L’économie du « The Old Firm » : Vieille Entente ou Vieille rivalité ?

  • The economics of ‘The Old Firm’: Old Entente or Old Rivalry?

DOI : 10.58335/football-s.757

p. 49-62

Résumés

Un des derbys les plus légendaires au monde qui repose sur une rivalité politico-religieuse concerne le match qui oppose en Écosse, à Glasgow, le Celtic au Rangers. Cependant, les premières confrontations à la fin du XIXe siècle étaient avant tout de gros succès populaires et commerciaux, d’où l’appellation The Old Firm  (« La Vieille Entente »), symbolisant le commun intérêt financier des deux clubs de la capitale écossaise. Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard, dans les années 1910 que l’antagonisme apparaîtra véritablement : Verts contre. Bleus, Catholiques vs. Protestants, Républicains vs. Unionistes. Même si aujourd’hui, The Old Firm a perdu quelque peu de sa superbe au niveau européen, tant du point de vue sportif qu’économique, il demeure un succès populaire qui génère d’importants revenus les jours de match. La rivalité, toujours essentielle à ce succès, a aussi changé de nature : la société étant devenue moins religieuse, The Old Firm est devenu son propre générateur de « sectarisme ».

One of the world’s most legendary derbies, based on a politico-religious rivalry, is the match between Celtic and Rangers in Glasgow. However, the first matches at the end of the 19 th century were above all popular and commercial successes, hence the name “The Old Firm”, symbolising the shared financial interests of the two clubs in the Scottish capital. It wasn’t until some twenty years later, in the 1910s, that the antagonism really came to the fore : Green vs. Blue, Catholic vs. Protestant, Republican vs. Unionist. Even though “The Old Firm” has lost some of its European lustre, both in sporting and economic terms, it remains a popular success that generates substantial income on match days. The rivalry, still essential to this success, has also changed in nature : as society has become less religious, “The Old Firm” has become its own generator of “sectarianism”.

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Pour Johan Cruyff, la religion n’avait pas sa place sur un terrain de football : « Je ne suis pas religieux. En Espagne, les vingt-deux joueurs font le signe de croix avant d’entrer sur le terrain. Si ça marchait, tous les matches devraient se terminer en résultat nul. » Les rapports entre le football et la religion sont cependant plus complexes que cela, notamment dans le monde anglo-saxon.

Beaucoup de grands clubs de football, en Angleterre comme en Écosse ou en Irlande, ont des origines religieuses. En Angleterre par exemple, Aston Villa est d’origine méthodiste, Wolverhampton Wanderers et Everton sont d’origine anglicane, etc. Manchester City a été créé à la fin du xixe siècle dans le quartier de Gorton autour d’une paroisse : St. Mark’s Church. Pour lutter contre la violence et l’alcoolisme qui sévissait à l’époque victorienne à Manchester, une des villes les plus industrielles du monde, le révérend Arthur Connell, sa fille Anna et des membres de la communauté décidèrent, par la pratique sportive, d’éduquer les enfants des classes populaires. Au moins seize des 92 clubs appartenant aujourd’hui à la Football League ont commencé comme clubs paroissiaux.

Mais ces liens entre les clubs d’élite et l’Église ont souvent été brefs : fondé en 1874, Aston Villa est rapidement devenu le principal club de football du centre de l’Angleterre ; il se devait donc de recruter les meilleurs joueurs et ne pouvait se permettre de leur demander s’ils étaient ou non méthodistes. Le sectarisme et la rivalité religieuse ont néanmoins traversé le xxe siècle dans plusieurs bastions. Dans la plupart des cas, le point commun de la rivalité de ces clubs britanniques concerne de près ou de loin le conflit anglo-irlandais.

Un des derbys les plus légendaires au monde et qui repose sur cette rivalité politico-religieuse concerne le match qui oppose à Glasgow, le Celtic au Rangers Football Club (Rangers FC, les Rangers). Les premières confrontations (initiées en 1888) étaient avant tout de gros succès populaires et commerciaux1, d’où l’appellation The Old Firm, en français « La Vieille Entente », symbolisant l’intérêt économique commun entre les deux grands clubs écossais. Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard, dans les années 1910, pour différentes raisons2, que l’antagonisme apparaîtra véritablement : verts contre bleus, catholiques vs protestants, républicains vs unionistes.

Figure n° 1 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 17 février 1905.

Figure n° 1 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 17 février 1905.

Saint Kentigern dit Mungo, premier évêque de Glasgow (vie siècle après J.-C.) fait ses recommandations aux joueurs des Celtic et Rangers, la veille d’un match.

