Apparus quasi simultanément, au tout début du xxe siècle, sur la scène sportive insulaire, le rugby et le football suivirent des trajectoires diamétralement opposées, au plus grand bénéfice du ballon rond. Et ce d’autant plus que le rugby eut également à lutter, un moment, contre les instances nationales elles-mêmes. Pour autant, depuis le mitan des années 1980 au moins, les adeptes du ballon ovale tentent d’inverser le cours des choses afin de battre en brèche l’hégémonie de leurs concurrents, y compris en jouant sur le registre des manifestations identitaires. Actuellement, l’importante présence médiatique insulaire du rugby est inversement proportionnelle à sa réalité sportive, alors que des mises en scènes culturelles et sportives lui confèrent une identité différente du football, son rival local – et modèle – de toujours.
Une présence éphémère (1904-1924), une survivance en diaspora (1924-1962)
Au début du xxe siècle, outre l’action des Britanniques, des Suisses et des Corses eux-mêmes, l’impulsion sportive vint également, quoique de manière beaucoup plus diffuse, de dirigeants de sociétés et de fonctionnaires français installés dans les principales villes de Corse. Ce fut le cas pour le rugby lorsque se créa, en décembre 1904, le Stade ajaccien, à l’initiative « de M. Jacotin fils de l’aimable directeur de l’agence de la Compagnie française de navigation d’Ajaccio1. »
Les débuts semblent avoir été laborieux et la presse, seul indicateur dont on dispose pour la période, n’évoquera plus guère le ballon ovale pendant quelque temps. Il est vrai que la différence entre les deux pratiques du football demeura longtemps plus que floue pour les contemporains, d’où l’absence totale d’enjeux idéologiques entre le rugby et l’association. À compter de 1910, les créations durent être suffisamment nombreuses pour que La Corse sportive ait pris la peine d’informer ses lecteurs de « L’ouverture officielle de la saison de football [qui] s’approche à grands pas et bientôt les fervents du ballon ovale […] pourront s’en donner à cœur joie », annonçant la possible création d’une Coupe de Corse de rugby « dont les vainqueurs prendraient le titre de “Champion de la Corse” ». Témoignage d’une volonté précoce d’ouverture, d’une forme d’intégration virtuelle aux compétitions nationales – tout autant qu’une recherche/affirmation de francité alors avidement désirée –, la saison se clôturerait en avril avec une rencontre, disputée en Corse, entre le champion insulaire et un club de Marseille, Nice ou Toulon2. Un nouveau palier fut franchi lorsque le jeu essaima au-delà de son berceau ajaccien ainsi qu’en témoignait la création, en 1912, au sud de Bastia, du club de Biguglia. Signe des temps, quelques journaux n’hésitèrent plus à relater un évènement international de rugby. Le premier à s’y essayer fut un journal de potaches, Le Coucou, à l’occasion d’une rencontre entre la France et l’Angleterre3. Ce qui nous offre l’une des rares occasions d’identifier le milieu social probable des premiers pratiquants.
Néanmoins, malgré ces premiers succès, le développement du rugby se trouvait handicapé par l’absence de terrains de jeu adéquats dans une île au relief ingrat pour ce genre de pratique. Les espaces restés vides au centre des hippodromes purent, un temps, constituer une solution de rechange, de même que les champs de manœuvres des militaires. Cependant, situés loin des centres-villes, ils n’offraient guère d’intérêt à long terme d’autant qu’il fallait les partager avec d’autres activités peu compatibles aux sports de ballon. On peut y ajouter quelques prises de position journalistiques pas forcément favorables, à l’instar de celle émise par Bastia-Journal, « la jeunesse ajaccienne semble s’intéresser de plus en plus au foot-ball (sic). Moins brutal et plus gracieux que le rugby4 » et, bien sûr, l’extraordinaire succès du football déjà bien implanté dans l’île.