Longtemps restés dans l’ombre, les « hommes en noir1 » font aujourd’hui l’objet de travaux qui permettent de mieux connaître la genèse de cette corporation, les formes de structuration de leurs instances2, ainsi que les réformes successives des lois du jeu et leur impact sur l’exercice de la fonction arbitrale. De récentes recherches ont ainsi permis de définir les grands moments de l’histoire des arbitres de football (au moins dans un cadre hexagonal)3 et d’observer les conditions d’adoption d’un statut professionnel (pour les arbitres de l’élite), par le recours aux portraits de groupe et l’usage de la biographie4. En contrepoint de ces productions académiques, peu d’hommes en noir se sont en effet livrés à « l’écriture de soi5 », à la différence des autres acteurs du match de football, plus enclins à succomber au genre hagiographique.
Les éditions successives des Coupes du monde de football, depuis 1930, peuvent constituer un lieu d’observation privilégié des mutations de l’arbitrage, en prenant le soin de dépasser le stade de l’anecdote ou de la polémique : chacun se souvient du but victorieux de Geoffrey Hurst inscrit lors des prolongations lors de la finale de la Coupe du Monde 1966 opposant l’Angleterre à l’Allemagne. Après consultation de Tofik Bakhramov, son juge de touche soviétique, l’arbitre suisse Gottfried Dienst valide le but, sans que l’on sache véritablement si le ballon, après avoir heurté la barre transversale, avait entièrement franchi la ligne de but. Épisode pionnier d’une longue série qui place parfois les arbitres sous les feux de la rampe médiatique et qui expliquent, à défaut de les justifier, les passions partisanes que génère le match de football6. Si les hommes en noir se retrouvent parfois cloués au pilori à l’occasion des Coupes du monde7 (et leur médiatisation a sans doute contribué à amplifier un phénomène observable depuis la première édition de 1930), ces compétitions sont également pour les arbitres et leurs fédérations d’affiliation des « moments » particuliers : consécration individuelle pour celui (et plus exceptionnellement celle) qui sera retenu(e) par la FIFA pour officier lors du tournoi final, « bâton de maréchal » qui vient récompenser une carrière exemplaire ou confirmer une trajectoire sportive ascendante, au même titre que les équipes nationales sélectionnées8. Arbitres et juges de touche (aujourd’hui arbitres assistants) représentent également leur pays, et les afficionados de l’arbitrage suivent avec le même engouement leurs matchs : comprendre les arcanes de telle ou telle désignation, se réjouir de la responsabilité confiée ici, retirée là à l’issue d’une mauvaise prestation.
À l’image de l’élection des papes disséquée par les vaticanologues les plus éminents, les sélections et désignations des équipes arbitrales pour les Coupes du monde sont scrutées par les Directions de l’arbitrage des pays membres de la FIFA et répondent d’une alchimie complexe. Envoyer un arbitre à la Coupe du monde témoignerait de la qualité du niveau de l’arbitrage d’une nation. Clément Turpin et Stéphanie Frappart, en lice pour le Qatar en 2022, en savent quelque chose.
Lieux d’exposition médiatique et de controverses, les éditions successives des Coupes du monde sont aussi l’occasion pour les instances arbitrales internationales et tout particulièrement l'International Football Association Board (IFAB)9 ; de rendre visibles les évolutions des lois du jeu, passées des phases de tâtonnement ou d’expérimentations dans des compétitions de niveau inférieur ou autres championnats nationaux. On rappellera ici l’action déterminante de Stanley Rous qui, avant d’être président de la FIFA de 1961 à 1974, aura été l’un des principaux théoriciens des règlements dans l’entre-deux-guerres, contribuant à leur nécessaire uniformisation. Appliquée de manière confuse lors de la Coupe du Monde de 1930, la règle du hors-jeu sera clarifiée dès 1932 et ne sera guère plus modifiée10. Plus récemment, l’introduction de la GLT (Goal Line Technology) puis de la VAR11 (Video Assistance Referee) est étroitement liée aux « erreurs d’arbitrage » constatées lors de l’édition 2010 de la Coupe du Monde : elles se traduiront par un changement d’attitude des instances de la FIFA sur l’ensemble de ces questions et aboutiront à l’officialisation de la VAR en Russie (2018)12.
Le temps des Coupes du monde : l’erreur n’est plus humaine ?