Crédit : coll. part.

Aujourd’hui, même si le conflit anglo-irlandais est moins prégnant, la rivalité entre les supporters demeure et The Old Firm domine, comme hier, outrageusement le football écossais, que ce soit sportivement ou économiquement. La Vieille Entente qui repose sur cette rivalité semble somme toute une bonne affaire économique

Glasgow : de « l’entente » à la rivalité…

C’est dans la ville considérée par certains historiens3 comme la capitale du football du XIXe siècle, Glasgow, que l’on va voir s’affronter, depuis près d’un siècle et demi, les deux principaux clubs de la ville : le Celtic et les Rangers. Déjà à l’origine, beaucoup de choses opposent ces deux clubs.

Le Celtic a été fondé en 1888 par des immigrés irlandais catholiques dont l’afflux en Écosse avait fortement cru pendant la famine de la pomme de terre (1845-1849) : le frère mariste Walfrid fonde cette équipe de football dans le but de venir en aide aux catholiques pauvres, notamment les jeunes, et d’éviter que ces derniers ne fréquentent la jeunesse protestante. C’est d’ailleurs l’archevêque de Glasgow qui devient le premier « président » du club. Les origines du club sont cependant plus irlandaises que religieuses : le maillot est vert et blanc, son emblème est le trèfle et pendant longtemps le drapeau de l’État libre d’Irlande (représentant l’Irish Home Rule) flotte sur le terrain. Par ailleurs, le club était la « fierté » de la classe ouvrière irlandaise de Glasgow. Même si le Celtic signe des joueurs protestants, le club n’accepte que des catholiques comme dirigeants.

À l’époque, l’autre grand club de la ville est le Rangers FC qui a été fondé seize ans auparavant, en 1872 par des protestants, les frères McNeil. Le premier match entre Celtic et Rangers a lieu dès la naissance du club catholique en 1888 au Celtic Park : 2 000 personnes assistent alors à cette première rencontre (victoire du Celtic, 5-2) qui deviendra une des plus (sinon la plus) célèbre(s) rivalité(s) sportive(s) de l’histoire du football. Selon certains historiens, « à la fin du match, les joueurs ont tous dîné ensemble et ont porté un toast à cette nouvelle rivalité “amicale”4 ». « L’Entente », comme on le verra par la suite, n’était initialement pas uniquement pécuniaire.

À l’époque, le club le plus connu en Écosse est pourtant le Queen’s Park FC, plus ancienne équipe du pays qui va peu à peu perdre de sa superbe (il remporte les quatre premières éditions de la Coupe d’Écosse) en s’accrochant à son amateurisme (le club ne fera jouer des joueurs professionnels qu’en 2019). Le club est formé en 1867 par des membres de la Glasgow Young Men’s Christian Association (YMCA) et disciples des Muscular Christians5. Le plus vieux derby de Glasgow est donc en réalité celui des Rangers contre Queen’s Park : le premier match entre les deux clubs date en effet de 1879. Mais la communauté ouvrière protestante de la ville va plutôt se rallier aux Rangers qui s’est installé près des chantiers navals de Govan (à l’Ibrox Park) et qui peut rivaliser avec le « club catholique » (en 1893-1894, les Rangers battent le Celtic quatre fois). Le club va voir ainsi sa popularité fortement augmenter. Le Celtic, quant à lui, sera à l’origine de l’introduction du professionnalisme dans le football écossais : en 1890, l’équipe (« amateure ») se met en grève pour obtenir des salaires plus élevés. L’Irish Weekly Independant notera alors ironiquement que ces joueurs « prétendent taper dans la balle pour la foi et la patrie » alors qu’en réalité « ils tapent dedans pour 30 shillings par semaine6 » : séculaire constance des commentaires !

Le Rangers FC peut donc être considéré moins comme le club protestant (la plupart des clubs écossais le sont à l’époque) que comme un club anticatholique et sectaire. Le club reste en effet associé aujourd’hui à la franc-maçonnerie et à l’ordre orangiste même si ces deux forces ne sont pas aussi influentes qu’autrefois. Surtout, entre la Première Guerre mondiale et la fin des années 1980, l’équipe ne fera jouer aucun footballeur catholique (« sign no catholic policy »), assumant sans problème cette pratique discriminatoire.

