Maestri d’oltrealpe ? Les Français et l’histoire du rugby italien

  • Maestri d’oltrealpe? The French and the history of Italian rugby

DOI : 10.58335/football-s.512

p. 101-115

Résumés

Dans les années 1930, les entraîneurs français ont joué un rôle important dans le développement du rugby italien avec notamment Julien Saby qui devient l’entraîneur des Amatori Milano et de l’équipe nationale. Les tensions internationales mettent fin à partir de 1938 à ce magistère qui reprend à partir des années 1950. Saby revient en Italie à Rovigo et forme de nombreux joueurs et entraîneurs italiens autour d’un rugby de conquête et de possession. Dans les années 1970, Pierre Villepreux devient un nouveau maestro d’oltrealpe autour d’un rugby de mouvement et de liberté. Saby comme Villepreux veulent ouvrir une voie italienne du rugby. D’autres entraîneurs français font fructifier leur héritage comme Georges Coste, Pierre Berbizier, Jacques Brunel même si l’Italie se tourne aussi vers des entraîneurs de l’hémisphère sud. Ils contribuent à la participation des Azzurri au Tournoi des Six Nation.

In the 1930s, French coaches played an important role in the development of Italian rugby with in particular Julien Saby, who became coach of the Amatori Milano and the national team. The international tensions put an end to this mastery from 1938 onwards, but it resumed in the from the 1950s onwards. Saby returned to Rovigo in Italy and trained many Italian Italian players and coaches around a style of rugby based on conquest and possession. In the 1970s, Pierre Villepreux became a new maestro of oltrealpe with a rugby based on movement and freedom. Both Saby and Villepreux wanted to open up an Italian approach to rugby. Other French coaches made the most of their heritage, such as Georges Coste, Pierre Berbizier and Jacques Brunel, even though Italy was also turning to coaches from the southern hemisphere. They contributed to the Azzurri’s participation in the Six Nations Tournament.

Plan

Texte

Tranquille bourgade de province située au cœur d’une région agricole, Rovigo est le lieu où, bien plus que dans le reste de l’Italie, le rugby a fédéré la passion et les ambitions de toute une communauté. C’est ici, qu’à la fin des années 1970, les destins de Julien Saby et de Pierre Villepreux, les maîtres français du ballon ovale, se sont croisés. Deux maestri d’oltrealpe, chefs d’école transalpins a priori aux antipodes, le premier représentant une vision conservatrice ancrée sur les phases de combat, la conquête et la possession ; le second professant des idées radicales et impulsant un élan vers une transformation profonde des principes du rugby au nom du jeu de mouvement, une perspective qui, à ses débuts, fut davantage accueillie en France par le scepticisme que par l’enthousiasme. En d’autres termes, passé vs futur, tradition vs innovation.

En 1976, Saby conduit Rovigo à la conquête d’un titre tricolore qui lui manquait depuis douze saisons. Pour l’entraîneur né en 1902 à Saint-Fons, il s’agit du deuxième scudetto, quarante ans après celui obtenu à la tête des Amatori Milano en 1936. Saby a laissé une trace indélébile à Rovigo, pour avoir valorisé l’énorme potentiel humain d’une région où chaque enfant rêve de devenir champion de rugby et de battre la Petrarca de Padoue dans le derby vénitien. Il a formé les entraîneurs du club, travaillé avec les arbitres de la section locale dont certains deviennent les meilleurs directeurs de jeu d’Italie et a même consacré une partie de son temps aux rencontres avec les supporters afin que le public du dimanche comprenne mieux le jeu. C’est au cours de son séjour en Italie que Saby donne une forme définitive à la conception technique qui fait référence à « l’école de Grenoble », à tel point que la première édition des Fondamentaux du rugby, signée par Pierre Conquet et Jean Devaluez, est publiée en 1977 par l’imprimerie Editoriale Veneta à Vo’ Euganeo, à quarante kilomètres de Rovigo. Plus de huit cents pages de philosophie, de théorie et de pratique qui influenceront de nombreux entraîneurs dans le monde entier.

Pierre Villepreux signe un contrat avec la Fédération italienne de rugby à l’été 1978 pour prendre en main la sélection nationale. C’est à Rovigo, au mois d’octobre, que l’entraîneur né à Arnac-Pompadour en 1943, convoque les Azzurri pour sa première sortie. L’adversaire est la rugueuse sélection argentine de Hugo Porta. Villepreux prend en main un rugby encore provincial, dont le championnat ne suscite de véritable passion que dans les fiefs vénitiens. Quant à l’équipe nationale elle sort de revers peu glorieux face au Maroc, à la Pologne et à l’Espagne, ainsi que d’une sévère défaite (9-31) subie face à France B dans la Coupe d’Europe Fédération internationale de rugby amateur (FIRA). À la surprise générale, les Azzurri battent les Pumas argentins 19-6 grâce aux coups de pied de Loredano Zuin, qui fait mieux que Porta. Fils du gardien du stade Mario Battaglini de Rovigo, il y vit avec ses parents depuis sa plus tendre enfance, Zuin joue dans son jardin. Un peu plus d’un an plus tard, toujours au Battaglini, les Azzurri affrontent les All Blacks lors d’une première historique. Les Néo-Zélandais l’emportent 18-12 mais l’action de l’essai italien porte déjà la marque de Villepreux. Le ballon voyage entre huit joueurs italiens (Mariani le passe deux fois) avant d’être aplati sur la ligne par Nello Francescato

