L’invention britannique du football est bien connue, son extension internationale et son rayonnement mondial également1. Ses liens avec le fait religieux le sont moins mais les avancées historiographiques de l’histoire du football les ont fait se croiser2. On sait désormais que, parmi les premiers clubs anglais, certains ont été promus par des ecclésiastiques ou des fondateurs profondément croyants dans les valeurs morales et spirituelles de l’exercice physique qui se sont déployées au sein des publics schools3. Ceux de Bolton, Everton, Fulham ont été créés dans le cadre des « écoles du dimanche » des Églises protestantes et évangéliques4. À Birmingham, la paroisse méthodiste d’Aston dans le quartier de Losells accueille des joueurs de cricket qui décident en 1874 de fonder le club d’Aston Villa. À Liverpool vers 1885, le quart des clubs de la ville est directement associé à une église ou une paroisse. Sur les terres d’Écosse, le football, devenu un people’s game, s’est rapidement exporté et les Églises chrétiennes en ont rapidement saisi l’opportunité. Dès 1872, à Glasgow, les Rangers sont fondés par des protestants, les frères McNeil, puis un religieux mariste, accompagné par des hommes d’affaires catholiques, crée le Celtic en 1887 pour soutenir la communauté irlandaise du quartier ouvrier d’East End. Le premier derby de l’Old Firm, entre les deux clubs, a lieu l’année suivante et conservera pour longtemps une rivalité confessionnelle5.
De l’autre côté de la Manche, depuis la fin du xixe siècle, le fait sportif a conquis les villes françaises, principalement au nord d’une ligne Nantes-Belfort, surtout Paris et ses lycées6. Les étudiants et les jeunes bourgeois parisiens, pour beaucoup anglophiles à l’image d’un Pierre de Coubertin7, s’enthousiasment pour ces nouvelles activités physiques8. Ils créent successivement des clubs omnisports comme le Racing Club de France (1882) puis le Stade Français (1883). C’est dans la décennie suivante que le football s’impose dans la capitale puis sa banlieue avec un championnat local, enfin comme un centre d’impulsion à l’échelle nationale grâce à sa culture populaire et sa dimension de spectacle9. Mais tout ne se concentre pas à Paris. La légende a voulu que le H.A.C. soit le premier club en 1872 à marquer les débuts du football-association en France. Reste que ce sont les Anglais du Havre qui structurent cette société sportive, pour la plupart travaillant dans les agences de commerce et de transport britanniques, faisant la liaison avec Southampton. Ce serait alors un révérend anglican qui aurait organisé les premiers matchs de football dans le quartier de Sanvic au stade Langstaff10. Alfred Wahl a brossé depuis longtemps cette conquête du territoire français, se déployant d’abord entre la capitale, la Normandie et le Nord avec les villes du littoral de la mer du Nord comme relais11. Progressivement, une percée se fait dans les agglomérations régionales d’une France plutôt septentrionale tandis que la France méridionale se convertit davantage au rugby12. La rencontre avec le catholicisme, confession de la majorité des Français selon le Concordat, se fait inéluctablement par l’intermédiaire de la jeunesse qu’il faut éduquer, moraliser et christianiser. « École de vertus », le football revient alors aux catholiques, le rugby aux républicains13. Cette ligne de partage a validé une historiographie à deux faces, entre l’histoire du sport et l’histoire religieuse.
Les pages qui suivent, tenteront d’en cerner les grands aspects pour le cas français, sachant que pour le cas italien, les travaux de Fabien Archambault ont montré combien l’Église catholique a été un promoteur essentiel du football dans la péninsule, l’utilisant comme un outil de pastorale et de propagande politique14. Pour l’Allemagne, les recherches restent encore à venir. Ce que l’on sait est que le processus paraît semblable à la France avec la présence de colonies britanniques installées pour affaires comme dans la ville industrielle florissante de Dresde où un révérend anglais préside en 1873 à la fondation du Dresden Football Club15. Côté catholique, les paroisses allemandes ne seront pas en reste. Certaines seront même à l’origine de grands clubs comme celle de La Trinité à Dortmund qui monte en 1909 une équipe aux couleurs de Marie, bleue et blanche, baptisée Ballspiel-Verein Borussia (BVB) Dortmund. Comme en Italie, les mouvements de jeunesse catholique se mobiliseront en faveur de la promotion du football16. Mais revenons désormais en France, « fille aînée de l’Église ».
