Les Coupes du monde de football féminin : la géopolitique du ballon rond bouleversée ?

  • Women’s World Cups: the geopolitics of football turned upside down?

DOI : 10.58335/football-s.118

p. 81-89

Résumés

Les Coupes du monde de football féminin sont devenues un évènement majeur du calendrier sportif international. L’épreuve suscite un intérêt croissant de la part des passionnés de football et des médias. Aussi est-il légitime de s’interroger sur la capacité de ce sport à bouleverser les équilibres géopolitiques traditionnels du football. Après avoir analysé les premières Coupes du monde organisées par des hommes d’affaires, cet article démontre que les épreuves se déroulant sous l’égide de la FIFA ont permis l’émergence de nouveaux pays, voire de nouveaux continents, sur la scène footballistique internationale.

The Women’s Football World Cups became a major event on the international sports calendar. The event is attracting growing interest from football fans and the media. It is therefore legitimate to wonder about the capacity of this sport to upset the traditional geopolitical balances of football. After analyzing the first World Cups organized by businessmen, this article demonstrates that the events organized under the umbrella of the FIFA allowed the emergence of new countries, even new continents, on the international football scene.

Plan

Texte

La Coupe du monde de football féminin qui s’est tenue en France à l’été 2019 a une nouvelle fois permis de constater que cette épreuve était devenue un évènement majeur du calendrier sportif international. Certes, l’affluence moyenne dans les stades a enregistré une baisse par rapport à l’édition précédente : 21 756 personnes par match contre 26 029 au Canada en 2015. Mais les retransmissions télévisées ont attiré plus d’un milliard de téléspectateurs contre environ 850 millions en 20151. Un chiffre qui témoigne à la fois d’un intérêt croissant des passionnés de football pour la pratique féminine et d’une médiatisation plus importante de cette épreuve.

L’une des explications de ce succès est sans doute à rechercher dans la capacité – ou non – des équipes féminines à remettre en cause les rapports de force en vigueur dans le football masculin. Les différentes éditions de la Coupe du monde réservée aux hommes ont donné naissance à une géopolitique du football analysée par Pascal Boniface. Selon ce spécialiste des relations internationales, le Brésil est la superpuissance du ballon rond, suivie par des puissances moindres comme l’Allemagne, l’Argentine, l’Italie ou encore la France2. Les équipes nationales d’Europe de l’Ouest et d’Amérique latine se partagent les victoires en Coupe du monde depuis 1930. Jusqu’en 1994, elles étaient les seules à avoir organisé l’épreuve la plus populaire de la planète. L’existence d’une Coupe du monde de football féminin vient questionner ces équilibres géopolitiques. Cette nouvelle compétition a-t-elle battu en brèche la domination traditionnelle des pays européens et sud-américains pour permettre l’émergence de nouvelles nations, voire de nouveaux continents ?

À partir des archives de différentes fédérations de football et de la presse d’information générale et spécialisée, nous reviendrons tout d’abord sur les premières Coupes du monde de football féminin organisées en marge de la FIFA au début des années 1970. Puis nous analyserons le processus ayant abouti à la création d’une compétition par cette organisation en 1991. Enfin, une dernière partie examinera les principales évolutions qu’a connues la Coupe du monde féminine entre 1995 et 2019.

