Les sociologues transalpins se sont penchés sur la violence des ultras à partir de la Coupe du monde organisée en 1990 en Italie1. Les historiens ont mis plus de temps à étudier le phénomène et la première étude spécifique a été produite France avec le livre de Sébastien Louis, Ultras les autres protagonistes du football publié en 20172. L’ouvrage de Fabio Milazzo vient à point nommé rattraper un retard, tout en témoignant de l’effervescence que connaît l’histoire du sport et du football en Italie via les différentes manifestations organisées par la Società Italiana di Storia dello Sport (SISS) et l’Academic Football Lab (AFLab) et, bien sûr, les publications de leurs membres. Fabio Milazzo mène ses activités de recherche auprès de l’Istituto Storico della Resistenza e della Società Contemporanea de Cuneo (Coni). Il s’est notamment spécialisé dans l’histoire de la psychiatrie autour de l’étude des asiles d’aliénés de la fin du xixe siècle au début du fascisme et de celle des soins apportés aux traumatisés de guerre avant, pendant et après le premier conflit mondial. Certaines mauvaises langues seraient tentées de dire que du psychopathe à l’ultra il n’y a qu’un pas… Ce que ne fait évidemment pas ce livre écrit d’une plume alerte et qui propose une belle synthèse du phénomène de la violence des supporters depuis l’après Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Le matériau utilisé consiste dans la presse et la bibliographie afférente au sujet. Ce faisant le livre étudie l’une des formes de violence qui ont affecté l’Italie depuis 1947 avec une intensité variable mais qui a pu parfois être assimilée aux actes criminels des groupes terroristes des « années de plomb » ou à ceux des groupes mafieux. Il analyse aussi et surtout son évolution, soit le passage de la violence des tifosi de l’après-guerre à celle des ultras. Comme le relève fort justement Fabio Milazzo la « violence de cette première phase3 était les produits d’une passion en général indifférenciée et désorganisée, mais pas moins agressive » et comportant des « conséquences tragiques » (p. 31). On pourrait peut-être discuter le caractère seulement spontané de ces violences que les archives de la police documentent bien et que l’on peut voir apparaître dès la première moitié des années 19204. En tout cas, invasions de terrain, poursuites d’arbitre, assauts contre les vestiaires étaient les manifestations d’une passion masculine agressive contrariée par les décisions arbitrales. Les forces de l’ordre, notamment les unités d’intervention rapide de la « Celere », étaient laissées libres de réprimer vigoureusement. L’auteur revient aux origines des violences suscitées par le tifo5, ce mot hérité de l’époque fasciste et servant à désigner une passion quasi pathologique pour le football. Le « virus » du football, serait-on tenté de dire, mute dans les années 1950. Le calcio devient une passion nationale qui attire les foules dans des villes en pleine expansion. Les « bar sport » se multiplient où les passionnés se retrouvent. Ces derniers se détachent de la direction des clubs et prétendent incarner la véritable « foi sportive », comme l’indiquent les termes qu’ils emploient pour se dénommer : les Fedelissimi, c’est-à-dire les plus ou très fidèles qui se réunissent dans des gruppi, circoli, clubs indépendants. À partir des années 1960, la mutation s’accélère et Fabio Milazzo en analyse bien les différents facteurs : les jeunes, issus du baby-boom et de sa culture, se rassemblent entre eux, des transferts culturels sont opérés depuis la Grande-Bretagne où les supporters de la Red Army de Manchester United réinventent une forme de soutien violent dans laquelle la violence devient essentielle, voire le seul but. La crise sociale, économique et politique des années de plomb intervient dans la mutation de teppisti, c’est-à-dire voyous, à ultras, activistes cherchant la confrontation organisée avec les groupes concurrents. L’auteur revient avec à propos sur l’origine du terme « ultras ». Il pourrait avoir une origine maritime en phase avec le dossier de ce numéro 4 de Football(s). Il s’agirait alors de l’acronyme d’une devise peinte par des supporters de la Sampdoria sur les murs de Gênes : « Uniti Legneremo Tutti i Rossoblù, Ancora Sangue », autrement dit, « Unis nous rosserons tous les rouge et bleu6, encore du sang » (p. 73). D’autres origines sont revendiquées du côté des Fedelissimi du Torino qui se divisent et font apparaître des jeunes activistes se définissant comme des « commandos » ce qu’un journaliste traduit par le terme « ultras ». C’est le début d’une longue saison de violence qui court jusqu’à nos jours. Les luttes entres groupes ultras sortent des stades pour se transformer en véritable guérilla urbaine faite d’embuscades comme en mai 1977 lorsque les ultras de Vérone lancent un cocktail molotov sur le bus des joueurs du Milan. On commence aussi à mourir en allant au stade à l’exemple de Vincenzo Paparelli, un mécanicien romain, tifoso laziale de 33 ans, venu avec sa femme assister au derby de la cité éternelle le 28 octobre 1979. Il est tué sous les yeux de son épouse frappé par une fusée de