Parmi les fondateurs : des prêtres et des dirigeants catholiques
Le catholicisme social qui se déploie dans l’hexagone, oriente ses œuvres en particulier auprès des ouvriers et des jeunes dans un impressionnant « feuilletage militant 17». Dès le second xixe siècle, de nombreuses paroisses urbaines développent des structures d’accueil soucieuses de proposer un encadrement autour d’activités physiques18. L’une d’elles sera le patronage qui marquera pour longtemps la pastorale de l’Église de France19. À peine 200 vers 1870, ils sont plus de 4 000 en 1900. Avec eux, se déploie un véritable « sport catholique20». On parlera pour l’histoire du football en France du « temps des patronages21». Les curés et les vicaires ne s’y trompaient pas. Celui de Clermont-L’Hérault exposait ainsi cette loi incontournable vers 1914 : « pas de gymnastique ou de football, pas de garçon ». Monter une équipe, trouver un terrain et organiser des matchs conditionnent souvent la vitalité d’une paroisse pour attirer la jeunesse masculine. Il en sortira une figure spécifique de prêtre : le « vicaire de patro22».
Sur les terres catholiques de Bretagne, le football a été très vite une aubaine pour les jeunes vicaires. Michel Lagrée fut un des premiers à souligner cette connivence du football avec la culture catholique. Le cas breton est ici exemplaire23. Si l’élan a été tardif, guère avant la Belle Époque, surtout en raison d’une faible densité urbaine (le Stade Rennais est créé en 1904 par la clientèle estudiantine et bourgeoise), des groupes de jeunes catholiques jouent tous les dimanches au football dans les paroisses rurales du Léon et de la Cornouaille. La sociabilité propre au football accompagnera d’ailleurs le développement du tissu catholique social et démocrate-chrétien en Bretagne. Des figures ecclésiastiques s’imposeront dans le football breton comme le chanoine Félix Gehl en charge des patronages du diocèse de Rennes, exerçant en parallèle la fonction de secrétaire de la Ligue de l’Ouest. Il en résultera une forte densité de licenciés en Bretagne, au moins jusque dans la décennie 1980.
À l’Est, en territoire annexé d’Alsace et de Lorraine, l’Église catholique cherche également par les patronages à reconquérir la jeunesse ouvrière24. Les curés alsaciens n’hésitent pas à fonder et animer des équipes de football comme l’abbé Hauss en 1910 pour le FC Dornach près de Mulhouse. En Lorraine allemande, des équipes confessionnelles sont constituées à Metz (Saint-Eucaire, Notre-Dame), Fameck (Saint-Martin) et rassemblées au sein de la fédération diocésaine des œuvres de jeunesse, présidée par le jeune avocat Robert Schuman. Dans la capitale, les patronages sont nombreux. Vers 1895, dans les beaux quartiers de Paris, le patronage de la paroisse St-Honoré d’Eylau adopte les règles de l’association et fonde un club dirigé par le curé et composé rapidement de deux équipes entraînées par le vicaire. Il rejoint la vingtaine de clubs parisiens parmi lesquels plusieurs proviennent eux aussi des patronages paroissiaux.
Un chirurgien de l’hôpital Broussais, Paul Michaux, venu de Lorraine et réfugié à Paris, cherche à faire la promotion de la bonne hygiène de vie parmi la jeunesse. Catholique engagé dans la conférence Olivaint à destination des étudiants et président du patronage de la paroisse Notre-Dame de Javel, il organise des concours de gymnastique et des compétitions sportives entre patronages. Dès 1898, le succès est au rendez-vous25. Il en structure l’organisation autour d’une Fédération Gymnastique et Sportive des Patronages de France (FGSPF) dont le premier tournoi de football se tient en 1901. Deux ans plus tard, elle rassemble une quarantaine de sections de football. Vers 1913, 600 équipes affiliées joueront chaque dimanche. Ailleurs qu’à Paris, les patronages se convertissent rapidement au football avec des championnats en Bretagne et en Bourgogne. Là, il faut faire mention de l’A.J. Auxerre. Chacun connaît l’aventure dans laquelle s’est lancé l’abbé Ernest Deschamps, fondant en 1905 l’Association de la Jeunesse Auxerroise affiliée à la FGSPF26. Il choisit lui aussi en 1909 les couleurs mariales du bleu et du blanc pour son équipe. Son nom reste toujours attaché au club et au stade de la ville. Nombreux seront donc les prêtres de sa génération à croire aux vertus morales et spirituelles que pouvaient véhiculer les règles du football auprès de la jeunesse. Nombreux également seront les dirigeants catholiques à partager cette vision d’un football régénérateur pour la nation et l’Église, surtout à l’heure de la Séparation et des mesures anticléricales.