On aurait tort de considérer que les éditions les plus récentes de la Coupe du monde de football constitueraient le creuset des erreurs d’arbitrage13. Elles n’en ont pas plus le monopole qu’elles n’en seraient un espace cumulatif privilégié. Par leur essence même, le football et les lois qui le gouvernent depuis 1863 reposent sur un principe hérité des jeux souvent qualifiés de traditionnels : celui de « l’aléa »14, autrement dit de l’incertitude et du hasard qui rend a priori imprévisible le résultat du match. Si la hiérarchie sportive n’est pas toujours respectée (et la Coupe de France, où les parcours des « cendrillons »15 montrent qu’un club amateur peut l’emporter sur une équipe professionnelle), les décisions arbitrales peuvent participer de cette incertitude sportive qui est sans doute l’un des comburants de la dramaturgie inhérente à chaque match de football. Oublier ce principe ou chercher précisément à le réduire par l’introduction de technologies numériques renvoie à considérer autrement le rôle de l’arbitre et opérer une sorte de « glissement de sens » de sa fonction : il applique les lois du jeu dont certaines reposent sur l’appréciation du principe d’intentionnalité de la faute commise. Autrement dit une part d’interprétation d’une situation donnée que doit accompagner une prise de décision quasi instantanée, afin de garantir la fluidité du jeu. Il n’est pas inutile de rappeler ce qui est finalement au cœur de l’activité arbitrale et qui, en tout temps et en tous lieux, demeure complètement étranger aux autres acteurs du match, qu’ils soient situés sur le terrain (joueurs, entraîneurs), dans les tribunes (dirigeants, spectateurs et supporters), devant leur télévision et aujourd’hui sur les réseaux sociaux. À la différence du rugby, le football association offre des phases de jeu plus lisibles et des règles dont la simplicité n’est qu’apparente. Ce qui autorise le profane à se les réapproprier le temps d’un match quitte à faire de l’arbitre le bouc émissaire idéal, indépendamment du niveau des compétitions. Reste que l’importance des enjeux, symboliques, politiques ou plus prosaïquement sportifs, rend l’erreur d’arbitrage (plutôt que la notion parfois employée de « faute », qui prend alors une acception morale et juridique) de moins en moins acceptable lors des compétitions et tournois majeurs.
Lorsqu’il évoque dans ses mémoires sa participation à la Coupe du monde en Uruguay16, l’arbitre international belge John Langenus17 confirme d’une certaine manière l’inexistence d’un prétendu « âge d’or » de l’arbitrage où les décisions des magistrats sportifs ne seraient jamais contestées : à l’issue de la demi-finale Argentine États-Unis, il doit affronter la colère d’un membre du staff médical américain qui lui jette son matériel à la figure, mécontent qu’une faute soit sifflée contre son équipe… Sans qu’il faille ici se livrer à une énumération exhaustive des épisodes ayant entaché nombre de rencontres, le fait que la Coupe du monde de football soit devenue, depuis les années 1960, un évènement médiatique planétaire (tout comme les Jeux Olympiques18) explique que certaines erreurs d’arbitrage aient particulièrement imprimé la mémoire collective des acteurs du football, et ce d’autant que chaque édition est l’occasion pour les médias de repasser en boucle les images des faits de jeu incriminés, au risque de l’anachronisme sportif. Parmi les épisodes célèbres : la demi-finale France-Allemagne (Séville, 1982) où l’arbitre néerlandais Charles Corver ne sanctionne pas une charge violente du gardien Harald Schumacher qui envoie Patrick Battiston à l’hôpital, et donne l’occasion aux commentateurs Thierry Roland et Jean-Michel Larqué de se lancer dans une violente diatribe contre l’arbitrage, précédée du fameux « il n’a pas fait le voyage pour rien » ; « la main de Dieu19 », en l’occurrence celle de Diego Maradona, diffusée ad nauseam dès que des décisions majeures des hommes en noir sont contestées dans les médias, geste qui a échappé à l’arbitre tunisien Ali Bennaceur lors du quart de finale Argentine-Angleterre en 1986 au Mexique ; les erreurs d’appréciation de Gamal Al-Gandhour lors de la rencontre opposant l’Espagne à la Corée du Sud, pays organisateur de l’édition 200220 ; l’exclusion différée de Josip Simonic, après avoir reçu son troisième avertissement (alors qu’un second suffit) lors du match Croatie-Australie (Allemagne, 2006), qui sonne le glas de la carrière internationale de l’Anglais Graham Poll… Pour certains hommes en noir, la participation à la Coupe du monde de football s’apparente à un véritable chemin de croix.