détresse reçue en pleine tête. Chaque année, l’on dénombre au moins un mort et des dizaines voire des centaines de blessés. La classe politique comme les autorités sportives semblent démunies face à une violence dont les tenants et les aboutissements renvoient à des logiques anthropologiques anciennes : eux contre nous, la défense d’un territoire la curva, c’est-à-dire le virage, orné de ses symboles non moins sacrés (bannières, inscriptions) où le groupe s’est installé. En retour, lorsque l’on suit son équipe en déplacement, c’est la volonté de violer cet « espace sacré » en attaquant ses défenseurs et en s’emparant de ses totems, comme les troupes coloniales s’emparaient des regalia des souverains africains pour leur faire perdre leur assise symbolique et religieuse. L’on peut aussi compter sur l’alliance de groupes appartenant à d’autres clubs selon le principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Et sur celle des femmes, car loin d’être le territoire d’une masculinité toxique, les virages des ultras sont peuplés jusqu’à 35 % d’éléments féminins. La violence est aussi justifiée ou stimulée par l’appel à des figures communistes comme le Che ou nazies comme Rudolf Hess, « invoqué » par les supporters de Vérone fêtant en 2019 le retour de leur club en série A (p. 158). La réponse des autorités est sécuritaire, notamment après le Heysel, ce qui accroît la paranoïa des ultras et leur sentiment d’être victimes de la répression mise en œuvre par l’appareil d’État. Le policier devient l’ennemi alors que la législation ne fait qu’accroître les moyens d’éloigner les violents des stades jusqu’au décret Salvini (2018) qui « étendait les aires urbaines où peuvent être mises en application l’interdiction d’accès, augmentait la durée des mesures et durcissait les peines » (p. 194). Les forces de police payent le prix de leur engagement avec un sommet atteignant 723 blessés pendant la saison 1990-1991 (p. 177). Le 2 février 2007, lors du match Catane-Palerme, Filippo Raciti, un inspecteur de la police locale trouve la mort sous une pluie de fumigènes et de projectiles enflammés. Si les années 2010 semblent marquées par une diminution relative des violences, elles sont aussi marquées, dans certains stades, par l’apparition de liens entre ultras, néofascistes et criminalité organisée (p. 239). Ce qui ne laisse pas présager l’instauration de « Uno sport a misura di tifoso », c’est-à-dire un supportérisme sportif et pacifié (p. 241), comme le projetait le manifeste gouvernemental publié en 1920. En lisant le livre passionnant de Fabio Milazzo, vient à l’esprit l’une des remarques du sociologue Alessandro Dal Lago disparu en 2022 : « Sans tomber dans le cynisme de ceux qui acceptent la violence rituelle comme un moindre mal (par rapport à la violence anonyme et anomique), on pourrait observer, en conclusion, que c’est précisément à partir des voix rituelles du dimanche que s’élève un certain message sur la qualité de nos jours de semaine7. » Au-delà de cette interrogation sur le sens presque métaphysique du supportérisme, le livre de Fabio Milazzo prouve, s’il en était besoin, que le football demeure une porte d’entrée incontournable pour aborder l’histoire de l’Italie contemporaine.
Fabio Milazzo, Il tifo violento in Italia. Teppismo e ordine pubblico negli stadi (1947-2020)
p. 217-238
Référence(s) :
Fabio Milazzo, Il tifo violento in Italia. Teppismo e ordine pubblico negli stadi (1947-2020), Milan, FrancoAngeli, 2022, 275 p.
Texte
Notes
1 Voir les ouvrages de Alessandro Dal Lago, Descrizione di una battaglia. I rituali del calcio, Bologne, Il Mulino, 1990 et de Antonio Roversi (dir.), Calcio e violenza in Europa. Inghilterra, Germania, Italia, Olanda, Belgio e Danimarca, Bologne, Il Mulino, 1990. Retour au texte
2 Sébastien Louis, Ultras les autres protagonistes du football, Paris, Mare & Martin, 2017. Retour au texte
3 Les années 1940 et 1950. Retour au texte
4 Sur ce sujet, l’auteur permet de renvoyer à son article publié dans les années 1990. Paul Dietschy, «’Pugni, bastoni e rivoltelle’. Violence et football dans l'Italie des années vingt et trente », Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, 1996, tome 108, n° 1, p. 203-240. Retour au texte
5 En italien, tifo signifie d’abord typhus. Retour au texte
6 Les supporters du Genoa, le club rival. Retour au texte
7 Dal Lago, Descrizione di una battaglia, op. cit., p. 168. Retour au texte
Illustrations
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Figure n° 5 : couverture de l’ouvrage Il tifo violento in Italia. Teppismo e ordine pubblico negli stadi (1947-2020).
Citer cet article
Référence papier
Paul Dietschy, « Fabio Milazzo, Il tifo violento in Italia. Teppismo e ordine pubblico negli stadi (1947-2020) », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 4 | 2024, 217-238.
Référence électronique
Paul Dietschy, « Fabio Milazzo, Il tifo violento in Italia. Teppismo e ordine pubblico negli stadi (1947-2020) », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 4 | 2024, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=708
Auteur
Paul Dietschy
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté