Les premiers débats tactiques de l’équipe de France. La Coupe du monde de football de 1934 et la difficile diffusion du WM en France

  • The first tactical debates of the French team. The 1934 Football World Cup and the difficult diffusion of WM in France

DOI : 10.58335/football-s.112

p. 53-61

Résumés

Le WM est la principale innovation tactique de l’entre-deux-guerres. Adaptation à la modification de la règle du hors-jeu de 1925, ce schéma tactique est diffusé par les matchs de l’équipe d’Arsenal et des entraîneurs britanniques comme William Aitken ou Gabriel Sibley Kimpton. Ce dernier l’introduit dans le jeu de l’équipe de France participant à la Coupe du monde 1934, mais le WM ne fait pas l’unanimité parmi les joueurs et les clubs français et cette défiance contribue au manque d’identité et style du jeu hexagonal. Il n’en est pas moins utilisé par des équipes amateures notamment dans le Vaucluse.

WM was the main tactical innovation of the inter-war period. Adapted from the 1925 modification of the offside rule, this tactical scheme was disseminated by the Arsenal team and by British coaches such as William Aitken and Gabriel Sibley Kimpton. The latter introduced it into the game of the French team participating in the 1934 World Cup, but the WM was not unanimously accepted by the French players and clubs and this defiance contributed to the lack of identity and style of the French game. It was nevertheless used by amateur teams, particularly in the Vaucluse.

Plan

Texte

À la veille de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar, l’équipe de France, championne du monde en titre, parait dans le flou. Animations tactiques fluctuantes, choix d'hommes incertains, positionnement contre nature : Didier Deschamps, le sélectionneur des Bleus, a multiplié les options étonnantes et non payantes au cours des matchs de la Ligue des nations du mois de juin. Pour L’Équipe, « à cinq mois de la Coupe du monde, il restera surtout une impression gênante : celle que Didier Deschamps n'aura pas maîtrisée grand-chose sur ce rassemblement. Sa gestion sportive fut illisible1 ». Auréolé d’une deuxième étoile de champion du monde comme sélectionneur en 2018, Didier Deschamps, en multipliant les essais tactiques, semble incapable de maîtriser son sujet pour la première fois depuis son intronisation en 2012.

Les débats sur la tactique des Bleus ne datent pas d’aujourd’hui. Depuis le premier match de l’équipe de France en 1904, les Bleus utilisent des tactiques et développent des styles de jeu qui ont pu porter à controverse2. Toutefois, contrairement aux autres grandes nations du football, il n’existe pas à proprement parler d’une histoire du style de jeu des Bleus3. Ainsi, cet article vise à éclaircir un pan de l’histoire de la tactique, et plus largement du jeu, histoire qui n’a pas encore trouvé son historien en France4. Pourquoi revenir à la lointaine époque de l’entre-deux-guerres ? Tout d’abord, c’est avec la modification de la règle du hors-jeu en juin 1925 que le football devient le sport que nous connaissons tous aujourd’hui. Cette modification entraîne une « révolution » tactique avec l’invention du WM. Comment cette tactique se diffuse-t-elle en France ? Comment influence-t-elle le jeu de l’équipe de France des années 1930, période où se jouent les trois premières Coupes du monde de football ? Comment introduit-elle un espace de débat médiatique sur la tactique des Bleus ? Dans quelles mesures ses résultats influencent-ils sa diffusion auprès des équipes professionnelles et amateurs du football français ?

Herbert Chapman est-il l’inventeur du WM ?