Julien Saby et les buoni maestri 

Dans l’entre-deux-guerres, les Français ont accompagné le rugby italien dans ses premiers pas incertains. En raison de la proximité géographique et des affinités linguistiques et culturelles, le rugby français a représenté, aux yeux des rugbymen taliens, le maître-étalon de leur progrès. Toutefois, il faudra attendre l’année 1997 pour que les Azzurri remporte sur les leur premier test-match au stade Lesdiguères de Grenoble (40-32), après une cinquantaine de confrontations pour lesquelles les Bleus n’avaient eu besoin d’aligner que des équipes A1, B ou Espoirs. Le premier promoteur italien de la discipline, Pietro Mariani, avait fait connaissance avec le ballon ovale lors d’un voyage de travail à travers les Alpes. Devenu ingénieur, il aime à rappeler avoir appartenu au Cercle des Sports Stade Lorrain. À Milan, il réunit un groupe d’étudiants universitaires qui fréquentent le terrain d’athlétisme de Via Sismondi, entraîné par l’athlète Enrico Bonacina qui avait participé aux Jeux de 1924. Au milieu des années 1920, Mariani recrute surtout des expatriés français en poste à Milan. Henry Davin est le premier entraîneur de l’équipe milanaise, accueillie au sein du prestigieux Sport Club Italia. Gustave Laporte, cadre de la Chambre de commerce franco-italienne, est aussi un fervent sportif : il participe aux championnats nationaux de boxe et est un bon basketteur, figurant dans le cinq majeur de l’Internazionale qui remporte le championnat en 1923. Il est aussi arbitre. Davin et Laporte font partie du premier embryon de rugby organisé, le « Comité pour la propagation du jeu de balle ovale », qui voit le jour le 25 juillet 1927. Les manifestations inaugurales bénéficient du soutien du journal L’Auto et de l’attention particulière de Gaston Bénac1, dirigeant de la Fédération française de rugby (FFR) et journaliste, venu en Italie à l’automne 1927 pour rendre compte des défis qui marquent le lancement du rugby italien, avec une sélection baptisée « équipe du Littoral ». Dès lors, les équipes françaises sont régulièrement invitées dans la péninsule, notamment à Milan, Turin et Gênes. Parmi elles, Grenoble. Le 15 avril 1928, l’équipe iséroise défie le Milanese Sport Club à Turin. Julien Saby, 25 ans, est aligné à l’aile. Léopold Mailhan, venu pour la première fois avec l’équipe du Littoral, dirige la première finale du championnat d’Italie et demeure longtemps l’arbitre de référence. La même année, paraît une traduction du manuel de Charles Gondouin2, préfacée par Aldo Libertario Cerchiari, lequel propose une interprétation du jeu à la lumière de l’idéologie fasciste.

Alors que le régime fait du rugby l’un des « sports de combat » à privilégier pour la formation de la jeunesse, et en l’occurrence des universitaires, future classe dirigeante du pays, le soutien français passe de l’accidentel et de l’impromptu au direct et à l’intéressé. Les relations avec les Unions anglo-saxonnes s’étant détériorées, la Fédération française de rugby (FFR) envisage la constitution d’un nouvel échiquier rugbystique en Europe continentale qui ferait de l’Italie et de l’Allemagne ses partenaires privilégiés autour de la création de la Fédération internationale de rugby amateur (FIRA) finalement créée en 1934. La crise du rugby français3, mis en cause pour la violence du jeu et une interprétation peu scrupuleuse de l’amateurisme, n’a pas échappé aux promoteurs du ballon ovale en Italie, le plus souvent des notables de la bourgeoisie citadine fascinés par le modèle victorien du gentleman amateur et ses pratiques de distinction et d’exclusivité. Romolo Marcellini écrit ainsi dans Il Littoriale que :

Les relations avec le rugby français, si le rugby français n’est pas capable de trouver en lui-même […] la force de réagir à un état de fait malsain, peuvent être dommageables et très dommageables. Nous, Italiens, avons peut-être plus le droit que la Fédération de Rugby d’exiger que ceux qui veulent se proposer comme maîtres, soient de bons maîtres4.

On veut s’adresser directement aux inventeurs du « jeu réservé à l’élite morale et intellectuelle, […] aux étudiants et aux lords5 », gardiens de l’amateurisme intégral et du contrôle des pulsions sur le terrain. Toutefois, le débat sur le modèle à adopter s’avère finalement bien vague, le mouvement rugbystique italien n’ayant que très peu de contacts avec le monde anglo-saxon. En effet, lorsqu’un concours international est lancé à l’automne 1934 pour recruter un directeur technique fédéral, le choix se porte sur Julien Saby. Ce dernier devra « renforcer […] les directives techniques et la préparation de l’arbitrage », en espérant que le progrès obtenu « équilibrera le sacrifice financier6 ». Par la suite, ce seront toujours des entraîneurs français – comme Jean Brana – qui seront employés par la Fédération italienne de rugby (FIR). À Turin, par exemple, le rugby est lié à l’usine de pneus Michelin depuis sa création (1907). Le ballon ovale disputé à l’ombre de la Mole bénéficie de la présence de nombreux Français dans la ville. Michel Boucheron, salarié de Michelin et sportif de haut niveau7, est pendant cinq ans le moteur des résultats positifs des différents clubs turinois. Saby, que la FIR met à la disposition des clubs affiliés, est très demandé. Les pratiquants du nouveau sport sont avides de connaissances techniques. Le Lyonnais y répond par un dévouement sans faille à sa fonction, qui devient proverbial. Au cours d’une semaine de travail sans un seul jour de repos, il s’emploie à entraîner Rome et Salaria le lundi et le jeudi, Naples le mercredi et le vendredi, et le mardi et le samedi d’autres équipes mineures de la capitale, tandis que le soir, de 21 heures à 22 heures 30, il donne un cours pour les arbitres et les instructeurs. Pour finir, le dimanche matin, il dirige une autre session pour les équipes moins importantes et l’après-midi, il assiste à un match de championnat8. Il parcourt la péninsule de Trieste à Gênes, de Milan à Naples. Il produit des articles et du matériel didactique, dans l’espoir de créer « les caractéristiques particulières “du jeu italien”9 ». Il prêche dans un désert où les athlètes ne possèdent que des rudiments élémentaires du jeu. Un témoignage direct de Bologne rappelle le désert rugbystique que l’entraîneur grenoblois doit faire vivre :

Un jour, Saby arrive, à l’automne 1934. La situation change. Il dit des choses que personne ne connaît et les choses deviennent beaucoup plus sérieuses, le plaisir du jeu bien plus grand. Le coup de pied de recentrage, le talonnage du pilier, le « redoublement », tout un évangile à apprendre. […] Nous avons en partie compris et en partie senti l’importance de la nouveauté, nous l’avons traduite sur le terrain. […] Pour certains, c’était une doctrine trop ésotérique et ils sont partis10.

