athlète en répondant à son tempérament et donc en lui permettant de mieux s’épanouir 21 ». L’idée est alors de partir « du mouvement naturel du joueur pour le former au geste sportif 22 » et lui « faire comprendre dans le cadre d’exigences fortes23 ».
Cette conception du jeu et de la formation du joueur qui en découle s’enrichit de la rencontre de Clément Dupont24 et d’André Chilo25, moniteurs nationaux d’Éducation Générale et Sportive de la première heure, spécialisés dans le rugby. En février 1941, Julien Saby participe au premier stage de moniteurs du rugby organisé au Collège National de Moniteurs et d’Athlètes d’Antibes (CNMA)26. Cette formation est placée sous la responsabilité de ces deux internationaux, héritiers de la culture gymnique de l’école de Joinville. Le stage est un véritable lieu d’échanges, au cours duquel « avec beaucoup de courage et de compréhension […] on se mit à l’ouvrage et on put organiser le premier “colloque” où très objectivement toutes les conceptions furent jetées dans le creuset du “bon vouloir”27 ». « Si bien qu’en mai 194128 », les bases d’une méthode française de rugby sont posées et prêtes à être diffusées. Saby pense alors un rugby où le joueur réalise ses gestes « avec toutes les facultés de concentration, de volonté et d’énergie29 » en recherchant la rapidité dans toutes les actions individuelles et collectives30. S’appuyant sur ces principes de jeu, il applique sa méthode avec le Football Club Grenoblois de 1947 à 1949 tout en essayant de mettre en place une formation d’éducateurs au sein de la Fédération Française de Rugby. Élu en tant que dirigeant de la Fédération en 1953, il organise, en collaboration avec Robert Poulain31, Clément Dupont et André Chilo, une formation d’éducateurs agréés qui sera combinée avec des stages nationaux à l’Institut National des Sports (INS). L’objectif est de diffuser les principes d’une méthode de jeu à la française. La mise en place de ces stages est une étape déterminante dans la formation d’une génération d’entraîneurs qui vont marquer le rugby français.
Julien Saby et les origines du grand Béziers
La première promotion de 1953 compte dans ses rangs Raymond Barthes considéré comme le père fondateur de la méthode biterroise et/ou le « connétable » Charles Calbet, présenté comme un des inspirateurs du jeu agenais. En 1955, Raoul Barrière32 et Henri Coupon33 font partie de la troisième promotion de ces éducateurs agréés qui sont venus parfaire leur formation à l’INS. L’analyse des promotions suivantes permet d’observer la présence de grands noms « inspirateurs et penseurs » du rugby français, à l’image d’Arnaud Ellisalde, acteur important du Stade Rochelais, qui suit ce stage en 1956, de René Deleplace en 1957, de Pierre Conquet en 1960 ou de Jean Devaluez en 196134. Cette formation annuelle devient un laboratoire pour penser et perfectionner le jeu. « Ambiance sympathique – rapporte Saby – qui permit, durant le déroulement des travaux des moniteurs d’avoir l’esprit d’un “cercle d’études”, pour le plus grand bien de tous. La confrontation des thèses permit de tirer le maximum d’enseignements. Les sujets traités en techniques et tactiques apportèrent des éléments nouveaux très intéressants, laissant présager pour l’avenir une réaction contre les routines qui sclérosent hélas certains compartiments du jeu35 ». Dès lors, il est légitime de penser que le style de jeu biterrois conçu par Raymond Barthes36 est aussi le fruit des échanges menés au cours de ce stage. La recherche du surnombre par la rapidité des mouvements correspond aux principes préconisés par Julien Saby. « Raymond Barthes était partisan d’un rugby de mouvement […] étant possesseur de la balle, il nous appartenait de la faire circuler : soit devant, soit derrière, de façon à provoquer le trou, le surnombre des attaquants, soit à grouper le maximum de défenseurs dans un point déterminé du terrain, pour alerter alors nos lignes arrières »37. La convergence des idées se retrouve dans cette recherche permanente du surnombre, où les deux techniciens veulent exploiter les « qualités naturelles […] et répondre au tempérament » des joueurs quelles que soient les phases de jeu. Dans cet esprit, la contre-attaque est construite comme une des bases du rugby pensé par Barthes. Elle est une « application spontanée et fortuite » de la recherche du mouvement38 