1934 versus 1938 : deux visions de l’instrumentalisation du football philatélique

  • 1934 versus 1938: two visions of the instrumentalisation of philatelic football

DOI : 10.58335/football-s.122

p. 103-112

Résumés

Le timbre-poste et le football-association naissent tous les deux dans les transformations culturelles et économiques du xixe siècle. Il faut toutefois du temps pour que les deux se rencontrent. Les Coupes du monde de 1934 et 1938 en offrent l’occasion même si la connexion se réalise difficilement. En Italie, Mussolini répond d’abord par une indifférence certaine. En France, la FFFA se voit opposer un refus poli de l’administration postale. Malgré tout, des timbres voient le jour et sont commercialisés pour l’occasion. Dans l’Italie fasciste les petites images de footballeurs sont associées par la propagande aux stades modernes construits par le régime, à l’aviation et aux symboles politiques. Du côté français, les timbres se cantonnent à une stricte neutralité sportive : les scènes de football sont seulement reliées à l’événement sportif et aux deux entités qui l’organisent : la FFFA et la FIFA.

The philately and association football were both born in the cultural and economic transformations of the 19th century. However, it took time for the two to meet. The World Cups of 1934 and 1938 provided the opportunity, even if the connection was not easily made. In Italy, Mussolini initially responded with indifference. In France, the FFFA received a polite refusal from the postal administration. Nevertheless, stamps were produced and marketed for the occasion. In Fascist Italy, small images of footballers were associated by propaganda with modern stadiums built by the regime, with aviation and political symbols. On the French side, the stamps were strictly neutral: the football scenes were only linked to the sporting event and the two entities that organised it: the FFFA and FIFA.

Plan

Texte

Nés tous les deux au xixe siècle dans l’Angleterre victorienne, le timbre-poste et le football symbolisent, dans des domaines divers, la modernité et les transformations issues de la Révolution industrielle. L’augmentation sensible du volume de courrier à distribuer, dont les raisons sont à rechercher dans l’essor industriel et commercial tout autant que dans la modernisation des moyens de communication – nonobstant le recul de l’analphabétisme –, requiert une simplification des procédures et une collecte rapide des sommes dues pour le transport et la distribution des paquets et lettres ; d’où l’instauration, en mai 1840, d’une taxe d’affranchissement symbolisée par le timbre-poste. Les transformations sociales qui affectent la société britannique, pour leur part, nécessitent l’adoption de nouvelles formes d’éducation dont le football, issu des publics schools, représente l’un des éléments importants. Par la suite, de leur berceau d’origine, selon des modalités différentes, le timbre-poste et le ballon rond se lancent à la conquête du monde.

Il aurait été dès lors surprenant que les deux ne se rencontrent pas à un moment donné ou à un autre de leur histoire. Cependant, cette rencontre intervient assez tardivement, dans le premier tiers du xxe siècle seulement, à l’occasion des toutes premières coupes du monde de football. Pour cela, il a fallu qu’intervienne, du côté de la philatélie, une mutation importante : celle de l’apparition des timbres commémoratifs. En effet, objet fiscal tout autant qu’emblème de légitimité, les petites vignettes se bornent longtemps à ne véhiculer que des images de souverains ou des allégories républicaines. Quelques pays osent pourtant, dès la fin du xixe siècle, célébrer d’autres personnages de leur histoire nationale, voire des éléments de leurs paysages et bientôt des réussites architecturales ou techniques preuves du « génie national ». Bref, à sa manière, le timbre contribue à la mise en scène de la check list identitaire des communautés imaginées telles que les a définies Anne-Marie Thiesse1. Dans le même temps, le football pour sa part, entend également démontrer sur les terrains la « supériorité » des valeurs culturelles mais aussi socio-politiques d’un système sur un autre, sans oublier les preuves « irréfutables » de la bonne santé d’une « race ».

Dès lors, tous les éléments semblent réunis pour que le football philatélique puisse à son tour s’insérer dans cette mise en scène et donner libre cours aux affirmations identitaires de la nation. Pourtant, un dernier obstacle se dresse sur sa route, celui des politiques philatéliques des États qui, paradoxalement, sont encore loin d’entrer en résonnance avec les préoccupations idéologiques sportives pour des raisons essentiellement matérielles.

