L’Ovalie est un espace imaginaire et symbolique, qui, plus qu’une communauté, est pour ses membres une culture, un territoire (le grand Sud) et une organisation politique via les instances fédérales1. Si nombre d’auteurs décrivent le rugby méridional ou retracent son implantation historique dans le quart Sud-Ouest, certains se sont attachés à parler des rugbys2, comparant voire opposant parfois les styles de rugby selon les zones géographiques, et décrivant la difficile diffusion de ce sport selon les régions en France3. Il reste pourtant un angle mort de l’historiographie du ballon ovale : l’analyse des mécanismes et raisons de sa diffusion partielle dans ce qui serait ses territoires du vide4. Quelles conditions réunies ou résistances culturelles peuvent expliquer une carte si déséquilibrée du rugby de haut niveau ? Le présent article se propose d’expliciter les rouages de la conquête du rugby dans le Nord-Pas-de-Calais, et d’éclairer les possibles raisons d’un sport qui reste l’affaire de quelques bastions disséminés sur le territoire. Le transfert culturel d’une région à une autre et le relais par des passeurs culturels5 sont analysés au plus près des pratiques de terrain. Le rugby proposé par les professeurs d’EPS semble être, quant à lui, la pierre angulaire d’une diffusion culturelle auprès des jeunes si tant est qu’il s’adapte aux finalités du monde scolaire.
Des déclencheurs en région déshéritée : le rôle d’acteurs providentiels
Si le premier comité régional, celui du Sud-Ouest, est fondé en 1893, suivi des comités du Sud et celui du Sud-Est en 1897, il faut attendre 1950 pour voir se constituer le comité des Flandres, qui regroupe les départements de l’Aisne, des Ardennes, du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme. Là où le football a trouvé très tôt ses lettres de noblesse, notamment dans le Nord et le Pas-de-Calais6, le rugby fait office de petit poucet malgré un développement réel à partir des années 1960. Le journal L’Équipe le 8 octobre 1973 publie à ce propos un article révélateur : le nombre de clubs de rugby passe de 4 pour la saison 1958-1959 en Flandres, à 10 avec 600 licenciés en 1961. L’année 1967 voit le nombre de clubs porté à 21, tandis que pour la saison 1970-1971, avec plus de 1 700 licenciés, ce sont 27 clubs qui tissent la toile du rugby en Flandres, avec notamment Arras (Pas-de-Calais) et Douai (Nord) qui évoluent en troisième division nationale.
L’histoire du rugby dans le nord de la France se lit à la fois à travers des personnalités très engagées, et par des acteurs anonymes locaux… L’impulsion première, en 1958, peut être attribuée à René Deleplace, natif de Calais, alors enseignant au lycée Saint Louis à Paris et entraîneur du Paris Université Club de rugby (PUC)7. Ce théoricien du rugby8 était convaincu qu’« à condition d’y mettre le temps sans se laisser rebuter par les difficultés »9, il serait possible de développer le rugby dans cette région. La commission de propagande10 de la FFR décide sur cette lancée de mettre sur pied un grand tournoi pour favoriser l’implantation du rugby dans le nord de la France, à Douai, le 15 décembre 1960. La matinée, René Deleplace expose les principes fondamentaux devant les joueurs et éducateurs, tandis que l’après-midi rassemble 260 participants, soit plus de 30 équipes venues principalement du Nord (Dunkerque, Lille, Douai) et du Pas-de-Calais (Arras, Saint-Omer, Béthune). C’est le premier tournoi de rugby de grande envergure au nord de Paris, preuve de l’attention portée par la FFR à des territoires encore peu perméables à cette pratique. Si Deleplace fait des interventions à Dunkerque, Douai, Béthune et Arras, c’est dans cette dernière ville que leurs effets seront les plus fructueux. Tant sur le plan du nombre de licenciés, que sur celui du niveau de pratique atteint, le club de rugby de l’ASPTT d’Arras devient le porte-drapeau de toute une région. Des relais locaux, acteurs de l’ombre, sont aussi essentiels pour pérenniser le premier jalon, à l’instar de Gaston Tousart.