Les Coupes du monde de football féminin de la FIEFF

Après avoir connu un premier essor pendant et au lendemain de la Première Guerre mondiale, le football féminin se lance dans une nouvelle phase d’expansion au cours des années 1960. Partout en Europe, des femmes tentent de rompre avec les codes sexués du ballon rond. Des équipes se forment et des matches s’organisent. Les fédérations nationales et internationales de football (UEFA et FIFA), dirigées par des hommes, restent largement hostiles à ce mouvement. Certaines d’entre elles tentent de canaliser le mouvement en orientant les femmes vers l’arbitrage. Mais les instances faîtières du football font en général preuve d’inertie. La situation profite à des hommes d’affaires italiens : ils décident d’encadrer le développement de la pratique féminine, notamment en mettant en place des compétitions internationales. Ces mercanti sont peu soucieux des droits des femmes. Selon eux, le caractère insolite du football féminin est l’assurance d’importantes affluences dans les stades et doit donc permettre de dégager de juteux bénéfices. Aussi, après avoir organisé un premier championnat d’Europe en Italie en 1969, ces hommes d’affaires décident-ils de mettre sur pied une Coupe du monde. Au préalable, ils fondent une fédération internationale et européenne et de football féminin (FIEFF). Plusieurs pays européens sont représentés à la première réunion de cette organisation qui se tient en février 1970 : la Suisse, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche et le Mexique. Les représentants de ces pays s’entendent pour fixer le siège de la FIEFF à Turin. La firme d’apéritifs Martini & Rossi est le principal sponsor de l’organisation3. L’initiative ne plaît pas à tout le monde. Les dirigeantes de l’équipe danoise du BK Femina refusent l’offre des Italiens mais se disent disposées à participer aux compétitions organisées sous l’égide de la FIEFF. La perspective d’une Coupe du monde de football féminin les séduit particulièrement.

En effet, la nouvelle organisation compte sur cet événement pour faire sa promotion. Elle souhaite attirer de nouveaux adhérents, notamment les places fortes du football féminin en Europe que sont les Pays Bas, la Suède et la France. La première édition de la Coupe du monde se déroule en Italie. Toutes les nations affiliées à la FIEFF sont représentées : l’Angleterre par une sélection des Midlands ; l’Autriche par une équipe viennoise ; l’Allemagne de l’Ouest par une sélection composée des meilleures joueuses des clubs féminins de Bad Neuenhar, Illertissen, Wörrstadt et Ochtendung ; la Suisse par une sélection de l’Association romande de football féminin. Comme convenu, les Danoises acceptent l’invitation. Une formation mexicaine est également présente. Les sept équipes se retrouvent à Salerne, ville située au sud de Naples, en juillet 1970. De cette manière, les femmes peuvent s’identifier un peu plus au football masculin et disputer la plus grande épreuve de ballon rond. Pour l’occasion, les joueuses ont même revêtu des tenues aux couleurs nationales, identiques à celles portées par les hommes.

Le succès rencontré est tel que les dirigeants italiens de la FIEFF décident de l’organisation d’une seconde édition. Entre le 6 août et le 5 septembre 1971, quatre formations européennes, dont l’équipe féminine du Stade de Reims, le Mexique et les représentantes d’une entreprise argentine, Ardiles and Co. Ltd, prennent part au tournoi disputé à Mexico. Selon les dirigeants français présents sur place, l’épreuve est un succès. Le directeur administratif de la Fédération française de football (FFF), Aimé Ily, tient à jour un cahier dans lequel il note dans le détail les activités de l’équipe française ainsi que ses impressions4. Ce « carnet de voyage » revient sur les excellentes conditions de séjour et d’entraînement offertes aux joueuses. De même, la FIEFF assure parfaitement la promotion du tournoi, en partie grâce au soutien financier de la firme Martini Rossi. Des affiches du tournoi sont placardées dans les deux villes qui accueillent la compétition, Mexico et Guadalajara. La télévision mexicaine s’intéresse également à l’événement : la quatrième chaîne retransmet l’ensemble des rencontres et édite un programme à cet effet ; plusieurs émissions passent en revue les effectifs et suivent les entraînements ; les demi-finales sont retransmises dans plusieurs pays du continent américain, y compris aux États-Unis. La popularité du tournoi s’observe également dans et autour des stades. Les joueuses sont régulièrement sollicitées par la population locale pour signer des autographes ; les rencontres du premier tour sont suivies par plusieurs dizaines milliers de spectateurs. Selon la joueuse française, Maryse Lesieur, l’opposition entre les Danoises et les Françaises se déroule devant 30 000 personnes5. Le dirigeant du Stade de Reims, Pierre Geoffroy, indique que les matches de classement et la demi-finale disputée par le Mexique attirent plus de 90 000 personnes alors que la finale remplit les 100 000 places du stade Aztèque de Mexico6. Le tournoi est d’ailleurs tenu en haute estime par les autorités politiques et sportives. Les joueuses françaises sont reçues à l’Ambassade de France à Mexico, par le consul de France à Guadalajara ainsi que par le président de la confédération mexicaine des sports.