L’un d’eux, Charles Simon, ancien membre du patronage d’Honoré d’Eylau, devenu secrétaire de la FGSPF, est un permanent soucieux de promouvoir le football et ses clubs. Il s’emploie à contrer le rugby, là où il est pratiqué, car jugé trop brutal et trop nombreux (XV). Il participe à la création en 1907 du Comité Français Interfédéral (CFI), préfigurant la future fédération française (FFFA), dont le siège est celui de la FGSPF. C’est là que sera décidée en 1917 la création de la Coupe de France qui prend le nom de Charles Simon, mort au champ d’honneur en 1915. Son successeur est Henri Delaunay, lui aussi venu du même patronage et jeune dirigeant du club de l’Étoile des Deux Lacs. Secrétaire de la FGSPF, il administre aussi le CFI qui devient en 1919 la FFFA. Parfaitement bilingue, il est appelé l’année suivante à la Fédération Internationale de Football Association (FIFA). Parmi ses idées, il y a celles concernant la création de compétitions internationales. D’abord européennes avec les équipes de clubs et les équipes nationales ; celle des nations prendra le nom de coupe Henri Delaunay.
Dans le même temps, il partage avec son président Jules Rimet le principe d’une coupe du monde. De condition plus modeste, ce dernier est originaire de Haute-Saône. Il vit avec ses parents épiciers dans le quartier populaire du Gros-Caillou à Paris et passe une partie de son temps au patronage de la paroisse du même nom. Il y découvre le football tout en faisant de brillantes études d’avocat. Il adhère volontiers aux idées démocrates-chrétiennes proches du Sillon de Marc Sangnier qui animent d’ailleurs la fondation de plusieurs équipes se tournant vers l’autre fédération omnisports de sensibilité républicaine, l’Union des Sociétés Françaises des Sports Athlétiques (USFSA), plutôt parisienne et plus élitiste dans son recrutement. C’est l’option que choisit Jules Rimet lors de la fondation en 1897 de son club, le Red Star. Il intègre la direction de l’USFSA dans laquelle s’imagine une dimension internationale du football, d’abord par une fédération puis une compétition à l’échelle mondiale. Les clivages autour de la question du professionnalisme conduisent Jules Rimet à s’en écarter pour envisager une ouverture sans distinction de classe et de race. Il rejoint alors le CFI pour le représenter auprès de la FIFA et devient le premier président de la FFFA. Au sortir de la guerre, il faut reconstruire l’unité entre les nations, autour notamment des valeurs universelles du catholicisme qui tiennent tant à Jules Rimet mais aussi à Henri Delaunay, sur le modèle des tournois olympiques comme celui de 1928 à Amsterdam où la FIFA réunit son 17e congrès. Il en ressort le projet d’une Coupe du monde, organisée deux ans plus tard à Montevideo en Uruguay avec un trophée portant le nom de Jules Rimet à partir de 1950.
Charles Simon, Henri Delaunay et Jules Rimet ont donc été des promoteurs infatigables de l’institutionnalisation du football à l’échelle nationale mais également mondiale. Leur foi catholique soucieuse d’une vision universelle et de paix entre les peuples les a conduits à une mission civilisatrice au même titre que les religieux(ses) missionnaires déployé(e)s sur tous les continents par l’Église. Leur action s’est jointe à celles des innombrables curés et vicaires qui se sont donnés corps et âme à la promotion d’un club de football au sein de leur patronage et de leur paroisse. Des générations de jeunes garçons ont ainsi conservé de leur passage au patro la passion du football et un lien, plus ou moins ténu, avec la culture catholique. Ainsi, le socialiste Jacques Delors, engagé dans une carrière politique nationale et européenne, reconnaît avoir été toujours attaché à l’héritage reçu du patronage qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse, à savoir la foi et l’amour du foot27.