Le football philatélique et la Coupe du monde : une genèse difficile

Lors des trois premières éditions de la compétition2, l’option du football philatélique est loin d’apparaître comme une évidence. Les administrations postales des pays hôtes n’en perçoivent pas immédiatement les avantages ; les pouvoirs politiques non plus du reste et, si par la suite, ils forcent quelque peu la main à leur administration, ce n’est qu’après avoir été sollicités par les organisateurs de la compétition. À ce niveau, l’Italie de 1934 et la France de 1938 présentent certaines similitudes malgré des conséquences diamétralement opposées, tenant en partie à la nature des régimes politiques des pays concernés. Quant à l’Uruguay, il n’a tout simplement émis aucun timbre à l’occasion de la Copa del Mundo. Il est vrai que Montevideo avait déjà célébré « philatéliquement3 » ses triomphes olympiques de 1924 et de 1928 et ne jugea pas nécessaire de récidiver dans ce domaine.

En Italie, Giorgio Vaccaro, le tout nouveau président de la FIGC4, en charge de l’organisation des Campionati mondiali 1934, entend bien profiter de l’occasion pour financer la compétition également par le biais de la philatélie, prenant exemple sur ce qu’avait fait le gouvernement grec lors des Jeux Olympiques de 18965. Mais il se heurte à un refus ferme des postes italiennes d’émettre le moindre timbre au prétexte d’une saturation du marché philatélique et d’une inflation des émissions commémoratives économiquement néfastes6. Le projet français connait lui aussi une gestation difficile pour les mêmes raisons. En mai 1937, la FFFA7 fait une première demande d’émission, soulignant les précédents dans ce domaine8. Le directeur de l’Exploitation postale réplique par la négative, précisant qu’il a édicté des règles de restriction sévères concernant la production des timbres-poste9 afin de préserver le marché de toute émission abusive, véritable hantise des administrations postales. Dans un cas comme dans l’autre, l’affaire déborde rapidement le simple cadre philatélique. Vaccaro revient à la charge, prenant le contre-pied du ministre, il fait valoir au contraire les avantages d’une émission concernant un événement rare et pouvant être considérée comme le dernier du genre10, vu les incertitudes qui pèsent alors sur l’épreuve. Il sait également jouer sur le registre patriotique et économique, tant pour le financement de la compétition11 que pour l’impact touristique dont l’Italie pourrait tirer parti12. En France, c’est le sous-secrétaire d’État des Loisirs et des Sports, Léo Lagrange, qui intervient auprès de son collègue des Postes au mois de juin 1937 en des termes très clairs : « J’attache la plus haute importance à ce que rien ne soit négligé au point de vue propagande pour le développement des sports dans le pays et je me permets de compter sur votre bienveillante collaboration pour m’aider dans cette tâche13 » ; avant que la FIFA14 ne fasse de même en août15, insistant sur le retentissement international de l’émission d’un timbre-poste à cette occasion exceptionnelle. Les administrations postales finissent par céder, mais de manières bien différentes. Vaccaro l’emporte parce qu’il n’hésite pas, en dernier recours, à s’adresser à Mussolini en personne pour obtenir gain de cause, faisant valoir avec succès auprès du Duce qu’une telle attitude de refus risquerait d’entraîner la FIFA à procéder à sa propre émission par l’intermédiaire des postes helvétiques16, con diminuzione di prestigio per l’Italia e lo sport italiano17. L’intervention du Duce devait radicalement transformer la teneur des futurs timbres. À Paris, la décision finale revient au directeur de l’Exploitation postale qui, en novembre 1937, émet un avis favorable – insistant d’ailleurs autant sur l’aspect sportif que touristique du futur timbre. La réalisation en est confiée à Joe Bridge18, affichiste et publiciste de renom qui avait déjà produit plusieurs affiches à l’occasion de manifestations sportives. Toutefois, dernière marque de méfiance, l’administration s’empresse d’ajouter que, en aucune façon, le timbre ne doit servir de propagande annonciatrice de l’événement ! Par conséquent, la vignette ne sera disponible aux guichets qu’à compter du 1er juin 1938, soit trois jours seulement avant le début de la Coupe du monde. Sa valeur, correspondant au tarif d’affranchissement pour l’étranger, en limite d’autant l’emploi sur le territoire national. Tirée à 3,5 millions d’exemplaires, elle reste en vente aux guichets des bureaux de poste jusqu’au 16 novembre 193819. En revanche, il n’est pas question une seconde d’associer les administrations postales des colonies à l’évènement, les priorités philatéliques et idéologiques ultramarines étant ailleurs. Outre ces considérations, on ne saurait sous-estimer le repli xénophobe qui affecte alors le champ sportif. Ainsi, au printemps 1933, la Fédération française de boxe décidait d’exclure les sportifs noirs issus des colonies de certaines catégories de compétitions20.

