Auteur d’une thèse remarquée sur l’histoire de l’équipe de France de football soutenue en 2019, « Les joueurs de l’équipe de France de football (1904-2012) : la construction d’une élite sportive », François Da Rocha, membre du comité de rédaction de Football(s), rompt ici avec le genre prosopographique pour creuser la veine du travail d’historicisation du match de football, déjà abordé dans un précédent ouvrage (Les Bleus et la Coupe : de Kopa à Mbappé, éditions du Détour, 2020). Préfacé par Patrick Boucheron, publié à quelques mois de l’édition 2022 de la Coupe du monde, ce livre rappelle de manière opportune que « le football n’est pas que du football », n’en déplaise à ses habituels contempteurs. L’agitation frénétique du président de la République au Qatar lors des matchs disputés par l’équipe de France l’aura largement démontré. Remarque liminaire qui renvoie précisément à l’une des ambitions affichées par l’auteur annoncée dès l’introduction dans une jolie formule : « de quelle histoire de France les matchs de son équipe de football sont-ils le nom ? ». À l’heure où l’historiographie des « Histoire(s) de France » connaît de profonds changements, tantôt globalisée (Patrick Boucheron, Pierre Singaravélou) ou tantôt populaire (Gérard Noiriel), le pari de la lire au « ras du gazon » pouvait s’apparenter à une forme de défi, tant il s’agissait d’inscrire la chronologie du match lui-même dans celle de son contexte sportif, tout en l’enchâssant dans un environnement (politique, social et culturel) plus large. Pour le dire autrement, proposer une « histoire en creux » (celle de la rencontre) qui soit aussi (et surtout) le miroir de son temps.
Quatre entrées thématiques permettent à l’auteur de valider le bien-fondé de cette approche décalée, mais complètement assumée de cette « histoire de France en crampons », organisée autour de vingt rencontres qui, si elles ne furent pas toutes décisives sur le plan sportif, illustrent des « moments » particuliers de l’histoire hexagonale ou des plages de temps plus étirées. Disputés en amont ou au cours des deux guerres mondiales et de la guerre d’Algérie, certains matchs mettent en exergue la figure du soldat : qu’il soit sous les drapeaux à la veille d’un « grand match » autrement plus meurtrier (Hongrie-France, 31 mai 1914) ; qu’il incarne celle de vainqueurs profondément marqués par quatre années de « culture de guerre » (Belgique-France, 9 mars 1919) autour d’une équipe de France également à reconstruire ; que ces « footballeurs-soldats » vivent au rythme de la drôle de guerre (France-Portugal, 28 janvier 1940) lorsque les « casernes se remplissent à mesure que les stades se vident » ; où que, telle une « armée de Bourbaki composée de bric et de broc », ils n’incarnent l’échec d’un football de Vichy (Espagne-France, 15 mars 1942) pratiqué dans des conditions dégradées. Le 16 avril 1958, le retour de Raymond Kopa en équipe de France (lors du match qui l’oppose à la Suisse) n’occulte pas une autre réalité : celle de joueurs jusque-là sélectionnés ayant décidé de rejoindre l’équipe du FLN (tels Rachid Meklhloufi ou Mustapha Zitouni).
Car l’équipe de France de football est aussi celle des « sang-mêlés » qui la composent au gré des vagues d’immigration successives observées depuis un lointain Belgique-France du 12 avril 1908, où quatre joueurs d’origine étrangère s’agrègent au onze de départ. Dans les années 1950, « l’ère des ritals et des polaks » (à l’image de Roger Piantoni et Raymond Kopa) accompagne l’épopée suédoise de 1958, tandis que le « carré magique » dessiné par Michel Hidalgo (Platini, Giresse, Tigana, Genghini) lors du match France-Irlande du 4 juillet 1982, permet aux Bleus de briller lors de la Coupe du monde la même année. Exploit réédité en 1998 où la célébration de la France « black-blanc-beur » (observée ici en amont, lors du match France-Arménie du 5 juin 1996) constitue l’acmé d’un processus de politisation du football d’élite, friand de controverses et de polémiques, largement relayées par les médias. Au risque que la composition de l’équipe de France et sa sociologie ne deviennent des affaires d’État. Ainsi en est-il de « l’affaire Fékir » (Brésil-France, 26 mars 2015) : titulaire de la double nationalité, Nabil Fékir choisira finalement le maillot bleu après un long feuilleton médiatique à vrai dire sans intérêt.
Si les joueurs de l’équipe de France disposent aujourd’hui de contrats et revenus qui frisent l’indécence, François Da Rocha rappelle de manière opportune qu’ils ont d’abord été des « travailleurs ordinaires » luttant pour l’obtention de conditions de travail en rapport avec leur métier de sportif : la menace de grève brandie à l’occasion du match France-Belgique (30 janvier 1938) témoigne certes du glissement inéluctable vers le professionnalisme, mais également d’une inféodation envers « l’employeur-président » qui ne prendra fin qu’à l’issue du « Mai 68 des footballeurs ». Que dire enfin des imbroglios liés au versement des primes de sponsoring (« l’affaire des chaussures », en l’occurrence Adidas, lors du match Italie-France du 2 juillet 1978), ou des conséquences de l’arrêt Bosman de décembre 1995 qui, par ses conséquences (la « foire aux footballeurs » s’ouvre plus largement encore au marché européen) modifie les conditions de constitution des sélections : évoluant dans les meilleurs championnats étrangers, les Bleus se retrouvent désormais le temps des regroupements à Clairefontaine, la notion « d’équipe » et de collectif s’effaçant parfois devant l’agrégat des « ego » de joueurs pipolisés… Alchimie parfois détonante qui explosera à la figure de Raymond Domenech et des politiques du moment (Roselyne Bachelot, Nicolas Sarkozy) lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud (Mexique-France, 17 juin 2010).
Déjà évoquée plus haut, la politisation des rencontres prend un tour particulier lorsque l’équipe de France évolue dans des États totalitaires ou des juntes militaires. Cette confrontation aux « monstres idéologiques » se traduit souvent par des attitudes ambivalentes : aseptiser le contexte de la rencontre et ignorer le processus de nazification en cours (Allemagne-France, 19 mars 1933) ; dénoncer le chauvinisme des supporters transalpins pour ne pas évoquer la politique du Duce et la marche vers la guerre, quelques mois après la signature des accords de Munich (Italie-France, 4 décembre 1938) ; protester mollement et de manière isolée lors de la Coupe du monde en Argentine (match contre la France le 6 juin 1978). Plus récemment encore, la rencontre France-Allemagne du 13 novembre 2015 aura porté la marque de la vague des attentats islamistes avant que le contexte pandémique ne vienne contrarier l’organisation des matchs internationaux (France-Ukraine et France-Finlande en mars 2020).
Comme le rappelle François Da Rocha dans une trop courte conclusion, cette « histoire de France en crampons » est aussi celle de ses acteurs et de leurs trajectoires propres. Sans doute y aurait-il là matière pour un autre ouvrage, entrecroisant biographie et matchs disputés sous le maillot bleu. En véritable « entomologiste de l’équipe de France de football », cette fine dissection des rencontres qu’il nous offre ici mérite assurément des prolongations.