Alors que le 30 juillet 1930, l’équipe d’Uruguay remporte la première Coupe du monde de Football contre l’équipe d’Argentine à Montevideo, une sélection regroupant les meilleurs rugbymen britanniques et irlandais1 est défaite lors du quatrième test-match contre l’équipe des All-Blacks de Nouvelle-Zélande, dans le stade de l’Eden Park d’Auckland. À ce stade de l’histoire, la comparaison entre le football et le rugby n’est pas anodine. Elle permet d’interroger les conditions et les stratégies de mondialisation de ces deux footballs au cours du xxe siècle. Si les institutions footballistiques créent, dès 1930, une Coupe du monde de football avec une visée universaliste, les dirigeants du rugby vont attendre 1987 pour organiser la première coupe du monde de rugby, soit 164 ans après l’invention mythifiée du football-rugby et 116 ans après la séparation des deux footballs2. Ainsi, pour mieux comprendre ce décalage temporel, la comparaison mérite d’être approfondie afin d’appréhender les enjeux sous-jacents à cette mondialisation sportive à deux vitesses. Et plus particulièrement, est-il possible d’affirmer que la création de la Coupe du Monde de Rugby est une forme de footballisation de l’ovalie ?
La tournée plutôt que la Coupe du monde
La réponse à cette première question suppose d’effectuer un détour historique en observant comment les différents acteurs du rugby organisent la diffusion du jeu dès la fin du xixe siècle ? En effet, l’organisation des premières rencontres internationales est particulièrement significative d’une volonté des Britanniques de contrôler cette diffusion en limitant les échanges entre les nations suffisamment « cultivées » pour se disputer le ballon ovale3. Ainsi, le premier match international est joué entre l’Angleterre et l’Écosse, le 18 novembre 1870 sous la forme d’un défi, sans une volonté réelle d’établir une hiérarchie. La dimension significative de cette rencontre s’observe plutôt dans l’attribution d’un trophée au vainqueur de la confrontation : la Calcutta Cup4. Décernée pour la première fois, le 10 mars 1879, cette coupe vise tout à la fois à ritualiser l’affrontement et à récompenser l’équipe la plus généreuse et la plus valeureuse. Aussi, quand Paul Dietschy parle de tradition inventée pour la coupe du monde de Football5, le monde du rugby n’a pas besoin de se construire de nouvelles légendes. Il a déjà construit ses propres mythologies. Dans la continuité de la légende de William Webb Ellis, chaque rencontre internationale rugbystique est porteuse de traditions qui ancrent ces oppositions dans l’imaginaire populaire et qui participent à la reconnaissance internationale du football-rugby. La Calcutta Cup (1879), la Triple Couronne (1883)6 ou la Bledisloe Cup (1931)7 sont l’expression même de ces trophées légendaires qui inscrivent chaque rencontre dans les traditions du monde de la planète ovale.
Au regard de cette première dynamique qui singularise le monde de l’ovalie et qui l’éloigne du besoin d’une compétition mondiale, il est important d’observer le deuxième processus d’internationalisation des rencontres rugbystiques. Celui-ci se caractérise par l’organisation de tournées entre les nations britanniques et les nations de l’hémisphère sud. En effet, « les Anglo-Saxons structurent tout un système d’échanges internationaux exclusifs entre les équipes des îles britanniques et celles de l’hémisphère sud (Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud et Australie) à partir d’une logique de tournées réciproques et alternées entre ces différentes nations. Ce système leur permet de contrôler l’internationalisation du jeu tout en répondant à un triple enjeu sportif, économique et idéologique8 ». En juin 1888, un collectif de joueurs britanniques se déplace dans l’Hémisphère sud pour disputer une série de 35 matches en Nouvelle-Zélande et en Australie9. Pour la Rugby Football Union, cette tournée représente le moyen d’exercer une diplomatie parallèle et de renforcer le modèle colonialiste britannique. S’appuyant sur le modèle de cette première tournée, c’est toute une dynamique d’échanges internationaux qui se construit alors entre les nations de l’Empire Britannique, à la fin du xixe siècle. Ainsi, entre février et décembre 1889, une équipe de Maoris appelée « the natives » débarque-t-elle dans les Iles Britanniques, pour y disputer une série de 74 rencontres à raison de quatre matches hebdomadaires10. Les dirigeants britanniques s’exonèrent du principe d’universalité de leur sport. Si une diffusion du rugby doit avoir lieu, elle doit rester sous leur contrôle et se limiter à des nations capables de pratiquer ce sport élitiste11. Le monde du rugby n’en est pas encore à l’idée du « rapprochement des peuples12 » ou tout du moins celui-ci est-il circonscrit aux populations britanniques.
