On a souvent dit et écrit que le grand match de football était le rituel religieux des temps modernes1. Sur quoi se fonde ce parallèle ? S’agit-il d’une simple métaphore, produite par des journalistes ou par des anthropologues recourant sans précaution à des hyperboles religieuses ? Le rituel, tout comme la religion, se définit par un certain nombre de traits et de fonctions. L’adéquation du grand match de football avec un rituel religieux tient-elle en définitive la route ? Rappelons tout d’abord les propriétés d’un rituel, tel que le définissent les ethnologues : une rupture avec la routine quotidienne, un cadre spatio-temporel spécifique, un scénario qui se répète périodiquement au fil d’un temps cyclique, des paroles proférées, des gestes accomplis, des objets manipulés visant une efficacité extra-empirique qui ne s’épuise pas dans l’enchaînement mécanique des causes et des effets, une configuration symbolique qui fonde en signification la pratique rituelle et en garantit la portée, l’instauration d’une anti-structure2 affranchie des hiérarchies ordinaires, l’obligation morale de participer (l’assistance à un rituel est de l’ordre du devoir, non de la volonté).
Affinités formelles entre le grand match de football et un rituel religieux
Les grandes rencontres sportives, et en particulier les grands matchs de football, présentent des affinités formelles avec les rituels religieux. On ne s’en étonnera pas : les formes que génère une société sont tributaires des « prisons de la longue durée » et il n’est pas étonnant que les grands rassemblements contemporains réactivent les cadres des cérémonies religieuses, modèles, par excellence, des regroupements massifs à travers l’histoire. Ces affinités quelles sont-elles ?
Des similitudes spatiales, tout d’abord. Le grand stade urbain a souvent été présenté comme « le sanctuaire du monde industriel ». Un fort attachement lie les supporters à leur stade, comme, naguère et aujourd’hui, les pratiquants à leur paroisse ou à leur mosquée (ne dit-on pas en Iran que le stade est la deuxième mosquée – masjed-e dovom).
Dans cette enceinte annulaire ou rectangulaire, où l’on voit tout en étant vu, la répartition du public évoque, par bien des aspects, la distribution rigoureuse des différents groupes sociaux lors des grandes cérémonies religieuses. Trois principes règlent les modalités d’occupation de l’espace : la hiérarchie sociale ordinaire (les « grands » s’affichent dans les tribunes officielles et les loges, etc.), la hiérarchie propre au football (responsables des clubs et des fédérations, journalistes occupent de droit des places privilégiées), une hiérarchie enfin, fondée sur le degré de ferveur et de force démonstrative (les groupes de supporters les plus ardents animent le centre des virages, ceux moins renommés ou « retraités » – « les vecchie guardie » en Italie, les « vieilles gardes » en France – en occupant les marges).
Des similitudes comportementales, comme dans les grandes cérémonies, le public revêt des couleurs spécifiques. Le vêtement, la parure, les accessoires belliqueux composent un stade aux couleurs du club que l’on soutient. Les bleus azur sont les supporters de Naples et de Marseille, les bleus grenat de Barcelone et l’on pense aussi à l’opposition entre les Bleus et les Verts dans les villes byzantines. Chaque groupe soutenait les cochers du cirque portant ses couleurs. Procope (Bellum Persicum, I, 24) commente :
De longue date le peuple était divisé dans les villes en Bleus et Verts, mais il n’y a pas longtemps que, pour ces dénominations et pour les gradins qu’ils occupent pendant le spectacle, les gens dilapident leur argent, s’exposent aux pires violences physiques et n’hésitent pas à affronter la mort la plus honteuse. Ils luttent contre ceux qui sont assis du côté opposé […]. Est donc née entre eux une haine qui n’a pas de sens, mais qui reste pour toujours inexpiable.
