Lorsque les afficionados du rugby souhaitent redécouvrir les fameuses « épopées » du rugby des 200 dernières années, depuis le geste mythique de William Webb Ellis en 1823 au Collège de Rugby, leur passion les dirige inévitablement vers les grandes « bibles » de l’histoire de ce jeu. Les 986 pages de La fabuleuse histoire du rugby d’Henri Garcia1, les 775 pages de La fabuleuse histoire du XV de France de Jacques Carducci2 et/ou les cinq tomes de l’Histoire Générale du Rugby de Georges Pastre3 constituent à ce titre les récits structurant de l’imaginaire collectif rugbystique. Ces histoires rédigées en priorité par des journalistes sportifs, dont l’autorité tient autant des matchs qu’ils ont couverts que des relations entretenues avec joueurs et dirigeants, évoquent selon une logique chronologique et spectaculaire la succession des grands événements rugbystiques, rythmés en particulier par les rencontres nationales du championnat de France et les différents échanges internationaux (Tournoi des Cinq Nations et Tournées internationales, test-matchs). Souvenirs, comptes rendus, chiffres et palmarès issus de la presse sportive généraliste et/ou spécialisée sont les références le plus souvent convoquées pour raconter ces histoires. L’historien n’a pas à négliger ces ouvrages et doit d’abord les traiter comme des sources pour aborder l’histoire culturelle du rugby. En d’autres termes, la construction de sa mémoire et ses représentations. Toutefois, il devra les incorporer et les croiser avec des sources contemporaines des faits évoqués par les chantres de l’épopée sportive.
Les sources imprimées en première ligne dans le rugby de la Belle Époque
L’histoire du rugby appartient à cette histoire « en mouvement4 », celle du sport, dont les protagonistes, c’est-à-dire, les joueurs et dirigeants, n’ont pas toujours su ou voulu conserver les traces de leurs actions. Les sources imprimées, en premier lieu la presse, restent une porte d’accès fondamentale. Dès les débuts de l’introduction du ballon ovale en France, la revue Les Sports Athlétiques5 (1890) qui fusionne en 1892 avec La Revue Athlétique (1892) apporte des informations significatives sur les règles, les pratiques et les pratiquants des premières heures du rugby. Les autres périodiques parisiens de l’époque constituent également des sources intéressantes pour construire la première histoire du rugby. Le Sport Universel Illustré (1895), La Vie au Grand Air (1898), Les Sports Modernes (1898) apportent des témoignages de la réalité du rugby pratiqué et vécu à la fin du xixe siècle. Si ces premières sources peuvent poser le problème d’un point de vue centré sur les pratiques parisiennes, la numérisation des quotidiens et périodiques locaux désormais accessibles sur les sites de la Bibliothèque Nationale de France (Gallica et Retronews), des archives municipales et/ou départementales offrent aujourd’hui des perspectives nouvelles pour les historiens du rugby. À titre d’exemple, la consultation de l’Écho du Nord et du Nord Sportif permet de lutter contre certains clichés historiques à propos de l’histoire du ballon ovale dans le nord de la France.
Le rugby : un autre terrain de la presse sportive
Ainsi, l’historien du rugby peut-il aujourd’hui naviguer entre les sources parisiennes autrefois dominantes et les sources provinciales, d’autant qu’un certain nombre de services d’Archives départementales proposent des guides pour se repérer dans leurs fonds qui conservent notamment des titres de presse. L’équipe des Archives départementales de l’Aude sous la responsabilité de Jean-François Saïsset a ainsi publié en 1998, Les Rugbys dans l’Aude. Des Origines à 1980, un ouvrage qui propose un recensement des sources du rugby dans le Languedoc-Roussillon. Malgré tout, l’exhumation des sources provenant de la presse sportive reste encore, une étape importante pour construire les histoires du rugby. Le quotidien sportif L’Auto (1900) et le mensuel Miroir des Sports sont en effet des archives d’une richesse incontournable pour aborder la diachronie et la synchronie du rugby. Mais, la famille du rugby, soucieuse de cultiver ses spécificités, offre aux historiens une autre source journalistique précieuse couvrant un siècle de l’histoire du rugby français : le Midi Olympique. Issu du Midi sportif (hebdomadaire illustré de Toulouse et du Sud-Ouest créé en 1912), le Midi Olympique6 est créé en 1929 pour devenir et rester un des miroirs dominants et incontournables du rugby français jusqu’à aujourd’hui. En contrepoint de cette perspective plutôt provinciale, il est possible de consulter l’hebdomadaire Rugby dont le premier numéro remonte au samedi 8 janvier 1921. Ce périodique illustré, publié par la Fédération Française de Rugby (FFR) donne à voir, sur un temps long identique, le monde de l’ovalie à partir des faits et des décisions institutionnelles qui structurent le rugby hexagonal depuis plus d’un siècle.