Lors du premier stage de la Squadra Azzurra, à l’âge de 32 ans, il se distingue des autres joueurs par sa forme et ses capacités. Un périodique milanais relève pour l’occasion :

De tous ceux qui étaient présents sur le terrain, celui qui nous a le plus impressionné est l’entraîneur fédéral Saby ; si nous pouvions avoir trois joueurs de plus à la hauteur du Français, l’équipe nationale avec les attaquants qu’elle possède et avec Saby I, II et III entre les trois quarts, ferait trembler n’importe quelle équipe étrangère11.

Quant à l’éthique du jeu, Saby ne tarde pas à se ranger parmi les « bons maîtres », se conformant – sans doute sans effort – au diktat officiel qui mêle singulièrement les valeurs du fair-play britannique, la pédagogie militaro-sportive du régime et l’idéal fasciste de la « vie dangereuse ». Dans la revue de l’université de Padoue, il écrit :

Étudiants, destinés à être les meilleurs de votre grande nation, voici les raisons sentimentales pour lesquelles vous devez aimer les sports d’équipe, les sports éducatifs, parmi lesquels notre jeu, le rugby, occupe la première place.
[…] Beaucoup de craintes sont associées à ce jeu. […] Au contraire, j’ai connu beaucoup de personnes influentes qui l’ont pratiqué et ont appris à l’aimer pour les risques qu’il comporte, l’appelant le « roi des sports », « sport de combat », comme l’a si bien défini S.E. Achille Starace.
Vous n’ignorez pas qu’en Angleterre, dans ce pays de traditions, le rugby est le sport préféré de l’aristocratie. […] Nous voulons que vous, nos disciples, soyez tous des « aristocrates » de cœur et de pensée, alors seulement vous serez dignes d’être des « ruggers ».
[…] Votre caractère se formera et s’affinera sur le terrain de la lutte sportive ; […] vous apprendrez à apprécier […] le charme bienfaisant de la camaraderie triomphante12.

Sur le plan technique, grâce à Saby et aux visites régulières des équipes transalpines, le rugby italien naissant est marqué par une nette empreinte française. Le moment de l’affrontement entre les équipes nationales est également arrivé. Le rendez-vous est fixé à Rome le 22 avril 1935, lundi de Pâques, date à laquelle se tient également le premier congrès de la FIRA. Saby dispose de ce que le rugby italien a de mieux à offrir, les Français alignent une équipe de second choix qui n’est arrivée à Rome que le samedi soir. C’est l’arbitre français Léopold Mailhan qui dirige la rencontre. Au stade du Parti national fasciste (PNF), environ dix mille spectateurs, dont Achille Starace et d’autres figures importantes du régime13, sont présents pour soutenir les Azzurri – qui portent d’ailleurs le maillot noir orné du faisceau des licteurs. Le résultat est très dur : 44-6. On écrit (avec beaucoup d’optimisme) que « pour que l’Italie atteigne un degré d’évolution technique égal ou proche de celui de la France, il faudra vingt Saby, dix mille joueurs inscrits et cinq ans de rencontres internationales14 ». Lorsque, deux ans plus tard, elle fait ses débuts à Paris à l’occasion du Tournoi de l’Exposition internationale, on s’attend à ce que la Squadra Azzurra progresse, notamment grâce à son succès en demi-finale face à une Allemagne bien préparée sur le plan physique. Au Parc des Princes, l’Italie sélectionnée par Julien Saby et Luigi Bricchi est encore battue 43-5. « La menace italienne est à échéance d’au moins quelques années », constate Le Miroir des sports15. Plus réaliste et plus tranchant Charles Gondouin note dans Match :

En somme, le match démontra que le rugby français tient toujours et d’assez loin la première place dans le domaine du rugby continental. […] Du côté italien, l’infériorité fut remarquable sur tous les points du jeu16.

Il est désormais clair que la France ne trouvera pas en Europe continentale d’adversaires à sa mesure et que son isolement par rapport aux Anglo-Saxons doit être repensé d’une manière ou d’une autre. Il est également devenu évident pour les journalistes et le public que le rugby italien, encore très inférieur à ses adversaires, ne peut s’inscrire dans l’épopée d’une rivalité sportive intense entre les deux pays, qui s’écrit avant tout sur les routes du Tour et du Giro. Dans la péninsule, Saby s’est entre-temps occupé d’équipes de club. Il est recruté par la plus prestigieuse d’Italie, l’Amatori Milano, qui, en 1935, voit pour la première fois le Scudetto lui échapper au profit de la Roma, entraînée par un diplomate sud-africain, Pierre Theron17. Parmi les Bianconeri du Capitole se trouve un attaquant issu de l’école et de la langue françaises, Ubaldo « Dino » Scardigli18qui s’est fait un nom à Toulon. Deux Azzurri ont pris le chemin inverse : les Romains Piero Vinci19, qui a joué à Grenoble pendant ses études, et Tomaso Altissimi, qui a passé deux saisons au Red Star Olympique de Paris. Avec Saby, les Amatori reconquièrent le titre en 1936. Ils le cèdent à la Roma l’année suivante. En 1938, l’entraîneur lyonnais est également consultant à Gênes lorsque, au moment de la conférence de Munich, les relations diplomatiques se tendent entre l’Italie et la France. Saby revient en France et avec lui Brana, Boucheron et les autres. Il est remplacé à l’Amatori Milano par le fidèle Giuseppe Sessa. « De retour en France, à peine la frontière franchie, je trouve à Modane des affiches annonçant la mobilisation générale », raconte Saby. « Sous-officier de réserve, je me retrouve dans le Jura à construire des fortifications20 ».

Figure n° 1 : entraînement de l’équipe d’Italie à Turin 27 février 1938.

Figure n° 1 : entraînement de l’équipe d’Italie à Turin 27 février 1938.

Julien Saby (casquette) prépare l’équipe d’Italie pour sa rencontre contre l’Allemagne à Stuttgart jouée le 6 mars suivant. Les Azzurri s’inclinent sur le score de 10-0.

Crédits : Giuseppe Tognetti, Cinquant’anni di speranza, Rovigo, La Guida editrice, 1979.