Dans les stades de football, à côté des couleurs les instruments (tambours, klaxons, sifflets, trompettes) donnent le tempo de la révolte, des exhortations et de la charge, signalent avec emphase la joie d’assister aux exploits des nôtres et aux revers des autres ; postures et gestes codifiés – parfois figuratifs – expriment la liesse, l’enthousiasme, le désarroi, la fidélité, le malheur que l’on souhaite aux adversaires ; l’écriture, ayant pour support des banderoles ou composée à l’aide de lettres amovibles, permet d’adresser des messages d’encouragement aux siens, d’insultes aux autres ou encore de fixer le nom du groupe de supporters auquel on appartient ; le dessin caricature les adversaires, embellit et sacralise les héros, tandis que divers emblèmes (tête de mort, masque de diable, cercueil réservé à l’équipe rivale) symbolisent le malheur que l’on souhaite à ses adversaires. Ces attitudes rappellent l’atmosphère qui peut régner dans les grandes cérémonies où s’expriment l’adoration de ses idoles et le rejet des autres.
Des affinités temporelles et rythmiques : les compétitions suivent un calendrier régulier et cyclique qui culmine à certaines phases de l’année et scandent, avec leurs redites scrupuleuses (la finale de la Coupe de France, de la Champions League, etc.) l’éternel retour des saisons ; mais le temps linéaire – avec ses promotions, ses rétrogradations, son incertitude – compose ici avec le temps rituel et ses répétitions.
Des ressemblances comportementales : les « fidèles », dont les plus fervents sont regroupés en des sortes de « confréries » (tels les groupes de supporters) expriment leur effervescence émotionnelle par une intense participation corporelle et chorale (le chant collectif est une dimension inséparable du rituel), par des gestes et des attitudes codifiés ou encore, parfois, par un état proche de la transe ; des vêtements et des accessoires singuliers contribuent à cette métamorphose des apparences qui caractérise le temps rituel ; des pratiques symbolisent le sentiment de communauté que l’on éprouve en cette circonstance (des accolades avec des voisins inconnus, à qui on ne dira à peine « au revoir » une fois la partie terminée, des conversations chaleureuses avec le premier venu qui soulignent la transformation éphémère des relations sociales ordinaires, des repas pris en commun avant ou après l’événement, cette commensalité scellant, comme dans d’autres occasions rituelles, cohésion et solidarité). Le stade n’est-il pas l’un des rares espaces où se remembre un corps social défait dans le quotidien, où s’exprime par le chant un sentiment de communauté et de loyauté, où « la société […] prend conscience de soi et se pose », pour reprendre les termes d’Émile Durkheim3, où l’on s’atteste à soi-même et autrui Le stade est un espace où se remembre un corps social défait dans le quotidien, où s’exprime par le chant un sentiment de communauté et de loyauté, où « la société […] prend conscience de soi et se pose », pour reprendre des termes d’Émile Durkheim, où « l’on atteste à soi-même et à autrui qu’on fait partie du même groupe4. » Disons-le autrement : le football, le stade réunifie un corps social en morceaux dans le quotidien où chacun suit un itinéraire différent aller chercher ses enfants, faire ses courses, accomplir son travail…
Mais qu’en est-il, dans la pratique et le spectacle du football, de la croyance agissante d’êtres ou de forces surnaturels, épine dorsale des rituels religieux ? Par certains aspects, le football apparaît comme un univers refuge et créateur de pratiques magico-religieuses où l’on croit, sur un mode conditionnel, à l’efficacité symbolique. Les joueurs et les supporters les plus ardents multiplient les rites propitiatoires pour amadouer le sort5. Chez les joueurs, ce sont le goal et les buteurs qui sont les plus vigilants pour se concilier la Fortune : ils peuvent en un instant devenir des héros ou des zéros. Ils portent une attention particulière à leurs équipements, les goals à leurs gants (un ancien gardien de but de l’équipe nationale d’Iran y plaçait des versets du Coran), les avants à leurs chaussures (un avant-centre célèbre de l’équipe de France massait rituellement ses chaussures avant de les enfiler puis faisait un signe de croix avec le pied une fois parvenu au centre du terrain). Mais, tout comme les supporters qui portent médailles, bracelets, vêtements aux couleurs du club pour peser sur le destin, ils croient à leurs rites propitiatoires comme les Grecs en leurs dieux sur un mode mineur. Bref, on aurait tort de prendre ces rites pour argent comptant, de les imaginer enracinés dans une foi inébranlable : la transcendance n’apparaît ici qu’en pointillés, la distance aux rituels fait aussi partie des rituels. Le grand stade apparaît en fait comme une sorte de « ramasse-rites » où s’agrègent, sur le mode du bricolage synthétique, toutes les coutumes disponibles pour conjurer le malheur. Mais, insistons sur ce point, ces attitudes et ces croyances se modulent d’une catégorie de « fidèles » à l’autre. Il existe dans les stades, comme dans les églises, une échelle de la vie dévote, des fanatiques prompts à la violence, si l’on met en cause leurs idoles, et prêts à mettre leur vie en jeu, aux pratiquants occasionnels à la ferveur à éclipse. Certains se rendent au match comme à une messe, d’autres assistent à une cérémonie religieuse comme à un spectacle.