Nouveautés italiennes

Des évolutions sont donc déjà perceptibles dans la manière d’appréhender l’événement footballistique à travers et par la philatélie ; la dimension réellement politique et l’aspect économique font une première apparition sur le devant de la scène. À ce titre, la Coupe du monde 1934 représenterait plus, par certains côtés, une anticipation qu’une exception sur ce qu’il adviendra du football philatélique après 1945. Économiquement parlant, l’Italie fasciste innove au moins dans trois domaines.

D’une part, elle a recours à la philatélie pour financer en partie l’organisation de la compétition : environ 145 000 séries de cinq timbres sont émises, pour une valeur de 9,70 lires par série, avant tout destinées à l’affranchissement intérieur, complétées par quatre timbres de la poste aérienne d’une valeur par série de 18,75 lires, principalement réservés aux envois internationaux. Approximativement 120 000 séries auraient été vendues entre le 24 mai – soit trois jours seulement avant le début de la compétition – et le 30 novembre 1934 pour un total de plus de 3,4 millions de lires. Mais ce n’est pas tant dans le fait d’avoir recours au financement philatélique que l’Italie se montra novatrice – après tout, on l’a vu, la Grèce avait fait de même pour équilibrer le budget des JO de 1896 – que dans la dimension qu’elle lui donne. Au vu de certaines valeurs faciales, les séries émises s’adressaient autant aux marchés philatéliques – alors relativement restreints mais souvent fortunés – qu’aux utilisateurs qui en firent d’ailleurs bon usage.

D’autre part, le fascisme a également l’idée de faire émettre par ses administrations postales une série de douze timbres-poste pour les Colonies générales21, dont sept de poste aérienne, et de faire surcharger neuf timbres-poste à destination des Îles italiennes de la Mer Égée (Isole italiane dell’Egeo). Pour ces derniers les sujets sont identiques aux timbres de la métropole, seule la couleur diffère. Il n’est évidemment pas question d’attribuer à cette « colonie blanche » les timbres destinés aux territoires africains22. L’ensemble de ces séries est mis en vente pendant et après le déroulement des épreuves en fonction des résultats de la sélection nationale. Deux séries de 20 000 timbres-poste des émissions générales des colonies sont disponibles à compter du 5 juin, le surlendemain de la qualification de la Squadra Azzurra pour la finale (3 juin). Une dernière valeur de 50 lires23 est mise sur le marché le 21 juin, soit une dizaine de jour après la victoire transalpine en finale. Il en va de même pour les séries à destination de l’Égée disponibles aux guichets à partir du 15 juin ; le tout dans un but clairement spéculatif. À tel point que l’Italie fasciste émet à elle seule 83 % des timbres-poste consacrés à la Coupe du monde par les pays organisateurs entre 1930 et 1962.

Pour finir, parmi les nombreux « produits dérivés » auxquels l’Italie a recours pour assurer le succès de la compétition, se trouvent 300 000 cartes postales de propagande comportant le programme de l’épreuve et donnant droit à une réduction de 70 % sur les billets de trains à destination des villes où se déroulent les rencontres. Ces cartes constituent un support idéal pour les timbres émis et pas seulement d’un point de vue philatélique (carte-maximum24).

Après des débuts pour le moins hésitants, les timbres italiens connaissent une forme de consécration. En effet, c’est une affiche des Campionati mondiali recouverte de la signature des Azzurri et des neuf timbres-poste métropolitains qui est choisie par le journaliste Emilio de Martino, en 1935, pour la couverture de son ouvrage consacré à la gloire de la Squadra25.