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’instar des autres sports insulaires, le rugby fit tout son possible pour intégrer les compétitions nationales ou, à tout le moins, pour que son championnat se déroulât sous l’égide de la toute jeune Fédération française de rugby à XV (FFR). Néanmoins, à la différence du football, le rugby dut accepter une mise sous tutelle par le comité de la Côte d’Azur (CCA) qui décida de créer un championnat de la Corse5. Afin d’épauler leurs camarades insulaires, les sociétaires du Racing Rugby Club de Nice n’hésitèrent pas à se rendre plusieurs fois dans la cité impériale, pour y disputer des matches contre l’Athletic Club ajaccien (ACA). Le rugby semblait alors gagner son pari. Aussi, lors de l’assemblée générale du CCA, le 6 mai 1923, M. Duprez, représentant de l’ACA et vice-président du Comité, demandait la création d’un sous-comité pour la Corse6, premier pas vers une forme d’émancipation sportive. Mais ce ne fut qu’un feu de paille. En octobre, le sous-comité n’avait toujours pas vu le jour7. Passé 1924, il ne fut plus question de rugby en Corse. Les difficultés à quitter le giron ajaccien, où il était de nouveau confiné depuis 1918, l’absence d’infrastructures, l’étroitesse démographique et le rouleau compresseur du football eurent raison du ballon ovale. Bientôt, le souvenir même de sa pratique s’estompa pour finalement s’effacer totalement. Avant cela, en juin 1923, le représentant de la Corse auprès du CCA posa un problème appelé à devenir, un demi-siècle plus tard, un casus belli avec la FFR : il demandait que, lors du Congrès national, une décision soit prise afin d’accorder aux clubs insulaires qui se déplaceraient sur le continent, des indemnités de voyage supérieures à celles consenties aux autres clubs, « le voyage par mer étant plus élevé que par chemin de fer8. »
Disparu dans l’île, le rugby corse se maintint longtemps en situation de diaspora. Déjà, dès avant la Grande Guerre, des insulaires se distinguèrent au sein de clubs continentaux, voire en équipe de France. Mais l’essentiel n’est pas là car ces pratiquants ne retournèrent pas en Corse, une fois leur carrière sportive et professionnelle terminée, ils ne jouèrent donc pas le rôle de missionnaires de la cause rugbystique dans l’île. En revanche, des Corses du continent se regroupèrent pour fonder des clubs à l’activité plus ou moins éphémère, tel le Corsica Sporting-Club de Marseille9. Plus intéressante apparaît l’existence du Rugby-Club corse de Toulon (RCC), l’autre grande ville insulaire du Midi : « Elle fut hardie l’initiative de ces fils de Cyrnos qui, un beau jour, décidèrent de former un quinze composé uniquement de jeunes corses. Le quinze est formé : on avait cru à une blague, et c’est une vivante réalité. Les équipiers s’entraînent et, dans leurs communiqués, ils font joyeusement chanter les “i” de leur patronyme. Une équipe corse, voilà qui ne manque pas de panache10 ! » Pensionnaire de la Division de Promotion, le club se maintint pratiquement jusqu’à l’orée de la Seconde Guerre mondiale et reprit ses activités une fois la paix revenue. On retrouvera certains de ses membres parmi les pionniers de la renaissance du rugby dans l’île dans les années 1960, à l’image de Pascal Colonna, originaire de L’Isula, qui joua avec l’équipe première du RCC. De retour en Corse, il s’investit dans le rugby, d’abord en tant que joueur du Bastia université club (BUC), puis en tant que dirigeant et entraîneur en Balagna lors de la création du club de L’Isula11.
À ceux-là, il convient d’ajouter les Corses qui firent la connaissance du ballon ovale dans le cadre impérial et qui jouèrent le même rôle stimulant, tel le Bastiais Michel Guillaumin, engagé dans l’armée en 1957, envoyé à Bouaké en Côte d’Ivoire où il intégra l’équipe locale composée uniquement de Français mais pas seulement de militaires ; rentré en Corse au début des années 1960, il rejoignit aussitôt la cohorte des nouveaux missionnaires du rugby12. Enfin, on se gardera d’oublier les étudiants corses13 dont certains firent connaissance avec le jeu lors de leurs études sur le continent, à l’instar du docteur Victor Serafini.
Une renaissance entravée… par la FFR (1962-1972) !
Au tout début des années 1950, la mise en œuvre du Plan d’action régionale par l’État visait à transformer la Corse en une zone de consommation et de loisirs, soumise à de fortes pressions capitalistiques et à d’intenses flux migratoires. Ce fut dans ce contexte de grands bouleversements que de nouvelles pratiques apparurent dans l’île. Un peu à l’image de ce qui se produisit au début du xxe siècle, les promoteurs des nouvelles activités furent certes des insulaires, mais également des Corses rentrés des colonies ou du Continent, ainsi que des continentaux et des Pieds-Noirs installés à demeure et adeptes de sports alors peu ou pas connus en Corse.