Cependant, ces Coupes du monde de football ne sont pas représentatives des forces en présence dans le football féminin du début des années 1970. Certes la formation danoise, qui remporte les deux tournois, semble être une équipe de qualité qui domine les autres sélections nationales. Mais la participation de l’Italie à la finale de 1970 et celle du Mexique à celle de 1971 ne sont pas la traduction d’une supériorité de ces équipes. De même, ces compétitions ne réunissent pas les meilleures équipes européennes. La FIEFF a échoué dans sa tentative d’organiser des éliminatoires en raison d’un nombre trop faible d’adhérents. De nombreux représentants du football féminin refusent en effet de reconnaître son autorité. Certains constatent de nombreuses irrégularités dans le déroulement des tournois. Ils soupçonnent les dirigeants de la FIEFF de faire de nombreuses entorses au règlement afin d’accroître leurs bénéfices. D’autres cèdent aux exigences de leur fédération nationale de football qui pose comme condition à la reconnaissance du football féminin un boycott des compétitions de la FIEFF7. Au total, ces premières Coupes du monde de football féminin ne bouleversent que très peu les équilibres géopolitiques du football. L’Europe et l’Amérique latine sont les seuls continents à être représentés. Aucune nation africaine, asiatique ou nord-américaine ne prend part à ces deux éditions. Il convient de noter cependant la capacité des joueuses danoises à s’affirmer sur la scène footballistique alors que la sélection masculine du Danemark compte encore parmi les équipes les plus faibles d’Europe. Au début des années 1970, elle n’avait participé à aucune des Coupes de monde organisées par la FIFA. Ces victoires des Danoises annoncent les bonnes performances de leurs homologues suédoises et norvégiennes lors des Coupes du monde de football féminin de la FIFA.

La création de la Coupe du monde de football féminin FIFA ou l’émergence de l’Asie

En août 1974, dans le Sud-Est asiatique, plusieurs dirigeant(e)s se rencontrent pour faire revivre la Asian Ladies Football Confederation (ALFC), une association de football féminin fondée six ans plus tôt et sans activité depuis 1970. Lors de son second meeting qui se tient en novembre 1974, l’organisation compte déjà neuf pays membres, dont l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ses dirigeants se consacrent d’abord à l’organisation d’un championnat asiatique de football féminin. Mais dès l’année suivante, le secrétaire général de l’ALFC, Charles Pereira, interpelle la FIFA et la Confédération asiatique de football (AFC) pour leur demander l’autorisation de fonder la Fédération Internationale de Football Féminin (FIFF). Il leur annonce également la tenue d’une Coupe du monde pour 1976 à Hongkong8. Logiquement, cette dernière proposition est rejetée par la FIFA qui rétorque qu’elle est la seule à pouvoir organiser cette compétition. De même, elle refuse d’intégrer l’organisation car les statuts lui interdisent de reconnaître deux confédérations par continent. La FIFA précise que la Confédération asiatique de football ainsi que ses fédérations nationales affiliées peuvent éventuellement reconnaître le football féminin. Or, celles-ci affirment que la pratique féminine ne mérite pas d’être intégrée en raison des faibles effectifs qu’elle représente. Seule l’association nationale de Taiwan (ROFCA) accepte la création d’une section féminine. C’est dans ce pays que l’Asian Ladies Football Confederation décide d’organiser sa première Coupe du monde de football féminin. En effet, comme la pratique est reconnue en Chine nationaliste, les dirigeant(e)s de l’ALFC espèrent que la FIFA ne s’opposera pas au projet. Au cours de l’année 1977, elle envoie ses invitations à différentes fédérations nationales de football en Europe et à des clubs canadiens et américains. Malgré l’intervention de la FIFA, qui interdit à la fédération taiwanaise de qualifier son tournoi de « Coupe du monde » et qui recommande à ses associations membres de refuser l’invitation, ces dernières acceptent l’invitation de l’ALFC. Des tournois internationaux se multiplient ainsi en Asie au cours des années suivantes. Puis, l’ALFC prévoit d’organiser une conférence à Hong-Kong entre le 14 et le 19 juin 1981 afin de réunir les dirigeants européens, asiatiques et nord-américains de football féminin pour qu’ils s’accordent sur la création de la Women’s International Football Federation afin de dynamiser les relations internationales.