pour créer le surnombre. Ainsi, les savoirs, les techniques et les tactiques, discutés lors de ces stages nationaux de perfectionnement, se diffusent-ils sur le territoire avec des adaptations liées à l’histoire de ces différents penseurs du jeu. L’histoire du style de jeu biterrois illustre clairement la réalité de cette dynamique d’échanges qui alimente les manières de penser le rugby français. Quand Raoul Barrière succède à Raymond Barthes à la tête de l’Association Sportive Biterroise (ASB), il exploite l’héritage de son prédécesseur en utilisant la richesse des différentes « thèses » sur le jeu. Si Raoul Barrière a été un joueur sous l’autorité de Barthes et international, en particulier, lors de la tournée de 1958 en Afrique du Sud, il a aussi fait partie de la troisième promotion d’éducateur fédéral, en 1955. Ainsi, dans le rugby biterrois, retrouve-t-on les principes méthodiques et rationnels d’un jeu de mouvement collectif permanent, héritage et synthèse des expériences passées. « Le but est de franchir le plus rapidement la ligne d’avantage en utilisant la verticalité puis l’horizontalité afin de scorer39 ». Pour Raoul Barrière, il faut « attaquer sans cesse et occuper le terrain de l’adversaire en possédant le ballon grâce à un soutien permanent et en l’attaquant sur les points faibles »40. La rationalité du jeu biterrois se nourrit donc d’un héritage et des modèles de jeu dominants de l’époque. La référence au style du Football Club Lourdais (FCL) construit par Henri Laffont et démocratisé par Jean Prat est claire. « C’était la référence française du rugby. C’est certainement l’équipe qui a le plus longuement réfléchi sur le jeu […] Tout était pensé, réfléchi, mesuré »41. Les rugbys à la française s’appuient donc aussi sur des principes méthodiques et mathématiques.
Une histoire en partage
L’histoire de ces partages d’idées met en évidence que le jeu à la française n’est pas construit autour du seul instinct et du pouvoir mystique de certains hommes de rugby. Bien au contraire, il repose sur une approche rationnelle et méthodique partagée et discutée par des « penseurs » du jeu. D’ailleurs, Raoul Barrière n’a jamais caché la réalité de ses échanges. Que ce soit avec Julien Saby42 ou d’autres techniciens et formateurs, une même volonté les rassemble : réunir toutes les compétences pour concevoir un modèle de jeu efficace. L’année 1976 illustre cet état d’esprit. « Cette année-là, on nous avait même interdits de réunion, comme si nous dérangions ! Nous avions constitué un groupe d’entraîneurs issus du corps enseignant : Conquet, Delaplace. S’était joint à nous Liénard de Grenoble. Nous travaillions en comité restreint sur les évolutions et les entraînements : une école d’un nouveau genre »43. Ce détour en Occitanie nous renvoie à nouveau vers les Alpes. En effet, cette dynamique d’échanges invite à nous intéresser à un autre penseur du rugby français : Pierre Conquet44. Ce dernier développe des principes de jeu observés dans les conceptions de ces prédécesseurs grenoblois et biterrois. « Les gestes […] prennent tout leur sens, […] à la faveur des circonstances créées à la fois par les partenaires et par les adversaires 45 ». Conquet considère que l’apprentissage du geste n’est pas premier dans la formation du joueur. Il montre, au contraire, la nécessité d’apprendre aux joueurs à anticiper, c’est-à-dire à juger et décider avant de réaliser pour opposer « nos » forces à la faiblesse de l’adversaire. Son parcours rugbystique est significatif des échanges qui vont structurer sa pensée. Étudiant en EPS à l’École Normale Supérieure d’EPS et joueur au Racing Club de France, il côtoie tout à la fois Robert Poulain et correspond régulièrement avec Julien Saby. L’exhumation des archives personnelles de Julien Saby témoigne de la densité de ces échanges entre les deux hommes. « Pour ce qui est de l’équipe de France, vous avez pu constater que les craintes que je formulais début janvier sur ma première lettre se sont confirmées46 ». Dans ce partage d’idées, on retrouve un principe commun de rechercher la rapidité du jeu en jouant sur les rapports d’espace et de temps des actions. « Pour l’exploiter (sous-entendu la botte de Guy Cambérabero), il suffit de savoir que ce premier rapport de temps conditionne les rapports d’espace pour la suite de l’action, si elle se poursuit à la main47 ».