Dans les pratiques nées de cette deuxième « explosion sportive » certaines faisaient figure de grandes nouveautés, ce qui n’était pas forcément le cas. Ainsi en allait-il du rugby. Le premier club de cette nouvelle ère fut fondé à Bastia, le 20 mars 1962, il s’agissait du Rugby Club bastiais XV (RCB)14. L’initiative en revenait à des Corses ayant pratiqué sur le continent lors de leurs études universitaires et, en tout premier lieu le docteur Victor Serafini (1924-2022)15, ou en Afrique du Nord coloniale, à l’image de François Medori (1916-2001), météorologiste passé de Tunisie en Corse en 1958, qui évoluait dans l’équipe de Gabès16. Parmi les premiers pratiquants se trouvaient également des enseignants d’EPS, des fonctionnaires de passage ou des commerçants, originaires pour la plupart du sud-ouest de la France – tel André Berthoumieu, ancien joueur originaire d’Agen au RCB. Peu de temps après, (re) naissait la section rugby de l’ACA, puis vinrent l’Olympique de Migliacciaru et le Rugby Club ajaccien avant que, en 1969, ne naquît le BUC né de la fusion du RCB et de la section rugby du Sporting Étoile Club de Bastia. Mais, une fois encore, faute d’infrastructures adéquates et face à la toute-puissance du football, le rugby insulaire végétait. Pour autant, en 1964, le RCB fut invité à participer au Tournoi de Bruxelles, s’y comportant de manière plus qu’honorable17. Le champion de Corse put dès lors participer aux championnats de France inter-régionaux amateurs dans le groupe Sud-Est dépendant du comité du Littoral18. Le rugby semblait enfin prendre définitivement son envol, lorsque, au mois de juin 1972, les clubs insulaires connurent la même situation d’exclusion, pour les mêmes motifs, au même niveau amateur, mais dans des conditions encore plus iniques que celles qui frappèrent leurs homologues du football quelques années auparavant.
Alors que le BUC venait de terminer en troisième position de sa poule de championnat du Littoral, le comité décida d’exclure l’équipe corse au seul motif du coût financier élevé des déplacements pour les clubs continentaux19. La FFR se montra intraitable, entérinant la décision sans aucun état d’âme lors de son congrès du mois de juin. Cette crise montrait la permanence de comportements exclusifs de la part d’instances nationales agacées par les « prétentions » insulaires considérées comme peu crédibles sportivement au moment où, pourtant, les résultats des équipes corses s’amélioraient notablement ; mais ceci pouvait peut-être aussi expliquer cela. Les clubs de handball allaient bientôt être logés à la même enseigne. La presse locale dénonça les exclusions de manière particulièrement véhémente dans de nombreux articles tout au long des mois de juin et juillet. Quant à la presse nationale spécialisée, à la différence de ce qui s’était produit pour le football, elle soutint sans réserve les clubs insulaires, de rugby comme de handball, dénonçant le traitement qui leur était infligé, à l’instar de cet article de L’Équipe au titre sans équivoque, Pitié pour les Corses, dans lequel on pouvait notamment lire :
[En] l’espace de quelques jours, le BUC et le RCB viennent, l’un après l’autre, de connaître la même et cruelle mésaventure : ils ont été tout simplement (si l’on peut dire) rejetés, reniés par leurs cousins de la métropole. Oui, vous avez bien lu : exclus des compétitions ! Le pourquoi de cette étonnante décision, c’est une futile question d’argent. L’argent, encore et toujours lui… Les dirigeants azuréens estiment, en effet, trop élevés les frais de transport entre le continent et la Corse ! […]. Mais un arrangement à l’amiable entre tous les clubs concernés reste, bien sûr, souhaitable, car il ne faut pas oublier que le football corse représentera notre pays en Coupe des Coupes la saison prochaine. Il serait pour le moins choquant de voir, dans le même temps, certains ressortissants insulaires considérés comme des brebis galeuses20.
