Au moment où Sepp Blatter annonça, le 6 juillet 2000, la désignation de l’Allemagne comme pays hôte de la Coupe du monde 2006, l’ambiance dans la rédaction de L’Équipe, à en croire l’un de ses membres présents ce jour-là, était au plus bas. Dépités, la grande majorité des journalistes ne goûtaient guère la perspective de se préparer mentalement à un été morne dans un pays jugé certes bien organisé, mais sans attrait, peu accueillant, et dépourvu de chaleur au sens propre comme au figuré.
Six ans plus tard, jour pour jour, on pouvait trouver dans ce même journal un article intitulé « Allemagne, on t’aime1 ». Que s’était-il passé entretemps ?
Un bilan de « conte de fées »
Le terme Sommermärchen (conte de fées estival) lancé par Der Spiegel dans le titre d’un article du 19 juin – seulement dix jours après l’ouverture du tournoi – fut un néologisme. Il faisait référence à un poème satirique intitulé « Allemagne. Un conte de fées hivernal », rédigé par Heinrich Heine, exilé à Paris, suite à un voyage dans son ancienne patrie en 1843. Chagriné par la répression politique et la censure omniprésentes, le titre de son œuvre renvoyait directement, tel un reflet dystopique, à la célèbre comédie de William Shakespeare, « Le Songe d’une nuit d’été ».
L’analyse de l’héritage sur le long terme de la Coupe du monde 2006 doit commencer par cette expression qui s’est fait une place, non seulement dans le dictionnaire, mais aussi dans la mémoire collective. Il faut dire qu’elle est particulièrement malléable et polysémique. Un Sommermärchen évoque de toute évidence le registre du merveilleux, du magique et du surnaturel, telle une « divine surprise », un « rêve éveillé », une « parenthèse enchantée ». Mais l’expression renvoie aussi à l’enfance, au temps de l’innocence, connotation particulièrement lourde de sens dans une société construite sur une culpabilité historique intériorisée. La réussite spectaculaire de cette expression fut consolidée par la suite grâce au film du même nom, sorti trois mois après le tournoi2 et qui, sur le modèle du documentaire « Les Yeux dans les Bleus » que Stéphane Meunier avait tourné en 1998 sur l’équipe de France, proposait le récapitulatif d’un moment partagé « mémorable ».
En l’espace d’un mois, le film avait attiré 4 millions de personnes dans les cinémas ; sa diffusion sur la première chaîne de télévision, le 26 décembre de la même année, fut suivie par plus de 10 millions de téléspectateurs.
Aujourd’hui encore, à seize années de distance, il est encore régulièrement fait référence au conte de fées de l’été 2006, que ce soit de manière nostalgique ou ironique. Et parfois sur un ton amer, notamment depuis les révélations, durant l’automne 2015, des soupçons d’achats de votes au sein du comité exécutif de la FIFA au moment de la désignation du pays hôte, moyennant une caisse noire3.
Le scandale, déclenché par cette affaire de corruption et les enquêtes qui ont été ouvertes à son sujet, n’a cependant eu aucune incidence sur le souvenir heureux de l’été 2006. Il a certes durablement ébranlé la puissante fédération allemande, le Deutscher Fußball-Bund (DFB), laquelle, après des décennies d’une stabilité remarquable, a connu cinq présidents différents en dix ans et perdu une grande partie de sa crédibilité auprès de l’opinion publique. Il a aussi considérablement éclaboussé la plus grande icône du football allemand, Franz Beckenbauer, à l’époque président du comité d’organisation, aujourd’hui entièrement retiré de la vie publique. Mais la mémoire collective, on le sait, est miraculeusement sélective : peu importe les conditions dans lesquelles l’organisation de cette Coupe du monde a été obtenue, elles ne ternissent en rien les photos témoignant d’un bonheur aussi inattendu que largement partagé que la société allemande a collées dans son album souvenir. C’est le propre des contes de fées de faire fi des désillusions et de la mesquinerie du monde réel ici-bas.