L’étude de cette correspondance met également en évidence une véritable synergie de réflexions et de questionnement autour des idées développées par Julien Saby. Ainsi, Roger Taddei, un dirigeant et arbitre fédéral de renom, sollicite l’aide et les compétences de ce dernier. « Connaissant tes qualités de technicien – lui écrit-il en 1967, pourrais-tu m’élaborer un programme d’entraînement rationnel pour une saison48. » Les sujets tournent autour des questions techniques et tactiques, bien souvent issues du Miroir du Rugby49. « Je t’adresse dans ce même courrier cette étude (rapide) que tu m’avais demandée. J’ai parlé à un moment donné de la trilogie que j’avais lue sous ta plume dans Miroir du rugby : possession, position, passe50 ». Si ces échanges participent, de manière évidente, à la dynamique de pensée du rugby français, ils influencent, sans nul doute, le rugby grenoblois. De Henri Coupon51 à Jean Liénard en passant par Pierre Conquet, ces techniciens-entraîneurs du FCG expérimentent une conception de jeu partagée avec Julien Saby. « J’aurais aimé évoquer, un peu mes dernières expériences d’entraîneur et venir prendre auprès de vous le réconfort que j’y trouvais lorsque vous étiez à Grenoble. Le dialogue est maintenant assez difficile à établir dans mon entourage […] les interlocuteurs valables sont assez rares 52 ». La mise en évidence de la filiation avec Jean Liénard53 apporte un éclairage important du rôle joué par Julien Saby dans la manière de penser le rugby français et grenoblois au cours les décennies suivantes. En témoigne Jacques Brunel54 : « Je n’ai joué qu’une saison à Grenoble. De cette époque, Jean Liénard doit être le seul rescapé. Maître Jean demeure l’âme pensante du club […] Pour moi, la rencontre avec Maître Jean fut de celles qui m’ont apporté quelque chose 55 ».
Le Grenoblois Henri Coupon apparaît comme un autre passeur culturel déterminant dans la diffusion de cette manière de penser le rugby. Disciple et collaborateur de Saby, il est un trait d’union avec Jean Devaluez56. Ce dernier entretient des échanges soutenus avec Julien Saby, au cours de nombreuses rencontres informelles autour des terrains grenoblois et isérois. « Ici je pose la question : peut-être aurez-vous l’occasion de me donner une réponse […] Devons-nous, nous aussi, rechercher systématiquement les Costauds, pour avoir un jeu simple (Poulain a très bien fait dans le dernier numéro Miroir du rugby de dissiper ce mythe du jeu simple) et collectif »57. Dans cette dynamique d’échanges, « la primauté de l’Action Collective sur l’action personnelle, appliquée à des tempéraments particuliers58 » apparaît un des traits d’union entre les deux techniciens. Aussi, les activités de Jean Devaluez en tant qu’entraîneur, éducateur, formateur et conseiller technique vont-elles s’appuyer sur les fondements de cette pensée rugbystique pour influencer toute une génération d’entraîneurs et d’éducateurs. « Nous sommes tous les enfants de Julien Saby dans cette ligne, dans ces orientations, et les applications maintenant généralisées »59.