Conscient des enjeux autres que sportifs, le Directeur départemental de la Jeunesse et des Sports n’hésita pas à déclarer :
J’ai très bien senti que toute la Corse était concernée par ces affaires. Les représentants des deux disciplines ne m’ont pas caché leurs sentiments, que ces décisions étaient surtout prises à l’encontre de la Corse tout entière. On rejetait purement et simplement ce département dans une sorte de racisme de mauvais aloi. Aussi j’ai envoyé un rapport circonstancié au ministre de la Jeunesse et des Sports afin qu’il se sente concerné21.
Ne s’y trompant pas, les élus politiques insulaires multiplièrent les interventions auprès des dirigeants sportifs nationaux, de même que le préfet de la Corse ; en vain.
L’une des conséquences de l’attitude pour le moins maladroite, voire de l’ostracisme délibéré, de la FFR fut, à un moment donné, l’affirmation d’un vrai sentiment de rejet des instances dirigeantes qui déboucha sur des affirmations « sécessionnistes » plus ou moins sérieuses. En ce début des années 1970, lorsque des sportifs insulaires se trouvèrent mis en situation extrême, l’intégration dans une compétition nationale sembla ne plus être considérée comme une fin en soi, d’autres cadres géographiques purent alors être évoqués. Soudain, la notion d’intégration sembla prendre le pas, voire se dissocier, de la notion de cadre national alors que les deux termes apparaissaient jusque-là évidemment comme synonymes. La simple évocation d’une sortie du cadre français eut été impensable dix années auparavant. Incontestablement, le sport démontrait à sa manière l’essoufflement du vieux discours assimilationniste et « légitimiste », notamment vis-à-vis du rejet de l’Italie. Alors que, en 1961, les joueurs de football du SC Bastia en déplacement sur le continent, avaient très mal vécu le fait d’être assimilés à des Italiens, dix ans plus tard, évincés par la FFR, les rugbymen du BUC brandirent la menace, presque suivie d’effets, de s’inscrire dans le championnat d’Italie afin de pouvoir continuer à pratiquer à un certain niveau ; voire de former une nouvelle « fédération » avec les clubs de Malte et de Gibraltar. Or, la demande fut acceptée par les instances d’outre-Tyrrhénienne. Dans un contexte politique corse de plus en plus tendu – qui déboucha trois ans plus tard sur les évènements tragiques d’Aléria –, et face à l’attitude intransigeante de la FFR22, la situation risquait de déborder définitivement sur le champ politique ; ce que, de fait, personne ne souhaitait. Pour survivre, et à l’initiative de certains dirigeants bastiais, probablement rétrospectivement effrayés par leur audace « irrédentiste », la plupart des rugbymen insulaires se tournèrent finalement vers la Fédération française de jeu à XIII qui, en septembre 1972, accueillit favorablement la demande du tout nouveau club de Bastia XIII, admis dans la poule D du championnat fédéral (promotion)23. Au cours des années suivantes, les clubs d’Ajaccio, Biguglia, Bonifacio, Cervioni et Corte, rejoignirent à leur tour le XIII.
Depuis 1972, un développement en dent de scie, un argumentaire identitaire en trompe-l’œil
La crise de juin-juillet 1972, donna un coup d’arrêt brutal au développement du rugby, condamné désormais à évoluer en vase clos dans un mini-championnat de Corse. À vrai dire, dès l’automne, en catimini, des négociations reprirent entre les insulaires et la FFR qui aboutirent à la présence d’une seule équipe – en l’occurrence le RC Lucciana – dans le championnat du Littoral de première série, sans aucune possibilité d’accession pour les autres, un peu sur le mode discriminant qui frappait alors les clubs de football amateur insulaires vis-à-vis du championnat de France amateur. En mai 1985, finalement, le rugby insulaire réintégrait le giron de la FFR, tandis que le comité de la Corse24 se détachait administrativement, non sans mal, de son homologue du Littoral afin de former le 23e comité de la fédération (juin 1986)25. Dès lors, le ballon ovale connut un certain développement qui vit accéder, pour un temps, l’un de ses clubs – en l’occurrence le Sporting Club Bastia (SCB) XV –, au championnat de France de Fédérale 2. Ceci dit, la victoire sur le rugby à XIII fut longue à se dessiner puisque, en 1988 encore, l’île comptait onze clubs pratiquant le rugby à XV – soit tout de même un doublement en quatre ans – pour dix clubs adeptes du rugby à XIII26 ; il fallut attendre 1992 pour voir le XIII