Entre connivence et visibilité de la foi : des clercs et des joueurs
Le « temps des patronages » a donc largement participé à la construction du succès populaire que rencontre le football en France28. Il coïncide avec l’avènement d’une école de pensée qui est celle du catholicisme social puis d’une pastorale en direction des jeunes. Dans cette perspective, Rome fut attentive au déploiement du « sport catholique » et du football en particulier. Charles Simon fut reçu plusieurs fois en audience par le pape Pie X. Son successeur Pie XI accueillit régulièrement les représentants de la FGSPF. Mais ce fut surtout Pie XII qui ouvrit les portes du Vatican aux équipes de joueurs, d’abord italiennes dans l’immédiat après-guerre mais aussi argentine comme River Plate en 1949, écossaise avec le Celtic en 1950, parfois française pour le CO Roubaix-Tourcoing en 1948 soutenu par la famille Prouvost et les grands patrons catholiques du Nord29. À l’occasion de la Coupe du monde au Chili en 1962, ce sont les valeurs de « fraternité universelle » et de « concorde entre les nations » qui sont célébrées dans le message qu’adresse le pape Jean XXIII. Dirigeants et joueurs multiplieront les demandes d’audience sous les pontificats de Paul VI et de Jean-Paul II mais les délégations françaises ne seront pas les plus nombreuses, témoignant du processus de détachement qui affecte le catholicisme français à partir des années 196030. Le « sport catholique » s’essouffle et les patronages également31. Ils incarnent un « moment » de l’histoire du football comme de l’histoire du catholicisme en France, illustrant cette transformation radicale des rapports du religieux avec la société française.
La carte de la pratique sacramentelle établie en 1947 par le chanoine Boulard ne correspond plus guère avec celle du football professionnel et amateur. Le premier s’est imposé autour de logiques de spectacle ou d’opportunité industrielle ; le second répond à une volonté de diffusion à tout-va de la part des autorités fédérales. Il reste encore parmi les cartes des championnats de France des clubs (D1 à N3)32 et des licenciés à la FFF les zones de prééminence de l’Ouest, du Nord et de l’Est (alsacien et lorrain) correspondant aux terres de chrétienté sur lesquelles subsistait encore une pratique régulière des sacrements. La métropolisation et l’urbanisation ont par la suite eu raison de cette géographie footballistique.
Mais les liens entre le football et le catholicisme en France ne se sont pas pour autant rompus en cette fin de xxe siècle. Si les séminaires se vident et les vocations presbytérales se font plus rares, l’attachement du clergé au ballon rond demeure toujours vif. Certains évêques n’ont jamais caché leur passion pour le football. Mgr Bagnard, ordonné à l’épiscopat en 1987 pour le diocèse de Belley-Ars, se souvient qu’étant jeune, le plus important, « c’était le foot33». Son père s’occupait de l’équipe de Blanzy en plein pays minier et pour lui, jeune écolier, « le football était un véritable espace de bonheur ». Il jouait « avant-centre », parfois ailier. Devenu prêtre, il est nommé vicaire à Gueugnon en 1965. Il ne manque guère les matchs à domicile des Forgerons où il retrouve la ferveur des grandes heures du club34. Responsable du séminaire de Paray-le-Monial à partir de 1974, il reconnaît avoir beaucoup joué au foot avec les séminaristes pendant les moments de détente35.
Plus jeune est Mgr Lebrun, ordonné évêque de Saint-Étienne en 2006. Cet intellectuel diplômé en droit et docteur en théologie est lui aussi un passionné de football. Il a joué régulièrement dans sa jeunesse à Villemomble Sport et à l’Étoile Sportive du Racing. De retour de Rome, prêtre en 1984, il répond l’année suivante à un appel de la FFF pour devenir arbitre officiel. Il exerce la fonction pendant une dizaine d’années. Le football lui a procuré beaucoup de joie, c’est « un jeu simple…, pas sophistiqué. Les populations les plus pauvres, comme les plus riches, jouent au football… Le football, avec ses émotions et ses parties enflammées…, est aussi universel que la religion ». Comme arbitre, il reconnaît une certaine forme de solitude semblable à celle que peut ressentir un évêque : « l’arbitrage, ce n’est pas si loin de la mission d’évêque » confie-t-il en 2014. Mais il est aussi sur le siège épiscopal de Saint-Étienne, cette ville devenue « temple du football » avec son public et son « chaudron » Geoffroy-Guichard36 : « c’est pour moi un lieu de vie et d’expérience humaine importante. Je suis aujourd’hui au service de la population qui habite la Loire, et pour moi c’est un lieu un peu mythique… Je suis de ceux qui ont supporté les Verts dans les années soixante-dix et plus particulièrement en 1976… Je suis resté fidèle à Saint-Étienne. J’ai toujours regardé le classement de la Ligue 1, j’ai toujours regardé où en était Saint-Étienne. Je dois dire que je n’ai jamais supporté d’autres clubs que Saint-Étienne37».