Gaston Tousart intègre l’ENSEP11 où il croise René Deleplace qui y fait également ses études. Ayant pratiqué un peu de rugby à l’armée, puis formé à l’ENSEP de manière plus approfondie, G. Tousart devient professeur d’EPS à l’École Normale (EN) d’Arras en 1947 où il y enseigne le rugby à tous ses normaliens. Au sein de l’association sportive, il engage trois équipes de volontaires sous l’égide de l’OSSU (Office du Sport Scolaire et Universitaire). Gaston Tousart transmet sa passion à ses élèves, dont certains reprennent ensuite le flambeau. C’est le cas de Jean-Louis Charlet12, élève de Tousart à la fin des années 1960, qui devient lui-même enseignant à l’EN d’Arras en novembre 1979. Parallèlement, l’expérimentation de René Deleplace est pérennisée sous la forme des « stages d’Arras », repris chaque année pendant les vacances de Pâques par l’Amicale des anciens de l’Ensep13 jusqu’au milieu des années 1980. Ces quelques jours de formation à destination des éducateurs et des enseignants d’EPS deviennent un rendez-vous incontournable du rugby local, créant un cercle vertueux pour l’ASPTT d’Arras qui recrute de nombreux joueurs parmi les professeurs et leurs anciens élèves des collèges et lycées arrageois et des environs.
Arras se fait autant connaître par ses stages de formation que par les résultats de son équipe fanion qui gravit peu à peu les échelons nationaux, accédant en Nationale 2 en 1973 puis en Première Division Nationale en 1977. Un autre réseau se développe par l’intermédiaire d’Alain Charlet14, le frère de Jean-Louis Charlet, parti au CREPS de Toulouse pour y passer le professorat d’EPS. Fort de ses relations maintenues notamment avec Robert Bru15, Alain Charlet incite les tout jeunes titulaires du CAPEPS à demander leur mutation pour l’Académie de Lille afin de grossir les rangs de l’ASPTT et développer le rugby dans les établissements scolaires. Ce choix constitue autant une volonté de jouer à un niveau de pratique national et reconnu qu’une stratégie d’évitement de la région parisienne pour les néo-titulaires pour qui ne peuvent rester dans leur académie d’origine. Au-delà d’une couverture médiatique régionale, l’ASPTT rugby d’Arras donne une visibilité de la région nordiste en terres du sud via la presse spécialisée. Déjà en 1973, à la suite de la montée rapide d’Arras en 3e puis 2e Division, L’Équipe se penche sur le rugby du Nord, et relate la « longue marche du rugby des Flandres », précisant que « les gens du nord, eux aussi… » peuvent pratiquer ce sport16. Le 24 mars 1978, c’est l’hebdomadaire Miroir du rugby qui évoque sur quatre pages centrales « la jeunesse triomphante du rugby du nord », assimilant l’ASPTT à la « locomotive d’une région ». Effectivement, la Première Division est alors divisée en deux groupes, A et B, de cinq poules et 40 équipes chacun. Sur les 40 équipes du groupe A, aucune ne se situe au nord d’une ligne La Rochelle-Chambery, tandis que dans le groupe B, l’ASPTT d’Arras fait office d’extrême Nord étant, avec le Paris UC, les deux seules équipes d’un gros quart Nord Est.
Si l’action du monde fédéral et les résultats sportifs, repérables également dans quelques autres villes du Nord-Pas-de-Calais, sont une des raisons de l’implantation et du développement du rugby en Flandres, ils ne sont pour autant pas la seule explication à la croissance du nombre de licenciés et de clubs dans les années 1970 et 1980 dans cette région. L’ASPTT d’Arras n’a pas le monopole des mutations professionnelles d’enseignants d’EPS car de nombreux professeurs néo-titulaires arrivent dans l’académie de Lille, qui est déficitaire, le jeu des mutations étant régenté jusqu’aux années 2000 par une seule phase nationale. Ce brassage d’origines et de formations permet alors au rugby de pénétrer le monde scolaire dans les programmations d’EPS des établissements du second degré, à la fois par la volonté des enseignants mutés ayant été formés au rugby dans leur région, et par les enseignants locaux intéressés et sensibilisés par leurs nouveaux collègues. En effet, avant les Instructions Officielles (IO) de 1985 et 1986 pour l’EPS dans les collèges et lycées, les enseignants d’EPS proposent des cycles d’activités physiques et sportives (APS) qui répondent aux IO de 1967. Ces dernières imposent la programmation d’APS métrées et chronométrées, notamment pour l’évaluation au baccalauréat (athlétisme, natation, gymnastique sportive) mais laissent une grande marge de manœuvre aux enseignants pour les sports collectifs. Le choix se fait ainsi en fonction de la formation personnelle et de l’appétence de l’enseignant pour telle ou telle pratique. Les formations étant distinctes entre hommes et femmes, en lien avec les sports collectifs proposés aux élèves selon leur sexe (pas de football ni de rugby pour les filles), les élèves de France ne font pas l’expérience des mêmes pratiques selon leur région (pôles de formation des enseignants divers et cultures locales différentes) ou selon leur sexe ou âge.