Toutes compétitions confondues, les deux équipes peuvent se rencontrer jusqu’à dix fois sur la saison. L’enjeu économique est donc important et la rivalité, à travers les affluences et les audiences que celle-ci suscite, une source de revenus importante pour les deux clubs (cf. infra). Ces matchs seront d’ailleurs labellisés The Old Firm, référence à une caricature publiée dans le Scottish Referee en 1904 pour dénoncer ces motivations commerciales. Les dirigeants des deux clubs ont rapidement évalué les profits que pouvaient engranger de telles rencontres, exploitant cette tension ethno-nationale pour accroître le nombre de leurs supporters7. Celtic et Glasgow qui peuvent recruter les meilleurs joueurs monopolisent alors l’essentiel des revenus du football de l’époque8. Selon certaines sources, ces derbys pouvaient rapporter près de 9 000 livres (près de 1,4 million en valeur actuelle) par saison dont plus de la moitié revenait aux joueurs9. Les Ne’er day games (« derbys du nouvel an ») sont ainsi créé en 1894 et sont devenus, selon Murray, un jour que de nombreux Écossais considèrent comme « plus important que les anniversaires, les fêtes des saints ou de bien d’autres commémorations10 ». À ce jour, près de 450 matchs ont été joués entre les deux équipes, chacun des deux rivaux ayant gagné environ 40 % des derbys.

Figure n° 2 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 15 avril 1904.

Figure n° 2 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 15 avril 1904.

Un homme-sandwich invite à soutenir financièrement The Old Firm.

Crédit : coll. part.

Pour montrer l’absence de rivalité entre les supporters de The Old Firm et sa motivation financière lors des premières années du derby, les historiens font souvent référence à la 36e finale de la Coupe d’Écosse de 1909 entre les Rangers et le Celtic jouée à Hampden Park devant 60 000 personnes. La première finale qui avait vu les deux équipes se quitter sur un match nul (2-2) avait dû être rejouée. À la fin du temps réglementaire, le score était de nouveau de parité (1-1). Lorsqu’il a été annoncé qu’il n’y aurait pas de prolongations (la fédération écossaise les imposant uniquement lors du second match rejoué), des rumeurs d’arrangement entre les deux clubs pour faire jouer une troisième rencontre ont circulé dans les tribunes : 120 000 personnes avaient déjà payé leur place pour assister aux deux finales. Il y eut une émeute générale, mais pas entre les supporters des deux camps, plutôt contre les forces de l’ordre. Une centaine de personnes furent blessées : « Samedi a été un jour noir dans l’histoire du football à Glasgow… pour l’égaler, il faut remonter aux émeutes du pain de 1848 » (Glasgow Herald). À la demande des deux clubs, la fédération écossaise, cette année-là, retira le trophée.

À l’origine, la rivalité entre les deux clubs n’était donc pas aussi forte qu’aujourd’hui. Selon les historiens, c’est l’ouverture du chantier naval Harland et Wolff à Govan en 1912 qui aurait attisé l’anticatholicisme des Rangers. Les capitaines d’industrie, les dirigeants et les contremaîtres du chantier, « toujours protestants, souvent francs-maçons et parfois orangistes11 » avaient la réputation de n’engager que des protestants, ce qui attira beaucoup d’Irlandais de l’Ulster acquis à la cause orangiste. La politique discriminatoire des Rangers vis-à-vis des joueurs catholiques ne fera alors que répliquer celle du chantier. Même si la rivalité de The Old Firm n’échappe pas à la violence (parfois mortelle), aux émeutes et aux débordements (notamment entre les deux guerres et après les années 1990), certains historiens12 voient néanmoins dans la vieille entente, un des facteurs qui aurait évité à la classe ouvrière de l’Écosse de verser dans des troubles similaires à ceux de l’Ulster alors même que cette rivalité conjugue facteurs religieux (protestants vs catholiques), politiques (nationalistes vs unionistes) et sociaux (prolétariat vs classes supérieures) : les Irish Scots contre les British Scots.

Il serait illusoire de vouloir lister tous les incidents recensés, même récents, des derbys du The Old Firm depuis près d’un siècle et demi tant ils sont nombreux13.

La rivalité dans le football post-moderne

Cette rivalité a-t-elle évolué dans le sens de la société ? Les succès sportifs du Celtic en Europe et en Écosse durant la décennie 1965-1975 (neuf titres de rang) conjugués à la croissance du nombre d’étudiants catholiques à l’Université de Glasgow sur la même période vont mettre le sectarisme des Rangers sous le feu des critiques. Le Celtic n’a lui pas eu la politique discriminatoire de son meilleur ennemi, embauchant par exemple le protestant Jock Stein, comme joueur de 1951 à 1957 puis comme entraineur de 1965 à 1978.