Les biographies de prêtres mentionnent souvent la passion du football. Pour celui qui deviendra en 1994 le père René-Luc avec une certaine reconnaissance médiatique, il se confie sur son amour du jeu38. Il réussit en 1986 avec quelques camarades à reconstruire un terrain et une équipe au séminaire de Rennes. Deux ans plus tard, en service de coopération à Bangui, il passe son temps à structurer des équipes de jeunes et à bâtir un stade. Et il n’est pas le seul. Car nombreuses furent ces générations de jeunes vicaires à entrer en conflit avec leur curé parce qu’ils jetaient toute leur fougue de débutant dans la tenue d’un club de foot, allant jusqu’à « retrousser leur soutane pour jouer avec les gars ». Il y aurait même là une quête d’affirmation de la virilité. À la Communauté Saint-Martin qui a le vent en poupe dans les vocations presbytérales, formant des prêtres à l’image tridentine, il est proposé deux à trois séances d’entraînement par semaine. Depuis 2015, elle coordonne un tournoi entre séminaires. Ce sont plus de 300 séminaristes qui viennent s’affronter sur un terrain39. Le football fait donc partie du quotidien du séminariste. Une enquête de 2001 estime que la moitié des entrants pratiquaient déjà le football40.
Quant aux prêtres, la pratique de ce sport reste difficilement compatible avec un « métier » chronophage. C’est parfois possible comme le prouve le père Marie-Debrice Tioméla, vicaire à la paroisse Notre-Dame de Haute Marche dans la Creuse. Camerounais d’origine, il suit les performances des « Lions indomptables » et s’est mis au service du district de la Creuse pour devenir arbitre officiel. Il jongle entre les messes du dimanche matin et le match de l’après-midi, parfois éloigné d’une quarantaine de kilomètres41. Il incarne ces « prêtres venus d’ailleurs42 », souvent originaires de l’Afrique centrale francophone (anciennes AEF-AOF), pour qui le football fait partie intégrante de la vie sociale. Pratiquer le football se fait aussi entre prêtres, grâce à la compétition pouvant favoriser un entre-soi clérical43. Une Pater Cup a été imaginée en 2023 avec une centaine de prêtres des huit diocèses d’Île-de-France, s'affrontant sur le terrain d’un stade à Villepinte. Parfois, sont même organisés des matchs de gala. Sous la houlette du journaliste Jacques Vendroux qui revendique une foi catholique depuis son enfance44, un match de prestige s’est tenu à Poissy en mai 2024 entre des joueurs connus du Variétés Club de France et une sélection nationale de prêtres complétée par un évêque, un pasteur, un iman et un rabbin et auxquels se sont jointes trois religieuses, le tout arbitré par Mgr Lebrun devenu archevêque de Rouen.
Si les liens entre le clergé et le football sont des plus anciens, mis en scène parfois au cinéma comme ce célèbre match opposant le Dynamo de Peppone à La Gaillarde de Don Camillo, s’affirme aujourd’hui une quête de visibilité pour le catholicisme en France. Et le football est une caisse de résonance avec son spectacle et ses stars. Les meilleurs joueurs vont rencontrer le pape comme Pelé qui aura été reçu par trois souverains pontifes depuis 1966 ou Beckenbauer transformé par son audience avec Benoît XVI, compatriote bavarois. Son successeur, le pape François, est un grand amateur de football. Il reçoit volontiers lui aussi ses compatriotes argentins, Diego Maradona et Lionel Messi, dont les clichés pris au Vatican font le tour des réseaux sociaux.
Car avec les joueurs sud-américains et africains, le signe de croix est devenu un geste courant à l’entrée de la pelouse ou après un but, au moins depuis la coupe du monde 1970 avec les joueurs de la Seleção. Ce geste d’appartenance confessionnelle s’est répandu sur les stades français avec les joueurs venus de ces continents où le catholicisme reste une force vive, parfois avec des accents charismatiques ou évangéliques. Auparavant, l’exercice de la foi pour un joueur français professionnel demeurait dans l’espace privé, conformément aux usages de la laïcité en vigueur. Ainsi, le capitaine des Verts qu’est Jean-Michel Larqué se souvient avoir fait ses premiers pas dans le football à la paroisse Saint-Martin de Pau45. Il est resté fidèle à la foi de son enfance, celle d’une terre de chrétienté basque sans toutefois en faire état lors des matchs et des compétitions. Son ami Thierry Roland partageait cette foi.