À l’époque, on se formait sur le tas… On avait une collègue qui faisait la GRS [gymnastique rythmique et sportive] donc je m’y suis mis ; il y avait un collègue qui faisait du volley, moi j’osais pas faire volley parce que j’avais eu que 4h de formation en STAPS – enfin à l’UER à l’époque –… Et après moi, même chose, j’ai montré aux collègues comment on pouvait enseigner le rugby en 6e, 5e… » « Chaque membre de l’équipe était considéré comme expert dans son propre sport et formait les autres. C’était une espèce de formation interne dans l’équipe17.
L’histoire du rugby dans l’académie de Lille est ainsi lisible à travers les actions d’anonymes, acteurs ponctuels et providentiels d’une implantation localisée. L’exemple arrageois n’est pas le seul de l’Académie pour proposer une lecture explicative de la diffusion et du développement du rugby en terres du Nord. Il peut en outre et a contrario signaler les limites d’un réseau pensé et/ou mené par peu d’individus, organisés en vase clos, indépendamment de toute politique plus large ou pensée sur l’ensemble du territoire.
Les cercles vertueux du rugby en Flandre
Le « réceptacle du Midi de la France », et plus particulièrement la région de Bordeaux, conjugue trois atouts pouvant expliquer une implantation massive et durable dès la fin du xixe siècle18. En effet, la « présence d’une colonie britannique active et bien insérée dans les milieux d’affaires bordelais qui, […] suscite les vocations sportives locales », la présence d’un groupe de pédagogues19 qui développe les activités physiques dans les établissements scolaires, ainsi qu’un club fédéral, le Stade Bordelais, très structuré et présent à haut niveau20, permettent la pérennisation de ce sport localement. Plus d’un demi-siècle plus tard, il semble que le Nord de la France devienne à son tour un « réceptacle » en réunissant également ces atouts dans des bastions de rugby. À la fois par l’existence d’une colonie de professeurs d’EPS formés dans le Sud, et par la présence de pédagogues locaux, véritables passeurs culturels21, cette organisation autour d’un club bien structuré, représentant le meilleur niveau régional, fait office de modèle reproductible.
Les intentions éducatives et espoirs de développement du rugby à Arras, s’ils ont trouvé écho auprès de jeunes instituteurs, professeurs d’EPS et joueurs locaux, ont également bénéficié d’un faisceau convergent d’opportunités. Dominique Grimaldi, Président d’Honneur de l’ASPTT rugby à ses débuts, se rappelait en 1971, à l’occasion des dix années d’existence du club, de toutes les « filières possibles » utilisées, et de ce qu’il appela la « coïncidence fortuite » du gouvernement du Général De Gaulle qui souhaitait encourager le sport de masse et le sport d’élite, permettant la signature de conventions et la collecte de fonds pour la construction d’installations sportives à Arras. Forts de ses connaissances, Dominique Grimaldi avait très tôt pris langue avec le député-maire d’Arras, Guy Mollet22, qu’il connaissait depuis l’enfance. Guy Mollet, également enseignant, encourage alors la création d’infrastructures pour les adhérents des PTT. Une convention est signée entre les ministères des Finances, de la Jeunesse et des Sports, et les PTT, pour régler les dépenses de construction, et à deux reprises, le ministère de la Jeunesse et des Sports, grâce à l’appui du Directeur départemental du Pas-de-Calais, Richard Tételin23, accorde des crédits importants pour la réalisation de ces travaux. La municipalité d’Arras participe également à l’effort financier en aménageant notamment sept hectares en cinq terrains de sports, deux de football et trois de rugby.