L’arrivée de Graeme Souness (dont la première femme était catholique) au poste d’entraineur-joueur en 1986 et celle de l’homme d’affaires David Murray aux commandes du club en 1988 (jusqu’en 2011) va marquer un tournant dans la politique discriminatoire des Rangers. Du côté sportif, Souness veut l’équipe la plus compétitive possible et affirme donc qu’il signera des joueurs quelle que soit leur religion. Du côté économique, Murray, qui a acheté le club 6 millions de livres sterling (plus de 20 millions en valeur actuelle) entend rentabiliser les victoires du club en augmentant le prix des places. Il introduira le club en bourse en 2000 ; il en sortira en 2015. Sectarisme et bigoterie n’ont pas leur place dans ces stratégies économiques. Le sociologue Marcel Mauss ne soutenait-il pas la thèse de la réconciliation par l’échange économique. Même s’ils se heurtent au conservatisme de la direction du club, Souness signe un joueur catholique en 1989 pour la première fois depuis la Première Guerre mondiale : il s’agit de Mo Johnston qui a joué au Celtic de 1984 à 1987 (les supporters l’appelleront alors Judas) avant d’être transféré au FC Nantes de 1987 à 1989. Beaucoup de supporters des Rangers lui donneront raison. Mais certains déchireront leurs abonnements et d’autres refuseront d’inclure les buts de Johnston dans les résultats du club. Mais le mouvement d’intégration est initié et suivra plus tard, d’autres joueurs catholiques, cependant souvent étrangers (notamment le joueur italien futur champion du monde, Gennaro Gattuso, en 1997).

Du côté du Celtic, l’arrivée de l’homme d’affaires Fergus Mc Cann en 1994 aura les mêmes conséquences en matière de gestion du club et de politique sportive. Cet émigrant écossais ayant fait fortune au Canada sauvera le Celtic FC de la faillite en investissant fortement dans le club. Il l’introduira en bourse l’année d’après (cf. Graphique 1) dont une part conséquente du capital sera vendue aux supporters. À l’issue de cet appel de fonds, Mc Cann lancera son projet de rénovation du Celtic Park dont la capacité augmentera de 35 000 à plus de 60 000 places (cf. graphique 3).

The Old Firm ne pourra s’opposer aux conséquences de la libéralisation du marché du travail européen des footballeurs permis par l’arrêt Bosman de la Cour européenne en 1995. Dans les années 1980, la quasi-totalité des joueurs du Old Firm étaient écossais. Aujourd’hui, ces joueurs du cru sont la plupart du temps minoritaires.

Graphique 1 : évolution du cours de l’action du Celtic FC depuis son introduction en Bourse.

Graphique 1 : évolution du cours de l’action du Celtic FC depuis son introduction en Bourse.

Dans les années 2000, The Old Firm apparaît dans les clubs les plus chers d’Europe selon les évaluations de l’agence Forbes (cf. Graphique 2) : classés régulièrement entre la 15e et la 25e place, les deux équipes de Glasgow étaient valorisées entre 145 et 275 millions de dollars de l’époque, avec un léger avantage pour les Verts. Elles disparaîtront cependant du classement du Top 20 dans les années 2010 (elles y figuraient toutes deux jusqu’en 2006).

Graphique 2 : valeur du Old Firm dans les années 2000 (million de $ de l’époque).

Graphique 2 : valeur du Old Firm dans les années 2000 (million de $ de l’époque).

Source : Forbes.

Mc Cann vendra ses parts du Celtic à plusieurs investisseurs en 1999. Le plus gros actionnaire sera le milliardaire irlandais Dermot Desmond mais les supporters seront alors majoritaires (regroupés depuis 2000 au sein du Celtic Trust). Depuis, la répartition du capital a quelque peu changé même si le plus gros actionnaire demeure Dermot Desmond dont la fortune approche les 2,3 milliards de dollars (9e fortune irlandaise selon Forbes) avec près de 35 % des parts. Lorsqu’un club est coté en Bourse, il est facile d’en donner une valeur basée sur le cours de l’action. Fin 2023, le capital du Celtic détenu par Desmond était évalué à 51 millions de livres : le « prix » total du club serait donc de trois fois plus. Desmond n’est que l’un d’une dizaine d’actionnaires qui composent les propriétaires du Celtic (dont les supporters par l’entremise de Celtic Trust), mais qui ont investi beaucoup moins dans le club. À noter que le fonds d’investissement Lindsell Train qui détient 5,7 % des parts est aussi actionnaire minoritaire de Manchester United et de la Juventus. Le Celtic FC est donc concerné par le phénomène de multipropriété des clubs de football (MCO) qui marque la financiarisation de l’économie du ballon rond de ces dernières années14.