Herbert Chapman, manager du FC Arsenal de Londres, serait l’inventeur de la révolution tactique du WM ou « jeu du troisième arrière », induite par l’évolution de la règle du hors-jeu adoptée en 19255. Cette innovation tactique, où le demi-centre se charge désormais de marquer l’avant-centre adverse, répondrait à la liberté nouvelle des attaquants, qui sont désormais favorisés par la modification de la loi du hors-jeu. Toutefois, Georges Duhamel, vétéran du football en France, remet en cause la paternité d’Herbert Chapman : « le système W ne date pas du moment où, en 1932, Arsenal l’appliqua avec toute beauté. En 1925, l’année même où le hors-jeu à deux joueurs fut institué, les équipes de la Ligue d’Écosse utilisèrent immédiatement la formation W et même WM6 ». Chapman, en réalité, ne fait que le généraliser avec des joueurs et des consignes très spécifiques7. Des traces médiatiques du jeu à trois arrières existent et sont largement antérieures à son WM. En France, en 1908, Le Havre AC « joue fermé avec trois arrières et quatre demis8 » pour conserver son score face au Stade Rennais. En 1914, en demi-finale du championnat de France, l’équipe de Saint-Raphaël « joue à trois arrières durant toute la partie face à l’Olympique de Sète9 ».

Pour éviter de réduire Chapman au rôle d’inventeur d’une nouvelle disposition tactique, il faut analyser la philosophie de jeu que Chapman met en pratique au FC Arsenal pour comprendre sa pensée révolutionnaire10. Le WM est souvent présenté en France comme un système destructif où le football serait avant tout négatif, inoffensif11. Pourtant si l’on s’intéresse aux statistiques de l’équipe qui inaugure le WM de Chapman, c’est-à-dire Arsenal, on s’aperçoit qu’elle marque le nombre record de 127 buts en 1930-1931. Très souvent, le WM est réduit au rôle prescrit aux deux arrières et au demi-centre, qui est de prendre sous leur surveillance étroite, les trois hommes de pointe de l’attaque adverse, les ailiers et l’avant-centre. En son principe cette consigne est formelle. Elle est si impérative que le demi-centre se voit surnommer « policeman » en raison de la tâche scrupuleusement attentive et défensive qui lui incombe : « il ne quitte pas l’avant-centre d’une semelle12 ». Cette consigne de marquage sévère, qui s’applique aux arrières, libère les demis d’une grosse incertitude. N’ayant plus, en principe, à s’inquiéter de la surveillance des ailiers, ils deviennent disponibles pour une tâche plus précise. Auparavant, ils devaient constamment combiner leur action avec celle des arrières. Désormais, leur mission semble plus simple : « elle consiste à surveiller les deux intérieurs, à neutraliser l’action de ces joueurs à qui incombe la charge de concevoir et d’orienter les offensives13 ». Ainsi tant dans l’exécution que dans la conception, l’esprit du jeu deviendrait défensif. Une équipe qui applique cette tactique place donc sur le terrain ses joueurs dans une position telle qu’ils représentent les sommets des lettres majuscules W et M. Le W s’applique à l’attaque, le M à la défense.

D’après certains auteurs, il est généralement admis que c’est par l’intermédiaire du Racing Club de Paris, « club le plus britannique de France14 », que cette tactique se diffuse en France au milieu des années 193015. Son entraîneur, l'anglais Gabriel Sibley Kimpton aurait inculqué une culture spécifique de jeu qui, à grands traits, ressemblerait à la technique de l’équipe d’Arsenal. Ces emprunts sont, pour une partie des observateurs de football, l’explication principale des succès du Racing, seul club en France « à pratiquer vraiment la méthode du WM et à en tirer profit16 », fidèle en cela à l’exemple d’Arsenal en appliquant avec méthode ses dispositions tactiques sur le terrain. La réussite sportive du RC Paris aurait influencé bon nombre d’équipes professionnelles et amateurs à adopter le style de jeu réputé le plus performant après son doublé coupe-championnat en 1936, selon un modèle de diffusion vertical du haut vers le bas. Toutefois, cette histoire de la diffusion de la tactique du WM en France semble plus complexe.