Par ailleurs, chaque période de l’histoire du rugby peut être abordée par la lecture de revues et de journaux sportifs plus ou moins spécialisés, à l’existence plus éphémère. L’Almanach des Sports, Tous les sports, Sporting, Match L’intran, Sport et Santé, les revues L’Éducation physique, INS – Cahiers techniques et pédagogiques et les Notes techniques de l’ENSEP constituent des exemples de sources permettant d’approfondir des périodes particulières de l’histoire de l’ovalie. Dans cette perspective, les 98 numéros de Rugby : hebdomadaire sportif, édité à Toulouse de 1916 à 1918, apportent des informations d’une richesse significative pour éclairer le rugby en temps de guerre, quand les 180 numéros du mensuel Miroir du Rugby (Éditions Miroir Sprint) offrent une représentation du monde l’ovalie forgée dans les champs et les villes moyennes ainsi qu’une vision du rugby à l’étranger, ceci pour une période courant de février 1961 à décembre 1976. Parallèlement, l’étude des périodes de 1920 à 1944 et de 1951 à 1968 peut aussi s’enrichir des articles publiés dans l’hebdomadaire Le Miroir des sports dont les illustrations photographiques7 peuvent apporter des sources supplémentaires pour comprendre les rebonds historiques de l’ovale.
L’histoire locale en soutien : les livres commémoratifs des clubs
Les archives journalistiques apparaissent donc comme des sources premières dans la construction des histoires du rugby qui permettent en particulier de redonner vie à l’histoire des clubs. Cependant, si les histoires locales rédigées à l’occasion du centenaire de chacun des clubs de l’hexagone8 se nourrissent des archives de la presse locale, elles présentent également des nouveaux matériaux, au premier abord, ignorés. Ainsi, des documents institutionnels (comptes rendus d’assemblées générales, de comités directeurs, almanachs, rapports d’activité…), techniques (comptes rendus de matchs, contenus de séances d’entraînement…) et/ou intimes (correspondances, carnets de notes personnelles…) deviennent visibles et accessibles. Ces monographies constituent dès lors un formidable recueil de matériaux du rugby national.
À partir de ces sources, c’est à une autre dimension de l’histoire auquel l’artisan-historien peut accéder : celle « des hommes qui faisaient le rugby9 ». Comme l’illustrent les travaux de Jean Pierre Bodis10, les bibliothèques personnelles des différents membres de la famille de l’ovalie apportent des lumières nouvelles pour comprendre la position sociale des joueurs et dirigeants, leurs engagements professionnels et/ou politiques. Encore une fois, les évolutions technologiques de ces dernières décennies ouvrent des perspectives étonnantes aux historiens du rugby. La numérisation, en particulier, des archives administratives et publiques, la mise en synergie de différentes sources locales et internationales, la connexion entre les passionnés de l’ovalie et/ou de généalogie alimentent le volume incommensurable des sources disponibles.
Les ressources du web
Bien que la Fédération Française de Rugby (FFR) ait publié un ouvrage historique à l’occasion de ses quatre-vingts ans11, elle n’a pas encore suivi son homologue du football qui propose une précieuse médiathèque numérique12 mettant à disposition documentation fédérale, notamment les procès-verbaux de son bureau, banque de photographie et presse comme l’hebdomadaire Football des années 1930. Cependant, des amateurs éclairés ont su utiliser le web pour faire partager leurs connaissances ou exhumer des sources inédites. Ainsi, le forum Rugby et rugbymen pendant la Grande Guerre13 animé par une communauté rassemblée autour de la passion du rugby et de l'histoire de la Grande Guerre constitue un exemple significatif de cette voie nouvelle de la construction de savoirs historiques : les humanités (sportives) numériques. La consultation des 192 pages de ce forum offre de nouvelles perspectives en rendant accessibles et intelligibles de nouvelles sources propres à éclairer l’histoire de l’ovalie. Indépendamment de liens conduisant à des archives personnelles et de la mise en commun d’objets historiques (photographies, cartes postales, médailles, programmes de matchs, correspondances, …), c’est tout un ensemble de links éclectiques vers des services d’archives civiles et militaires ainsi que des ressources généalogiques qui constituent un véritable réseau permettant de rentrer dans une histoire plus précise et individualisée des hommes et des pratiques. Dans cette dynamique, il est impossible de ne pas évoquer certains sites mémoriels comme celui de Frédéric Humbert : Rugby-pioneers. Rugby a small tribute to the pioneers14. Cet historien du rugby15 et collectionneur de souvenirs de rugby partage sur un ensemble de réseaux sociaux16 tous les objets de sa collection personnelle. Si le site présente une galerie de plus de 11 152 photos mêlant des cartes postales, des photographies, des œuvres d’art, des médailles, des licences, des extraits de journaux et de revues, des chapitres d’ouvrages, des programmes de matches, des maillots, des caps… tous ces matériaux historiques sont aussi classés sous la forme de 21 albums thématiques illustrant différents aspects de l’univers du rugby. Ainsi, ce site de partage constitue un espace dans lequel l’artisan-historien peut trouver des sources utiles et significatives pour répondre à ces interrogations. On retrouve une version anglo-saxonne de ce website de souvenirs avec le Rugby Memorabilia Society qui met en ligne toute une série de collections concernant le rugby mondial (The world wide home for rugby union memrabilia collectors).