De leur côté, les Rangers appartiennent également aujourd’hui à un collectif d’actionnaires dont le principal depuis 2015, l’homme d’affaires écossais Dave King, possède moins de 15 % des parts du club.

The Old Firm : une bonne et vieille affaire

Willie Maley, joueur puis premier entraineur du Celtic pendant 43 saisons (de 1897 à 1940) aurait affirmé : « there’s money in football ». Déjà !

Sur le plan sportif et économique, les deux clubs vont régner sans partage sur le football écossais depuis ses débuts (à ce jour, 55 titres de champions pour les Rangers, 54 pour le Celtic, sur les 129 possibles). Depuis 1985 et les deux titres consécutifs d’Aberdeen FC aucun championnat n’a échappé aux deux équipes phares de Glasgow qui occupent systématiquement les deux premières places. La ligue écossaise est le championnat le moins compétitif d’Europe Occidentale.

De plus, il fut un temps où The Old Firm brillait aussi en Coupe d’Europe, avant même les clubs anglais. En 1961, les Rangers perdent la finale de la Coupe des vainqueurs de coupe. En 1967, le Celtic gagne la Coupe des clubs champions (il est aussi finaliste en 1970). Six jours plus tard, les Rangers disputaient la finale de la Coupe des vainqueurs de coupe contre le Bayern Munich, perdant 1-0 en prolongation Ils la gagneront deux ans plus tard en 1972 contre le Dynamo de Moscou. La qualité du derby à l’époque était ainsi du niveau d’une Super coupe d’Europe. Le Celtic perdra encore une finale de Coupe UEFA en 2003 et les Rangers une même finale en 2008. Depuis, les deux clubs passent rarement les tours de qualification, le dernier « exploit » en date étant la finale de la Ligue Europa disputée par les Rangers en 2022.

Chacun des deux rivaux est supporté par 13 % de la population écossaise, les autres clubs les plus populaires n’en rassemblant que 3 % (SSA, 2019). Les affluences et les recettes billetterie vont donc se concentrer sur ces deux clubs (cf. graphique 3). L’évolution historique des affluences sur le siècle dernier et le début du siècle présent dépendent surtout de celle des capacités des stades.

Graphique 3 : affluences du « The Old Firm » et de la ligue écossaise depuis 1905.

Graphique 3 : affluences du « The Old Firm » et de la ligue écossaise depuis 1905.

Source : european-football-statistics.co.uk.

Aujourd’hui encore, les deux rivaux jouent le plus souvent à guichets fermés et rassemblent en moyenne autour de 50 000 supporters des Rangers et près de 60 000 fans du Celtic, très loin devant les autres clubs écossais. Au niveau européen, ces affluences figurent régulièrement parmi les plus hautes, se traduisant par des revenus « matchday » relativement importants : en 2023, les Rangers et le Celtic généraient chacun près de 50 millions d’euros de recettes au guichet, ce qui les faisait entrer dans le top 20 des clubs européens les plus riches en billetterie (cf. graphique 4).

Graphique 4 : top 20 européen des clubs générant le plus de revenus « matchday » en 2023 (millions d’euros).

Graphique 4 : top 20 européen des clubs générant le plus de revenus « matchday » en 2023 (millions d’euros).

Source : UEFA (2023).

Sur le plan économique, le tournant des années 1990 avec le début de la forte croissance du football européen verra alors les deux clubs apparaître dans le classement des clubs les plus riches dans les années 2000 : durant cette décennie, selon le cabinet Deloitte, le Celtic et les Rangers sont classés régulièrement entre la quinzième et la vingtième place (cf. Graphique 5). Depuis, les budgets des deux clubs sont relativement beaucoup plus faibles, aujourd’hui entre 60 et 70 millions de livres en moyenne (cf. Graphique 6). La forte croissance des droits TV dans le Big Five à partir des années 2000 alors qu’ils sont restés très faibles en Écosse (moins de 10 millions de livres de droits domestiques dans les années 2000) explique ce décrochage. En 2012, les Rangers seront cependant mis en liquidation judiciaire et rétrogradés en quatrième division. Ils retrouveront leur rival et l’élite écossaise en 2016.

Graphique 5 : revenus de The Old Firm depuis 2001 par rapport au classement Deloitte (millions de £).

Graphique 5 : revenus de The Old Firm depuis 2001 par rapport au classement Deloitte (millions de £).

Lecture : les courbes rouges et en pointillé indique respectivement le revenu du 1er et du 20e du Football Money League.

Source : Deloitte.