Rendre visibles les évolutions des lois du jeu : « le changement c’est maintenant »
L’aura médiatique dont bénéficient désormais ces compétitions majeures explique sans doute qu’elles soient le lieu de modification des lois du jeu et, plus récemment, la vitrine d’innovations technologiques. Considérée comme une instance plutôt conservatrice, l’IFAB peut ainsi montrer sa volonté de faire évoluer le football par ses règles, en tenant compte de ses logiques internes21 et de l’environnement d’une pratique « uniformément changeante » (spectacularisation du jeu, médiatisation, internationalisation des compétitions, gestion des violences et des incivilités à titre d’exemple22). Les Coupes du monde peuvent ici être considérées autant comme des moments privilégiés d’acculturation aux lois du jeu en même temps qu’elles contribuent à les homogénéiser et à les diffuser par capillarité, depuis l’Olympe des compétitions jusqu’aux « footballs des dimanches ».
À partir de 1938, la numérotation des maillots des joueurs facilite leur identification par les arbitres, les spectateurs et les journalistes. Elle entérine le principe d’une spécialisation par poste des joueurs, conséquence de l’évolution des styles de jeu dans l’entre-deux-guerres23. Longtemps interdits, les remplacements sont officiellement autorisés à compter de l’édition de 1970 au Mexique et leur nombre ne cessera d’augmenter depuis. Cette question aura fait l’objet de longs débats dans l’entre-deux-guerres, de nombreuses fédérations nationales autorisant des remplacements dans leurs propres compétitions, et ce malgré le veto de la FIFA24. Dans un autre domaine, il faudra attendre les Coupes du monde des années 1960 pour que les règles de l’avantage et du hors-jeu soient appliquées de manière uniforme par les arbitres sélectionnés, originaires de continents différents, et où les lois du jeu peuvent s’apprécier différemment. Si ces dernières autorisent désormais les avertissements et les exclusions, l’usage des cartons de couleur pour les signifier aux joueurs ainsi qu’au public renvoie aux éditions 1966 et 1970. Ainsi, au cours de la World Cup 1966, les avertissements infligés à Bobby et Jack Charlton ainsi que l’exclusion du joueur argentin Antonio Rattin par l’arbitre allemand Rudolf Kreitlein lors du quart de finale opposant l’Albicéleste à l’équipe d’Angleterre s’opèrent dans la confusion, faute d’être compris par les protagonistes de la rencontre. Le sélectionneur anglais, Alf Ramsey demanda d’ailleurs à la FIFA des éclaircissements à ce sujet. En charge de la désignation des arbitres sur le tournoi de 1966, Ken Aston25 aura l’idée de rendre plus claires ces décisions arbitrales par l’utilisation de deux cartons de couleur, mettant ainsi fin (au moins sur ce point) aux incompréhensions linguistiques entre joueurs et arbitres. Le Russe Evgueny Lovchev recevra le premier carton jaune de l’histoire du football lors du match d’ouverture opposant le Mexique à l’URSS le 31 mai 1970.