Un acquis sociétal durable
Lorsque Roman Herzog fut élu président de la République fédérale d’Allemagne en mai 1994, il exprima le souhait d’incarner un « patriotisme décontracté ». Sa formule fit grincer des dents, tant ce genre d’injonctions flirtait avec la ligne rouge des tabous historiques. En juillet 2006, l’ancien président, alors âgé de 72 ans, affirma que la Coupe du monde avait « exaucé son plus grand souhait4 ». Et le cœur des observateurs étrangers lui donna raison à l’unisson : c’est une Allemagne « apaisée », « décomplexée », « libérée », qu’ils avaient découverte cet été-là, et leur grand étonnement ne fut surpassé que par celui des Allemands eux-mêmes, incrédules devant leur propre entrain patriotique5. La manifestation la plus visible de cette nouvelle « normalité libératrice6 » consista dans l’appropriation massive par les citoyens des symboles nationaux dont le caractère problématique avait toujours été considéré comme quasi insurmontable en République fédérale7. Le drapeau noir-rouge-or était omniprésent, et l’on se surprit mutuellement à chanter un hymne national soudainement devenu le tube de l’été. On se hâta de se rassurer en qualifiant ce nouveau patriotisme de « soft », de « light » ou de « bon enfant », afin de lui enlever tout aspect menaçant, et à en juger par l’abondante couverture médiatique mondiale de la douce euphorie contagieuse qui émanait des hôtes, ce fut une réussite. Seize ans après l’événement, c’est sans doute dans la « normalisation » tant désirée de leur État-nation réunifié que réside pour les Allemands eux-mêmes l’acquis le plus durable de leur Coupe du monde. Le conte de fées appartient au passé, mais il restera lié à un moment de césure dans leur autoperception. Après les décennies d’un processus patient de réconciliation avec ses voisins, l’été 2006 aura été le moment où l’Allemagne s’est réconciliée avec elle-même.
Un concours de circonstances exceptionnel
Traditionnellement hypersensibles à leur image à l’extérieur, les Allemands ne se contentèrent pas de s’observer eux-mêmes, mais enregistrèrent aussi – avec la soif de reconnaissance de ceux qui se sentent souvent mal jugés – l’étonnement bienveillant et les louanges appuyées de la part des visiteurs du monde entier. Rectifier les stéréotypes, corriger (enfin !) une image ressentie comme inexacte et déformée par des clichés – dans tous les entretiens que j’eus l’occasion de mener entre 2001 et 2003 avec des décideurs du football allemand en vue de la Coupe du monde à venir, ce fut l’espoir le plus ardemment exprimé par l’ensemble des interlocuteurs, sans exception8. Il semble qu’ils aient été comblés : il n’est pas exagéré de considérer que la Coupe du monde 2006 eut un impact immédiat et massif sur la perception du pays hôte par le public international. Afin d’éviter tout soupçon d’être pris dans une bulle médiatique, les envoyés spéciaux du monde entier garnissaient leurs articles de multiples propos des spectateurs lambda complètement tombés sous le charme de ce qui était le plus souvent décrit comme « un gigantesque carnaval globalisé et coloré9 ». Il ne fut guère étonnant que dans son rapport final sur l’événement, publié en novembre 2006, le gouvernement fédéral se fasse plaisir en citant un grand nombre de propos élogieux recueillis par ses ambassades autour du globe10. Il chercha même à étayer cette collecte de ressentis instantanés par des données quantitatives, en comparant le rang de l’Allemagne dans le Nation Brands Index, le classement mondial des États-nations en fonction de leur « image de marque », construit à l’époque sur une enquête auprès de 25 000 répondants dans 35 pays. Classée sixième en 2005, l’Allemagne se retrouva propulsée à la première place ex æquo dans l’édition 2006 publiée en septembre11.
S’il est compréhensible que le gouvernement se félicite de tels résultats, qui semblent confirmer la présomption d’un gain en matière de « soft power » pour certains États hôtes de grands événements sportifs12, il convient néanmoins de les mettre en perspective. En aucun cas, il ne faut tirer de conclusions générales sur les retombées d’une Coupe du monde de football en matière d’image ou de réputation pour les pays hôtes. À plusieurs égards, l’Allemagne de 2006 fut un cas à part qui bénéficia d’un concours de circonstances exceptionnellement favorables.