Se sentant menacées, la FIFA et l’AFC décident de réagir. Elles s’engagent auprès de leurs associations membres à organiser un tournoi de football féminin. Mais elles ne parviennent pas à affaiblir l’ALFC. Aussi, en décembre 1983, les secrétaires généraux de la FIFA et de l’AFC, Sepp Blatter et Peter Velappan, rencontrent les dirigeants de l’ALFC. Malgré l’hostilité de nombreux dirigeants de l’AFC au football féminin, cette organisation s’engage à intégrer l’ALFC tout en lui accordant une certaine autonomie. L’organisation asiatique de football féminin continuera d’organiser sa Coupe d’Asie jusqu’en 1987. Ce n’est qu’en 1988 que l’AFC procède à la dissolution de l’ALFC pour créer une commission de football féminin sous son contrôle. L’ALFC a en effet perdu de son attrait suite à la défection de nombreuses fédérations asiatiques en raison, notamment, des pressions exercées par la Chine communiste et la Corée du Nord, et voit finalement l’AFC gérer directement le football féminin. Entre-temps, en 1986, les dirigeants de la FIFA décident de la création d’une Coupe du monde de football féminin.

Une lutte d’influence s’engage entre la Chine nationaliste et la Chine communiste pour accueillir le tournoi test prévu en 1988 ainsi que la première édition de la Coupe du monde FIFA de football féminin qui doit se tenir en 1991. Depuis la fin des années 1960, la Chine populaire cherche à isoler Taiwan sur la scène diplomatique. Cette stratégie s’observe également dans le domaine du sport. Jusque-là peu intégrée au mouvement sportif international, la Chine populaire s’y affirme progressivement. Elle exerce des pressions sur les instances sportives comme le CIO ou la FIFA pour qu’elles la reconnaissent comme la seule Chine officielle. Dans cette perspective, les voisins nationalistes doivent renoncer à leur appellation de République de Chine. Pour le football par exemple, la Republic of China Football Association (ROCFA) devient en 1981 la Chinese Tapei Football Association. Pour Pékin, l’idéal serait que sa rivale soit expulsée du mouvement sportif international. Mais de l’autre côté du détroit du Formose, on ne l’entend pas ainsi. Bien conscients qu’ils ne peuvent rivaliser avec les autres nations du continent asiatique dans le domaine du football masculin, les dirigeants taiwanais se tournent vers cette pratique féminine en plein essor qui peut leur permettre de s’affirmer sur la scène internationale. Ils en sont d’autant plus convaincus que l’équipe nationale féminine a remporté, en 1977, le deuxième championnat d’Asie des nations organisé par l’ALFC. De plus, quelques clubs du pays se sont rendus en Amérique du Nord et en Europe pour y disputer des tournois et nouer des contacts. Aussi, la fédération taiwanaise avait-elle organisé un tournoi international en 1981. L’épreuve avait pris une signification éminemment politique puisqu’elle était intégrée au programme des festivités prévues dans le pays pour le 70e anniversaire de la fondation de la République de Chine par Sun Yat-Sen. Par le biais du football féminin, Taiwan entendait affirmer sa légitimité à représenter la Chine. Sa rivale communiste avait riposté en organisant, en 1983, le Guangzhou International Women’s Football qui avait réuni des équipes japonaise, américaine, australienne, italienne et ouest-allemande9. L’année suivante, les deux pays organisèrent un tournoi international de football féminin.