Pour une génération suivante de joueurs français, l’expression est plus visible. D’origine espagnole et portugaise, Robert Pires ne cache pas son attachement au catholicisme. Il a rencontré plusieurs fois le pape François. Gardien de but du RC Lens avec lequel il devient champion de France en 1998, Guillaume Warmuz renoue avec la pratique religieuse lors d’un pèlerinage au sanctuaire de Notre-Dame de Laghet, sur les hauteurs de Monaco. À la suite d’une retraite chez les bénédictins de l’abbaye de Flavigny, il s’engage comme oblat et assure différents services en paroisse sur le diocèse d’Autun46. Plus connu encore, l’itinéraire d’Olivier Giroud le conduit à affirmer sa foi de manière expansive. Savoyard d’origine, il est élevé par sa mère dans les milieux évangélistes. Il en conserve une pratique ostensible et une lecture assidue de la Bible47. Lors de son passage à Londres chez les Gunners d’Arsenal, il fréquente l’église anglicane St Barnabas Kensington où se trouve le French Connect, un service spécialement conçu pour la communauté française et francophone. Il y rencontre son accompagnateur spirituel, Jean-Luc Sergent, un ancien ingénieur en télécommunications devenu prêtre anglican. Autre pratique ostensible est le tatouage de signes ou de figures chrétiennes sur le corps. Ce marqueur social qui s’est imposé en France au sein des nouvelles générations, a explosé parmi les footballeurs professionnels. Ils exhibent les dessins qu’ils portent pour donner à voir ce qu’ils sont et ce qu’ils pensent. Certains affichent pour l’occasion leur conviction religieuse. Antoine Griezmann porte le visage du Christ rédempteur et celui de la Vierge avec son chapelet. Il exprime ainsi ostensiblement ses liens avec la foi catholique que lui a légué sa famille, restée attachée à ses rites et à ses sacrements, lointain héritage de la grand-mère maternelle portugaise Carolina48.
Devant cette expansion d’une plus grande visibilité du religieux dans l’espace public du football, qu’il s’agisse d’un catholicisme minoritaire ou d’un islam plus radical49, des institutions politiques et sportives ont voulu faire un rappel au régime de laïcité qui s’impose en France50. Ainsi, en 2015, l’Association des Maires de France a émis le souhait d’interdire aux sportifs de prier ou de faire un signe de croix avant d’entamer un match. En 2024, la FFF rappelle dans un courrier aux présidents de ligues et de districts qu’ils sont tenus de faire respecter l’interdiction de porter des signes pouvant exprimer une appartenance religieuse. Qu’il s’agisse du football amateur ou professionnel, la situation française témoigne ici des difficultés actuelles d’adaptation d’une loi conçue originellement pour gérer les rapports avec les confessions religieuses sorties du Concordat et alors dominées par un catholicisme très largement majoritaire.
Le processus d’« ex-culturation » du catholicisme, fortement fracturé, sorti de la société française, qui s’est accéléré dans les années 2010 pour atteindre un degré presque « zéro51 », conserve néanmoins une certaine vitalité dans l’espace du football à la mesure de la visibilité qu’il entend faire rayonner. Certes, il n’y a plus de « football catholique » en France si tant est qu’il y en ait eu un comme il y eut un temps un « football rouge » mais ce people’s game, devenu global game, a toujours partie liée avec le catholicisme, lui aussi universel dans son étymologie. Il s’est servi de ses apôtres français comme ses « vicaires de patro » ou ses meilleurs dirigeants dont les noms ont été gravés sur les coupes les plus prestigieuses, pour se mondialiser. Reste que dans la mondialisation qui caractérise le football aujourd’hui, demeure une problématique, celle de sa féminisation comme pour le catholicisme d’ailleurs. La femme est-elle l’avenir du football52 comme celui de l’Église catholique ? Il y a là deux enjeux historiographiques qui recoupent une même réalité, celle de la « cause des femmes » dans les sociétés d’aujourd’hui. Les deux histoires du football et du catholicisme s’ouvrent désormais à cet enjeu53 pour nous retracer combien les mécanismes sociaux ont été à l’œuvre dans ces deux segments sur les rapports entre hommes et femmes. Ce n’est ici qu’un des chantiers parmi les plus prometteurs pour continuer à croiser deux historiographies qui, au premier abord, n’avaient rien en commun. Et l’analyse du cadre français n’en sera pas le moindre.