Politisation italienne, apolitisme français

Les premiers timbres consacrés à la Coupe du monde de football l’ont donc été par l’Italie. Ils se singularisent par des sujets très fortement politiques où l’on peut mesurer la construction par le régime fasciste d’une cultura diffusa26. Ils nous renseignent « sur les stratégies communicatives mises en place par les gouvernements […] il s’avère ainsi refléter une dimension culturelle aussi bien que politique de la société où circule le message philatélique27 ». Nous n’analyserons pas ici l’ensemble de la production italienne. Retenons simplement deux groupes de valeurs particulièrement significatives : d’une part celles de 20 centimes de la métropole, de 50 centimes et 10 lires de l’émission générale des colonies et, d’autre part, les quatre valeurs de la poste aérienne de la série métropolitaine28 qui nous semblent parfaitement répondre au fait que le timbre est « le moyen figuratif de propagande le plus succinct et le plus concentré, véritable affiche réduite à l’essentiel grâce à laquelle le substrat social et politique se révèle dans toute sa clarté et son sens29 ». Elles permettent d’entrevoir les préoccupations du fascisme vis-à-vis de l’image et de la culture de masse30. Côté français, on l’a vu, il n’y a pas l’embarras du choix puisqu’une seule figurine est réalisée à l’occasion de la Coupe du monde 1938.

Les timbres italiens oublient eux toute référence aux organisations sportives : aucune référence à la FIFA ni à la FIGC, pas même à la monarchie de Savoie du reste, seuls les Faisceaux ayant droit de cité (image n° 1). Cette Coupe du monde est bien celle du fascisme.

Image n° 1 : Timbre Coupe du monde 1934.

Image n° 1 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

Image n° 2 : Timbre Coupe du monde 1938.

Image n° 2 : Timbre Coupe du monde 1938.

Collection privée.

Rien de politique en revanche sur celui de Joe Bridge, bien au contraire, seules les initiales de la FIFA et de la FFFA sont bien visibles, montrant en cela le caractère uniquement sportif de l’évènement (image n° 2). Caractère du reste confirmé par l’illustration mettant en scène trois joueurs reflétant quasiment toutes les composantes d’une équipe : un attaquant, un défenseur et un gardien de but. Seul manque un milieu de terrain qu’il aurait été impossible d’individualiser. Quant aux couleurs des maillots des joueurs, ils évoquent plus celles des équipes du championnat de France que des sélections nationales. Après les extravagances italiennes, Jules Rimet souhaite que l’épreuve qu’il a fondée soit « l’occasion d’un rapprochement entre les peuples31 », d’où la neutralité totale du timbre français.

Sur les timbres coloniaux italiens, la Coupe du monde est l’occasion d’affirmer haut et fort le caractère de « soldats du Duce » des footballeurs italiens, comme en témoigne le joueur au garde-à-vous effectuant le salut « romain32 » (image n°3). Image militaire qui prend un sens tout particulier dans le contexte colonial, alors que s’achève la « pacification » sanglante de la Libye.

Image n° 3 : Timbre Coupe du monde 1934.

Image n° 3 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

Mais il s’agit également de mettre en œuvre ce que Nicola Labanca a appelé la croyance mythologique la plus omniprésente de tout l’univers symbolique du fascisme33 – après le culte du Duce s’entend –, à savoir le mythe de la romanité et l’insistance sur le « retour » de Rome en terre d’Afrique, dépassant le cadre désormais étriqué de la Quarta sponda pour aboutir à un nouveau Mare nostrum sur lequel régnerait la Rome fasciste34, comme elle règne déjà sur le football. Mais le régime attribue également au football une autre mission : celle d’italianiser et surtout de fasciser les « indigènes » par et à travers le sport en couvrant les colonies de stades où s’accomplirait l’acculturation des colonisés. D’où la présence d’une aire de jeu sur le quart des timbres

Image n° 4 : Timbre Coupe du monde 1934.

Image n° 4 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

(image n°435), dominant des habitations africaines symbole d’archaïsme, impression renforcée par la présence d’un hydravion, autre allusion à la modernité fasciste.