Dans un premier temps, le WM connaît une aura médiatique. Dans un article de Football du 8 octobre 1931, Pierre Junqua s’étonne que « divers journaux français viennent de découvrir la ″nouvelle″ méthode de l’Arsenal. […] La ″nouvelle″ méthode date de plus de deux ans, de l’année même où l’Arsenal enlevait la Coupe17 ». Même constat dans La Volonté : « On vient de découvrir en France qu’Arsenal avait une méthode de jeu très particulière. Or, il y a belle lurette que cette méthode est connue,18 ». C’est donc à l’automne 1931 que la presse française se fait l’écho de ce nouveau système de jeu. Écho largement renforcé par la rencontre annuelle organisée en faveur de la caisse des Mutilés de Guerre, qui oppose le FC Arsenal au Racing Club de France, au stade de Colombes. Elle doit permettre aux initiés de percevoir « le jeu à trois arrières qui défraye la chronique depuis plusieurs semaines19 ». Mais l’équipe d’Arsenal, bien que victorieuse par 3 buts à 2, déçoit « car les pros en prirent à leur aise tout au long de la partie et ils donnèrent libre cours à leur fantaisie, s’amusant à se repasser la balle inutilement pour démontrer leur supériorité individuelle ». De nombreux journaux relayent ce même constat. La première démonstration officielle du WM en France n’est pas convaincante et limite certainement sa diffusion dans l’hexagone au début des années 1930.

Pour d’autres, ce système serait importé en France par l’intermédiaire de l’Écossais Billy Aitken, entraineur-joueur de l’AS Cannes au début des années 193020. En 1932, les Cannois atteignent une finale de Coupe de France après laquelle ils courent depuis plusieurs saisons. Le 24 avril à Colombes, ils se défont du RC Roubaix au terme d’un match longtemps indécise. Selon So Foot, les Cannois « doivent leur succès en grande partie au WM mis en place par l’entraîneur-joueur écossais William Aitken, qui avait vu cette tactique innovante du côté d’Arsenal21 ». Toutefois, à l’instar d’autres équipes contemporaines, l’AS Cannes semble utiliser une défense à trois arrières mais de manière non systématique. En France, le nombre d’équipes qui adopte une défense à trois en cours de match connaît une forte augmentation dans l’entre-deux-guerres. En Vaucluse, le jeu à trois arrières semble être utilisé dès 1930. En demi-finale de la Coupe Moureau, les vignerons du Thor parviennent à battre les ouvriers du RC Bollène « grâce à leur jeu à trois arrières22 ». En 1931, les Cadets Pernois, qui remportent une victoire aux dépens de l’AS Velleron, « jouent à trois arrières et repoussent toutes les attaques velleronnaises23 ». Toutefois, il s’agit généralement d’une modification tactique en cours de match. Aucune équipe ne semble chercher à adopter définitivement un jeu à trois arrières. Ainsi, il faut davantage reconnaître le rôle de Chapman dans l’institutionnalisation du troisième arrière plutôt que dans son invention24.

L’équipe de France et le WM

Le huitième de finale de la Coupe du Monde 1934 entre l’Autriche et la France semble être le point de départ de la diffusion du WM en France. Une équipe de France « régénérée » par Kimpton tient tête à une des meilleures équipes européennes des années 1930, le Wunderteam, grâce à l’essai du WM. Le match se solde par une défaite par 3 buts à 2 après prolongations qui équivaut à une véritable « victoire » pour la presse sportive française et internationale. Maurice Pefferkorn témoigne de l’immense surprise engendrée par la tactique des Français :

Nous ne sommes pas encore revenus de la surprise que nous a causée dimanche l’équipe de France. Pour ma part, c’est bien la première fois que je vois notre onze national figurer comme une grande équipe et afficher une classe vraiment internationale, tout au moins en défense. Les étrangers qui assistaient au match et dont j’ai pu entendre les appréciations déclarent que jamais ils ne se seraient imaginés que l’équipe de France pût faire une telle partie. Ce n’est pas qu’au point de vue technique nos joueurs se soient montrés bien meilleurs qu’en d’autres circonstances, mais c’est la tenue de l’ensemble qui s’est nettement améliorée et une conception tactique s’est enfin manifestée. Elle a paru nettement avoir été posée en principe avant match et suivie exactement par des hommes dont le moral était élevé et la condition physique supérieure à celle de leur adversaire. Une remarquable défense. Un demi-centre ayant la notion exacte du rôle à remplir et opérant avec simplicité mais d’une façon vraiment efficace, telle est l’explication de notre victoire d’hier25.