De Julien Saby à René Deleplace
Cette histoire ne peut pas faire l’économie d’une analyse des relations avec René Deleplace. Et, ce n’est pas un hasard si la préface du premier ouvrage de Deleplace est signée par ce Julien Saby. « Je suis un peu confus de l’honneur qu’il me fait en me choisissant parmi tous ses amis […] René Deleplace représente pour moi et mes amis techniciens français, le prototype de l’Éducateur que nous cherchons à façonner par nos stages et nos travaux en commun60 ». En effet, les deux hommes se retrouvent autour de la même idée fondamentale. L’enseignement du rugby « découle du jeu lui-même et se définit par lui ; en permettant surtout de démontrer que le rugby peut s’enseigner, contrairement à ce que trop souvent on affirme61 ». Dans cette perspective, les stages de rugby d’Arras sont créés par René Deleplace, à la fin des années 195062. L’enjeu est de développer un rugby pensé en termes d’intelligence tactique. Il veut « rendre intelligible pour tous la réalité du jeu par le double biais de l’intelligence du règlement et des effets d’opposition. L’originalité de la présentation que René Deleplace fait du REGLEMENT réside dans le fait que ce règlement FAIT JOUER au rugby au lieu d’INTERDIRE63 ». Si le stage est initialement organisé pour améliorer la pratique dans les régions a priori déshéritées du nord de la France, il va aussi être une des dynamiques des styles de jeu tournés vers le mouvement. En effet, Robert Bru (identifié comme le père spirituel du jeu toulousain des années 1980), enseignant au CREPS de Toulouse et adepte d’un jeu de mouvement où le ballon ne doit pas passer par le sol, est un des formateurs des stages de rugby d’Arras. Au cours de ces rassemblements, un certain nombre de ces futurs disciples plus particulièrement toulousains sont initiés et formés à cette pensée rugbystique. « J’ai fait la connaissance de Robert Bru durant mes études – se rappelle Pierre Villepreux […] Je l’ai croisé en particulier lors des stages organisés par René Deleplace à Arras64 ». Il est alors légitime de penser qu’un des fondements du jeu toulousain des années 1980 soit le produit de ce partage d’expériences et de connaissances. Ne retrouve-t-on pas, d’ailleurs, dans cette définition du jeu à la toulousaine des principes établis par Julien Saby65 ? Il faut « le laisser jouer comme il l’entend, l’accompagner et lui faire saisir la nécessité de la passe à bon escient. En bref, son système ne relevait pas d’une quelconque stratégie de jeu, mais apprenait un certain nombre de réflexes collectifs qui s’affinaient individuellement, la technique ne servant qu’à la vitesse et à la précision d’exécution66 ». Toutefois, ce bel édifice du « rugby pensé 67 » connaît une diffusion controversée, au regard d’un nouveau contexte fédéral68 qui lui oppose une conception différente du rugby. En effet, la politique fédérale menée par Albert Ferrasse semble témoigner d’une certaine défiance vis-à-vis des enseignants d’EPS69. Dès lors, on observe une certaine résistance à la formalisation des discours et des expériences au niveau fédéral qui se traduit par la marginalisation, voire l’exclusion de toute réflexion théorique et innovante70. À la fin des années 1960, Julien Saby se voit écarté de ses responsabilités fédérales71 pendant qu’un certain nombre de penseurs du jeu deviennent persona non grata dans la famille fédérale.
Conclusion
Ainsi, au cours du dernier tiers du vingtième siècle, le rugby français a-t-il été marqué par un discours dichotomique entre une pensée fédérale à dominante techniciste et une pensée plus éducative à dominante tactique. Ce sont alors deux mondes et deux manières de voir et de pratiquer le rugby qui cohabitent voire s’opposent. Mais l’héritage de Julien Saby ne va pas disparaître. Si la formation de cadres fédéraux continue d’exister pour répondre en particulier aux politiques sportives gouvernementales, de nouveaux lieux d’expressions et d’échanges vont se constituer. Jean-Claude Baux72, André Quilis, Pierre Conquet et Jean Devaluez, dans la continuité des stages d’Arras proposent un stage visant à formaliser et diffuser le jeu de mouvement. Cette initiative sera ensuite pérennisée par René Castagnon (Professeur d’EPS) sous la forme des Stages de Rugby de Marciac organisés par l’amicale des enseignants d’EPS de 1987 à 1994. Chaque année, une centaine de stagiaires dont un certain nombre d’anciens joueurs de haut niveau et entraîneurs de grands clubs73 se regroupent pour réfléchir sur le jeu en cultivant implicitement les idées et les principes hérités de Julien Saby. Encore, aujourd’hui, dans un contexte où le milieu fédéral n’oppose plus systématiquement le terrain à la pratique, la dynamique d’un « rugby pensé » à la française se perpétue. Les webinaires organisés par le Département d’Accompagnement à la Performance de la FFR et/ou les événements impulsés, par exemple, par Culture de Rugby Mouvement Témoignages (2008) témoignent d’une volonté de partager les idées et modèles théoriques autour d’un rugby à la française.