Les timbres métropolitains sont plus explicites encore. Trois d’entre eux présentent les stades de Turin (50 centimes), Florence (5 lires) et Bologne (10 lires). Le choix de représenter des stades, et ceux-ci en particulier, ne doit rien au hasard. Car les terrains de jeu ne sont pas « simplement des arènes dédiées au football. Conçus pour symboliser le passé romain de l’Italie, le présent fasciste et la promesse de l’avenir, ils ont joué un rôle important dans la propagande36 ». Les timbres vont en rendre compte à leur manière.

Par leur nom tout d’abord. Il constitue un véritable hommage au régime (Littoriale à Bologne), à son chef (Benito Mussolini à Turin) et à ses militants, en premier lieu ses martyrs (Giovanni Berta37 à Florence) ; mais c’est là, il est vrai, chose assez commune dans l’Italie du temps.

Image n° 5 : Timbre Coupe du monde 1934.

Image n° 5 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

Image n° 6 : Timbre Coupe du monde 1934.

Image n° 6 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

Images n° 7 : Timbre Coupe du monde 1934.

Images n° 7 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

Leur réalisation ensuite, qui plus que tout autre dénote l’intérêt relativement récent du fascisme pour le football38. Inauguré en 1927, le stade de Bologne « premier amphithéâtre de la révolution fasciste39 » a été le premier construit sur l’initiative des pouvoirs publics grâce à l’action de Leandro Arpinati (1892-1945), le ras40de Bologne et président de la FIGC de 1926 à 1933. Véritable centre omnisports avec une piste d’athlétisme, deux piscines et quatre terrains de tennis, bref une vraie citadelle sportive au service du régime qui servit bientôt de modèle au reste du pays. Du reste, Bologne n’est-elle pas considérée comme « la cité modèle du sport italien41 » ? Le stade de Turin, construit à l’occasion des Littoriali de 1933, est, avec ses 75 000 places, le plus grand de la péninsule, lui aussi véritable complexe sportif offrant des structures permettant la pratique du football, du rugby, de l’athlétisme et de la natation42. Leur audace et leur modernité, enfin, sont présentées à la presse internationale comme la preuve indubitable de la réussite architecturale et de l’ingénierie sportive du régime. Le stade de Florence, inauguré en septembre 1931, est une magnifique réussite construite exclusivement en béton armé, chef-d’œuvre d’esthétique et de fonctionnalité43, œuvre de l’architecte Pier Luigi Nervi (1891-1979), l’un des plus prestigieux et des plus doués de sa génération. L’enceinte de Bologne, quant à elle, si elle ne correspond pas aux critères futuristes, n’en répond pas moins à l’un des canons architecturaux du fascisme, celui de l’imitation de la Rome antique. L’impression en est renforcée par la présence, dans l’enceinte, d’une statue équestre de Mussolini représenté en empereur romain – à peine visible sur le timbre –, œuvre du prestigieux sculpteur Giuseppe Graziosi (1879-1942), celui-là même qui réalise la Coppa del Duce remise aux vainqueurs en 1934 en plus de la Coupe Rimet.

Reste enfin, la valeur de 75 centimes (voir image n° 8), la plus usitée postalement parlant au vu des tarifs alors en vigueur. Rien d’exceptionnel apparemment : un footballeur, un avion et un faisceau. Si ce n’est qu’ci, à la différence des timbres précédents représentant un hydravion Dornier Wall – référence au réseau aérien italien alors l'un des plus dense d'Europe, il s’agit cette fois d’un hydravion Savoia Marchetti S-55, celui des croisières atlantiques de 1930-1931 et 1933 d’Italo Balbo (1896-1940).

Image n° 8 : Timbre Coupe du monde 1934.

Image n° 8 : Timbre Coupe du monde 1934.

Collection privée.

Ainsi se trouvent associés deux des éléments de la politique de prestige du fascisme, football et aéronautique destinés à donner au monde une image de l’Italien faite de virilité, d’intrépidité, de puissance, de succès, bref les caractéristiques de l’Homme fasciste. D’ailleurs, en juin 1934, alors que résonnent encore les clameurs de la victoire des Azzuri, s’ouvre la grande exposition aéronautique milanaise […] synthèse heureuse d’art, de technique et de propagande44.