Ce 27 mai 1934 marque certainement une date dans l’histoire tactique du football français. Pour Maurice Pefferkorn, c’est clairement l’influence tactique du WM de l’entraineur Kimpton, avec Verriest, qui joue à la manière des demi-centres anglais et jugule l’excellent avant-centre autrichien Sindelar, qui est à l’origine de ce résultat improbable. Si la Fédération Française de Football-Association a fait appel à Kimpton, après l’initiative prise par L’Auto, ex-pro de Southampton et entraîneur itinérant en Europe, c’est que les résultats de l’équipe de France étaient très mauvais au début des années 1930. Entre 1930 et 1932, la sélection subit 64 % de défaites ponctuées de scores humiliants face aux Belges (1-6) et aux Italiens (0-5). Marcel Rossini déplorait, dans Football, en 1930, de voir « onze joueurs se présenter sur le terrain sans tactique arrêtée, sans esprit de corps, sans chef ».

En 1935, l’équipe de France, menée par Gaston Barreau et Maurice Delanghe, retombe dans ses travers passés et subit trois défaites de rang face à l’Espagne (0-2), l’Italie (1-2) et l’Allemagne (1-3) avant que la FFFA ne rappelle Kimpton à la rescousse. Pour lui, « les joueurs français ne sont pas aptes à se plier à une tactique trop rigide. Ils sont trop indisciplinés pour cela26 ». Pour son retour, les Bleus remportent une victoire nette et limpide face à la Hongrie (2-0). Selon Maurice Pefferkorn, l’influence du tacticien anglais est indéniable : « pour les matchs de cette saison, [les] joueurs avaient pour ainsi dire été livrés à eux-mêmes. Et pour rencontrer la Hongrie, M. Kimpton reparaît et trouve encore l’occasion d’exercer son influence d’heureuse façon27 ». Marcel Rossini confirme que « toute l’équipe de France rend hommage à l’enseignement fructueux de son entraîneur Kimpton qui, ayant fort bien pénétré l’esprit français, ajuste à sa mesure la tactique idoine28 ». Le WM de Kimpton paraît être la solution aux maux de l’équipe de France.

Mais lorsque survient la première défaite de Kimpton, son WM est immédiatement remis en cause. Après la défaite de la France 2 buts à 1 face à la Suisse, Maurice Pefferkorn critique son utilisation. Pour lui, le WM est « beaucoup trop rigide en sa conception et son application donne à un match de football entre équipes qui la pratiquent un caractère de défense qui manque de séduction29 ». À cette même époque, les équipes de Paris et de Vienne, qui s’affrontent au Parc des Princes, n’appliquent ni l’une ni l’autre le WM. Comme d’autre part, elles produisent un jeu offensif agréable et efficace, « on en conclut par comparaison avec France-Suisse, que le WM a fait faillite30 ». Le WM anglais est alors perçu comme contraire au tempérament français. Toutefois, pour nuancer ses propos, Maurice Pefferkorn, après avoir rappelé le rôle du WM dans la belle résistance de la France face à l’Autriche en 1934, n’hésite pas à insister sur le fait que « les méthodes et les tactiques sont des instruments qui ne sauraient remplacer le style et l’esprit. Ce sont ces deux qualités qui sont déterminantes. La méthode est à leur service. Si elles sont absentes, la méthode ne signifie plus rien ». Ainsi, pour justifier la défaite de l’équipe de France, il peut conclure son argumentation, sur la nécessité de l'équipe et de séection des joueurs qui ont « l'esprit le plus combatif ». Mais, dans la presse, Kimpton se défend d’utiliser la tactique du WM :

Tout le monde écrit que la tactique que je donne à l’équipe de France est celle du W. Et là-dessus on disserte à n’en plus finir. On critique, on fait des recommandations aux joueurs, on prend position ou l’on combat. Eh bien, je vais mettre tout le monde d’accord en déclarant que ma tactique n’est pas plus celle du W, que celle de l’Y ou du Z ! J’ai, c’est certain, une tactique. Elle est simple, élémentaire. C’est celle de l’ABC, c’est-à-dire celle du bon sens. Il est possible qu’elle s’apparente parfois à celle du W, mais de là à conclure qu’elle lui est en tout point conforme, il y a une marge qu’il ne faut pas franchir31.