définitivement distancé, puis disparaître. En juin 2008, malgré l’échec du SCB XV, le comité pouvait se targuer de compter sur onze clubs au sein desquels évoluaient quelque 1 800 licenciés, soit un triplement des effectifs en vingt ans27 ; l’objectif désormais clairement affiché par les dirigeants locaux était de dépasser les 2 000 pratiquants à l’horizon 201328. En octobre 2022, la FFR annonçait une augmentation de 14,02 % de ses licenciés par rapport à l’année précédente à la même date, la Corse, avec + 34 %, dominait largement les débats chez les hommes29. Pourtant, au-delà des apparences et des effets d’annonce, les chiffres dissimulaient une évolution en dent de scie faite d’avancées et de reculs30. Au printemps 2023, la Corse était ramenée à son niveau de 2007, ne comptant plus que 1 200 licenciés pour neuf clubs31, dont un féminin, « Les Ponettes », évoluant en Fédérale 1 et rassemblant des pratiquantes venues de toute la Corse. Le rugby ne figurait pas parmi les 10 premiers sports pratiqués en Corse, ni par le nombre de licenciés32, ni par le nombre de clubs. Bien loin de son éternel rival du football (10 000 licenciés) qu’il avait cru, un temps, pouvoir concurrencer.
En effet, et l’essentiel était peut-être là, le rugby à XV tenta, dès le mitan des années 1980 et encore plus au début de la décennie suivante, de se substituer au football en tant que sport identitaire. Certes, le retard apparaissait conséquent, le chemin pouvait paraître long et semé d’embûches mais, au lendemain de la catastrophe du stade de Furiani33, la crise dans laquelle le football corse s’enfonçait depuis 1986 semblait irréversible – d’autant qu’une partie des insulaires rejetait le ballon rond, y compris en termes culturels –, laissant la porte ouverte à d’éventuels prétendants. Transformer « La Corse [en] terre de rugby » devint alors – et demeure – le mantra du comité insulaire. De ce point de vue, un passage de l’historique de la pratique dans l’île rédigé par le président de ce comité en 1988, mérite d’être cité :
La Corse est un Ile, une « Montagne dans la mer », à la démographie déclinante 250 000 habitants, aux communications internes difficile et située dans le bassin occidental de la Méditerranée, plus près de la Péninsule Italienne que de la Mère Patrie la France.
De ce passé fait d’essais, d’échecs, de résistances et de dérives dans une Méditerranée où les flottes des puissances continentales ont toujours dominé les îles, vient peut-être le visage contrasté de la Corse d’aujourd’hui.
Soumise pendant deux siècles à un rythme d’évolution ralentie, repliée sur elle-même, elle reste aujourd’hui un paradis fragile qui a ses exclus : les vieillards encore accrochés aux villages fossilisés de la montagne. Là est l’autre face de la Corse, celle de l’incertitude, du désarroi, voire de la révolte.
La conscience Corse est née dans les années soixante, par la mise en valeur agricole et touristique, face aux intérêts extérieurs ; origine du malaise de la question Corse : un peuple qui malgré les différences locales a gardé très vif le sentiment de son identité.
Le rugby insulaire né en 1962 est en symbiose totale avec l’histoire, la géographie, l’économie et la politique de l’Ile.
Il a puisé ses principales caractéristiques : un tempérament fier, vif, excessif, passionné à l’extrême, révolté parfois34.
Cette offensive identitaire se poursuivit dans les années suivantes. En mai 2004, lorsque l’équipe du SCB XV accéda à la Fédérale 2, à la fin de la dernière rencontre jouée en Corse, le public, les dirigeants et les joueurs entonnèrent le Diu Vi Salvi Regina35. Il n’était pas rare que, de temps à autre, retentissent autour des terrains quelques coups de feu tirés en l’air36, à l’image de ceux des tribunes des stades de football jusque dans les années 1980. Le ballon ovale semblait bien, en ce début de xxie siècle, vouloir récupérer pour partie l’héritage culturel et identitaire autrefois dévolu au seul ballon rond ; en 2008, la devise de l’école de rugby de Bastia XV n’était-elle pas : « Una squadra, un populu, una storia » (« une équipe, un peuple, une histoire37 ») ? Autrement dit, le rugby se concevait d’après les mêmes critères socioculturels et historiques que ceux dont avait usé – un temps – le football avant lui : un particularisme revendiqué et affirmé, mais ne pouvant trouver sa plénitude que dans l’ensemble national. Bref, un succédané quelque peu suranné de la « Petite Patrie ».