Bien que les hommes politiques aient joué un rôle prépondérant, ils ne peuvent à eux seuls résumer la réussite de l’implantation et du développement du rugby dans l’Arrageois. Si les infrastructures, proches des collèges et lycées allaient être des points d’appui indispensables pour développer la pratique sur la ville d’Arras, des stratégies comparables sont repérables dans les deux clubs phares du Pas-de-Calais des années 1970, géographiquement proches : Béthune et Arras. La mobilisation des réseaux, permettant de bénéficier d’enseignants d’EPS mutés « du Sud », à la formation et la culture rugbystiques sans équivalent dans le Nord à cette époque, allait être le point d’appui d’un développement pérenne. Dans un premier temps, il s’agit de repérer les étudiants passant le CAPEPS « option rugby » ou de se procurer les listes des admis au concours ayant présenté le rugby en option. Rapidement, les collègues nouvellement mutés du Sud ou de l’Ouest sont contactés et incités à demander un poste proche d’Arras ou de Béthune. Les relations d’Alain Charlet pour le club d’Arras, de Louis Perrier pour celui de Béthune, tous deux enseignants d’EPS impliqués au sein du comité des Flandres (le premier dans la commission des compétitions, le second dans la commission médiatisation), sont une ressource précieuse afin de solliciter les nouveaux venus, spécialistes de rugby, ainsi que les enseignants d’EPS originaires du Nord-Pas-de-Calais formés au rugby.
Ma première nomination était à Fourmies ; je n’y suis jamais allé car je me suis retrouvé en poste au collège de Houdain. J’ai compris en allant au rugby au club de Béthune qu’un des dirigeants du club, prof EPS au lycée Blaringhem, était suffisamment influent au niveau du rectorat de Lille pour « rediriger » les rugbymen qui arrivaient dans le secteur ; son nom : Louis Perrier24.25
Alors je suis resté quinze jours à Cambrai, mais en l’espace de quinze jours, j’ai été contacté par deux clubs du Nord. Béthune, je pense qu’ils ont envoyé un courrier […] et à cette époque, Béthune jouait en deuxième division, un bon niveau ! c’était « venez jouer chez nous, vous serez bien accueilli ». Ça restait convivial, voilà. Puis il y a eu aussi l’ASPTT Arras, et c’est Monsieur Guidez, qui faisait partie du staff de direction, mais qui en même temps était joueur puisqu’il jouait en deuxième ligne dans l’équipe-fanion. Lui est venu me voir directement. De visu à Cambrai. Donc on a discuté et il m’a dit « ça serait bien que tu viennes jouer à l’ASPTT » qui venait de monter en première division.26
Les stratégies de développement de ces clubs s’appuient également sur des actions à destination des scolaires. S’agissant de l’ASPTT d’Arras, le maillage s’organise jusqu’à amener les jeunes des établissements un peu plus éloignés vers le club. Les multiples casquettes des enseignants d’EPS, également éducateurs et/ou joueurs, favorisent les liens entre le monde fédéral et le monde scolaire.
L’ASPTT Arras nous payait un bus de façon que les samedis d’entraînements et les dimanches de matchs, les gamins du bassin minier pouvaient aller sur Arras. On avait créé cette dynamique entre le bassin minier et Arras.27
Le réseau de pratiquants et d’éducateurs permet alors d’envisager une formation sur le long terme, de l’enfance à l’âge adulte, du scolaire au loisir. Les objectifs des professeurs d’EPS impliqués en club, de rugby comme d’autres sports, étaient d’ailleurs, dans les années 1970, d’effectuer des « ponts » entre les mondes scolaire et fédéral, d’être l’enseignant la semaine, l’entraîneur le week-end.