Des tournées rémunératrices
Si ces tournées se caractérisent par leurs dimensions sportives et festives, l’enjeu économique apparaît malgré tout l’élément dominant et structurant de ces échanges. Ainsi, quand l’équipe anglo-écossaise de Bill Mac Lagan part, en 1891, pour une tournée de 16 jours en Afrique du sud, agrémentée de réceptions et de parties de chasse13, toutes les rencontres se jouent à proximité des comptoirs diamantaires de la Compagnie De Beers14 fondée par Cecil John Rhodes15. Très vite, il apparaît évident que les tournées sont également le prétexte à des échanges commerciaux pour des joueurs et des dirigeants qui appartiennent à l’élite sociale et économique de l’Empire britannique16. Par ailleurs, l’organisation de ces tournées entre « adversaires » du même monde de l’ovalie présente l’avantage de générer une économie de l’entre-soi qui vont les dispense de créer des événements mondiaux lucratifs, à la différence du football. En effet, comme le suggèrent les travaux de différents historiens, l’enjeu d’une Coupe du monde quadriennale est, en particulier, de créer une économie permettant une diffusion mondiale du ballon rond par une redistribution des profits. Les tournées internationales de la famille de l’ovalie n’ont pas cet objectif de partage des gains entre toutes les nations. Les bénéfices sont réservés aux seuls acteurs de ces échanges et permettent ainsi de conserver le pouvoir et le contrôle sur le rugby international. Ainsi, après la première tournée des Néo-Zélandais au Royaume-Uni en 1905, c’est la somme de 8 908 livres que la fédération néo-zélandaise et les nations britanniques hôtes peuvent se redistribuer. Dans cette logique de contrôle des profits, la Rugby Football Union impose, très tôt, son autorité sur ces échanges. En effet, dès 1880, l’institution prend en charge l’ensemble des dépenses afférentes aux matches internationaux. En ce début du xxe siècle, il apparaît évident que l’organisation d’une coupe de monde de rugby n’est ni un besoin, ni une volonté des dirigeants de l’International Rugby Fooball Board qui contrôle le rugby mondial.
Pour autant, les nations de l’hémisphère sud cherchent multiplier ces échanges internationaux. Dans un premier temps, les dirigeants néo-zélandais cherchent à pérenniser les tournées avec les Britanniques en proposant de nouveaux modes de financement, en particulier à partir de premières formes de sponsoring et/ou de dédommagements des joueurs. Malgré une première réticence des Britanniques, la marque de cigarette néo-zélandaise BDV finance un tiers des 6 000 livres nécessaires à la tournée de 190517 et les joueurs néo-zélandais vont percevoir trois shillings quotidiens pour compenser le manque à gagner de ces 6 mois de tournée dans le Royaume-Uni18. Parallèlement et pour des raisons évidentes de proximité géographique, les rencontres entre les nations de l’hémisphère sud se développent au début du xxe siècle. Si le premier déplacement des Néo-Zélandais en Australie est organisé en 1884, trois autres tournées sont effectuées en 1907, 1910 et 1914 pour une visite des Australiens en 1910. Au cours de la même période, les échanges entre Néo-Zélandais et Africains du Sud sont plus difficiles à mettre en place. Ces difficultés peuvent s’expliquer par les effets de la guerre des Boers, mais aussi et surtout par la stratégie apparemment « perfide » des Britanniques qui mettent « en concurrence les fédérations de rugby de ces deux colonies pour déterminer qui affrontera la mère partie sur son sol, en ce début du xxe siècle »19. La stratégie de mise en opposition des Britanniques, pour mieux conserver leur pouvoir, semble claire et confirme l’idée qu’il n’est pas encore dans leur intention de promouvoir une Coupe du monde de rugby.