En premier lieu, la société allemande faisait l’objet de stéréotypes particulièrement obsolètes, quoique solidement enracinés dans l’imaginaire international, bien qu’elle ait évolué de manière significative sans que l’on s’en aperçoive nécessairement à l’étranger. De plus, pour des raisons à la fois culturelles et historiques, l’Allemagne est une société pénétrée par le football comme peu d’autres. La pérennité de la métaphore déjà séculaire « König Fußball » (« le roi football ») témoigne d’un rapport particulier avec ce jeu13. Par conséquent, les Allemands n’eurent pas à se forcer pour se présenter tels qu’ils étaient vraiment (du moins dans leur grande majorité) : ouverts sur le monde, heureux de célébrer le football chez eux, et ravis de partager ce bonheur avec tous.
Le parcours sportif inespéré de la Nationalmannschaft contribua évidemment aussi au renouvellement des représentations sur l’Allemagne. Quand Jürgen Klinsmann et Joachim Löw en prirent la responsabilité en 2004 (associés à Oliver Bierhoff pour le management), elle était donnée pour exsangue, dépourvue de talent, et quasi assurée d’un échec retentissant lors de la Coupe du monde à la maison. Deux mois seulement avant le coup d’envoi, après une défaite lors d’un match préparatoire, des députés du Bundestag, inquiets du désastre annoncé, réclamèrent la mise en place d’une commission d’enquête sur les choix catastrophiques des sélectionneurs. À posteriori, la révolution technique que cette nouvelle équipe dirigeante sut mettre en route, l’esprit de conquête et de plaisir qu’elle réussit à insuffler à la sélection, frôle la métamorphose miraculeuse. S’il y eut conte de fées en 2006, il consista dans l’immense vague de sympathie pour une équipe séduisante contre toute attente, la plus jeune du tournoi. Et qui eut l’élégance de se faire éliminer avec dignité par plus fort qu’elle juste avant la dernière marche14.
Enfin, et aussi trivial que cela puisse paraître, la fête fut baignée par le soleil. Contrairement à la météo maussade et pluvieuse qui avait marqué la Coupe du monde en RFA 1974, le beau temps de l’été 2006 – effet du réchauffement climatique ? - ne pouvait qu’ajouter à l’ambiance de fête (tout comme d’ailleurs les saucisses et bières locales, ingrédients certes ordinaires, mais ô combien précieux de la sociabilité estivale populaire).
Un héritage économique mitigé
L’impact immédiat et l’héritage à moyen et long terme des méga-événements sportifs a suscité, depuis quelques décennies, tout un corpus de littérature critique notamment anglo-saxonne15 qui croît avec chaque nouvelle échéance imposée par le calendrier sportif international. Habituellement, les auteurs y dénoncent, à juste titre, les dimensions démesurées de ces événements, parfaitement contraires aux impératifs du développement durable, ainsi que les promesses souvent fallacieuses concernant les prétendues retombées économiques pour les villes et pays hôtes en question16.
Dans cette littérature, il est intéressant de relever que la Coupe du monde 2006 est souvent citée comme l’un des rares contre-exemples à impact positif – l’exception qui confirme la règle. Ce n’est certainement pas en raison des retombées économiques, bien que ces dernières soient invariablement mises en avant par les parties prenantes au moment de la candidature. Il est évident que les travaux engagés pour le développement des infrastructures ne représentent qu’une aubaine très ponctuelle aux entreprises sollicitées, sans aucun effet à moyen ou long terme. Plus décevant encore : le tourisme, qui fait systématiquement l’objet de projections irréalistes. Même pour un pays comme l’Allemagne, dont le potentiel touristique est généralement sous-estimé et dont l’attractivité réelle a surpris nombre de visiteurs en 2006, l’effet promotion est négligeable. Il y a certes eu 2 millions de touristes pendant le tournoi, mais aucun saut spectaculaire post-Mondial, et une croissance très légèrement supérieure à celle des autres pays de l’Europe de l’Ouest dans la décennie suivante. Aujourd’hui le pays se classe 104e sur l’échelle mondiale pour le nombre de touristes par habitant – pas vraiment de quoi proclamer un bond en avant.