Mais que célèbre-t-on au juste ? Quelle configuration symbolique est au principe de ces engouements ? Les compétitions exaltent les appartenances locales, régionales, nationales, scellent les allégeances et loyautés territoriales rappelées par les hymnes et les étendards brandis dans les gradins. Mais, plus fondamentalement, elles consacrent et théâtralisent aussi les valeurs essentielles qui façonnent nos sociétés et forment l’ossature du rituel.
Le football, une vision du monde ?
Qu’en est-il de la configuration symbolique qu’incarne le football ? À première vue le football exalte surtout les appartenances mais ses leçons sont plus profondes : il condense les conditions de la réussite dans le monde contemporain ; il nous dit que, pour faire du chemin dans la vie, il faut conjuguer du mérite personnel, de la solidarité avec ses pairs, de la chance, un peu de tricherie et une justice favorable. C’est ce socle de valeurs que colporte le football. Regardons-y de plus près.
La popularité du football et des sports en général réside largement dans leur capacité à incarner l’idéal des sociétés méritocratiques en nous montrant, par le truchement de leurs héros, que « n’importe qui peut devenir quelqu’un6 » que les statuts ne s’acquièrent pas dès la naissance mais se conquièrent au cours de l’existence… Si Kopa, Pelé, Maradona, Ronaldo, Zidane, Messi, Griezmann, Mbappé7… nous fascinent, c’est bien sûr en raison de la qualité de leurs exploits mais aussi parce que nous avons la certitude qu’ils « ont atteint » la gloire « par leurs propres forces et non parce qu’ils ont eu la chance d’être bien nés, fils de… 8 ». Il est, au demeurant, symptomatique que les compétitions sportives aient pris corps dans des sociétés à idéal démocratique : dans la Grèce antique (où, comme le note Hegel, se lèvent les principes d’égalité et d’individualité), dans l’Angleterre du xixe siècle, là même où la compétition sociale, la remise en cause des hiérarchies sont désormais pensables. L’idée même de ces championnats, auxquels chacun est invité à participer, n’a pu émerger que dans des sociétés qui font de l’égalité un idéal, sinon une réalité. Imagine-t-on des serfs participant à un tournoi de chevaliers ? Assurément non. Les vedettes du football, au contraire, nous enseignent que le premier venu peut devenir le premier de tous, y compris « s’il n’a pas fait d’études ». Et qu’on soit petit, comme Messi ou Maradona, ou grand, comme Kolo Muani.
Tout autant que la performance individuelle, le football valorise – faut-il le souligner ? – le travail d’équipe, la solidarité, la division des tâches, la planification collective, à l’image du monde industriel dont il est historiquement le produit. Les devises de nombreux clubs Le E pluribus unum de Benfica, par exemple, soulignent cette cohésion nécessaire sur le chemin de la réussite dans le stade comme dans la vie. Sur le terrain, chaque poste nécessite la mise en œuvre de qualités spécifiques : la force du « stoppeur » « qui sait se faire respecter », l’endurance des milieux de terrain, « poumons de l’équipe », la finesse des ailiers « dribblant dans un mouchoir de poche », le sens tactique de l’organisation, la vision périphérique du jeu, marques du joueur de grande classe, etc. Alliant la virtuosité individuelle et la solidarité collective, la prise de risques personnels et l’abnégation au profit du groupe, le football s’offre comme le paradigme de l’action efficace. On fustigera avec une égale virulence le dribbleur impénitent en quête d’un exploit individuel et le joueur « trop altruiste », comme disent les commentateurs, préférant « passer » plutôt que de « tirer ».