L’internationalisme natif non exclusif des rugbymen français
Pourtant, le contexte politique international donne une autre dimension aux échanges entre les nations rugbystiques. En effet, comme l’écrit Stephen Cooper20, seule une crise mondiale comme la guerre permet, au début du xxe siècle, de regrouper tout un ensemble de nations dans un même endroit du globe. En effet, au regard du sacro-saint principe de l’amateurisme, il n’était pas envisageable (au moins pour les dirigeants britanniques) d’organiser un événement mondial qui conduirait les joueurs à s’absenter pendant deux ou trois mois de leur pays et surtout de leur travail. Or, à la fin de la Première Guerre mondiale, les rugbymen survivants, venus des quatre coins de l’Empire britannique, restent cantonnés en Europe pendant de longs mois. Aussi, le roi Georges V, pour célébrer la victoire militaire de ses troupes et montrer l’unité de l’Empire approuve l’organisation d’un grand tournoi de rugby la King’s Cup du mois de mars à avril 1919. Les rugbymen du Commonwealth se réjouissent de cette décision. Ils y voient, en effet, la possibilité d’exprimer leur sentiment national et surtout de montrer leur capacité à jouer au même niveau que les Britanniques21. Les soldats-rugbymen australiens, néo-zélandais, canadiens, africains du sud défient alors les équipes de l’Armée de Terre du Royaume-Uni et de la Royale Air Force. Ce ne sont pas moins d’une quinzaine de rencontres qui sont organisées à travers toute la Grande-Bretagne, auxquelles assistent des milliers de spectateurs. Ainsi, en 1919, est-il possible d’avancer l’idée qu’une première forme de Coupe du monde de rugby a été organisée, bien avant, celle du football22.
Cependant, la dimension mondiale de cet événement reste limitée comme le montre l’absence des Français. Ces derniers ne sont pas invités. Et pourtant, ils avaient été acceptés dans le Tournoi des V Nations à partir de 1910. Certains historiens23 justifient cette absence par la faiblesse sportive des Français qui n’ont gagné qu’un seul match sur les 19 disputés dans le tournoi. L’explication ne peut se réduire à ce simple argument. Des considérations politiques semblent plus subordonnantes pour justifier cette absence. La King’s Cup vise à célébrer la toute et seule puissance de l’Empire britannique. Certes, les Français sont des partenaires, mais ils doivent rester de simples spectateurs24. L’épisode montre une nouvelle fois cette volonté des Britanniques de maintenir un certain pouvoir sur la diffusion du rugby en contrôlant les échanges internationaux.
Par ailleurs, si le contexte politique international stimule l’idée d’une compétition mondiale, le contexte rugbystique semble un frein à la réalisation de ce projet. En effet, au cours des années vingt, l’état du rugby français apporte un ensemble d’arguments aux opposants à une compétition hiérarchisante. L’organisation du tournoi de rugby aux Jeux Olympiques de Paris en 1924 conforte les nations britanniques dans le refus d’une compétition mondiale25. Le niveau de violence observée sur et en dehors du terrain, en particulier, lors du match entre les Français et les Américains confirme la crainte des Britanniques. La recherche de victoire exacerbée par des matchs à enjeux hiérarchiques est contraire à l’idée du fair-play et conduit à des débordements sur et en dehors du terrain. Pour préserver la loyauté des acteurs du jeu, les dirigeants britanniques affirment qu’il est nécessaire de jouer de manière désintéressée. L’argument est d’autant plus recevable que les Britanniques donnent en exemple l’image du championnat de France de Rugby. Le désir de s’emparer du Bouclier de Brennus pousse les différents clubs à différentes dérives. Au cours des années 1920 et 1930, le championnat de France de rugby se caractérise tout à la fois par de nombreuses violences pouvant conduire à la mort de certains joueurs26 et par une circulation incontrôlée de l’argent, contraire aux principes de l’amateurisme et du désintéressement nécessaire à un jeu pur. Face à ce laxisme français, les dirigeants britanniques décident alors de rompre les relations internationales avec la Fédération Française de rugby, le 2 mars 1931. De fait, les tricolores sont exclus du Tournoi des V nations. Au regard du contexte des années trente, le projet d’organiser une compétition mondiale, à l’image de celle du football, n’est pas concevable. Pourtant, dans l’hémisphère sud, l’idée alimente toujours les débats. Les journaux néo-zélandais se font d’ailleurs l’écho de la possible organisation d’un « tournoi de rugby impérial à Londres »27 qui réunirait les meilleures équipes mondiales. Mais l’idée reste à l’état de projet.