Le même constat vaut pour les initiatives du gouvernement en matière de culture et de campagne d’image. Il est probable que le programme culturel, composé de 48 projets et 194 spectacles de natures diverses dans 45 villes différentes, pour un coût total de 30 millions d’euros, ait été apprécié par les 3 millions de visiteurs qui y participèrent. Cependant, il est impossible d'en mesurer les retombées et, vu l’atmosphère générale du Sommermärchen, il n’était guère possible d’augmenter encore le capital sympathie par ce type d’action. Quant à la campagne « Allemagne, terre d’idées », déléguée à la fédération de l’industrie allemande (BDI) et censée promouvoir l’attractivité du pays en tant que site de production et d’innovation, on est en droit de se demander si l’Allemagne, l’une des premières puissances économiques du monde, a besoin d’un tournoi de football pour attirer l’œil des investisseurs internationaux.
En revanche, il y a bien un domaine dans lequel le bilan de la Coupe du monde 2006 est véritablement spectaculaire. C’est celui des infrastructures sportives, ce qui mérite d’autant plus d’être souligné qu’il s’agit là d’un des passifs les plus lourds des méga-événements, qui laissent derrière eux des équipements surdimensionnés, surfacturés et sous-employés, pesant inutilement sur les finances publiques par la suite. Pour ce type d’héritage urbanistique indésirable, le terme « éléphants blancs », emprunté à l’Afrique, s’est imposé dans la recherche académique17.
En Allemagne, le bilan en matière d’infrastructures a été tout le contraire. La Coupe du monde a fourni l’occasion de doter le football allemand d’un maillage de stades modernes, confortables, et très bien desservis par les transports publics (ces derniers étant par ailleurs, même en période de championnat ordinaire, systématiquement gratuits pour tout passager muni d’un ticket pour le match du jour).
Il est indéniable que l’attribution du Mondial en 2000 a déclenché un véritable boom tant dans la construction de stades flambant neufs que dans la rénovation en profondeur d’équipements existants. Un dynamisme inédit qui ne s’est pas limité aux douze villes hôtes retenues pour le Mondial, mais s’est propagé bien au-delà : on peut citer Düsseldorf, Brême ou Mönchengladbach pour des stades de grande capacité, mais aussi un grand nombre de petits stades très modernes comme ceux de Wolfsburg, Sinsheim18, Augsbourg, Leverkusen et Bochum, ces derniers étant tous utilisés pour la Coupe du monde féminine de 2011. Même le choix contesté de Leipzig comme ville hôte pour 2006, alors que la région de Saxe était dépourvue d’un club de l’élite à l’époque, s’est avéré payant, la rénovation de fond en comble du vieux Zentralstadion ayant rendu ce site attractif pour le projet iconoclaste de l’investisseur autrichien Red Bull, qui créa un club ex nihilo en 2009, pour le hisser jusqu’en demi-finales de la Ligue des Champions en 2020.
Le résultat à moyen et long terme peut être qualifié de spectaculaire : si la moyenne de visiteurs par match se situait à 31 182 en 2000, elle atteignait 44 511 en 2018, soit une augmentation de 42 %. Un taux d’occupation constant au-dessus de 90 % indique que les infrastructures ne sont en aucun cas surdimensionnées. Même la deuxième division a su profiter de cette amélioration considérable de l’offre : avec une moyenne oscillant autour de 20 000 visiteurs par match, la Zweite Bundesliga se classe systématiquement parmi les dix premiers championnats en Europe en matière d’affluence19.
Il n’est pas exagéré de dire que la Coupe du monde de 2006 a sauvé le football allemand d’un déclin annoncé, en suscitant un nouvel enthousiasme public – contrairement à plusieurs projets de candidature pour différents Jeux Olympiques20, la Coupe du monde n’a provoqué aucun mouvement notable de rejet local – et en fournissant le prétexte permettant à la fédération et à la ligue nouvellement créée21 d’activer un lobbying efficace auprès des pouvoirs publics.