Le 31 juillet 1987, le secrétaire général de la FIFA, Sepp Blatter, et son homologue de l’AFC, Peter Velappan, rencontrent trois représentants de la fédération taiwanaise pour aborder la question du tournoi test et de la Coupe du monde. D’emblée, Blatter refuse de leur en accorder l’organisation car ceux-ci ne peuvent accepter la présence d’une équipe de la Chine populaire. Les deux gouvernements interdisent effectivement à leurs ressortissants de se rendre dans le pays ennemi. La FIFA peut soutenir la tenue d’une compétition à Taiwan, en envoyant notamment un observateur technique et en contribuant aux frais à hauteur de 25 000 dollars. Mais en aucun cas, il ne s’agit du tournoi test qu’elle souhaite organiser. En revanche, lorsque les représentants de la FIFA rencontrent les dirigeants chinois, ces derniers sont en mesure d’accepter la présence de joueuses de football taiwanaises sur leur territoire puisque, à partir de 1988, un léger réchauffement s’opère entre les deux nations et leurs citoyens sont désormais autorisés à voyager librement de part et d’autre du détroit de Formose.

Finalement, la fédération internationale choisit la Chine populaire et sa ligue régionale de Guangdong, dans l’est du pays, pour organiser l’épreuve. Celle-ci se déroule entre le 1er et le 12 juin 1988 et rencontre un certain succès. Plus de 360 000 personnes se rendent dans les différentes enceintes sportives qui accueillent les rencontres. La moyenne par match est de 20 000 spectateurs. Cet intérêt pour le jeu s’observe également dans la couverture médiatique dont fait l’objet la compétition. Grâce à International Sport and Leisure (ISL), une filiale de la FIFA chargée de faire la promotion du tournoi, six matches sont retransmis en direct à la télévision chinoise pour une audience de 200 millions de spectateurs. Les meilleurs moments sont diffusés dans quatorze autres pays. Les principaux sponsors partenaires de la FIFA, dont Coca-Cola, acceptent de soutenir la compétition. Les dirigeants du football mondial sont convaincus qu’il existe des perspectives pour cette autre version du jeu : « L’opinion unanime a été, de la part de tous les dirigeants d’équipe, que la FIFA devrait organiser officiellement le premier tournoi féminin FIFA en 1990 ou 1991 10 ». Cette première Coupe du monde de football féminin, qui se déroule logiquement en Chine populaire, bouleverse les équilibres géopolitiques du ballon rond puisqu’elle voit l’émergence de nouvelles nations. Tout d’abord, pour la première fois dans l’histoire, une Coupe du monde de la FIFA est organisée en Asie. Avant 1991, les Coupes du monde de football s’étaient uniquement déroulées sur les continents européen et latino-américain. L’Asie, et notamment la Chine populaire et la Chine nationaliste, s’affirme sur la scène footballistique internationale grâce au football féminin. Dans un même ordre d’idées, la compétition est remportée par les États-Unis qui n’étaient pas, jusqu’alors, une superpuissance de la planète football. Une remarque qui vaut aussi pour la Norvège et la Suède qui se classent respectivement à la seconde et à la troisième place du tournoi. Cette tendance des femmes à remettre en cause la hiérarchie établie par les hommes se confirme lors des éditions suivantes.