Si le match de football est aussi captivant à regarder que « bon à penser », c’est que l’aléatoire, la chance, les erreurs d’appréciation y tiennent une place singulière. Si l’aléatoire occupe une place importante dans ce sport, c’est en raison de la complexité technique du jeu fondé sur l’utilisation anormale du pied, de la tête et du torse, de la diversité des paramètres à maîtriser pour mener une action victorieuse. On sait que le pied a mauvaise réputation. Ne dit-on pas qu’» il est bête comme ses pieds » ? Et cet aphorisme se vérifie quand on examine une carte neurologique du cerveau si l’on considère l’aire corticale qui correspond au pied, dérisoire si on la compare à celles qui gouvernent les organes de la préhension et de la phonation. Le football est ainsi un sport paradoxal : il s’agit de conduire le ballon comme si le pied était doté d’une habileté quasi manuelle. Ce qui amène les supporters à dire d’un joueur qui multiplie les exploits : « C’est pas possible, il a une main à la place du pied ! ». Et il est assurément difficile de maîtriser, sans commettre d’erreur, un objet avec un membre si défavorisé. Au football, on rate souvent des « occasions immanquables » et il arrive que l’on marque contre son camp – un cas de figure propre à ce sport. Autre facteur d’incertitude, pimentant la saveur dramatique de la partie, l’usage du pied gauche provoquant la surprise du droitier habituel (85 % des individus sont droitiers). Faut-il rappeler que de nombreux gauchers prestigieux ont scandé l’histoire du football : Puskas, Maradona, Messi… ? Voici le pied snobant la main, le bas dépassant le haut, et, confirmant cette tendance à l’inversion, la gauche devançant la droite.
Par la place qu’il accorde à l’incertitude et au hasard – rarement perçu pour ce qu’il est et d’où émerge la figure du destin –, le football nous rappelle avec brutalité que le mérite ne suffit pas toujours pour devancer les autres. De ces impondérables, qui peuvent à rebours de toute prévision statistique, modifier la trajectoire d’une balle comme ailleurs celle d’une vie, joueurs et supporters tentent de se prémunir, par une profusion de micro-rituels qui visent à amadouer le sort (cf. supra).
Si le match, avec ses rebonds imprévisibles, ses tirs détournés involontairement dans le but, s’offre comme une riche variation sur la fortune, il se prête aussi à penser les vices et les vertus de l’erreur ; les erreurs ont parfois, sur le terrain comme dans les laboratoires ou dans la vie quotidienne, des conséquences fructueuses et inattendues. Un tir raté, faisant prendre au ballon une trajectoire imprévisible, peut aboutir à un but, alors qu’une frappe techniquement irréprochable, « comme à l’entraînement », ne surprendra pas le gardien. Une faute peut, par ailleurs, susciter une insatiable envie de rachat, décupler l’énergie et la créativité du coupable. Les matchs de football regorgent de ce genre de « felix culpa », comme la faute d’Adam d’après Leibniz, qui appelle une rédemption
Si, sur le chemin du but, il faut conjuguer le mérite et la chance, savoir tirer parti des erreurs des uns et des autres, il faut aussi parfois s’aider de la tricherie, le simulacre et la duperie mis en œuvre à bon escient se révélant ici, plus que dans d’autres jeux et sports, d’utiles adjuvants. Retenir un adversaire par le maillot sans se faire voir, s’effondrer dans la surface de réparation pour un coup que l’on n’a pas reçu… font partie du « métier ». Il faut en effet savoir tricher à bon escient : un joueur s’effondrant systématiquement et réclamant une faute, sera vite repéré par les arbitres qui n’auront cure de ses réclamations. Tel autre, sachant tricher celui-ci, s’affalera sur le terrain à proximité des « espaces de vérité » pour obtenir une sanction qui peut être décisive.