Du « géant » Battaglini au retour de Saby

Dans l’après-guerre, le rugby italien suit la transformation qu’a connue le rugby français dans les années 1920 avec l’expansion impétueuse du jeu dans le triangle Bordeaux-Bayonne-Perpignan. De sport métropolitain, il devient un sport provincial, s’étendant de la bourgeoisie urbaine à la classe ouvrière des banlieues et des petites villes au sein d’une région de prédilection. C’est en Vénétie, région agricole ancrée dans des valeurs traditionnelles, que se développe la version cisalpine du rugby des villages, dont la physionomie s’apparente à celle des régions situées entre les Pyrénées et l’Atlantique. Du nord-est de l’Italie au sud-ouest de la France, on assiste depuis les années 1920 et 1930 à une importante migration de la main-d’œuvre rurale, qui a inévitablement laissé des traces dans le ballon ovale. Ayant laissé derrière elle un héritage fasciste encombrant, la principale préoccupation de la gouvernance de la FIR est d’endiguer le jeu violent, tout en maintenant une position d’intransigeance apparente sur le statut d’amateur des joueurs et des entraîneurs. Quelques joueurs tentent alors l’aventure en France. Mario « Maci » Battaglini, recruté par l’entraîneur Jean Etcheberry à Vienne en 1947, ouvre la voie. On lui assure le gîte et le couvert à l’hôtel de l’Union, propriété d’un des dirigeants, au bord de la rivière, et un emploi aux Établissements Réunis Pascal-Valluit, qui appartiennent au président Joannès Silvestre. Il s’entraîne presque tous les jours et ses progrès sont fulgurants. Avec une parenthèse à Toulon, Battaglini reste en France pendant trois saisons, et est rejoint à Vienne en 1949 par son compatriote Vittorio Borsetto et le Romain Sergio Barilari21. Il se met en évidence dans le championnat22 et est décrit comme « le géant italien, taillé à coups de hache, […] homme de grosse bombarde tirant des buts de près de soixante mètres23 ». On parle aussi à son propos de naturalisation afin de pouvoir l’aligner chez les Bleus. Edmond Laurent, secrétaire général de la FFR, explique à L’Équipe qu’aucune règle n’interdit l’utilisation de joueurs d’origine étrangère en équipe nationale, mais que la tradition l’exclut24. Battaglini retourne à Rovigo et en devient également l’entraîneur. Il transforme l’équipe en un croiseur imbattable, au jeu fermé et rugueux qui tourne autour de lui-même, fort d’une puissance physique et de capacités balle au pied hors du commun. Le titre remporté en 1951 est le premier de quatre championnats consécutifs pour les rouges-bleus rodigini, le dernier obtenu cependant sans Battaglini qui a entre-temps déménagé à Trévise.

L’année 1951 marque également le retour de Julien Saby à la tête de la Squadra Azzurra, bien qu’à temps partiel. Renzo Maffioli est nommé commissaire technique et pose comme condition d’être rejoint par l’entraîneur lyonnais, son mentor chez les Amatori. En 1952, la FIRA lance la Coupe d’Europe, dont le scénario se répète à l’identique pendant des années. Les Italiens – qui comptent sur l’expérience de Battaglini et Barilari et sur un Lanfranchi aguerri à Grenoble – surpassent leurs différents rivaux continentaux avant de s’incliner systématiquement devant leurs « cousins » transalpins lors de la finale programmée à Pâques, à l’issue du Tournoi des Cinq Nations. Le 24 avril 1954, au stade olympique de Rome, Saby assiste pour la dernière fois à une performance de ses Azzurri, écrasés par Jean Prat et ses coéquipiers (12-39)25. Cinq saisons plus tard, c’est un joueur d’origine vénitienne, Aldo Quaglio, qui fait ses débuts en équipe de France, bientôt suivi par Fernand Zago, tous deux piliers, ce qui n’est sans doute pas un hasard. Mais l’émigration du nord-est de l’Italie vers l’Occitanie permet aussi à Aldo Gruarin, dit La Gruche, originaire de la campagne frioulane, de faire 26 apparitions entre 1964 et 1968 au poste de… pilier. On ne saurait oublier l’aventure sportive des six fils de Dante Ferruccio Spanghero, métayer dans le Lauragais, grande famille patriarcale rapidement assimilée au point de fournir à Walter le capitaine d’un Grand Chelem France26. Un autre théoricien du jeu, Robert Poulain27, est passé par la Botte, alors que Saby entretint toujours les liens avec ses « disciples ». En 1955, Aldo Invernici et Giuseppe Sessa sont invités à l’Institut National du Sport de Joinville pour un stage d’éducateurs, un rendez-vous qui deviendra par la suite habituel pour les entraîneurs italiens. En Italie, Saby est toujours resté la référence et plus encore : il était considéré comme un gourou infaillible. Lorsqu’un projet ambitieux prend forme à Rovigo en 1974, il redevient l’homme providentiel pourtant âgé pourtant âgé. Le scudetto est remporté après une seule saison sur le banc de touche. En 1977, les rouges et bleus perdent le barrage 9-10 et le titre passe aux détestés Padouans du Petrarca, mais Saby laisse néanmoins un précieux héritage. Le témoignage d’un dirigeant parle d’un tournant radical : « L’histoire du rugby à Rovigo […] pourrait être divisée entre l’avant Saby et l’après Saby28 ». Tout en supervisant les fondamentaux, Saby signe avec ses amis Sessa et Invernici le manuel qui servira longtemps de référence aux cours fédéraux29. Jean Devaluez se souvient : « Pour Julien, l’Italie était un rêve, un univers sans limites où il pouvait travailler librement, le lieu où il pouvait mettre en pratique tout ce qu’il avait pensé30 ».

Figure n° 2 : Entraînement des avants de Rovigo saison 1976-1977.

Figure n° 2 : Entraînement des avants de Rovigo saison 1976-1977.

Julien Saby est revenu en 1974 sur le banc de Rovigo. Il remporte le scudetto en 1976.

Crédits : Luciano Pavanello.