Vers une nouvelle géopolitique du ballon rond

Comme la Coupe du monde FIFA masculine, celle des femmes se tient tous les quatre ans. Sept éditions se déroulent entre 1995 et 2019. L’épreuve devient la vitrine du football féminin. Elle est un moyen de légitimer les politiques de développement en faveur de la pratique et de lui donner ses lettres de noblesse. Tout d’abord, la Coupe du monde de football féminin FIFA donne l’occasion aux joueuses d’apporter un démenti aux discours de leurs contempteurs qui insistent sur la dangerosité de ce sport, notamment lorsqu’elles adoptent le jeu de tête. En cela, elles peuvent compter sur les nouvelles technologies. Depuis 1998, la FIFA dispose d’un logiciel qui permet de répertorier de manière plus scientifique les causes et les origines des blessures. Lors de la Coupe du monde 2003, cet instrument comptabilise 55 blessures pour 32 matches, soit une moyenne de 1,7 par rencontre : 64 % sont le résultat d’un choc entre deux joueuses sans que le choc soit considéré comme une faute ; 15 % des blessures sont apparues suite à une faute ; 22 % sont des blessures à la tête ou à la nuque. Quatre blessures graves seulement – ruptures du ligament – ont été répertoriées. Selon la FIFA, les hommes se blesseraient plus que les femmes : en 2002, lors de la Coupe du monde masculine jouée en Corée du Sud et au Japon, la moyenne s’élevait à 2,7 blessures par match, soit une de plus que chez les femmes. Cela doit être mis en rapport avec la moindre agressivité du football féminin. Tout en notant que le football féminin est plus fair-play que celui des hommes, la FIFA assure, statistiques à l’appui, qu’un plus grand nombre de fautes a été enregistré lors du Mondial masculin 2002 que lors de l’épreuve féminine disputée un an plus tard. Malgré une forte augmentation entre 1991 et 1995, la « brutalisation » du jeu annoncée au fil des compétitions ne s’est pas produite. En 2003 par exemple, 65 cartons jaunes et un seul carton rouge ont été distribués en 32 rencontres contre respectivement 77 et 5 en 1999. En 2019, les arbitres de la compétition adressent 124 cartons jaunes et 4 cartons rouges au cours des 52 rencontres disputées.

Comme l’avaient prévu la FIFA et les différentes fédérations nationales organisatrices, les stades ne font pas le plein. Mais là encore, les affluences enregistrées illustrent les progrès réalisés par le football féminin. Le taux de remplissage varie entre 29 % et 86 %. Comme pour les championnats d’Europe féminins, les rencontres les plus suivies sont celles disputées par les équipes locales. Lors de l’édition 1999, la formation américaine attire entre 50 484 et 78 972 personnes pour chacun de ces matches de poule, 54 642 lors de son quart de finale contre l’Allemagne, 73 123 pour la demi-finale jouée contre le Brésil. Le taux peut atteindre 100 % pour la finale ou le match pour la troisième place. La moyenne de spectateurs est de 18 344 en 1991, 4 316 en 1995, 37 944 en 1999 et 21 240 quatre ans plus tard. Le plus faible résultat de l’édition suédoise est logique du fait de la faiblesse démographique de ce pays européen par rapport aux géants chinois ou américain. De même, la chute de la moyenne de spectateurs par rencontre observée entre 1999 et 2003 s’explique par le déplacement in extremis de l’épreuve de Chine populaire aux États-Unis. La fédération américaine disposait de peu de temps pour organiser l’épreuve. La moyenne de spectateurs par match s’élève encore à plus de 26 000 lors des éditions allemande (2011) et canadienne (2015). Le plus grand intérêt manifesté à l’égard de la pratique féminine s’observe également dans la couverture médiatique des compétitions. La quatrième édition marque une première rupture : plus de 2 500 représentants nationaux et internationaux ont couvert le tournoi. Des images ont été diffusées dans plus de 140 pays. Internet a joué également un rôle important dans la médiatisation de l’épreuve : le site officiel de la FIFA a été visité plus de 50 millions de fois pendant le tournoi. Lors de la dernière édition en France, les retransmissions télévisées, y compris celles sur les plateformes numériques et dans les espaces publics, ont attiré 1,12 milliard de téléspectateurs. Des records d’audience sont battus en France, au Brésil, en Italie et en Grande-Bretagne. Enfin, la compétition attire de nombreux sponsors. Treize partenaires officiels de la FIFA, qui s’étaient jusqu’à présent exclusivement focalisés sur les compétitions masculines, activent leur droit de sponsoring supplémentaire pour soutenir la quatrième Coupe du monde en 2003. Parmi ces firmes, on compte Adidas, Coca-Cola, Philips, Toshiba ou encore Yahoo. Les principaux sponsors de la FIFA sont toujours présents en 2019. Cette édition française attire aussi de grandes entreprises hexagonales comme Orange, la SNCF ou encore le Crédit Agricole.