Cette dynamique mise en place par Gaston Tousart, reprise, intensifiée et élargie par les frères Charlet, est rendue possible grâce au soutien important de la mairie d’Arras, des élus locaux, et du directeur départemental de la Jeunesse et des Sports, Richard Tételin. Son fils, Dominique Tételin28, utilise même l’expression « hussards noirs » à propos des professeurs d’EPS arrageois afin d’évoquer le réseau rugbystique. Chacun de ces enseignants d’ailleurs, en arrivant dans leur établissement scolaire, programme le rugby en EPS. Dans l’Arrageois, ce sport devient vite la règle dans les collèges et lycées, permettant par extension la programmation de rencontres sportives via l’OSSU puis l’UNSS, le nombre d’équipes augmentant chaque année. Les professeurs d’EPS des années 1970 et 1980 proposent en effet dans la grande majorité, dans l’association sportive (AS) de leur établissement, leur pratique de prédilection pour emmener les élèves en compétition29. À côté des leçons d’EPS, sur la base du volontariat, les élèves peuvent ainsi pratiquer des activités choisies par leurs enseignants qui ont un forfait obligatoire de trois heures hebdomadaires afin de faire vivre l’AS de leur établissement. La multiplication des équipes engagées provenant des collèges et lycées arrageois et alentours, enclenche de surcroît une dynamique compétitive qui sera le cercle vertueux de la formation des jeunes au rugby.
Les Tousart et Charlet se placent ainsi comme fils spirituels des précurseurs d’un rugby enseigné et culturellement accessible en terres du Nord. La force de l’ASPTT d’Arras semble résider dans le réseau constitué, à partir d’initiatives privées, autour de ces chevilles ouvrières qui étendent leur action et leur efficacité par des relais tout trouvés : les enseignants, principalement d’EPS, majoritairement mutés des régions du Sud dans les années 1970 et 1980, puis ceux formés au lycée d’Arras, qui propose une première année préparatoire au STAPS de 1971 à 1978, avec comme enseignement obligatoire le rugby, dispensé par Alain Charlet30. Ce qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement décrit par Joris Vincent à propos de la « famille rugby » et de la « culture de mise en réseau » développée au sein de la Fédération Française de Rugby (FFR) à partir des années 1960, sous la présidence d’Albert Ferrasse31, et qui renvoie, plus généralement, aux sociabilités caractéristiques du monde sportif décrites par Maurice Agulhon32. En effet, Albert Ferrasse impulse dès son élection en 1968 des transformations structurelles et administratives pour proposer une gestion plus moderne de la FFR. Il ajoute un fonctionnement plus démocratique ainsi qu’une volonté d’associer une majorité de comités de province à la vie de fédération. Le nombre de clubs et de licenciés augmente significativement entre 1969 (63 853 licenciés pour 1 080 clubs) et 1 976 (160 000 licenciés pour 1 528 clubs)33, et face à cette première massification, les dirigeants font le choix de promouvoir une fédération de qualité plutôt qu’une fédération de quantité34. Cette analyse montre que les dirigeants revendiquent une culture d’élite et développent une « culture de l’entre-soi » qu’il est possible de retrouver également autour des bastions de rugby du Nord-Pas-de-Calais. Bastions qui reproduisent une « culture rugby qui entretient l’idée et le fonctionnement d’une grande famille partageant les mêmes valeurs et surtout capables de gérer les affaires dans l’intimité de la cellule familiale », en vase clos. L’officialisation du professionnalisme dans le rugby à XV masculin en 1995, pressenti depuis la première Coupe du Monde de 1987, impose des changements radicaux tant dans le jeu que la préparation et la structuration des clubs, que le « petit poucet » du Nord ne pourra suivre. Le départ d’Alain Charlet, entraîneur emblématique mais peut-être omnipotent à la tête de l’ASPTT, lors de la descente en 2e Division Nationale en 1990, sonne le glas des années fastes : la décennie 1990 verra se succéder de nombreux présidents, impuissants face aux guerres intestines qui minent le club qui ne retrouvera jamais le niveau national perdu.