Villepreux le révolutionnaire

Lorsqu’il est recruté par la FIR31, Pierre Villepreux est professeur d’éducation physique et sportive au lycée Jolimont de Toulouse. Il a trente-cinq ans et s’est retiré de la scène internationale à seulement vingt-neuf ans, en 1972. Il avait fait ses débuts en équipe nationale contre l’Italie en 1967 à Toulon ; Gruarin était également sur le terrain et après cette victoire 60-13, la FFR n’aligna plus son équipe A contre les Azzurri jusqu’en 1995. Le rugby de l’italien restait un phénomène régional, marqué par la dureté du jeu et parfois les connotations politiques néofascistes32, dans l’ombre de la violence d’une société fortement polarisée comme celle de l’Italie des années 1970. Les entraîneurs des années précédentes étaient issus du Pays de Galles avec le passage significatif à la tête des Azzurri de Roy Bish entre 1975 et 1977, tandis que le charisme de Carwyn James, arrivé sur le banc de Rovigo après Saby, rayonnait sur le championnat. Mais le président fédéral Aldo Invernici entendait revenir aux Français, quitte à parier sur un entraîneur qui n’était pas encore établi. Il déclara que Villepreux :

est à découvrir […], mais j’ai pensé […] par rapport à ce que sera le rugby de demain, aux besoins du jeu. […] J’ai pensé à Villepreux parce qu’il est jeune […] et qu’il peut travailler avec nos joueurs et leur montrer comment on fait, comment on joue33.

En effet, l’ancien arrière de Brive et du Stade toulousain est l’homme du changement. Villepreux affirme d’emblée que les Italiens pratiquaient « un rugby appris par cœur, sans jamais l’adapter aux situations du moment34 ». Il propose des changements structurels, en élargissant la base des joueurs disponibles pour les équipes nationales, en insérant des rassemblements collégiaux d’une journée lors des pauses du championnat, en allant jusqu’à élaborer des projets éducatifs de rugby et de rugby à l’école (comme l’avait déjà fait Saby) pour lesquels, pourtant, l’Italie n’est pas prête. Mais la révolution de Villepreux est d’abord philosophique, selon laquelle « il faut partir du global pour arriver au particulier35 ». Si les Gallois avaient cherché à structurer le jeu des Azzurri, Villepreux parle plutôt d’adaptation, de liberté individuelle dans les choix, d’« intelligence de jeu », car « l’on joue au rugby en essayant de résoudre chaque problème posé par l’adversaire, de manière spontanée36 ». Et une certaine focalisation sur les envolées plein champ semble minimiser la pertinence de la mêlée, sur laquelle l’accent a toujours été mis. En 1965, commentant dans la revue fédérale la finale remportée par l’Agen de Franco Zani sur Brive, Saby avait rappelé ce qu’il avait « toujours enseigné, à savoir qu’au rugby tout commence par les attaquants, […] un jeu d’avant qui vous permet de dominer dans les mêlées fermées, les touches, les regroupements et les sorties rapides37 ».

En effet, le point le plus fondamental des Fondamentaux de Saby rappelle que « le rugby est un sport de combat collectif ». Les échos martiaux, connus dans l’approche de la discipline depuis ses origines, résonnent dans la pensée de Saby :

C’est le besoin de dominer qui amène le jeune au rugby, ou plutôt le besoin d’affirmer sa personnalité en dominant. […]. L’agressivité et la combativité […] seront les caractéristiques principales […] de tous les joueurs modernes. […] La seule qualité demandée aux jeunes agressifs et combatifs est celle qui leur permettra de « progresser ». […] Avancer, toujours avancer, tel sera désormais l’engagement des rugbymen que nous entendons forger, sans retour en arrière. […] Le jeu de combat n’admet pas les « embusqués ». Les vrais problèmes se règlent au front38.

Villepreux se démarquait nettement de cette conception en mettant l’accent – plutôt que sur la progression – sur le mouvement, l’évitement, l’adaptation. Plutôt que de mystique du combat, il évoquait le plaisir du joueur, un athlète qui n’est plus considéré comme un « soldat » obéissant, mais qui se voit investi de la responsabilité de ses choix sur le terrain. « Les idées de Villepreux étaient très en avance sur leur temps et bouleversaient tout ce que nous pensions savoir », explique l’entraîneur et manager Vittorio Munari, un fin connaisseur des Azzurri, « lors des cours d’entraînement, nous l’entendions dire que « la mêlée est juste un moyen de retrouver le jeu » et nous restions bouche bée. D’autant que, ces mêmes années, en France, Béziers dominait avec un pack de sauvages. Peut-être parce qu’ils étaient mieux adaptés à la nature des Italiens, les concepts de Villepreux ont été accueillis avec enthousiasme dans l’ensemble. Pas par tout le monde, bien sûr, car d’autres ont dénaturé le message, l’ont poussé à l’excès ». Pour un autre témoin, Massimo Mascioletti, « avec Franco [Ascantini, entraîneur adjoint de l’équipe nationale] et Villepreux, on avait l’impression d’être au milieu d’une sorte de révolution. À eux deux, ils étaient pour le jeu dynamique, pas pour le jeu statique39 ».

Figure n° 3 : Match URSS-Italie, 28 octobre 1979.

Figure n° 3 : Match URSS-Italie, 28 octobre 1979.

Pierre Villepreux concentré sur le banc de touche du stade du Spartak Moscou. Dans le froid moscovite, les Azzurri s’inclinent 9-0.

Crédits : All Rugby3.

Pendant que Villepreux diffuse ses idées à tous les niveaux du rugby italien, son équipe nationale obtient des résultats mitigés. En trois saisons, elle bat l’Argentine, subit une raclée à Bucarest contre une Roumanie truqueuse (44-0), fait match nul contre une bonne équipe d’Angleterre des moins de 23 ans, tombe à Moscou, et ne perd pas contre les All Blacks. Elle effectue sa première tournée dans les îles du Pacifique Sud, où elle s’incline face aux îles Cook. Elle s’incline face à l’Union soviétique (3-4) à Rovigo, où elle obtient cependant des compliments contre la France A1 sélectionnée par Aldo Gruarin. Le bilan final est de 10 victoires, 13 défaites et un match nul. Mais l’héritage de Villepreux va au-delà des résultats, si l’on en croit la reconnaissance des journalistes et des entraîneurs.

Le rugby italien, quelle que soit son étiquette, commence à gagner « quelque chose » dans le monde du rugby (celui qui compte). […] Le « style Villepreux » est resté, l’appel à la responsabilité, un rugby plus personnel. Après Italie-Pays de Galles les moins de 15 ans à Trévise, Roy Bish, l’ancien entraîneur de l’Italie, a déclaré : « Ce fut une victoire de la conviction, mais surtout du talent et de l’imagination, de la capacité à tirer le meilleur parti de ce qui est un grand don des Italiens. […]»40.