On terminera en évoquant ici le rôle de catalyseur et de chambre d’écho joué par les Coupes du monde depuis 1998 s’agissant des réflexions préalables, expérimentations puis adoption des deux outils technologiques d’assistance à l’arbitrage que sont la GLT et la VAR. Sans s’étendre davantage sur ce remake sportif de la « querelle des Anciens et des Modernes » (les premiers26 exprimant leurs réserves face aux projets d’expérimentation, tandis que les seconds évoquent des dispositifs devant nécessairement accompagner la professionnalisation de l’arbitrage d’élite), la médiatisation quasi exponentielle27 des erreurs commises par les directeurs de jeu rend finalement inéluctable l’adoption successive de ces deux dispositifs. Le 23 juin 1998, la rencontre Brésil-Norvège avait en quelque sorte cristallisé les débats, après que l’arbitre américain Esfandiar Baharmast avait sifflé un penalty pour un tirage de maillot dans la surface de réparation qu’aucune caméra n’avait été en capacité de montrer, à l’exception d’une chaîne norvégienne, quelques jours après que la polémique a éclaté. En 2010 en Afrique du Sud, lors du match Angleterre-Italie, le tir de Franck Lampard heurte la barre transversale et le ballon franchit entièrement la ligne de but, sans que l’arbitre uruguayen (et son assistant) ne puissent le voir, privant ainsi l’Angleterre de quart de finale. Le « changement de pied » de Sepp Blatter sur ce point conduit à l’adoption de la GLT lors de la Coupe du monde au Brésil (2014) et son utilisation première lors de la rencontre France-Honduras, l’arbitre brésilien Sandro Ricci validant un but contre son camp d’un défenseur hondurien à la 48e minute de jeu. Indépendamment des dysfonctionnements techniques parfois constatés, la GLT, qui repose sur une logique binaire (ballon ayant ou non entièrement franchi la ligne de but), ne fait guère plus l’objet de polémiques. Il en va tout autrement de la VAR, dont les dispositions techniques et logistiques, les cas de saisine et le processus décisionnel entre les arbitres28 demeurent aujourd’hui encore peu lisibles pour les profanes, autant que pour les acteurs des matchs eux-mêmes. Expérimentée à partir de 2014 dans certains championnats nationaux (Pays-Bas puis France), la VAR fait progressivement son entrée dans les compétitions internationales : Coupe des confédérations (2017), Coupe du monde en Russie (2018), Coupe du monde féminine en France (2019), où les rencontres France-Nigéria, Australie-Norvège et Angleterre-Cameroun ponctuées de polémiques liées à un usage « intempestif » du dispositif. Au moins sur ce point, le « football des femmes » n’a rien à envier à celui des hommes29.
Mémoires et permanences arbitrales
D’une certaine manière, les Coupes du monde constituent depuis 1930 une « photographie » des évolutions de l’arbitrage international et de la sociologie de ceux (et plus récemment de celles) en charge d’appliquer des lois du jeu, à la plasticité toute relative. Les quelques exemples évoqués montrent combien les matches de football, même arbitrés par « l’élite de l’élite », indépendamment des périodes considérées, demeurent des lieux de passions, de débats et de controverses : l’alchimie du football l’explique, par la combinaison du principe de l’aléa et de l’interprétation par le directeur de jeu de situations plus ou moins lisibles : la professionnalisation de l’arbitrage, les performances désormais exigées par la FIFA, la généralisation de la GLT puis de la VAR n’y changent finalement pas grand-chose.
Reste que cette compétition majeure représente pour le « tout petit monde30 » de l’arbitrage un « lieu de mémoire31 » particulier et pourtant éphémère : qui se souvient de Georges Capdevielle et de Maurice Guigue, respectivement arbitres français des finales de 1938 et 1958 ? Performance non égalée depuis, y compris par les meilleurs sifflets de l’hexagone également retenus : Pierre Schwinté (1962), Roger Machin (1970), Robert Wurtz (1978), Michel Vautrot (1982 et 1990), Joël Quiniou (1986, 199032 et 1994), Marc Batta (1998), Gilles Veissière (2002), Éric Poulat (2006), Stéphane Lannoy (2010), Clément Turpin (2018 et 202233). Également sélectionnée pour le Qatar, Stéphanie Frappart34 réussit là où Nelly Viennot avait échoué quelques années plus tôt pour quelques dixièmes de secondes, la FIFA ayant changé in extremis les barèmes des tests physiques35.
L’examen des désignations depuis 1930 montre par ailleurs que les Britanniques se taillent « la part du lion » (quatre finales arbitrées sur 21 éditions, contre trois à ce jour pour les Italiens36). De manière générale, les hommes en noir issus du « vieux continent » constituent les contingents les plus importants depuis 1930, les pays asiatiques et africains étant largement sous-représentés. Ce tropisme européen renvoie sans nul doute au processus de diffusion du football association, aux postes de responsabilités exercés au sein des instances internationales (UEFA, FIFA, commission d’arbitrage de la FIFA, IFAB37), ainsi qu’à la géographie des Coupes du monde. En cela, la hiérarchie de l’arbitrage diffère quelque peu de celle des équipes nationales, où les nations d’Amérique du Sud viennent talonner « la vieille Europe ». La domination qu’elle exerce encore à ce jour tient certes aux positions institutionnelles occupées38, mais également à l’efficience des modèles de formation, d’accompagnement et d’évaluation déployés par les Directions de l’arbitrage des États abritant des championnats « majeurs » (Angleterre, Espagne, Allemagne, Italie, France). Mais pour combien de temps ?