Une telle compétition est à fortiori encore moins envisageable quand les acteurs du rugby à XIII fomentent un projet de création de Coupe du monde de rugby à XIII. En effet, le 14 novembre 1934, le président de la Ligue française de rugby à XIII, François Cadoret organise une réunion avec John Wilson (Secrétaire de la Rugby Football League28), Jean Galia29, Victor Breyer, Charles Bernat et Louis Delblat30 pour concevoir cet événement. L’idée est d’organiser une compétition entre la France, l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Australie au cours du mois de mai 1935, avec une finale à Paris31. Le projet, soumis aux dirigeants britanniques de la Rugby League, ne reçoit finalement pas l’agrément de ces derniers. Mais, pour le monde du quinze, la menace est importante ! Ces derniers veulent, avant tout, contrôler la montée du professionnalisme et éviter la commercialisation du ballon ovale. Ancrés dans leur culture conservatiste, les dirigeants quinzistes ne peuvent concevoir de développer le rugby à quinze sur un modèle économique envisagé par les treizistes. Ils s’opposent alors à toute forme de compétition mondiale.
Pour autant, cette période de schisme va constituer un terreau fertile au projet de conception d’une compétition mondiale à la fin du xxe siècle. En effet, exclus des affaires du rugby mondial, les Français se rapprochent momentanément des Allemands pour fonder une institution européenne du rugby. Le 24 mars 1934, la France, l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne, les Pays Bas, l’Italie, le Portugal, la Roumanie, la Suède et la Catalogne créent la Fédération Internationale de Rugby Amateur (FIRA)32. L’événement est important puisque la Fédération crée aussitôt un championnat européen des nations qui devient la deuxième compétition rugbystique internationale après le tournoi des V nations. Ainsi, de 1935 à 1939 puis de 1965 à 199433, l’organisation de ce championnat légitime progressivement l’idée que des rencontres internationales à visée hiérarchisante peuvent, d’une part, se disputer sans remettre en cause l’éthique du jeu et que, d’autre part, les « petites » nations rugbystiques peuvent s’opposer dans des compétitions, sans dévoyer l’esprit du jeu. Mais la FIRA ne constitue pas encore une institution suffisamment puissante et légitime pour instaurer un rapport de force avec l’International Rugby Board et faire avancer l’idée de la nécessité d’une coupe du monde. L’histoire du sport montre, en effet, que les conflits et/ou les alliances objectives sont des facteurs déterminants dans la mondialisation du sport34. Le monde du rugby ne connaît pas encore de conflit institutionnel majeur à l’image de celui qui oppose l’organe directeur du football et le Comité international olympique 35 et provoque la décision (1928) de la Fédération internationale de football association (FIFA) de mettre sur pied une Coupe du monde. L’International Rugby Board règne en maître sur les destinées de l’ovale, sans une réelle opposition du mouvement olympique ou de la FIRA.
Vers la Coupe du monde de rugby
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants britanniques s’inscrivent plutôt dans la tradition en réactivant l’organisation de tournées entre les nations du Commonwealth et en relançant le tournoi des V Nations où l’équipe de France est à nouveau invitée à partir de 1947. Ainsi de 1945 à 1958, ce ne sont pas moins d’une centaine de rencontres internationales qui sont organisées. Ces tournées restent très lucratives et permettent de générer des revenus suffisants pour les nations rugbystiques. De plus, les processus de professionnalisation et de médiatisation du sport ne sont pas encore assez déterminants pour déstabiliser le conservatisme britannique. Même si certains journaux s’autorisent à proposer le classement des meilleures équipes de rugby, les dirigeants britanniques n’ont pas encore besoin d’indices de performances pour établir une hiérarchie et une élite mondiale36. La mythologie des trophées décernés lors des rencontres internationales et la couverture médiatique (presse écrite et radiophonique) suffisent largement à promouvoir l’activité et à entretenir l’idée que les créateurs du jeu restent sur le toit du monde rugby avec les All-Blacks et les Springboks.
Le 19 mars 1948 constitue un nouveau pas dans la construction et l’acceptation progressive de l’idée d’une Coupe du monde de rugby. La Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud et l’Australie sont, en effet, intégrés au sein de l’International Rugby Football Board. Même si ces dernières nations ne possèdent qu’une voix chacune à la différence des nations britanniques qui en détiennent deux, le conservatisme traditionnel de l’institution britannique est confronté à une vision plus réformatrice des sudistes. L’évolution s’observe en particulier dans les discussions autour de l’organisation d’un calendrier international respectant une meilleure équité sportive et financière entre les nations majeures du rugby mondial. Revendiquée par les dirigeants sudistes, une commission est instituée en 1948. Il s’agit d’établir un calendrier et de réglementer les conditions d’organisation des tournées37. Dans cette dynamique, il est possible d’observer la multiplication et la diversification des échanges internationaux. Les nations britanniques développent des tournées plus indépendantes38, les destinations pour les Néo-zélandais s’élargissent à d’autres pays39 et les Sud-Africains intensifient les rencontres avec les nations britanniques et la France.