Partisans et opposants débattent avec passion de la nouvelle doctrine : pour une partie des entraîneurs italiens, Villepreux est considéré comme nouveau maître à penser ; pour d’autres, c’est un hérétique, un visionnaire incohérent. Ainsi, en 1981, Rovigo se lance dans une longue négociation pour engager l’inspirateur du grand Béziers, Raoul Barrière. Toutefois, Villepreux a beaucoup travaillé avec les sélections de jeunes, pour former les formateurs, pour entraîner les entraîneurs. Deux ans après ses premiers adieux, l’Italie ne perd contre une équipe de France, arrachant un 6-6 à la sélection A’ à Rovigo, sur une pelouse enneigée. Un résultat qui passe inaperçu de l’autre côté des Alpes mais qui constitue pierre angulaire pour le mouvement rugbystique italien. Le plus grand chroniqueur du rugby italien, Luciano Ravagnani, commente :

Les Français […] ne comprendront jamais la signification du 6-6 de Rovigo. […] Un demi-siècle de défaites humiliantes, d’après-midi festifs souvent transformés en petits et grands drames sportifs, d’illusions brisées, d’espoirs étouffés. […] Cinquante ans de défaites, c’est quelque chose qui ronge à l’intérieur, au niveau psychologique. […] Nous avons également dû surmonter […] une mentalité de perdants, une capacité d’expression toujours réprimée, cette « chose » que […] j’ai appelé le « syndrome français », précisément parce que toutes ces défaites contre les Français s’étaient transformées en autant de symptômes d’une véritable maladie. […] L’Italie, en tout cas, propose un rugby émergent, […] un « matériau » qu’il faut exploiter pour construire ce que Villepreux appelait « un rugby italien »41.

Les entraîneurs français et l’Italie dans l’ère du professionnalisme

Renouvelant l’histoire de Saby, Villepreux revient dans la Péninsule appelé par un club ambitieux. Nous sommes en 1991. Sur la scène italienne, l’entrée de la famille Benetton fait de Trévise le club le plus riche, déjà en passe de prendre une dimension professionnelle. N’ayant rien gagné pendant les deux années passées sous la direction Jean Michel Aguirre, les verts et blancs veulent le scudetto et se confient à l’entraîneur qui a redoré le blason du Stade Toulousain, c’est-à-dire Villepreux. En finale, le Benetton emmené par Michael Lynagh domine le Rovigo de Naas Botha 27-18. L’Australien marque un essai décisif

Exemple de manuel du jeu de continuité que Villepreux sème dans le monde depuis des années. Un heureux cocktail de rigueur […] et d’imagination […], la capacité de se retrouver au milieu du désordre et de provoquer un résultat ordonné et précis42.

La saison à Trévise est cependant perturbée, le credo de l’école toulousaine peinant à être digéré par les vétérans. On dit que le pack s’entraîne en cachette de l’entraîneur. Malgré l’objectif atteint et malgré le fait que l’on parle d’un « triomphe personnel de Villepreux, qui a misé sur le jeu et avec le jeu gagné dans la saison la plus difficile43 », l’entraîneur français s’en va en claquant la porte. Le Néo-Zélandais Wayne Smith s’installe alors sur le banc de Benetton. Du côté de l’équipe nationale italienne, Bertrand Fourcade prépare le terrain pour Georges Coste pour ce qui sera une décennie entière sous direction française, de 89 à 99. Alors que le passage historique au professionnalisme est en train de mûrir, en Italie, l’entraîneur perpignanais, formidable meneur d’hommes, se voit confier une génération riche en talents et déjà entraînée à plein temps par deux clubs d’avant-garde, Benetton et l’AC Milan, qui fait partie de la galaxie sportive financée par Silvio Berlusconi. C’est l’équipe des Troncon, Dominguez, Bergamasco pour laquelle les portes des Six Nations s’ouvrent en 2000, avec notamment le premier succès de l’histoire aux dépens des maîtres français, le 22 mars 1997 à Grenoble. Fort d’une solide greffe d’oriundi argentins et d’années d’amateurisme marron dans une ligue de stars étrangères, le rugby italien avait abordé le virage « pro » avec un certain avantage sur les pays de grande tradition, aux prises avec de fortes résistances culturelles. Mais une fois que l’évolution des autres mouvements, plus profonds et plus structurés, a commencé, dans les années 2000, le rugby italien a été aspiré dans une crise brûlante des résultats internationaux, pour rebondir des décennies plus tard.

L’équipe nationale ne trouve pas de continuité. Alors qu’avec la mondialisation les modèles et les méthodes s’entremêlent et que l’idée d’école technique perd de son sens, la FIR essaie les voies les plus diverses en se confiant à des entraîneurs néo-zélandais, sud-africains, irlandais. Pourtant, c’est sous la houlette d’entraîneurs français que l’Italie obtient les meilleurs résultats (à ce jour) dans le nouveau millénaire. Lorsqu’il s’agit de remplacer John Kirwan en 2005, la FIR consulte Villepreux qui lui propose le nom d’un entraîneur en congé sabbatique depuis quatre saisons, Pierre Berbizier44. Les deux hommes ont des visions du jeu presque opposées, mais ils se respectent mutuellement ; ils sont tous deux issus des mêmes milieux et d’une génération à cheval entre le « rugby-cassoulet » et l’ère moderne. Toutefois, le passage au professionnalisme a eu pour conséquence la montée en puissance des musculatures, et avec la sélection des talents sur des paramètres physiques dès les catégories des jeunes, on est loin des conceptions de Villepreux sur « l’intelligence de jeu ». Né en 1958, dernier entraîneur des Coqs avant le professionnalisme officiel, Berbizier est certes associé au « French flair » (dont les interprètes extraordinaires ont signé le fameux essai du bout du monde à l’Eden Park en 1994). Mais il reste fermement attaché à la devise « le rugby commence devant », à l’instar de son maître Jacques Fouroux45. Le texte qui l’a le plus influencé, dit-il dans une interview, est celui des Fondamentaux de Conquet et Devaluez. Des Azzurri, il apprécie l’agressivité : « Je crois que le joueur italien est un joueur généreux, combattant. C’est quand même plus facile […] quand on a des joueurs qui ont envie d’aller au combat 46 ». Comme avant lui Saby, Villepreux et d’autres, Berbizier espère aussi trouver une voie italienne47. En repartant de la défense et de la discipline, l’Italie, en l’an de grâce 2007, sous la direction du technicien de Saint-Gaudens conquiert Murrayfield et bat le Pays de Galles à domicile. À l’automne, lors de la Coupe du monde, elle est à deux doigts de se qualifier pour les quarts de finale, avant de s’incliner à Saint-Etienne face à l’Écosse sur un coup de pied manqué de l’Auscitain David Bortolussi, naturalisé grâce à son grand-père Enrico, né à Sesto al Reghena, entre la Vénétie et le Frioul. Un Tournoi des Six Nations avec deux succès des Azzurri, aux dépens de la France et de l’Irlande, ne se reproduira qu’en 2013, sous la direction d’un autre Français, le sélectionneur Jacques Brunel.