D’où la rapidité avec laquelle les dirigeants insulaires surent organiser des événements sportifs de qualité mettant en scène l’équipe de France38, réalisant ainsi la synthèse visible des deux sentiments d’appartenance39 ; tout autant que des opérations efficaces de communication. C’est ainsi que, du 5 au 8 janvier 1994, les Tricolores venaient effectuer un stage en Corse40. Des matches comptant pour des compétitions internationales furent accueillis dans l’île, tels, le 8 mars 2008 à Porto Vecchio, un France-Italie comptant pour le Tournoi des Six Nations espoirs ou, le 24 février 2018, un autre France-Italie, dans le cadre du Tournoi féminin des Six Nations, à Furiani, devant 5 000 spectateurs. Des rencontres amicales furent également organisées. Ainsi, en avril 2019 se déroulèrent deux rencontres France-Irlande U 20, l’une à Lumiu, l’autre à Furiani ; en janvier 2021, Furiani accueillit un match amical France-Italie U 20 etc. Enfin, des clubs français vinrent bientôt à leur tour officier dans l’île à l’image de Lyon et de Montpellier qui s’affrontèrent dans un match amical, à Furiani, en août 2022.
À tel point que les dirigeants de la FFR se mirent à considérer l’île comme une terre de mission, toutes choses étant égales par ailleurs. En déplacement dans l’île, en janvier 1994, Bernard Lapasset, président de la FFR à l’époque, se laissait aller à déclarer : « La Corse s’est trompée de sport […]. J’ai trouvé des passionnés, des combattants, des guerriers qui ont le sens de la fête. Tous les ingrédients qui font les terroirs de rugby. La fédération ne peut rester sans répondre à un tel appel de manière concrète41 ». Non parfois sans quelque démagogie comme lorsque, de passage dans l’île à l’été 2021, Bernard Laporte, alors président de la FFR, se laissa aller à déclarer que « La Corse a un rôle à jouer dans cette Coupe du monde de rugby 202342. » Concrètement cela se traduisit, entre autres, par l’admission de cinq clubs disputant des rencontres de championnat de France, alors que la FFR ajoutait une part « transport » au budget du comité insulaire et prenait également en charge les déplacements des clubs continentaux en Corse ; on était bien loin de la crise de 1972. Enfin, en termes plus symboliques, le trophée Webb Ellis fut présenté à Bastia, en août 2006, et en septembre 2020, à Lucciana. Néanmoins, au-delà de l’écho médiatique, force est de constater, à l’heure actuelle, les limites de cette politique.
Disparu il y a un siècle, « ressuscité » il y a soixante ans, exclu des compétitions nationales il y a un demi-siècle, réintégré il y a une quarantaine d’années, le rugby corse poursuit désormais une existence souvent placée avantageusement sous les feux de la rampe de la presse insulaire43, qui dissimule en fait une faiblesse sportive qu’il n’a jamais pu surmonter depuis 1972.
Ses promoteurs des années 1960, quasi exclusivement formés au rugby à l’extérieur de l’île, ont construit leur concurrence identitaire vis-à-vis du football dans une affirmation précoce de leur corsité en même temps que de leur pleine et entière francité. Passé la crise de 1972, l’absence sur la durée de toute situation conflictuelle avec les instances nationales n’a pas permis l’éclosion d’un sentiment de victimisme tel que le football l’a généré, ni une caisse de résonnance pour le nationalisme corse, une fois encore à l’inverse du football. Dès lors, la venue de l’équipe de France en Corse ne représente pas un casus belli, ni pour les dirigeants qui, au contraire, s’en félicitent et s’en revendiquent, ni pour le public, ni pour les supporters. En revanche, en football, nul ne s’aventurerait – avec raison ? – à inviter les Tricolores à disputer une rencontre en Corse qui risquerait de conduire à une situation pour le moins tendue vis-à-vis de ce qui serait considéré, par d’aucuns, comme une véritable « offense territoriale ».