Devenue une compétition footballistique à part entière et ayant trouvé sa place dans le calendrier sportif international, la Coupe du monde féminine est désormais prise en compte par les observateurs pour analyser les équilibres géopolitiques du ballon rond. Or, depuis sa création en 1991, cette compétition a favorisé l’émergence de nouveaux pays sur la scène internationale. Certes, certaines nations ont indiscutablement renforcé les positions acquises par leur équipe masculine. L’Allemagne par exemple compte parmi les sélections nationales les plus compétitives lors des Coupes du monde réservées aux hommes. Elle réalise aussi de d'excellentes performances chez les femmes. L’équipe nationale féminine a participé à toutes les éditions depuis 1991. Elle a remporté l’épreuve à deux reprises (2003 et 2007) et se qualifie systématiquement pour les quarts de finale, atteignant même la finale en 1995 et les demi-finales en 1991 et 2015. Le bilan des joueuses brésiliennes est plus mitigé. Après avoir été éliminées au premier tour de la compétition en 1991 et 1995, elles ont enregistré des résultats plus conformes au rang de ce pays dans le domaine du ballon rond : la sélection nationale brésilienne s’est classée à la troisième place lors de la troisième édition en 1999 puis a été finaliste en 2007. En 2003 et 2011, elle a atteint les quarts de finale. Mais au cours des deux dernières Coupes du monde, les Brésiliennes n’ont pas dépassé le stade des huitièmes de finale. Il n’empêche que le Brésil est un pays qui compte aussi dans l’histoire de la Coupe du monde de football féminin. D’autres formations sont venues confirmer le statut de puissance conféré à leur pays suite aux performances réalisées par la sélection nationale masculine. Mais elles ont émergé plus tardivement : l’Angleterre, la France et, tout récemment, les Pays Bas.

En revanche, plusieurs nations faiblement représentées par leur équipe masculine jouent un rôle de premier ordre dans l’histoire de la Coupe du monde de football féminin. Les États-Unis, qui ont organisé deux fois l’épreuve, en 1999 et 200311, dominent largement la compétition. Les Américaines l'ont remporté la compétition à quatre reprises et atteignent systématiquement les demi-finales. Le Canada, qui a accueilli l’édition 2015, n’a manqué aucune Coupe du monde depuis 1995. La domination des États-Unis et la présence systématique s’expliquent par la réalité du soccer dans ces deux pays. Malgré les efforts fournis par la FIFA et les fédérations nationales de ces pays pour développer le jeu, ce dernier n’a pas encore acquis le statut de sport national. Les hommes préfèrent encore de loin se consacrer à la pratique du hockey sur glace, du basket-ball ou encore du base-ball. La Coupe du monde masculine organisée aux États-Unis en 1994 n’a guère changé la donne. En 2000, les femmes représentaient près de 40 % du total des licenciés et même plus de 50 % si l’on prend en compte uniquement les catégories de jeunes. De fait, les associations de ces pays consacrent une part importante de leur budget au développement du football féminin qui peut leur permettre de s’affirmer sur la scène footballistique internationale. En Europe, la Norvège et la Suède enregistrent des résultats probants. Les Norvégiennes ont participé à toutes les éditions et ont même remporté l’épreuve en 1995 après avoir obtenu une place de finaliste quatre ans plus tôt. Quant aux Suédoises, également présentes à chaque Coupe du monde depuis 1991, elles ont atteint la finale en 2003 et ont obtenu la troisième place en 1991, 2011 et 2019. Enfin, les Coupes du monde féminines qui se sont déroulées après 1991 ont confirmé la montée en puissance du football asiatique. L’équipe chinoise a participé à sept éditions sur huit, se qualifiant régulièrement pour le second tour et atteignant même la finale en 1999. Quant à l’équipe féminine japonaise, elle n’a manqué aucune Coupe du monde. Elle a même remporté la compétition en 2011 avant d’atteindre la finale en 2015.