Si les interventions de René Deleplace ont historiquement démarré à Douai en 1958 puis à Dunkerque, elles ont permis localement d’impulser une dynamique, qui n’a pourtant pas pris l’ampleur du développement arrageois : les réseaux n’ont pas été aussi efficaces à la fois par le rôle joué par les professeurs d’EPS, et du point de vue d’un niveau de jeu. S’agissant de Lille, un réseau semblable à celui d’Arras et de Béthune a été mis en place, par les liens entre les optionnaires rugby de l’UEREPS de Lille et le club de l’Iris, et par la présence de collègues dans les établissements proches, comme à Lomme avec Daniel Dubus35. Mais au regard du nombre d’établissements et du nombre important d’élèves, le peu de professeurs d’EPS impliqués dans le rugby n’a pas permis de développer un réseau aussi complet, ne portant pas le club vers des résultats d’ampleur nationale. Le climat a été plus favorable autour d’Arras, par les actions conjointes de personnalités fortes, du monde enseignant et du monde politique.
Quelques étincelles sans lendemains : la réalité du Nord-Pas-de-Calais
En dehors de la région d’Arras, des clubs ont été créés ici ou là à l’initiative de personnalités engagées. Ce fut le cas à Lens, où le Rugby Olympique Lensois (ROL) connait quelques années fastes entre 1968 et 1982 mais disparaît face à l’omniprésence du football. Le manque de soutien de la municipalité associé à une faiblesse culturelle d’un sport encore méconnu, ont accéléré la fin du ROL face aux « machines » arrageoises et béthunoises qui attirent le peu de joueurs locaux. D’autres exemples, comme à Liévin, commune située entre Lens et Arras, peuvent être cités. Ici la ferveur rugbystique est partie d’une pratique scolaire. Un enseignant, pourtant non spécialiste de rugby, décide de proposer le rugby à ses classes de seconde à la fin des années 1980. D’abord APS proposée uniquement pour les garçons, comme c’est alors le cas dans beaucoup d’établissements, le rugby devient dans les années 1990 une pratique pour toutes les classes de seconde de ce lycée, enseignée aussi bien par les hommes que par les femmes qui se forment à cette activité qui plaît aux élèves. L’arrivée d’un proviseur-adjoint, ancien professeur d’EPS et joueur de rugby, accélérera l’implantation du rugby à Liévin. Fort de son soutien et de ses conseils, un créneau rugby à l’AS est ajouté à partir de l’année scolaire 1992-1993. Ce sport nouveau plaît tant que quelques élèves de terminale décident de franchir le pas pour aller en club. Ils seront les déclencheurs de la création du club « Liévin 98 », grâce à l’appui d’un autre enseignant du collège proche, féru de rugby, et d’un soutien de la mairie qui octroie un emploi d’éducateur municipal pour proposer ce sport dans les écoles primaires au cours de l’année 1994-1995. Une structuration s’appuyant tant sur des enseignants que sur des voies de diffusion grâce à la municipalité pouvait laisser présager un développement du rugby sur la commune.
Mais la réalité est tout autre. Avec quatre clubs de football liévinois, à raison d’un par quartier, et des sports bien implantés comme la gymnastique, l’athlétisme ou le basketball (le lycée dispose d’ailleurs d’une section sportive en football, basket-ball et en athlétisme), le rugby n’attire que peu de pratiquants, et la mairie ne propose son aide financière que l’espace d’une année avec l’éducateur sportif dédié. Ce qui est insuffisant pour pérenniser ce qui restera une aventure ponctuelle qui se termine au début des années 2000. Peu de place pour une diffusion du rugby qui reste localisé sur quelques bastions organisés. Le nombre de clubs en Nord-Pas-de-Calais n’évolue d’ailleurs quasiment pas entre le début des années 1980 et les années 201036, avec une trentaine de clubs répartis sur l’ensemble de la région.
Une réalité contrastée : résistances en « zones blanches »
Les fédérations sportives nationales doivent également leur importance dans le système sportif français, à la qualité de leur maillage territorial. […] La collaboration des acteurs, d’ores et déjà réunis en réseau, semble alors nécessaire pour concevoir avec efficacité la politique sportive de la FFR.37
La FFR propose des axes de développement, mais encore faut-il que la traduction dans les mises en œuvre du comité des Flandres soit effective et adéquate.