À la fin des années 1930, le WM ne fait pas l’unanimité en France. Son utilisation par l’équipe de France est clairement dénoncée par la presse sportive après une « cuisante défaite » par 6 buts à 1 face aux amateurs hollandais dès le début de l’année 1936. Pour Lucien Gamblin, c’est une « défaite qui fera époque dans l’histoire du football français32. Pour Maurice Pefferkorn c’est l’équipe de France qui avait « une méthode de jeu, le WM qui permettait de se présenter partout […] a eu grand tort de croire qu’avec une formule [elle] ferait son chemin dans le monde ». Après une nouvelle déconvenue à domicile face à la Tchécoslovaquie (0-3), le WM est, cette fois-ci la cible des supporters des Bleus. À la sortie du match, on peut entendre « Ah ! Ce WM ! Quelle horreur ! Quelle stupidité ! Quelle sinistre plaisanterie33 ». Kimpton, perçu comme le principal responsable et donc comme la principale « cible à abattre34 », se fait cracher dessus par des fanatiques à la sortie du match alors que l’année précédente, il passait pour un héros35. Ernest Lafont, le ministre de la Santé et de l’Éducation physique, en vient à demander la création d’une commission d’enquête sur « les causes générales des échecs subis par l’équipe de France de football au cours des rencontres internationales36 ». Certains joueurs refusent de continuer à jouer en équipe de France si celle-ci pratique le WM. Alors que Kimpton, écarté de la sélection, « fait triompher le RC Paris (doublé coupe-championnat) avec la méthode du WM37 », il est rejeté par une large partie du monde du football français d’avant-guerre38.

La diffusion du WM en France de l’équipe de France aux clubs amateurs

Bien que, comme l’explique Jonathan Wilson, « les journaux aient ignoré la réalité du WM et aient continué à imprimer la composition des équipes comme si tout le monde jouait encore en 2-3-5, et ce jusque dans les années 196039 », il est possible de retracer les cheminements de la diffusion du WM en France grâce aux nombreux indices laissés dans les comptes-rendus de match. En 1937, alors que l’équipe de France, avec Gaston Barreau comme sélectionneur unique, abandonne le WM après une lourde défaite face à l’Allemagne, donnant raison à ses adversaires40, la tactique importée d'outre-Manche se diffuse, jusque dans le football amateur, à l’exemple du Vaucluse. Dès le début de la saison 1937-1938, Ernest Gravier, ancien international français, tente de faire jouer le WM à l’AS Avignon. Le nouveau rôle défensif du demi-centre ne semble pas être bien respecté et assimilé par Bénet puis Rey41. Pour Ernest Gravier, quand le demi-centre ne respecte pas, à la lettre, la consigne de marquage strict de l’avant-centre, il met son camp en péril. À l’instar du constat dressé par Maurice Pefferkorn pour l’équipe de France, les débuts de la mise en pratique du WM en Vaucluse sont marqués par les difficultés du demi-centre à respecter son nouveau rôle de « policeman ». En 1938, le demi-centre Bénet a nettement progressé et « joue désormais parfaitement son rôle de policeman42 ». L’adoption et la maîtrise des techniques et des tactiques du monde professionnel par le monde du football amateur permettent une réduction des écarts de niveau qui ont pu se creuser avec l’apparition du professionnalisme43. À la fin des années 1930, l’AS Avignon s’impose comme une des meilleures équipes du district de Provence, premier district de France44, grâce à l’adoption de la tactique du WM. Alors que l’avènement du professionnalisme entraîne le déclassement sportif des clubs amateurs appartenant à l’ancienne élite du football parisien45, il contribue à l’attractivité et au développement du football vauclusien dans les années 193046.