La nouvelle dynamique de ces échanges exacerbe la dimension politique de ces tournées. Si les confrontations entre les nations sudistes et britanniques pouvaient être l’objet de revendications identitaires pour les pays du Commonwealth, les déplacements des Springboks génèrent maintenant des débats et des tensions dans les pays hôtes40. Sur fond de lutte contre l’apartheid41, le monde du rugby commence à devenir l’otage d’enjeux politiques, comme le football avait pu l’être quand « la Coupe du monde n’est pas envisagée autrement que comme l’opposition entre États-nation dès sa première édition42. ». Ainsi, les dirigeants britanniques de l’IRFB ne sont-ils pas encore prêts à « mettre en scène les nations »43.au risque qu’elles soient les vecteurs de revendications identitaires et de tensions politiques. Le monde du rugby se veut et se définit apparemment comme une pratique sportive neutre d’autant plus que ses dirigeants se considèrent a priori suffisamment autonomes face aux enjeux politiques propres à chaque état. Le rugby n’est donc pas encore un enjeu « d’exploitation sportive pour la reconnaissance intérieure et extérieure »44 d’un État.
Si l’exercice diplomatique ne constitue pas un élément déterminant dans la création d’une coupe de monde de rugby au cours des années 60-70, l’environnement technologique et médiatique n’apparaît pas encore suffisamment influent pour finaliser une mondialisation du jeu. Certes, un certain nombre de dirigeants et de journalistes avance « qu’avec l’avion à réaction Johannesburg, Sydney ou Auckland ne sont qu’à quelques heures de l’Europe […] pour qu’il soit permis d’imaginer l’organisation d’un véritable championnat du monde de rugby45 », mais la modernité de ces déplacements ne semble pas en mesure de faire évoluer le conservatisme de l’IRFB. Il en est de même pour les médias audiovisuels. Si « l’irruption de la télévision à partir de 1954 (Suisse) et surtout en 1966 (Angleterre) a considérablement changé la donne en soumettant l’épreuve sportive à une exposition nouvelle »46, le monde du rugby a une attitude plus retenue et distante avec ce mode de diffusion. Seul le tournoi des V nations constitue un moment clef de l’année télévisuelle européenne47 et les retransmissions des matchs des différentes tournées restent de rares événements. Pourtant, les Français sont persuadés qu’une Coupe du monde constituerait un événement médiatique incontournable. « Pour la télé, écrit Roger Couderc, ce serait formidable. J’imagine déjà un match de rugby États-Unis-U.R.S.S. Ça écrire du bruit48 ».
Néanmoins, le vecteur médiatique n’est pas assez déterminant pour créer cette Coupe du monde d’autant plus que la santé des joueurs apparaît un obstacle à l’organisation d’une compétition mondiale. Si l’impossibilité d’enchaîner des matchs à un rythme rapproché est une des limites à un feuilleton télévisuel qui ne peut pas passionner et occuper plus d’un mois les téléspectateurs, l’intégrité physique des joueurs est la question la plus sensible. En effet, au regard de leur statut amateur mais aussi des affrontements corporels propres au rugby, les dirigeants jugent que les joueurs ne sont pas en mesure de jouer plusieurs matchs de niveau international sur une courte durée. À titre de comparaison, les tournées internationales se limitent, le plus souvent à trois tests matchs pour une durée de 1 mois. Par ailleurs, la blessure dramatique du joueur ivoirien Max Brito, paralysé à la suite d’un plaquage sur un joueur des îles du Tonga lors de la Coupe du monde de 1995, fait ressurgir ce débat à propos des risques sanitaires d’une telle compétition mondiale.
À la fin des années 1970, les déterminants universalistes, politiques, technologiques médiatiques ne semblent pas encore assez puissants pour infléchir le conservatisme des dirigeants britanniques de l’IRFB. Pour autant, l’année 1978 constitue une autre étape importante. La Fédération Française de Rugby devient membre de cette institution avec deux voix à sa disposition sur les 16 voix au total des autres membres du Board. Ainsi, par l’entremise d’Albert Ferrasse, président de la FFR, le projet d’une Coupe du monde de rugby connaît-il un fervent et pugnace défenseur49. En s’alliant, en particulier avec Danie Craven, président de la South African Board, mais aussi avec ses homologues néo-zélandais et australien, le président français impose progressivement un projet qui apparaît finalement comme une évidence : créer un événement mondial. Mais, il prend soin de ne pas encore l’identifier au modèle de la Coupe du monde de football.