Graphique 6 : Revenus de The Old Firm (1990-2003).

Graphique 6 : Revenus de The Old Firm (1990-2003).

a) Revenus moyens (millions de £).

 

 

b) Revenu total de The Old Firm depuis 1989 (millions de £).

Source : Stephen Morrow,   « Scottish Football : It’s a Funny Old Business », Journal of Sports Economics, 2016, 7(1), p. 90-95.

Compte tenu de leur popularité et de l’importance de la billetterie dans les budgets des clubs écossais, The Old Firm a toujours concentré une grosse part des revenus totaux de la ligue écossaise (cf. graphique 6), en général entre 60 % et 75 % lors de ces trente dernières années (depuis 1981, les clubs disposent de la totalité de leurs recettes à domicile). Qui dit concentration des budgets dit aussi concentration des talents puisque l’essentiel des dépenses concerne la masse salariale.

Contrairement aux clubs du Big Five, la principale source de revenus des clubs écossais n’est donc pas liée aux droits TV, mais plutôt aux recettes du stade. En effet, parmi les grands clubs européens, le Celtic et les Rangers continuent de tirer une part très importante de leur chiffre d’affaires, entre 40 et 60 % (cf. graphique 7), des recettes au guichet, contre 10 à 20 % dans le Big Five15.

Graphique 7 : structure des revenus de The Old Firm.

Graphique 7 : structure des revenus de The Old Firm.

a) Rangers depuis 2013 (millions de £).

 

 

b) Celtic depuis 2018 (millions de £).

Source : Deloitte et Swiss Ramble.

La domination sportive sans partage de The Old Firm sur le championnat écossais se traduit économiquement par davantage de droits TV domestiques (environ un tiers des revenus médias bénéficie aux deux premiers du championnat) et indirectement par la participation à la lucrative Ligue des Champions (LdC). Le club de Heart of Midlothian est en effet la seule équipe écossaise à avoir participé à la LdC en dehors du Celtic et des Rangers. Mais les autres clubs écossais bénéficient aussi de la popularité de The Old Firm, les recettes au guichet étant plus élevées lorsque les équipes reçoivent le Celtic ou les Rangers, ou bien encore en bénéficiant de droits TV plus élevés16.

Ce déterminisme économique17 alimente de nombreux débats visant à réformer le football écossais afin de le rendre plus compétitif, à la fois dans l’intérêt du The Old Firm et de ceux des autres clubs écossais18. Mais ce débat ne se cantonne pas seulement à l’Écosse mais concerne plus généralement la restructuration des compétitions à l’échelle européenne où les inégalités entre clubs se creusent et en conséquence, les championnats sont de moins en moins compétitifs. Le projet de la Super League est une conséquence de l’évolution de l’économie du football depuis les années 199019. Le football écossais, à travers la domination sportive et économique du Old Firm, en était les prémices. Les deux clubs écossais faisaient d’ailleurs partis du projet de L’Atlantic League, projet de compétition de football imaginé en février 2000 qui voulait opposer les meilleurs clubs européens ne faisant pas partie du Big Five. Il a été rejeté par l’UEFA mais devait débuter en 200220 avec pour membres : SPL Old Firm : Ranger et Celtic ; Dutch Eredivisie : Ajax, PSV Eindhoven et Feyenoord ; SuperLiga portugaise : Porto et Benfica ; Jupiler belge : Anderlecht et Bruges ; Norvège : Rosenborg ; Danemark : Copenhague et Brøndby et Suède : AIK et Goteborg. Ce nouveau projet baptisé North Atlantic League Cup n’aboutira pas non plus.

Conclusion : une rivalité économique ?

Pour The Old Firm un dilemme, mais qui n’est pas propre au derby de Glasgow, se pose : comment maintenir la rivalité entre les clubs qui est une source de revenus (les deux rivaux affichent parfois le même sponsor sur leur maillot), tout en assurant une gestion rationnelle des clubs ? Comme dans beaucoup de clubs, l’évolution du football dans sa période post-moderne21 se heurte à l’incompréhension des supporters autant pour les Boys (supporter du Celtic) que pour les Bears (supporters des Rangers). Même si les dirigeants des clubs, voire les autorités de la ville, tentent d’apaiser la « haine » entre les deux camps de fans, force est de constater que la chose demeure difficile : les tribunes entonnent encore souvent des chants controversés, voire interdits (« Billy Boys » ou « No Pope of Rome » du côté Rangers, « The field of Atheny » ou des chants de soutien à l’IRA du côté Celtic) et face aux moqueries des Bears sur les affaires pédophiles dans l’Église catholique, les Boys exhibent des drapeaux du Vatican. Les joueurs eux-mêmes ne sont pas en reste : Paul Gascoigne des Rangers célèbre un but en mimant un joueur de flûte en hommage aux marcheurs orangistes22 alors que le gardien de but polonais du Celtic, Artur Boruc, fait un signe de croix face aux tribunes adverses.