À la veille de la Coupe du monde de 1938 organisée en France, avec les conseils avisés de Gabriel Hanot, le jeu des Bleus connaît une embellie grâce à l’utilisation d’une tactique intermédiaire, qui consiste à jouer le W en attaque mais abandonner le M en défense. En effet, les meilleurs défenseurs tricolores Mattler et Vandooren y sont opposés. Ils remportent 4 victoires de rang face à la Suisse (2-1), aux Pays-Bas (3-2), à la Belgique (5-3) et à la Bulgarie (6-1), font un nul héroïque 0-0 face à l’Italie de Pozzo, championne du monde en titre qui, toutefois n’a pas adopté le sistema, le WM en italien, et sont défaits par les Anglais par 4 buts à 2. Victor Pozzo souligne que les Français se sont transformés tactiquement. Plus de discipline collective comme le souhaitait Kimpton, qui affirmait « qu’avec de la discipline et du caractère, les Français pourraient se hisser au premier rang des footballeurs du monde47 ». Cependant, après avoir triomphé des Belges, ces progrès avérés ne permettent de passer les quarts de finale de la Coupe du monde face à la Squadra Azzurra. La défaite 3 buts à 1 est révélatrice des carences tactiques qui subsistent. À la mi-temps, sifflée sur le score de 1 à 1, et alors que tout était encore possible, le demi-centre Gusti Jordan se plaint d’avoir deux joueurs à surveiller, Piola et Meazza. Il suggère d’appliquer le WM de façon à n’avoir à marquer que Meazza. Mais Mattler, hostile au marquage individuel, refuse de prendre en charge Piola, le buteur italien. Ce dernier signe les deux buts de la victoire italienne et de l’élimination française, révélant les errances tactiques de l’équipe de France à la fin des années 1930.

Au lendemain de la défaite, la presse sportive française met une nouvelle fois en avant la défaillance tactique des Bleus. Pour L’Auto, « la tactique de l’équipe de France est à changer48 ». Après avoir critiqué le WM de Kimpton dans le passé, Maurice Pefferkorn préconise à nouveau l’utilisation du WM mais pas le WM intégral, « c’est-à-dire celui qui veut que l’arrière marque de près l’ailier adverse ». Remettant en cause les défenseurs tricolores, « des arrières des dix-huit mètres », peu mobiles, il prône l’utilisation d’une défense en zone avec une couverture mutuelle des arrières, « où un des deux arrières reste toujours vers le milieu de terrain, prêt à venir secourir le demi-centre policeman49 ».

Cette réflexion préfigure les évolutions tactiques d’après-guerre avec l’invention du 4-2-4, en réaction au WM anglais, par le sélectionneur du Onze d’or hongrois, Gusztáv Sebes. En 1958, la troisième place obtenue à l’issue de la Coupe du monde en Suède constitue un exploit pour une équipe de France qu’on n’attendait pas à ce rang50. Entraînés depuis 1955 par Albert Batteux, le coach de Reims finaliste de la Coupe des clubs champions européens en 1956, les Bleus pratiquent un jeu offensif, un « football-champagne » caractérisé par le quatuor de l’attaque composé de Roger Piantoni, Jean Vincent, Raymond Kopa et Just Fontaine. Performance sans lendemain, les années 1960 et 1970, marquées par l’impossible maîtrise du nouveau schéma tactique 4-3-3 par les Bleus, tactique initiée par les Britanniques à la Coupe du monde 1966 puis sublimée par les Pays-Bas du « Hollandais volant » Cruyff dans les années 1970, constituent un temps mort pour la sélection tricolore. Il faut attendre les années 1980 pour retrouver une équipe de France offensive et performante grâce au fameux « carré magique » de Michel Hidalgo. Organisée en 4-4-2, l’équipe de France possède quatre milieux créatifs dont son incontournable capitaine n° 10 Michel Platini. Mais le football « romantique » des Bleus se heurte alors en demi-finale au jeu dur de la Mannschaft à Séville en 1982 puis à Guadalajara en 1986. Les Français deviennent les « Brésiliens de l’Europe ». Après une nouvelle traversée du désert, pour la Coupe du monde organisée par la France en 1998, le sélectionneur des Bleus, Aimé Jacquet, se tourne vers une tactique plus défensive – qui suscite l’ire de la presse sportive, en particulier L’Équipe – avec un 4-3-2-1 – dit sapin de Noël – organisé autour de trois milieux défensifs – Karembeu, Deschamps, Petit – protégeant deux milieux offensifs, Zinédine Zidane et Youri Djorkaeff. L’équipe de France remporte alors sa première étoile, avant de récidiver vingt ans plus tard en Russie avec une tactique certes différente – un 4-2-3-1 – mais aussi réaliste, basée sur un bloc défensif compact et souvent bas et un « jeu de transition » propice aux raids supersoniques de Mbappé.