Conclusion

Si les Coupes du monde de football féminin organisées par la FIEFF au début des années 1970 ont peu bouleversé l’ordre footballistique international, celles placées sous l’égide de la FIFA à partir de 1991 ont permis l’émergence de nouvelles nations et même de nouveaux continents. L’Amérique du Nord, États-Unis en tête, et l’Asie, grâce à la Chine et au Japon, rivalisent avec l’Europe, tant dans le jeu que dans l’organisation de la compétition. En Europe même, les joueuses scandinaves comptent parmi les plus compétitives et présentent, avec leurs homologues allemandes, de meilleurs résultats que les footballeuses de l’Europe latine ou anglo-saxonne. Logiquement, les équilibres géopolitiques traditionnels du ballon rond s’en trouvent bouleversés. Cependant, depuis les années 2010, des places fortes du football mondial, qui avaient délaissé le football féminin, investissent dans le développement de la pratique. Cela se traduit par de meilleures performances lors de la Coupe du monde réservée aux femmes et laisse entrevoir un retour, au moins partiel, à l’ordre établi par les hommes depuis 1930.

Notes

1 Le Monde, 8 juillet 2019. Retour au texte

2 Pascal Boniface, La Terre est ronde comme un ballon. Géopolitique du football, Paris, Seuil, 2002. Retour au texte

3 Sur la composition du bureau, Archives FIFA, Correspondance avec les associations nationales, Suède (1939-1974). Retour au texte

4 La FFF s’est bien gardée d’envoyer un de ses élus pour ne pas s’opposer aux règlements de la FIFA qui interdisent à ses associations membres de participer à ce tournoi. Retour au texte

5 France Football, 14 septembre 1971. Retour au texte

6 Archives FFF, « Rapport de Pierre Geoffroy à la commission central du football féminin ». Retour au texte

7 Pour en savoir plus, Xavier Breuil, Histoire du Football féminin en Europe, Paris, Nouveau Monde Editions, 2011, p. 195-199. Retour au texte

8 Archives FIFA, Correspondance avec les associations nationales, Singapour, Lettre de Charles Pareira à Helmut Käser, Secrétaire général de la FIFA, 15 septembre 1975. Retour au texte

9 Archives FIFA, Correspondances avec les associations nationales, China RP (1952-1986). Retour au texte

10 Archives FIFA, AFC, « Rapport de la confédération asiatique de football », 1988. Retour au texte

11 La Chine devait organiser l’édition 2007 mais, en raison de l’épidémie de pneumonie atypique SRAS, la FIFA en confia l’organisation aux États-Unis. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Xavier Breuil, « Les Coupes du monde de football féminin : la géopolitique du ballon rond bouleversée ? », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 81-89.

Référence électronique

Xavier Breuil, « Les Coupes du monde de football féminin : la géopolitique du ballon rond bouleversée ? », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, publié le 17 novembre 2022 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.118. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=118

Auteur

Xavier Breuil

Docteur en histoire - Centre Lucien Febvre – Université de Franche-Comté

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