C’était le problème du rugby dans le Pas-de-Calais, c’est que quand un mec du sud arrivait, il faisait du rugby, puis le jour où il partait, l’AS s’arrêtait.38
Pour l’académie de Lille, Dominique Breton est l’enseignant qui s’occupe des optionnaires rugby pour l’UEREPS de Lille jusqu’en 1991. Lui-même spécialiste de rugby, il s’oriente au milieu des années 1980 vers la formation en management du sport, s’éloignant de la formation des futurs enseignants d’EPS et ne proposant une pratique de rugby qu’aux optionnaires, des garçons pratiquant déjà en club. Il sera remplacé au début des années 1990 par Jean-Louis Charlet, et Joris Vincent, ancien joueur de Première Division à Montpellier, agrégé d’EPS, investi dans la réflexion sur la didactisation du rugby39. Le rugby est alors ajouté dans les maquettes de formation en « polyvalence » en plus de l’« option ». Des candidats au CAPEPS, « spécialistes de rugby », seront donc formés tout au long des années 1980 et 199040, mais à partir des années 1990, davantage d’enseignants d’autres spécialités sont aussi formés à l’enseignement du rugby. Le CAPEPS, principal concours d’accès au professorat d’EPS à partir des années 1980, est transformé par l’arrêté du 22 septembre 1989 qui sera la norme durant vingt et un ans. Des enseignants « multi-polyvalents » sont l’objectif de recrutement afin de répondre à la nécessaire didactisation des APS, plus nombreuses depuis les IO de 1985 et 1986 qui distinguent sept familles41 de pratiques en EPS à faire vivre aux élèves du second degré. Le rugby de polyvalence enseigné à l’UFR STAPS de Lille permet aussi de former les filles, qui occupent, avec l’arrivée de Joris Vincent, une place particulière dans le développement de ce sport. Joris Vincent prendra en effet les rênes de l’équipe féminine de Villeneuve d’Ascq (Lille) en 1998 pour la mener en Première Division dès 1999, ce qui impulse un développement du rugby féminin sans précédent dans la région. La possibilité pour les femmes de présenter le rugby au CAPEPS, à partir de la session 2002, continue d’inciter des jeunes filles de l’académie de Lille à pratiquer et se former au rugby pour ensuite le proposer à leurs élèves. C’est à nouveau la figure de « l’homme providentiel » qui relancera la diffusion du rugby en terres du Nord dans les années 2000 avec l’arrivée de cet enseignant qui permettra à toute une nouvelle génération de proposer le rugby à partir des années 2000. Pour autant, la démocratisation du rugby est toute relative dans le Nord-Pas-de-Calais. Un désert rugbystique s’est dessiné depuis les années 1990 dans le Pas-de-Calais au centre d’un quadrilatère rejoignant Arras, Béthune, Calais et Berck. Dans le Nord, la répartition géographique et le niveau atteint par les 19 clubs sont plus homogènes sur l’ensemble du département. Les tenants du rugby dans le Pas-de-Calais semblent tout centrer sur la ville d’Arras, voire sur Béthune, plutôt organisés par le haut niveau en accentuant les actions là où le rugby « fonctionne ».
L’analyse des effectifs par catégorie d’âge et par club42 montre l’effort fait envers les plus jeunes dans le Nord, à l’inverse du Pas-de-Calais où les catégories 16 à 18 ans et séniors sont beaucoup plus représentées. Le nombre de clubs n’évolue pas ou peu au cours des années 1990 et 2000, restant à 9 ou 10 clubs pour l’ensemble du Pas-de-Calais. La densité de population moindre de ce département43 ne peut expliquer à lui seul les écarts d’effectifs et les différences d’une catégorie d’âge à l’autre. La trajectoire du Conseiller Technique Régional (CTR), Benoit Ozustowicz, peut aider à comprendre les pratiques de rugby en Nord-Pas-de-Calais des années 1990 et 2000. Pratiquant le rugby depuis l’âge de 10 ans au club de Saint-Pol près de Dunkerque (où René Deleplace avait fait l’une de ses premières interventions en 1958, impactant le professeur d’EPS de Benoit Ozustowicz), il démarre des études à l’UER-EPS de Lille en 1978 en tant qu’optionnaire rugby. Pratiquant avec les nombreux arrageois étudiants, il s’inscrit alors à l’ASPTT d’Arras à la rentrée 1979 pour jouer en Première Division44. Bénéficiant du réseau bien fourni d’Alain Charlet, entraîneur de l’ASPTT d’Arras, il se présente en 1982 avec un DEUG STAPS afin de proposer ses services au Rectorat en tant que professeur d’EPS. Après quelques aléas, et avec l’aide