Conclusion

En France, les journalistes ne parviennent pas à détecter avant 1940 un réel style de jeu de l’équipe nationale. L’équipe de France des années 1930, fait l’objet de débats tactiques sans fin alors que l’impossible diffusion du WM anglais, révèle la carence de culture tactique hexagonale. Cette absence d’un style de jeu national en France renvoie sans doute à la coupure géographique encore très prégnante entre le football du Nord, proche de l’Angleterre, et celui du Sud, dit méditerranéen51. Elle révèle également que la France reste une « petite nation sportive » à la veille de la Seconde Guerre mondiale52. Par la suite, les Bleus deviennent des « perdants magnifiques » grâce à un style de jeu offensif séduisant, qualifié de « manière française », avant de l’abandonner pour adopter un football plus réaliste et remporter deux Coupes du monde à vingt ans d’intervalle, hissant la France au panthéon du football mondial.

Notes

1 L’Équipe, 14 juin 2022. Retour au texte

2 François da Rocha Carneiro, Les joueurs de l’équipe de France de football (1904-2012) : construction d’une élite sportive, thèse de doctorat en histoire contemporaine sous la direction d’Olivier Chovaux, Université d’Artois, 2019 et Les Bleus et la Coupe. De Kopa à Mbappé, Paris, Editions du Détour, 2020. Retour au texte

3 Par exemple, Antony Mason, « Grandeur et déclin du kick and rush anglais ou la révolte d’un style », J. Sergio Leite Lopes, « Les origines du jeu à la brésilienne », Miklós Hadas, « Stratégie politique et tactique sportive : esquisse d’une analyse socio-historique du style de jeu de l’équipe d’or hongroise des années cinquante », Les Cahiers de l'INSEP, n° 25, 1999, p. 47-99. Retour au texte

4 Malgré l’invitation d’Alfred Wahl, « Pour une histoire du jeu », Les Cahiers de l'INSEP, n° 25, 1999, p. 35-45. Retour au texte

5 Lucien Perpère, Football, ma passion, Paris, Éditions Paris-Vendôme, 1951, p. 53 ; Thibaud Leplat, Football à la française, Paris, Solar Editions, 2016, p. 29 ; Fabien Bastide-Alzueta, Matteo Bini, La loi du milieu. Une histoire tactique du football, Paris, Chistera, 2018, p. 31. Retour au texte

6 Georges Duhamel, « Tactique et W », Le Matin, 19 novembre 1935. Retour au texte

7 Brian Glanville, Soccer Nemesis, Londres, Secker & Warburg, 1955, p. 26 et Willy Meisl, Soccer Revolution, Londres, Phoenix Sports Book, 1955, p. 19. Retour au texte

8 L’Ouest-Eclair, 7 avril 1908. Retour au texte

9 Le Petit Marseillais, 23 mars 1914. Retour au texte

10 Tony Say, « Herbert Chapman : Football Revolutionary ? », The Sports Historian, 1996, n° 16, p. 81-98. Retour au texte

11 « La peste, c’était le WM », Thibaud Leplat, Football à la française, op. cit, p. 45. Retour au texte

12 Maurice Pefferkorn, Football. Joie du monde, Paris, Les Éditions J. Susse, 1944, p. 141. Retour au texte

13 Id., p 43. Retour au texte

14 Julien Sorez, Le football dans Paris et ses banlieues de la fin du xixe siècle à 1940 : un sport devenu spectacle, Rennes, PUR, 2013, p. 94. Retour au texte