Les ressources des musées du rugby
L’accès à des collections patrimoniales rugbystiques est également rendu possible par une visite au musée de World rugby situé dans l’enceinte du Stade de Twickenham à Londres. Ce sont près de 25 000 objets enregistrés, 7 000 pièces d'archives (livres, programmes de matchs, procès-verbaux et historiques de clubs) et 8 000 photographies qui sont exposés. La richesse de ce musée s’observe, en particulier, dans la possibilité d’accéder à l’ensemble des règlements du jeu édités en Angleterre par les différents collèges anglais (à partir de 1845), puis par la Rugby Football Union (1871) et l’International Board (1889). Par ailleurs, on peut y retrouver tout comme dans les archives de la British Library, l’ensemble des ouvrages et manuels anglo-saxons concernant la théorie et les techniques du football-rugby. En témoigne la sélection d’ouvrages de la fin du xixe siècle qui suit et qui témoigne de la richesse des sources disponibles à Londres : G. H. West, Rugby Union Football Annual, Saison 1874-1875, London, 1875, 103 pages ; Dr Irvine, Rugby Football, and how to excel in it, 1887 ; H. Vassal, Football, The rugby game, London George Dell & Son, 1889, 77 pages ; Shearman Sir Montague, Football History, Longmans, Green and Co, London and Bombay, 1889, 379 pages ; C. J. B. Marriot, The Rugby Union Game, 1894, 120 pages ; Football, How to play football : Association and Rugby… by an old player, Manchester, London, 1891, 23 pages ; Rev. F. Marshall, Football, The Rugby Union Game, Cassel and Compagny Limited, London, 2nd Édition, 1894, 564 pages ; G.A. Roberts, Somerset Rugby Football. A record of past seasons, Bath, 1894, 66 pages ; B. Fletcher-Robinson, Football-rugby, The Isthmian Library, London, 1896, 338 pages.
Ce rassemblement de sources historiques dans un musée-centre de conservation et documentation fait malheureusement défaut en France. En effet, il n’existe toujours pas de musée national du rugby. Les différents règlements du jeu de la FFR et/ou les différents ouvrages et manuels restent ainsi disséminés aux quatre coins de l’Hexagone, à l’image du musée de Notre-Dame du rugby situé à Larrivière-Saint-Savin dans les Landes ou du musée interactif ASM Experience au Stade Michelin. Pourtant, la FFR a mis en place un projet de collecte des souvenirs en 201917. L’idée est de faire partager « des histoires passionnantes, des moments inoubliables et des rencontres mémorables qui font la famille du rugby ». Si la richesse du site s’observe dans l’accumulation et juxtaposition de contenus (récits, anecdotes, photos, …) à propos du rugby amateur dont les contenus peuvent être recherchés par club, année et/ou ville, il reste encore des points aveugles. En effet, cette collecte semble négliger pour l’instant, comme on l’a déjà remarqué à propos de la médiathèque de la FFF, les archives institutionnelles (celles des comités départementaux et régionaux), les archives personnelles des hommes et femmes du rugby (élu(e)s et dirigeant(e)s locaux, techniciens et éducateurs…) tout comme les sources audiovisuelles dont les films de caméra Super 8 ou les cassettes VHS qui inondent, peut-être encore, les armoires de la famille de l’ovalie.