En février 1983, une plaque de marbre commémorant l’embarquement de l’équipe de France pour l’Uruguay le 21 juin 1930 est inaugurée sur le port de Villefranche-sur-mer par Fernand Sastre, président de la Fédération française de football (FFF), et Joseph Calderoni, maire RPR de la ville (1977-1995). Ce dernier avait pris l’initiative avec son conseil municipal et la radio RTL de la faire réaliser. Au début de l’année 1983, le football français est en pleine renaissance. Au mois de juillet précédent, l’équipe de France a connu sa « nuit de Séville » et est passée très près d’atteindre la finale de la Coupe du monde. Son capitaine, Michel Platini, a été engagé par l’un des plus grands clubs italiens, la Juventus Turin, et la France doit accueillir l’Euro 1984. Fernand Sastre, président de la FFF de 1972 à 1984, a joué un rôle important dans cet essor du football hexagonal et son rayonnement international. Il a notamment mis en œuvre les recommandations du rapport Séguin1 sur la réforme du football professionnel et la formation des jeunes joueurs. Toutefois, en inaugurant cette plaque, l’intention est aussi de célébrer le passé. L’inscription porte « témoignage de reconnaissance » aux hommes qui ont fait le football français. Ce sont les joueurs internationaux, dont l’un d’entre eux est cité, Just Fontaine, le recordman de buts en Coupe du monde avec 13 réalisations en Suède (1958). Les journalistes, hérauts des victoires françaises, ne sont pas oubliés. Deux membres de leur corporation sont honorés : Guy Kédia, qui a fait sa carrière à Radio Luxembourg (RTL) de 1962 à 1997 et a créé l’émission Mégafoot en 1993, et le local Roger Driès (1931-2002), journaliste de Nice-Matin à qui l’on doit la découverte de la tombe de William Webb Ellis au cimetière de Menton2. Mais le véritable récipiendaire de l’hommage est un dirigeant, « Monsieur Jules Rimet ». En commémorant le départ de l’équipe de France pour la première Coupe du monde de football organisée en juillet 1930 à Montevideo, la mairie de Villefranche célèbre « le créateur de cette compétition laquelle porta ensuite son nom ». Au vrai, le titre de « créateur » est un peu usurpé. Rimet était certes le président de la Fédération internationale de football association (FIFA) au moment du congrès d’Amsterdam (1928) qui décida la création de la compétition. Toutefois, c’est Henri Delaunay, le secrétaire général à la Fédération française de football association (FFFA), qui a conçu le modèle universaliste de cette compétition ouverte à toutes les fédérations membres et à tous les joueurs quel que soit leur statut (amateur/professionnel3). Le rôle immédiat de Rimet dans l’affaire se résume à deux points néanmoins importants. Le premier fut d’arracher au bureau de la Fédération française la décision d’emmener l’équipe de France sur les rives du Rio de la Plata. Le second de s’être fait le représentant précieux de la FIFA et, plus généralement, de la France4. Jules Rimet put ensuite se prévaloir de cette visite et de ses talents de diplomate pour raccommoder les liens distendus entre la FIFA et les fédérations sud-américaines notamment après l’affaire du match Autriche-Pérou au tournoi olympique de 19365. En mars 1939, il se rendit au Congrès de la Confédération sud-américaine tenu à Buenos-Aires et sut plaider la cause de la FIFA en insistant sur la nécessité d’entretenir des contacts plus réguliers car, comme il le rappela à son auditoire : « Qui se connaît bien se comprend bien6. » Pour l’ensemble de son œuvre, et notamment le fait d’avoir su garder la neutralité et l’unité de la FIFA pendant la Seconde Guerre mondiale avec le secrétaire général allemand Ivo Schricker, le Congrès de Luxembourg (1946) décida de donner son nom au trophée réalisé par le sculteur Abel Lafleur. La Coupe Jules Rimet fut finalement définitivement attribuée au Brésil de 1970 après sa troisième victoire dans l’épreuve.
Faire ciseler et installer une plaque commémorant le départ d’une équipe de football pour une compétition dont elle est éliminée au premier tour peut paraître singulier ou très français. Célébrer le départ d’un bateau dans le port d’eau profonde de Villefranche-sur-mer, escale des lignes maritimes depuis le xixe siècle avant d’accueillir la VIe flotte américaine de 1950 à 1967, peut également sembler étrange. À y regarder de plus près, le texte incisé sur la plaque rappelle les dédicaces des inscriptions antiques aux évergètes, ces riches Romains qui offraient sur leurs deniers des spectacles, jeux et autres bienfaits à leurs concitoyens. En la matière, on voulait remercier Rimet d’avoir inventé (en fait porté) pour la France et l’humanité cette tradition sportive quadriennale qu’est la Coupe du monde. Toutefois, au début des années 1980, les plaques étaient plutôt un genre mémoriel réservé aux grands hommes artistes, écrivains et hommes politiques (installées sur les lieux de leur naissance, de leur activité ou de leur mort) et à ceux, notamment résistants, qui avaient donné leur vie pour la patrie. En ce sens, le sport n’apparaissait surtout que pour les aviateurs (lieu d’un exploit ou d’un accident) ou les athlètes et rugbymen7 morts pour la France. La plaque signale donc un début de patrimonialisation du sport8 qui se manifeste aussi dans les années 1980 par un intérêt nouveau pour les stades, leur inventaire et leur conservation9. Elle indique aussi que l’événement sportif peut devenir un lieu de mémoire national comme le prouvera quinze ans plus tard la victoire de la France « Black-Blanc-Beur ».