À ces multiples leçons de friponnerie – un moyen, parmi d’autres, de s’en sortir –, la figure de l’arbitre, qui a longtemps été noire, oppose les rigueurs de la loi, le respect de la règle du jeu. Mais la justice au football présente ou plutôt présentait, un visage singulier : elle était immédiate, irrévocable, sanctionnait en un clin d’œil des fautes parfois difficiles à percevoir et laissait une large place à l’interprétation. Les juges pouvaient se tromper dans leurs appréciations visuelles, a fortiori quand il s’agit de discerner si un joueur est hors-jeu. Mais les erreurs d’arbitrage ne sont pas seulement des affaires de perception, l’interprétation s’en mêle. Le juge doit instantanément décider si une action litigieuse (un tackle par exemple) était régulière ou irrégulière et, plus difficile encore, si la faute était intentionnelle (la « charge » était-elle « loyale » ou « déloyale », la main « volontaire » ou « involontaire » ?). Sur ce point la VAR (Video Assistant Referees, mise en place en 2018) n’apporte guère de changements. Contrairement à la plupart des sports où la mesure sert d’étalon, de preuve et de verdict, le football est ainsi le théâtre d’erreurs judiciaires sans appel et souvent déterminantes sur le résultat du match. Les retransmissions télévisées avec leurs ralentis, leurs « loupes » sur les actions litigieuses ont avivé la sensibilité, déjà à fleur de peau, des supporters aux erreurs d’arbitrage. S’est ainsi créé un sur-spectateur, un commissaire enquêteur à l’affût de toutes les preuves des fautes commises au détriment de l’équipe qu’il soutient. Mais si le match se prête à un débat dramatisé sur la légitimité de la justice, il rappelle aussi, à sa façon, que la partie, comme tout épisode de la vie sociale, ne peut se dérouler sans un minimum d’arbitraire. Qu’en serait-il d’un match, d’un cours, d’un voyage organisé… où l’arbitre, le maître, le guide touristique… auraient, à tout moment, à asseoir contradictoirement leurs décisions ?
Le football incarne une vision à la fois cohérente et contradictoire du monde contemporain. Il exalte le mérite individuel et collectif sous la forme d’une compétition visant à consacrer les meilleurs mais il souligne aussi le rôle, pour parvenir au succès, de la chance, de la tricherie, des erreurs, d’une justice incertaine qui sont, chacune à leur façon, des dérisions insolentes du mérite. N’est-ce pas là un condensé des conditions de la réussite aujourd’hui ? Mais, par ces mêmes propriétés contradictoires, le football donne à voir un monde humainement pensable, y compris quand le succès n’est pas au rendez-vous. Dans des sociétés où chacun, individu ou collectivité, est appelé à réussir, l’échec et l’infortune ne sont psychologiquement tolérables que si la malignité des autres, l’injustice ou le destin en portent la responsabilité. À un ordre irrécusable fondé sur le pur mérite, le football oppose le recours du soupçon et d’une incertitude essentielle. Qu’en serait-il d’une société ou d’un monde, entièrement transparents, où chacun aurait la certitude rationnelle d’occuper, à juste titre, son rang, où l’on ne pourrait plus dire : « Si seulement ! », où l’on ne pourrait plus accuser l’acharnement du sort (« Piove sempre sul bagnato » « Il pleut toujours là où c’est déjà mouillé ») ou les interminables trucages de l’autre (« Les jeux sont faits, la partie est truquée et le chien mord les pauvres », dit un proverbe d’Italie du sud 9) ? Le match de football campe ainsi un univers discutable en se prêtant à une multitude d’interprétations sur les poids respectifs du mérite, de la chance, des inégalités, de la justice et la tricherie sur le chemin du succès. Et c’est sans doute cette caractéristique – la discutabilité – qui confère au football sa qualité de « drame philosophique » et attise la passion experte des partisans Le match de football offre un champ inépuisable à l’élaboration de récits différents et d’évaluations contrastées. Il permet, sauf en cas de « défaite cuisante » où, précisément, il n’y a rien à dire, d’argumenter à l’infini et de récrire une histoire vraisemblable et conforme à ses souhaits. On n’en finit pas de le commenter, de commenter les commentaires, les notes attribuées aux joueurs par les quotidiens… Les talons d’Achille des footballeurs et de leurs juges évoquent un univers qui demeure, à ses marges, discutable, et donc vivable.