Conclusion

Contrairement au football qui a vu les joueurs français aller apprendre la science de la victoire de l’autre côté des Alpes, les relations rugbystiques entre la France et l’Italie ont été marquées par un long magistère du Coq gaulois. L’histoire du rugby italien a été marquée par l’enseignement, les préceptes et la direction de techniciens français qui ont cherché à créer un style italien soit par la valorisation du jeu d’avant et de la conquête avec Julien Saby, soit par un jeu de mouvement et l’autonomie des joueurs avec Pierre Villepreux. Même si, longtemps, les confrontations entre les Bleus et les Azzurri se sont soldées par des défaites sévères pour ces derniers, les successeurs de Saby et Villepreux ont accompagné l’entrée de l’Italie dans le Tournoi des Six Nations. Dans l’ère du professionnalisme et de la globalisation sportive, le maestri d’oltrealpe sont désormais concurrencés par les coachs venus de l’hémisphère sud. Mais les liens ne sont pas rompus comme le montrent les joueurs italiens évoluant dans le Top 14. Le renouveau du rugby français du début des années 2020 pourrait aussi servir de modèle pour con cousin transalpin.

Notes

1 Cf. Paul Dietschy, « Le rugby sport fasciste ? Les difficiles débuts du ballon ovale en Italie sous Mussolini (1927-1940) », in Jean-Yves Guillain et Patrick Porte, La Planète est rugby. Regards croisés sur l’Ovalie, tome II, Biarritz, Atlantica, 2007, p. 125-143. Retour au texte

2 Charles Gondouin, Il Rugby, Sonzogno, Milan, Sonzogno, 1928. Sur le rugby italien de l'entre-deux-guerres, cf. Marco Ruzzi, Generazione Littoriali. Rugby e fascismo in Italia dal 1928 al 1945, Cuneo, Primalpe, 2022, et plus particulièrement sur Rovigo Alberto Guerrini, Li chiamarono Bersaglieri, Trévise, Piazza Editore. Retour au texte

3 Voir l’article de Tony Collins. Retour au texte

4 « I goliardi francesi hanno superato gl’italiani ma gl’inglesi hanno ragione di lagnarsi », Il Littoriale, 15 septembre 1933. Retour au texte

5 « Il rugby », La Stampa, 13 décembre 1930. Retour au texte

6 « Saby allenatore federale », Il Littoriale, 24 octobre 1934. Retour au texte

7 Michel « Michou », Boucheron, né en 1903, avait disputé huit saisons sous le maillot de Montferrand au poste de demi de mêlée. En 1938, il rentre en France au lendemain des accords de Munich. Il meurt à Dunkerque en mai 1940. Retour au texte

8 « La fervida attività dell’Allenatore Federale», Il Littoriale, 10 janvier 1935. Retour au texte

9 Julien Saby, « I Corsi d’Istruzione per allenatori », Rugby. Bollettino quindicinale della Federazione Italiana Rugby, 15 août 1935. Retour au texte

10 Romano Rambaldi, Bologna Rugby 1928. La storia, Lecce, Youcanprint, 2021, p. 19. Retour au texte

11 « Mercoledì collaudo della Nazionale all’Arena », Lo Schermo Sportivo, 25 décembre 1934. Retour au texte

12 Julien Saby, « Parla il vecchio “rugger” », Il Bò, 23 février 1935. Sugli stessi temi cfr. Julien Saby, « Saby, dice ai giovani…», Rugby. Bollettino quindicinale della Federazione Italiana Rugby, 16 février 1935. Retour au texte

13 Puissant hiérarque proche de Mussolini, secrétaire du PNF de 1931 à 1939, Achille Starace donne l’impulsion au développement du ballon ovale par la circulaire de 1932 envoyée aux organisations du régime auxquelles il impose que « le jeu du rugby, sport de combat, doit être pratiqué et largement diffusé parmi la jeunesse fasciste ». Retour au texte

14 « La Nazionale francese, davanti 10 000 persone regola la squadra italiana per 44-6 », Il Littoriale, 23 avri 1935. Retour au texte

15 « En finale du tournoi de rugby de l’Exposition 1937, la France arrête net la marche ascensionnelle de l’Italie, qui avait éliminé l’Allemagne », Le Miroir des Sports, 19 octobre 1937. Retour au texte

16 « Le tournoi du rugby de l’Exposition », Match, 19 octobre 1937. Retour au texte

17 La seconde équipe milanaise des Bersaglieri, née d’une scission intervenue au sein des Amatori, s’était préparée pendant cette saison avec le soutien de deux joueurs de Toulon, Marcel Baillette e Auguste Borréani. Retour au texte

18 Natif de l’île d’Elbe, il est appelé à Rome pour accomplir ses obligations militaires. Retour au texte

19 Piero Vinci (1912-1985) est le benjamin d’une fratrie de quatre garçons, tous protagonistes dans des rôles différents de la scène rugbystique nationale et romaine. Avec Eugenio, Paolo, Francesco et le père Adolfo, il fonde en 1930 la Rugby Roma. II mènera ensuite une brillante carrière diplomatique en devenant dans les années 1960 et 1970 le représentant italien auprès des Nations Unies et président du Conseil de Sécurité. Il sera également ambassadeur d’Italie à Moscou. Retour au texte