Le fascisme n’aura plus l’occasion de mettre en timbre le football au service de la Nation ; même le deuxième titre de champion du monde obtenu en 1938, en France pourtant, n’y changera rien. Cette année-là, c’est la proclamation de l’empire après la conquête de l’Éthiopie qui va occuper principalement la philatélie italienne.

Conclusion

Deux conceptions totalement différentes de ce que doit être le football philatélique se sont donc opposées à l’occasion de l’émission des premiers timbres consacrés à la Coupe du monde de football par les pays organisateurs. Instrumentalisation clairement idéologique, mais également innovations économiques du côté italien ; respect du soi-disant caractère apolitique du sport et rejet du mercantilisme côté français. Les pays successeurs auront donc l’embarras du choix. Or, dès la Coupe du monde 1950, en termes idéologiques, il apparait évident que le « modèle » de l’Italie fasciste ne sera suivi par aucun autre pays organisateur. De ce point de vue, l’option choisie en son temps par le gouvernement français est confirmée ; voire « sanctifiée » puisque les administrations postales concernées veilleront toujours avec un soin jaloux à respecter l’apolitisme. Après les dérives nationalistes des années 1930, la politique et l’idéologie sont bannies des représentations, ne pouvant qu’être qu’économiquement contre-productives. En revanche, dans les choix économiques justement, c’est bien la référence italienne qui s’impose. Il en va de même pour la mise à contribution des administrations ultramarines, lorsque celles-ci existent en fonction du pays concerné ; l’Angleterre en 1966 et, dans une moindre mesure, la France45 en 1998 utilisent le procédé. De fait, la raison économique est même la seule à s’exprimer avec constance, avec une nouveauté cependant : l’émission de timbres dès l’attribution de l’organisation de l’épreuve et non plus seulement lors de l’année du déroulement de la compétition. Parfois au-delà du raisonnable : alors qu’entre 1969 et 1970 le Mexique n’émet que quatre timbres pour la Coupe du monde 1970, pour celle de 2018, la Russie produit 75 timbres – trois blocs de neuf timbres, 17 blocs de huit, trois blocs de sept, un de six et sept blocs feuillets –, le tout entre 2015 et 2018.

Notes

1 « Une histoire établissant la continuité avec les grands ancêtres, une série de héros parangons des vertus nationales, une langue, des monuments culturels, un folklore, des hauts lieux et un paysage typique, une mentalité particulière, des représentations officielles – hymne et drapeau – et des identifications pittoresques – costume, spécialités culinaires ou animal emblématique », Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Paris, Seuil, Point Histoire, 2001, p. 14. Retour au texte

2 1930 en Uruguay, 1934 en Italie et 1938 en France. Retour au texte

3 Trois timbres en 1924 et trois autres en 1928. Sur ces derniers figurent également un rappel de la victoire obtenue quatre ans auparavant. Retour au texte

4 Federazione Italiana Giuoco Calcio (Fédération italienne de football). Retour au texte

5 En avril 1896, la Grèce émet avec succès une série de 12 valeurs qui rapporte plus de 400 000 drachmes à l’État, somme importante pour l’époque. À titre de comparaison, la vente des billets pour assister aux épreuves ne dégage que 200 000 drachmes de bénéfice. De plus, les collectionneurs s’intéressent assez rapidement à ces timbres, y compris pour des raisons spéculatives. Retour au texte

6 Les philatélistes italiens ont formulé des plaintes contre les émissions trop fréquentes de timbres commémoratifs, Archivio Centrale dello Stato (ACS), Presidenza del Consiglio dei Ministri (PCM), 1934, busta 14/4, copia di lettera di Giorgio Vaccaro a S.E. il Ministro delle Comunicazioni, Roma il 24 gennaio 1934. Retour au texte

7 Fédératia Française de Football Associatia. Retour au texte

8 Musée de La Poste (MLP), le Président de la FFFA au Directeur des PTT, Paris le 29 mai 1937. Retour au texte

9 MLP, le Conseiller d’État directeur de l’Exploitation postale au ministre des PTT, Paris le 19 novembre 1937. Retour au texte