Si le football dévoile les méandres d’un destin à notre mesure, il nous place tout aussi brutalement devant quelques autres vérités essentielles, obscurcies ou affadies dans le quotidien. Il nous dit, avec éclat, que, dans un monde où les biens sont en quantité finie, le malheur des uns est la condition du bonheur des autres (Mors tua, vita mea, « Ta mort, ma vie »). Pour bien saisir cette loi d’airain de nos sociétés où le bonheur est une quantité limitée, revenons au comparatisme lointain. Les Gahuku-Gama de Nouvelle-Guinée ont si bien compris cette loi d’airain du football et de la société occidentale qu’ils se sont empressés de la contourner pour rendre le jeu plus conforme à leur vision du monde : ils jouent, nous rapporte Claude Lévi-Strauss10, plusieurs jours de suite autant de parties qu’il est nécessaire pour que s’équilibrent exactement celles perdues et gagnées par chaque camp. Mais notre propre vision du bonheur ne se construit pas seulement sur les déboires du voisin ou de l’adversaire du jour. Il faut encore – et l’arithmétique des championnats l’illustre pointilleusement – que sur d’autres terrains des rivaux proches ou lointains, faibles ou forts, gagnent ou perdent pour que nous parvenions au succès. Une compétition de football illustre ainsi une autre loi de la vie moderne, l’interdépendance complexe des destinées sur le chemin du bonheur.
Conclusion : rituel séculier ou rituel religieux ?
« Jeu profond », le football symbolise les ressorts contradictoires de la réussite dans le monde contemporain, mais, à travers les équipes qui s’affrontent, il incarne les identités – réelles et imaginaires – des collectivités que celles-ci représentent. Ce sport jette un pont entre l’universel et le singulier, ce qui est sans doute à l’origine de sa popularité. Rituel séculier sans doute mais s’agit-il d’un rituel religieux ? Au principe des convergences, des analogies de forme (un cadre spatial, des rythmes temporels, des modes de regroupement spécifiques, etc.), de fonctionnement, (un scénario programmé, l’instauration d’une « anti-structure» qui tempère les hiérarchies ordinaires), de comportements ( de l’effervescence émotionnelle, de la ferveur, des croyances), une vision du monde enfin (« nous » et « les autres », les moyens de parvenir au succès : le mérite, la solidarité, la chance, la tricherie, la justice). Mais si les rapprochements entre le grand match de football et un rituel religieux sont nombreux, un trait fondamental les différencie. Contrairement au mythe sous-jacent au rituel religieux (pensons au rapport entre l’Évangile et la célébration de la messe dans la tradition chrétienne ou encore au service religieux et au Coran dans le monde musulman), rien ne nous expose, à l’occasion d’un grand match de football, d’où nous venons et où nous allons. Nul message transcendant en la circonstance, Il s’agirait donc d’un rituel « sans exégèse 11», ne nous disant rien des causes premières et des fins dernières.
Dans les années 1970, les sciences sociales prédisaient le déclin inexorable des rituels dans les sociétés industrielles et post-industrielles. Sans doute se sont-elles trompées puisque l’on assiste ici et là (et pas seulement dans les stades de football) à l’émergence et à la revitalisation foisonnantes des cérémonies les plus diverses. Les grands matchs de football témoignent du brouillage contemporain de ces formes effervescentes de la vie collective : ni simples spectacles, ni rituels religieux, ils sont au diapason des contradictions de notre temps.