Si le bilan en matière de stades peut être considéré comme spectaculaire, il convient aussi de retenir qu’il a contribué à cimenter la domination à outrance du football dans la hiérarchie des sports, aux dépens notamment de l’athlétisme, exclu de fait non seulement des nouvelles arènes uniquement consacrées au football mais aussi victime de certaines rénovations. Il convient également de préserver un certain scepticisme face au bilan en matière d’infrastructures routières et ferroviaires avancé par le gouvernement fédéral dans son rapport final et repris par certains auteurs comme Jonathan Grix22. Pour tout voyageur familier avec l’état des autoroutes allemandes, l’investissement pluriannuel de 3,7 milliards d’euros dans le réseau routier autour des douze villes hôtes – c’est-à-dire sur la quasi-totalité du territoire – était de toute façon nécessaire (et sans doute déjà budgétisé), tout comme d’ailleurs la modernisation des grandes gares. Enfin, sans vouloir minimiser l’effort ciblé de la Deutsche Bahn, amenée à transporter 15 millions de voyageurs complémentaires pendant les semaines du tournoi, il faut rappeler que le réseau ferroviaire allemand bénéficie, fédéralisme oblige, d’un maillage de correspondances fortement décentralisées, permettant la mise en circulation d’un grand nombre de trains spéciaux.
Une expérience collective inédite
D’autres legs intangibles de cette Coupe du monde méritent d’être mentionnés à l’heure de faire un bilan global rétrospectif. L’un d’entre eux relève d’une excellente capacité d’anticipation et d’ajustement des organisateurs, d’autres sont le produit de tendances ou pratiques sociales préexistantes qui ont trouvé un terrain fertile à l’occasion de ce rassemblement hors norme.
Il y a tout d’abord la réussite éclatante de la sociabilité encadrée des supporters du monde entier. Vu la situation géographique de l’Allemagne et l’essor massif des vols « low-cost » depuis le début du siècle, le comité d’organisation s’attendait à un grand nombre de visiteurs dépourvus de billets et s’efforça de leur permettre de participer à la fête en perfectionnant le concept de la Fanmeile. Ces zones urbaines à grande capacité d’accueil furent, le temps du tournoi, entièrement dédiées aux supporters et dotées de tous les services nécessaires pour accommoder des foules en plein air. Encadrées et animées par une armée de 15 000 bénévoles, protégées par des forces de l’ordre discrètes et peu intimidantes, et surtout équipées d’écrans géants en nombre et taille impressionnants, les Fanmeilen finirent par devenir une attraction à part entière de la grande fête, permettant aux spectateurs de se célébrer eux-mêmes, de se regarder en train de regarder ensemble, de socialiser avec les autochtones et les fans venus d’ailleurs, et de laisser libre cours à des émotions collectives décuplées par la présence de foules sentimentales immenses. Dans une rétrospective lucide du Mondial allemand, l’historien Thomas Raithel voit dans le pari des Fanmeilen l’un des aspects les plus novateurs de l’événement23. Le succès fut tel que la gigantesque zone à Berlin sur l’avenue du 17 juin qui traverse le parc du Tiergarten sur deux kilomètres entre la porte de Brandebourg et la Colonne de la Victoire, initialement conçue pour 300 000 personnes, dut être agrandie durant le tournoi pour en accueillir près d’un million.
Dans une zone similaire bien que d’envergure plus modeste, j’eus l’occasion d’observer à loisir un phénomène nouveau, également susceptible d’influer sur l’expérience des fans, l’après-midi du 12 juin 2006 à Kaiserslautern. Située juste au pied de la colline du Betzenberg où trône le Fritz-Walter-Stadion, la Fanmeile était dominée par des Australiens sans billets dont la sélection affrontait le Japon. Ils étaient nombreux à se filmer eux-mêmes en train de prendre des photos du grand écran qui, lui, était en train de diffuser ce qui se jouait à quelques encâblures. Une mise en abîme de l’image instantanée, rendue possible par les téléphones mobiles de dernière génération. Le smartphone n’allait naître qu’en 2007, mais la pratique du « selfie » - tout comme le mot la désignant– étaient déjà en train de conquérir le monde.