10 ACS, PCM, 1934, bousta 14/4. « Désormais, le championnat du monde de football est un événement similaire aux Jeux olympiques et, de plus, il en est à sa deuxième édition qui, pour un certain nombre de raisons, devrait être la dernière du genre […] l'attente de tous les philatélistes est vraiment grande et, avec ce que nous avons dit précédemment, on peut affirmer qu'un timbre de football, jamais émis auparavant en Europe, a de sérieuses chances de rester le seul émis, si le championnat du monde de football, comme il est prévu, n'est pas renouvelé. D'où la grande valeur que le timbre prendra également au fil du temps. Et c'est pourquoi nous avons consulté les philatélistes eux-mêmes, qui nous ont conseillé de faire cette émission. » Retour au texte

11 Ibid. « Maintenant, la Fédération internationale, compte tenu des charges financières importantes que l'Italie a assumées, nous a accordé l'honneur de l'émission, qui servira à alléger les énormes dépenses de la fédération italienne ». Retour au texte

12 Cet événement est d’une telle importance – tant du point de vue sportif que pour ses répercussions dans le domaine du tourisme et de la propagande nationale – qu’il confère à la Fédération italienne toute une série de responsabilités dont elle est pleinement consciente, ACS, PCM, 1934, bousta 14/4, lettera di Giorgio Vaccaro alla Presidenza del Consiglio, Roma il 3 febbraio 1934. Retour au texte

13 MLP, Léo Lagrange au ministre des PTT, Paris le 22 juin 1937. Retour au texte

14 Fédération Internationale de Football Association. Retour au texte

15 MLP, le président de la FIFA au ministre des PTT, Paris le 4 août 1937. Retour au texte

16 Si l’émission [du timbre] n'est pas accordée par l'Italie, la « Fédération Internationale de Foot Ball Association » demandera l’émission au lieu de sa résidence, c'est-à-dire en Suisse, ASC, Presidenza del Consiglio, ACS, PCM, busta 14/4, appunta per S.E. il Capo del Governo del 4 marzo 1934. Retour au texte

17 Ibid. Retour au texte

18 De son vrai nom Jean Barrez (1886-1967). Retour au texte

19 Soit bien après la fin de la compétition qui se déroule du 10 juin au 12 juillet. Retour au texte

20 Cette mesure s’inscrit dans le contexte xénophobe plus général d’un pays finalement frappé par la Crise des années 1930. En août 1932, le parlement vote une loi protégeant la main d’œuvre nationale. À compter de 1933, seuls les Français peuvent exercer la médecine. Depuis 1934, une loi écarte de la profession d’avocats les naturalisés depuis moins d’une décennie, instaurant, nolens volens, deux catégories de citoyens. Retour au texte

21 C’est-à-dire ayant cours légal dans l’ensemble des possessions coloniales et non dans une seule ainsi qu’il est d’usage pour les émissions particulières. Retour au texte

22 En 1934, il s’agit de la Tripolitaine, de la Cyrénaïque – les deux étant réunies au sein de la Libye, mais continuant d’émettre des timbres spécifiques en plus de ceux libellés au nom de la Libye –, de l’Érythrée et de la Somalie. Retour au texte

23 Qui ne correspond à aucun tarif postal et qui équivaut approximativement au salaire moyen de deux journées de travail (26 lires). Retour au texte

24 Une carte-maximum est une carte postale qui comporte un timbre-poste placé sur le côté image de la carte où l’illustration du timbre et de la carte correspondent. Retour au texte

25 Emilio de Martino, Campioni del mondo. Da Roveta a Londra, Milan, Edizioni del Calcio illustrato, 1935. Retour au texte

26 Mario Isnenghi, L’educazione dell’italiano. Il fascismo e l’organizzazione della cultura, Bologne, Cappelli editore, 1979, p. 26. Retour au texte

27 Leo H. Hoek, « Timbres-poste et intermédialité : Sémiotique des rapports texte/image », in Dossier : Sémiologie et herméneutique du timbre-poste, Protée, volume 30, numéro 2, automne 2002. Retour au texte