Pourtant, certains mouvements de fonds montrent que la société écossaise n’évolue pas vraiment dans ce sens. À la fin des années 1990, deux-tiers des membres de l’Ordre d’Orange avait plus de 45 ans. Par ailleurs, l’influence de la religion dans la société écossaise23 diminue nettement depuis les années 1960 : 40 % des Écossais déclaraient en 1999 n’avoir aucune religion, ils sont 56 % vingt ans plus tard (70 % chez les jeunes de moins de 25 ans) ; 35 % déclaraient appartenir à l’Église d’Écosse en 1999, ils ne sont plus que 20 % en 2019 ; la proportion de catholiques Romains est stable (15 %). Mais ces derniers revendiquent pour la plupart une ascendance irlandaise et 45 % d’entre eux soutiennent le Celtic Football Club24.

Mais aujourd’hui le supportérisme glaswégien dépasse sans doute cette opposition religieuse : après la mort d’un fan du Celtic en 1999 lors d’une bagarre avec les Rangers, un journaliste a demandé à un certain McPhee s’il assistait à la messe. Il répondit : « Oh, non. Je ne crois pas beaucoup à la religion. Je suis catholique au sens du football, non au sens religieux. On peut dire que le Celtic est ma religion. » En effet, dans cette société de plus en plus laïque, les supporters à Glasgow ne s’identifient plus systématiquement comme catholiques ou protestants ; mais ils revendiquent le plus souvent une filiation Celtic ou Rangers : « Old Dispute ». D’une certaine manière, « The Old Firm » est devenue son propre générateur de « sectarisme ».

Pour finir, rendons hommage au plus célèbre des footballeurs irlandais : George Best. Ses funérailles furent un moment œcuménique pour toute l’Irlande. Il était le fils d’un ouvrier protestant des chantiers navals, mais les catholiques portaient aux nues « Bestie ». Le ballon d’or 1968 était d’ailleurs partisan de la constitution d’une seule équipe nationale de football pour toute l’Eire.

Notes

1  Bill Murray, « Celtic et Rangers : Les Irlandais de Glasgow », Actes de la recherche en sciences sociales, 1994 v. 103, p. 41-51 et The Old Firm. Sectarianism, Sport and Society in Scotland, Edinburg, John Donald Publishers, 2000, nouvelle edition. Retour au texte

2  Willie Maley, The Story of the Celtic 1888-1939, Cleethorpes, Soccer Books Ltd, 2021 (réimpression de l’édition de 1939). Retour au texte

3  Tony Collins, How Football Began: A Global History of How the World’s Football Codes Were Born, Londres, Routledge, 2019. Retour au texte

4  Michael Walker, « Derby Days, Glasgow: The Old Firm », The Athletic, 1er mars 2023. https://www.nytimes.com/athletic/4259653/2023/03/01/derby-days-glasgow-rangers-celtic/ Retour au texte

5 Paul Dietschy, Histoire du football, Paris, Perrin, 2010, p. 67. Retour au texte

6 Bill Murray, « Celtic et Rangers : Les Irlandais de Glasgow », art. cit., p. 43. Retour au texte

7  Andrew Davies, « Football and Sectarianism in Glasgow during the 1920s and 1930s », Irish Historical Studies, novembre 2016, volume 35, issue 138, p. 200-219. Retour au texte

8 Bill Murray, « Celtic et Rangers : Les Irlandais de Glasgow », Actes de la recherche en sciences sociales, art. cit., p. 41. Retour au texte

9  Paul Dietschy, op. cit., p. 87. Retour au texte

10 Bill Murray, Glasgow’s Giants – 100 Years of the Old Firm, Edinburgh, Mainstream, 1988, p. 24. Retour au texte

11 Bill Murray, « Celtic et Rangers : Les Irlandais de Glasgow », Actes de la recherche en sciences sociales, art. cit., p. 50. Retour au texte

12  Tom Gallagher, « Old Firm That Thrives on Competition », Fortnight, 1989, 276, p. 31-32. Retour au texte

13 Cf.  Bill Murray, Glasgow’s Giants – 100 Years of the Old Firm, op. cit. Retour au texte

14  Luc Arrondel, Richard Duhautois, « La multipropriété, c’est l’envol », Revue d’économie financière, 2024, n° 154, p. 111-127. Retour au texte