Cette Coupe du monde fut aussi celle où les réalisateurs des retransmissions en direct achevèrent une mutation engagée depuis France 98, à savoir l’intégration dans le spectacle des spectateurs en tant que composante à part entière, indispensable pour l’événement, qu’ils soient assis sur les tribunes ou amassés devant les écrans géants. Toujours plus ostentatoires, les accoutrements divers furent complétés par un service de maquillage dans les couleurs nationales offert à travers les Fanmeilen. Leur prise de conscience d’être regardés en permanence et de se retrouver au centre de l’attention, eut un impact direct sur le degré de leur exubérance et leur désir de se mettre en scène devant les yeux de tous, comme un avant-goût de l’explosion à venir des réseaux sociaux.
Conclusion : Une évaluation globale prudente et…
L’impact à long terme d’un tel événement sans précédent est, nous l’avons vu, complexe et très difficile à mesurer dans sa pluridimensionnalité. Il se compose à la fois des legs tangibles, en premier lieu les infrastructures, d’effets traçables comme l’évolution du football allemand depuis le Mondial, et des empreintes autrement plus fugaces, comme les souvenirs qui en restent, capturés dans des narratifs et sauvegardés dans la mémoire collective.
Le chercheur qui tente de dresser un bilan différencié afin de rendre justice à un mois de folie, hors du temps, extraordinaire au sens premier du terme, est bien avisé de rester prudent dans ses conclusions. Il doit aussi préserver une bonne dose de scepticisme, notamment par rapport aux interprétations qui en sont faites par des parties prenantes.
Dans la littérature académique, la réussite du méga-événement sportif de l’été 2006 est présentée comme le résultat d’une stratégie globale mise en œuvre avec des moyens appropriés par des institutions efficaces et des personnes compétentes. C’est en tout cas ce qui ressort des rapports et des entretiens conduits après le tournoi24. Il est permis d’avoir des doutes. Si l’organisation, dans ses dimensions logistiques, sécuritaires et technologiques, a été effectivement d’une grande efficacité (stéréotype que personne ne songea à vouloir modifier), une véritable stratégie n’était guère discernable lors de la phase préparatoire, à l’exception de la fédération, fermement résolue de ne pas laisser passer cette opportunité unique de mettre le football professionnel allemand sur de très bons rails pour des décennies à venir. En rétrospective, il est aisé d’évoquer les gains de soft power visés, alors qu’en 2002, aucun de mes interlocuteurs n’était encore familier avec ce concept.
Il reste aussi quelques zones d’ombre peu évoquées dans les bilans officiels ou scientifiques. Aujourd’hui, un bilan environnemental et carbonique serait attendu, obligatoire. Visiblement, en 2006, ce type de détail n’était pas encore sur les radars. Et le jeu lui-même n’y est pas mentionné non plus, comme s’il était entièrement recouvert par l’expérience collective émotionnelle. Or, il convient de rappeler tout de même que sur ce plan, il n’y eut guère d’évolution notable. De l’avis général, les matches étaient de qualité moyenne. Pour une vraie innovation spectaculaire, il fallait attendre l’avènement du règne du nouveau football espagnol à partir de 2008. Bien entendu, pour les Allemands, premiers concernés par ce qui leur tombait dessus, tout cela était secondaire. Ils étaient occupés à s’adonner à l’insoutenable légèreté d’être eux-mêmes, pour la première fois sans mauvaise conscience, sans arrière-pensée, simplement dans l’instant présent. Que ce soit le football qui leur ait permis de la découvrir, c’est tout en son honneur.
… une leçon de philosophie intemporelle
Au-delà des souvenirs « féeriques » et des bilans de toutes sortes, la Coupe du monde 2006 aura aussi laissé en héritage un magnifique aphorisme de portée universelle. On le doit à Lukas Podolski. Ce garçon faussement naïf, qui menait les journalistes par le bout du nez avec un humour désarmant, a trouvé les ressources pour commenter par une sentence sublime la défaite après prolongations en demi-finale : « C’est ça, le football : parfois, le meilleur gagne. » Cette phrase à la profondeur insoupçonnée, il fallait la sortir devant un microphone, malgré le goût amer du rêve brisé. Pleine de respect pour les adversaires italiens, mais aussi pour le jeu lui-même, pour son caractère imprévisible, aléatoire, souvent injuste. La glorieuse incertitude du sport, résumée dans un clin d’œil au sourire un peu triste. Toute l’histoire de la Coupe du monde en quelques mots.