20 Luciano Ravagnani, Una città in mischia. Mezzo secolo di rugby a Rovigo, Rovigo, Istituto Padano di Arti Grafiche, 1987, p. 87. Retour au texte

21 D’autres Italiens se sont illustrés dans le championnat de France. Il s’agit du Parmesan Sergio Lanfranchi qui s’est distingué à Grenoble dans les années 1950, quand jouait à Toulon Giancarlo Malosti, fils de Maria, la sœur aînée de Mario Battaglini. Dans les années 1960, Franco Zani remporte trois boucliers de Brennus et devient une icône du SU Agen. Retour au texte

22 Cf. « Battaglini? Mais il vaut 10 Soro! s’exclame Jules Cadenat », L’Équipe, 8 avril 1948 et « Un but de 57 mètres! », L’Équipe, 28 avril 1948. Retour au texte

23 Georges Pastres, Rugby, capitale Béziers, Paris, Solar, 1972, p. 44. Retour au texte

24 « Bautista et Cardesi, naturalisés dans l’équipe de France ? », L’Équipe, 30 novembre 1949. Retour au texte

25 Au début des années 1960, certains scores serrés, comme le 3-6 de Brescia en 1962 ou le 12-14 de Grenoble l’année suivante, donnent l’éphémère illusion que le fossé était désormais comblé. Retour au texte

26 Voir Roger Bastide, La saga des Spanghero, Éditions du Rocher, Monaco, 1999. Retour au texte

27 Poulain est lié au milieu de la FIR et du groupe militaire des Fiamme Oro depuis la fin des années 1950. Retour au texte

28 Interview vidéo avec Vittorio Cogo dans le cadre de l’exposition « Rugby, Rovigo città in mischia », réalisée par Ivan Malfatto, Antonio Liviero et Willy Roversi, Rovigo Palazzo Roncale, 22 octobre 2022 - 29 janvier 2023. Retour au texte

29 Giuseppe Sessa, Aldo Invernici, Julien Saby, Il rugby. La preparazione psico-fisica. Tecnica e tattica individuale, Rome, Società Stampa Sportiva, 1976. Retour au texte

30 Interview vidéo avec Jean Devaluez et Olivier Nier, réalisée par Alberto Gambato et Andrea Trombini, 7 décembre 2014. Retour au texte

31 Le montant du contrat de Villepreux, à l’époque vraiment considérable, se situe autour de trente millions de lires par saison (le salaire annuel d’un employé se situait autour de quatre à cinq millions). Retour au texte

32 Au cours de ces années, au moins de clubs de la série A, Reggio de Calabre e Catane, affichent une dimension ouvertement fasciste. Retour au texte

33 Luciano Ravagnani, « Buon lavoro Pierre Villepreux! », All Rugby, 29 septembre 1978. Retour au texte

34 Ibid., « Villepreux ci cambia i connotati », All Rugby, 2 février 1979. Retour au texte

35 Ibid., « I tre rettangoli di Pierre Villepreux », All Rugby, 16 mars 1979. Retour au texte

36 Ibid. Retour au texte

37 « Una bella finale », Rugby. Organo ufficiale della F.I.R., mai-juin 1965. Retour au texte

38 « Il rugby secondo Saby », All Rugby, 31 mars 1978. Retour au texte

39 Antonio Falda, Franco come il rugby. Conversazione con Franco Ascantini, leggenda del rugby italiano, Fano, Absolutely Free, 2000, p. 104. Retour au texte

40 Luciano Ravagnani, « Braila, d’accordo, ma anche Treviso », All Rugby, 1er mai 1981. Retour au texte

41 Luciano Ravagnani, « Missione (quasi) compiuta », All Rugby, 18 février 1983. Retour au texte

42 Paolo Catella, « Magica finale! », Il mondo del rugby, juin 1992. Le film de l’essai est visible à cette adresse : https://www.youtube.com/watch?v=NZN7BtbKZpA. Retour au texte

43 Ibid. Retour au texte

44 Coïncidence : en 1987 Berbizier et Kirwan ont été élus meilleurs joueurs de la Première Coupe du monde. Retour au texte

45 « Le petit caporal » a connu aussi une brève expérience italienne. Pendant l’été 2005, Fouroux est engagé par L’Aquila, mais ses relations avec le club s’interrompent brusquement après seulement trois mois. Retour au texte

46 Pierre Berbizier, Les vérités du terrain, Toulouse, Privat 2007, p. 135. Retour au texte

47 Valerio Vecchiarelli, « Ecco Berbizier. “Darò un’identità alla Nazionale”», Corriere della Sera, 27 avril 2005. Retour au texte

Illustrations

  • Figure n° 1 : entraînement de l’équipe d’Italie à Turin 27 février 1938.

    Figure n° 1 : entraînement de l’équipe d’Italie à Turin 27 février 1938.

    Julien Saby (casquette) prépare l’équipe d’Italie pour sa rencontre contre l’Allemagne à Stuttgart jouée le 6 mars suivant. Les Azzurri s’inclinent sur le score de 10-0.

    Crédits : Giuseppe Tognetti, Cinquant’anni di speranza, Rovigo, La Guida editrice, 1979.

  • Figure n° 2 : Entraînement des avants de Rovigo saison 1976-1977.

    Figure n° 2 : Entraînement des avants de Rovigo saison 1976-1977.

    Julien Saby est revenu en 1974 sur le banc de Rovigo. Il remporte le scudetto en 1976.

    Crédits : Luciano Pavanello.

  • Figure n° 3 : Match URSS-Italie, 28 octobre 1979.

    Figure n° 3 : Match URSS-Italie, 28 octobre 1979.

    Pierre Villepreux concentré sur le banc de touche du stade du Spartak Moscou. Dans le froid moscovite, les Azzurri s’inclinent 9-0.

    Crédits : All Rugby3.

Citer cet article

Référence papier

Elvis Lucchese, « Maestri d’oltrealpe ? Les Français et l’histoire du rugby italien », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 3 | 2023, 101-115.

Référence électronique

Elvis Lucchese, « Maestri d’oltrealpe ? Les Français et l’histoire du rugby italien », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 3 | 2023, publié le 12 octobre 2023 et consulté le 27 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.512. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=512

Auteur

Elvis Lucchese

Journaliste et historien du rugby

Droits d'auteur

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