28 Dans le catalogue Sassone consacré à l’Italie, ces timbres portent les n° 324 et n° PA 62 à 65 ; dans celui dédié aux colonies, il s’agit des n° 29 et 50. Chez son homologue d’outre-Alpes Yvert et Tellier, le timbre français est le n° 396. Retour au texte

29 Federico Zeri, I francobolli italiani. Grafica e ideologia dalle origini al 1948, Genova, Il Melangolo, 1993, p. 10. Retour au texte

30 Sur ce point, cf. Pierre Milza et Fanette Roche-Pézard, Art et fascisme, Bruxelles, Éditions Complexe, Questions du xxe siècle, 1989, p. 60. Retour au texte

31 Alfred Wahl, Histoire de la Coupe du monde de football. Une mondialisation réussie, Peter Lang, Enjeux Internationaux, Bruxelles, 2013, p. 170. Retour au texte

32 Attitude qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’une des affiches officielles des Campionati mondiali. Retour au texte

33 Nicola Labanca, Oltremare. Storia dell’espansione coloniale italiana, Bologna, Il Mulino, Biblioteca storica, 2002, p. 154. Retour au texte

34 À travers l'"empire", le fascisme était candidat pour être le centre rayonnant d'une (nouvelle) civilisation universelle. Retour au texte

35 À laquelle s’ajoute les valeurs de 75 centimes et 15 lires. Retour au texte

36 Les stades, cependant, n'étaient pas simplement des arènes dédiées au football. Conçus pour symboliser à la fois le passé romain de l'Italie, le présent fasciste et les promesses d'avenir, ils jouaient un rôle considérable dans la propagande, Simon Martin, Calcio e fascismo, Lo sport nazionale sotto Mussolini, Milano, Mondadori, 2006, p. 101. Retour au texte

37 Militant fasciste et fils d’un industriel florentin profiteur de guerre, il trouva la mort le 28 février 1921 lors d’une échauffourée avec des grévistes qui le jetèrent dans l’Arno. Retour au texte

38 Voir notamment Paul Dietschy, Storia del calcio, Vedano al Lambro, PaginaUno, 2016 et plus spécifiquement Enrico Landoni, Gli atleti del Duce. La politica sportiva del fascismo 1919-1939, Milano, Mimesis, Storia di storie, 2026, ainsi que Simon Martin, Calcio e fascismo, op.cit. Retour au texte

39 Marcello Gallian, Arpinati politico e uomo di sport, Rome, Pinciana, 1928, p. 13. Retour au texte

40 Les « ras » étaient les chefs de guerre éthiopiens. Le terme est utilisé pour désigner les chefs des squadre fascistes qui deviennent ensuite les hiérarques du parti fasciste. Retour au texte

41 Enrico Landoni, Gli atleti del Duce, op.cit., p. 147. Retour au texte

42 Simon Martin, Calcio e fascismo, op.cit., p. 116. Retour au texte

43 Considéré encore aujourd’hui comme telle, grâce en particulier à la Tour Marathon et à l’escalier hélicoïdal permettant l’évacuation rapide de l’enceinte. Retour au texte

44 Gregory Alegi, « Aeronautica », in Victoria de Grazia e Sergio Luzzatto (a cura di), Dizionario del fascismo, Torino, Einaudi, vol. 1, A-K, 2002, p. 11. L’exposition se tient de juin à octobre 1934 au Palazzo della Triennale. Retour au texte

45 Si les territoires océaniens (Nouvelle-Calédonie, Polynésie française et Wallis et Futuna) émettent bien des timbres à cette occasion, Saint-Pierre et Miquelon commémore seulement la victoire de l’équipe de France alors que Mayotte ne fait aucunement référence à l’évènement. Retour au texte

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Citer cet article

Référence papier

Didier Rey, « 1934 versus 1938 : deux visions de l’instrumentalisation du football philatélique », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 103-112.

Référence électronique

Didier Rey, « 1934 versus 1938 : deux visions de l’instrumentalisation du football philatélique », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, publié le 17 novembre 2022 et consulté le 19 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.122. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=122

Auteur

Didier Rey

Professeur d’histoire contemporaine – Université Pascal Paoli, Corse

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