15 Gilles Gauthey, Le football professionnel français, Paris, À compte d’auteur, 1961, p. 95 et Jean Dufour, Le football, technique, tactique et stratégie, entrainement, Paris, Éditions Bornemann, 1962, p. 60. Retour au texte

16 Football, 2 janvier 1936. Retour au texte

17 Id., 8 octobre 1931. Retour au texte

18 La Volonté, 8 octobre 1931. Retour au texte

19 L’Auto, 12 novembre 1931. Retour au texte

20 Thibaut Leplat, Football à la française, op. cit, p. 31. Retour au texte

21 Mathieu Rollinger, « Aux sombres héros de la coupe », So Foot, 25 avril 2017, https://www.sofoot.com/aux-sombres-heros-de-la-coupe-2-2-442003.html Retour au texte

22 La Gazette Sportive, 8 mars 1930. Retour au texte

23 Idem, 17 octobre 1931. Retour au texte

24 Jonathan Wilson, La Pyramide inversée. L’histoire mondiale des tactiques de football, Paris, Hachette sport, 2018, p. 109. Retour au texte

25 L’Auto, 29 mai 1934. Retour au texte

26 L’Intransigeant, 12 avril 1935. Retour au texte

27 L’Auto, 20 mai 1935. Retour au texte

28 Football, 23 mai 1935. Retour au texte

29 L’Auto, 29 octobre 1935. Retour au texte

30 Ibid., 3 novembre 1935. Retour au texte

31 L’Intransigeant, 28 octobre 1935. Retour au texte

32 L’Auto, 13 janvier 1936. Retour au texte

33 Ibid., 10 février 1936. Retour au texte

34 Ibid., 14 février 1936. Retour au texte

35 Le Miroir des sports, 2 juin 1936. Retour au texte

36 Pierre Cazal, Sélectionneurs des Bleus, Paris, Mareuil Editions, 2020, p. 79. Retour au texte

37 L’Auto, 26 mai 1936. Retour au texte

38 Maurice Pefferkorn, Football, op. cit, p. 144. Retour au texte

39 Jonathan Wilson, La Pyramide inversée, op. cit, p. 122. Retour au texte

40 Maurice Pefferkorn, Football, op. cit, p. 153-156. Retour au texte

41 La Gazette Sportive, 30 octobre 1937. Retour au texte

42 Ibid., 13 octobre 1938. Retour au texte

43 Ibid., 19 novembre 1938. Retour au texte

44 Ibid., 6 août 1938. Retour au texte

45 Julien Sorez, Le football dans Paris et ses banlieues, op. cit, p. 100. Retour au texte

46 Romain Gardi, À l’ombre de l’Olympique de Marseille. Histoire sociale et culturelle du football en Vaucluse de la fin du xixe siècle au début des années 1980, sous la direction de Natalie Petiteau et Marion Fontaine, Avignon Université, thèse en cours. Retour au texte

47 Le Miroir des sports, 2 juin 1936. Retour au texte

48 L’Auto, 14 juin 1938. Retour au texte

49 Ibid. Retour au texte

50 François da Rocha Carneiro, Les Bleus et la Coupe, op. cit, p. 54-55. Retour au texte

51 Stéphane Beaud et Julien Sorez, « Les Bleus au long cours : indifférence, exaltation et crispations nationales », in Fabien Archambault et al., Le football des nations : Des terrains de jeu aux communautés imaginées, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 273-294. Retour au texte

52 Paul Dietschy, « Une petite nation sportive ? L’entre-deux-guerres miroir de l’inégal enracinement du football en France », in Ulrich Pfeil (dir.), Football et identité : en France et en Allemagne, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 39-62. Retour au texte

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Référence papier

Romain Gardi, « Les premiers débats tactiques de l’équipe de France. La Coupe du monde de football de 1934 et la difficile diffusion du WM en France », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 53-61.

Référence électronique

Romain Gardi, « Les premiers débats tactiques de l’équipe de France. La Coupe du monde de football de 1934 et la difficile diffusion du WM en France », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, publié le 17 novembre 2022 et consulté le 24 avril 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.112. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=112

Auteur

Romain Gardi

Doctorant en histoire contemporaine à l’université d’Avignon

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0