d’Alain Charlet, c’est vers le primaire que Benoit Ozustowicz se tourne et fera des remplacements entre fin 1982 et 1988. Par opportunité et grâce à un réseau établi et centré sur le rugby local, M. Ozustowicz est nommé CTR en février 1989 pour le comité des Flandres. C’est tout naturellement qu’il commence son travail en appui sur sa formation et à partir de ses connaissances du monde scolaire, primaire. Il choisit ainsi de travailler avec les conseillers pédagogiques de circonscription du Nord, qui le sollicitent, afin de structurer le rugby qui existe par endroits au cours des années 1990. Son départ de l’ASPTT d’Arras, à l’occasion de la démission d’Alain Charlet, mettra fin à une première période de travail avec le Pas-de-Calais, intensifiant plutôt ses actions dans le département du Nord. Les années 2000 lui permettent de s’appuyer sur Daniel Dubus et Joris Vincent qui seront les personnes-ressources pour une structuration de la formation fédérale des cadres de rugby et celle des enseignants, également plutôt localisées dans le département du Nord et autour de l’UFR STAPS. Agissant dans un contexte et à partir de structures déjà en place, le CTR des années 1990 et 2000 poursuit le développement du rugby dans les bastions repérés, ne permettant peut-être pas une diffusion plus homogène de la pratique sur l’ensemble de la région. La représentation cartographique de la pratique présentée ci-dessous figure les lieux de pratique de rugby dans l’académie de Lille, tant du point de vue fédéral que dans l’enseignement du second degré (collèges et lycées)45. Elle permet de rendre compte d’une réalité comparée, telle une photographie des possibilités de la pratique rugby à pénétrer le territoire.
En examinant de près les deux cartes, des « zones blanches » sont encore repérables au mitan des années 2010, aussi bien dans le monde scolaire que du point de vue des clubs affiliés à la FFR. L’Atlas régional, établi en 2012 par la Direction Régionale de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion Sociale, montre ainsi encore les écarts entre le football et le rugby en termes d’infrastructures dédiées : à Lille par exemple on trouve une cinquantaine de terrains de football contre seulement deux terrains de rugby.
Conclusion : Une compréhension complémentaire de l’histoire du rugby en France
Le présent article veut apporter une modeste contribution à l’analyse des voies de diffusion du rugby dans l’hexagone. Sans retracer une nouvelle histoire du rugby en France, il peut apporter une lecture actualisée de l’implantation de cette pratique, notamment en « territoires du vide ». Par un retour sur des choix politiques, associés à des volontés d’acteurs déterminants, l’analyse des raisons des succès et ratés permet une compréhension, certes non exhaustive, des rouages ayant cours lorsqu’il s’agit de développer un sport sur un territoire donné. La mise à jour de réseaux, générés et organisés dans un entre-soi parfois limitant, fait apparaître une croissance en nombre de licenciés et de clubs qui, loin d’être disséminés sur tout le territoire, sont regroupés autour de bastions grossissants.
Il est alors possible de rapprocher cette analyse de celle proposée par Carole Gomez à propos du rugby de clocher46 qui persiste et laisse entrevoir une mondialisation inachevable47. En effet, le développement du rugby semble plutôt localisé, voire régionalisé, à l’échelle mondiale, entre quelques nations qui, historiquement, économiquement ou par tradition, se sont essayées au rugby48. Entre conformité et différenciation49, le rugby dans l’académie de Lille présente des similitudes mais également des singularités dans son processus de diffusion. Si la présence d’un réseau est à la fois déterminante et limitante, comme pour le rugby national et mondial, il semble qu’une diffusion via la sphère scolaire, même si l’impact géographique reste mesuré, soit une originalité locale à saisir. Les choix de la FFR d’organiser dans la Ligue des Hauts de France de grandes manifestations de rugby national et international, telles les demi-finales du Top 14 en 2014, 2021 et 2024, ou l’accueil de trois matchs à Lens lors de la Coupe du Monde de 2007, et de cinq matchs à Lille en septembre et octobre prochains, sont à n’en pas douter des rendez-vous déterminants dans la conquête d’un rugby véritablement national.