L’année 1982 constitue un tournant dans la mise en place d’une compétition mondiale rugbystique. Pendant que s’organise la 12e Coupe du Monde de Football en Espagne, David Lord, journaliste de Brisbane et spécialiste du jeu à XIII sur la télévision australienne Channel 9, propose un projet de championnat professionnel de rugby à XV, à l’image du circuit professionnel de cricket créé par le milliardaire australien Kerry Packer. Sous couvert de la confidentialité, deux cent huit internationaux appartenant aux huit nations majeures du rugby mondial signent des précontrats pour disputer sept tournois internationaux de cinq semaines chacun sur une durée de deux ans. Une de ses sept compétitions serait alors définie comme celle de la Coupe du monde Pour chacun de ces tournois, chaque joueur percevrait la somme de 170 000 francs (25 916 euros). Ce projet révolutionnaire reçoit un accueil favorable de la part des joueurs. Ils y voient, enfin, la possibilité de récolter une partie des bénéfices générés par leurs prestations sportives50. Les joueurs, les plus médiatiques de l’époque, l’ancien capitaine des All Blacks Graham Mourie, ses compatriotes Andy Haden et Murray Mexted, les Gallois Graham Price et Jeff Squire sont les symboles de ce projet.
Aussi, à midi, le 22 mars 1985, les membres de l’International Board adoptent à l’unanimité la création d’une Coupe du monde de rugby. Dans la Maison des chemins de fer, non loin de la tour Eiffel, les débats ont été âpres51. Alors que les dirigeants écossais et irlandais sont opposés à une compétition mondiale, Nicolas Shehadie, Président de l’Australian Rugby Union (ARU), va réussir à modifier le rapport de force. Arrachant la voix des Gallois avec l’aide d’Albert Ferrasse, il parvient à faire adopter le principe d’une Coupe du Monde à 10 voix contre 6, dont les Anglais obtiennent la présidence du Comité d’organisation.
Pour la première édition, présentée comme un Tournoi International, 16 nations sont invitées sans aucune phase de qualification ne soit organisée au préalable52. Pourtant, Albert Ferrasse avait défendu des phases éliminatoires offrant la possibilité aux quatre-vingt-treize pays pratiquant le rugby de postuler une qualification pour le tournoi final. Baptisé Trophée William-Webb Ellis, ce tournoi sur invitation, disputé tout à la fois en Nouvelle-Zélande et en Australie, vise à limiter les difficultés politiques. Ainsi, les dirigeants de l'Afrique du Sud, l'une des meilleures nations de rugby, ont-ils fait savoir qu'ils ne souhaitaient pas recevoir d'invitation pour ses Springboks. La manœuvre est habile car leur présence aurait très certainement condamné cette première épreuve. Ensuite, les « bristols » sont envoyés en respectant la mainmise des Britanniques. Par exemple, si un seul pays d’Afrique est représenté, la préférence est donnée au Zimbabwe au détriment de la Tunisie, qui n’a pas de passé colonial britannique.
Contrairement à la Coupe du monde de Football, le Trophée William-Webb Ellis ne sert pas de vitrine à la modernité supposée des pays organisateurs. Il représente le témoignage de la puissance historique des Britanniques sur le jeu. Et si les accords pour la retransmission télévisée de la compétition sont signés juste avant le début du premier match entre la Nouvelle-Zélande et l’Italie, seulement 300 millions de téléspectateurs vont suivre ce Mondial remporté par la Nouvelle-Zélande face à la France53.
Conclusion
À la question, la création de la Coupe du Monde de Rugby est-elle une forme de footballisation de l’ovalie, il est, dans une certaine mesure, possible de répondre positivement. En effet, si le processus d’organisation d’un événement mondial rugbystique a connu une maturation beaucoup plus longue que celui du football, en raison du conservatisme de dirigeants désireux de préserver l’entre-soi britannique, l’histoire met aussi en évidence un certain nombre de convergences politiques, économiques, culturelles et technologiques. Au départ, ces facteurs restent relativement mineurs dans la création de la première Coupe du monde. Mais, les huit coupes du monde suivantes, mettent en évidence tout le poids des facteurs partagés avec le football dans la pérennisation de l’événement. Pour la Coupe du monde de rugby en 2023, la France peut espérer jusqu'à 2,4 milliards de retombées économiques, 450 000 visiteurs étrangers et 2,6 milliards de téléspectateurs.