Derrière la commémoration et la mémoire vient se nicher un pan d’histoire du football. La plaque renvoie en effet à la mobilité10 et aux circulations des footballeurs. À la fin des années 1920, le temps des pionniers rapportant des ballons en Amérique du Sud comme le Brésilien Charles Miller à Sao Paulo ou des migrants abordant à Buenos Aires et Montevideo et dont les progénitures étaient autant de futurs joueurs et supporters de fútbol en puissance, est révolu. Ce sont désormais les équipes qui circulent. En 1914, la Pro Vercelli et le Torino s’étaient faits les précurseurs par leur tournée en Amérique du Sud11. Dans les années 1920, ce sont les équipes sud-américaines qui s’aventurent en Europe. D’abord l’Uruguay en 1924 qui fait précéder son triomphe aux Jeux de Paris par une tournée en Espagne. Un an plus tard, Boca Juniors12, le Nacional de Montevideo et le Paulistano13 (Sao Paulo) se rendent en Europe et notamment à Paris. En 1926, l’Hakoah Vienne de Béla Guttmann accomplit une tournée triomphale aux États-Unis. Toutes ces équipes empruntent des paquebots transatlantiques. Même si Charles Lindbergh réussit la première traversée aérienne de l’Atlantique en 1927, il faut attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour que des lignes régulières et relativement sûres soient assurées par des quadrimoteurs comme le Superconstellation. Quelques essais sont toutefois tentés. En mars 1927, les footballeurs du Genoa s’envolent pour Rome à bord d’un hydravion14. Cinq ans plus tard, Henri Delaunay, Georges Lévy15 et Jules Rimet gagnent le Congrès de la FIFA de Stockholm en empruntant les lignes Farman. Toutefois, le bateau reste, hors voyage continental, le moyen essentiel pour traverser mer et océan.
Même si les joueurs des Indes néerlandaises (Indonésie actuelle) durent en 1938 se contenter de la troisième classe pour rejoindre la troisième Coupe du monde organisée en France16, les passagers sportifs du Conte Verde goûtent les plaisirs de la seconde et de la sociabilité des paquebots. Après avoir embarqué le 21 juin à Villefranche-sur-mer, les seize joueurs français et leurs accompagnateurs dont Rimet ont le temps de profiter des nombreuses ressources offertes par le paquebot italien de la Lloyd Sabaudo Line jusqu’à leur débarquement à Montevideo le 5 juillet suivant17. Dans le port azuréen, ils retrouvèrent l’équipe de Roumanie, qui avait embarqué à Gênes, puis furent rejoints par la sélection belge à Barcelone. L’équipe de Yougoslavie, quatrième formation européenne à se rendre en Uruguay, avait embarqué de son côté à Marseille sur le Florida. Selon Match L’Intran, l’équipe de France eut « le pied marin », et pas « une minute d’ennui [n’était venue] rappeler la longueur de la traversée18 ». Entraînements sur le pont, parties de bridge, de belote, séances de cinéma et bals, sans oublier les traditionnelles festivités du « passage de la Ligne », racontées avec force détail par Jules Rimet dans ses mémoires19, vinrent égayer la traversée. Des joueurs d’origines géographique et sociale variées pouvaient vivre ce voyage comme un temps de vacances et de divertissement inédit. En d’autres termes, de jeunes hommes issus des classes moyennes et populaires intégraient temporairement la « classe de loisir » identifiée par le sociologue américain Thorstein Veblen20. Cependant, l’accostage dans le port de Montevideo vint rappeler aux joueurs que la compétition à laquelle ils devaient prendre part était un événement pris très au sérieux par leurs hôtes. Plus de 10 000 Uruguayens attendaient en effet les équipes européennes, avant qu’une réception réunissant plus de 2 000 personnes au club-house du Racing ne vienne célébrer l’arrivée des représentants du vieux continent21. La suite fut moins glorieuse même si la France remporta le premier match de la compétition 4-1 contre le Mexique. Les Bleus furent ensuite battus deux fois 0-1 par l’Argentine et le Chili et éliminés au premier tour. De cette déconvenue sportive habituelle chez les Bleus de l’entre-deux-guerres22, la plaque ne dit mot.