15  Luc Arrondel, Richard Duhautois, L’argent du football, vol. 1, L’Europe, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2022. Retour au texte

16  Stephen Morrow, « Structure and change in professional football: an Old Firm’s search for a new market », Soccer and Society, 2013, 14-4, p. 462-484. Retour au texte

17  John Vrooman, « Theory of the Beautiful Game: The Unification of European Football », Scottish Journal of Political Economy, 2007, 54, p. 314-354. Retour au texte

18  Stephen Morrow, « Scottish Football: It’s a Funny Old Business », Journal of Sports Economics, 2006, 7(1), p. 90-95. Retour au texte

19  Luc Arrondel, Richard Duhautois, L’argent du football, vol. 1, L’Europe, op. cit. Retour au texte

20 https://www.scotsman.com/sport/north-atlantic-league-cup-is-possible-by-january-says-old-firm-chief-2470838, consulté le 19 septembre 2024. Retour au texte

21  Luc Arrondel, Richard Duhautois, L’argent du football, vol. 1, L’Europe, op. cit. Retour au texte

22  Bill Murray, The Old Firm: Sectarianism, Sport and Society in Scotland, op. cit.. Retour au texte

23 SSA, Scottish Social Attitudes (2019). Retour au texte

24  Ibid. Retour au texte

Illustrations

  • Figure n° 1 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 17 février 1905.

    Figure n° 1 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 17 février 1905.

    Saint Kentigern dit Mungo, premier évêque de Glasgow (vie siècle après J.-C.) fait ses recommandations aux joueurs des Celtic et Rangers, la veille d’un match.

    Crédit : coll. part.

  • Figure n° 2 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 15 avril 1904.

    Figure n° 2 : dessin humoristique paru dans The Scottish Referee, 15 avril 1904.

    Un homme-sandwich invite à soutenir financièrement The Old Firm.

  • Graphique 1 : évolution du cours de l’action du Celtic FC depuis son introduction en Bourse.

    Graphique 1 : évolution du cours de l’action du Celtic FC depuis son introduction en Bourse.

  • Graphique 2 : valeur du Old Firm dans les années 2000 (million de $ de l’époque).

    Graphique 2 : valeur du Old Firm dans les années 2000 (million de $ de l’époque).

    Source : Forbes.

  • Graphique 3 : affluences du « The Old Firm » et de la ligue écossaise depuis 1905.

    Graphique 3 : affluences du « The Old Firm » et de la ligue écossaise depuis 1905.

    Source : european-football-statistics.co.uk.

  • Graphique 4 : top 20 européen des clubs générant le plus de revenus « matchday » en 2023 (millions d’euros).

    Graphique 4 : top 20 européen des clubs générant le plus de revenus « matchday » en 2023 (millions d’euros).

    Source : UEFA (2023).

  • Graphique 5 : revenus de The Old Firm depuis 2001 par rapport au classement Deloitte (millions de £).

    Graphique 5 : revenus de The Old Firm depuis 2001 par rapport au classement Deloitte (millions de £).

    Lecture : les courbes rouges et en pointillé indique respectivement le revenu du 1er et du 20e du Football Money League.

    Source : Deloitte.

  • Graphique 6 : Revenus de The Old Firm (1990-2003).

    Graphique 6 : Revenus de The Old Firm (1990-2003).

    a) Revenus moyens (millions de £).

  •  

     

    b) Revenu total de The Old Firm depuis 1989 (millions de £).

    Source : Stephen Morrow,   « Scottish Football : It’s a Funny Old Business », Journal of Sports Economics, 2016, 7(1), p. 90-95.

  • Graphique 7 : structure des revenus de The Old Firm.

    Graphique 7 : structure des revenus de The Old Firm.

    a) Rangers depuis 2013 (millions de £).

  •  

     

    b) Celtic depuis 2018 (millions de £).

    Source : Deloitte et Swiss Ramble.

Citer cet article

Référence papier

Luc Arrondel et Richard Duhautois, « L’économie du « The Old Firm » : Vieille Entente ou Vieille rivalité ? », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 5 | 2024, 49-62.

Référence électronique

Luc Arrondel et Richard Duhautois, « L’économie du « The Old Firm » : Vieille Entente ou Vieille rivalité ? », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 5 | 2024, publié le 06 décembre 2024 et consulté le 18 décembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.757. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=757

Auteurs

Luc Arrondel

CNRS-PSE

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Richard Duhautois

CNAM-LIRSA

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