La Coupe du monde et la politisation du football en France

  • The World Cup and the politicisation of football

DOI : 10.58335/football-s.102

p. 41-51

Résumés

Le football est associé depuis les années 1920 à la République. Le lien a été renforcé par le principe délégataire mis en place à la Libération, puis le rôle joué par l’État dans la réorganisation du football français dans les années 1970. C’est surtout dans la décennie suivante que le football devient politique à un moment où les progrès des équipes françaises contrastent avec la crise industrielle et sociale que connaît le pays. La Coupe du monde de football joue un rôle ambivalent. La victoire 1998 semble prouver le succès du modèle d’intégration à la française. La grève de 2010, au contraire, est un moment de stigmatisation des jeunes des banlieues. Le football a ainsi pris place dans le discours politique et semble aussi incarner un espace social où le principe méritocratique serait encore en vigueur.

Football has been associated with the Republic since the 1920s. The link was strengthened by the principle of “delegation” set up at the Liberation, and then the role played by the State in the reorganisation of French football in the 1970s. It was especially in the following decade that football became political at a time when the progress of French teams contrasted with the industrial and social crisis that the country was experiencing. The World Cup played an ambivalent role. The 1998 victory seemed to prove the success of the French integration model. The 2010 strike, on the other hand, is a moment of stigmatisation of the suburbs’ youth. Football has thus taken its place in the political discourse and also seems to embody a social space where the meritocratic principle would be still in force.

Plan

Texte

La République a-t-elle découvert le football le 12 Juillet 1998 quand, après le coup de sifflet final, divine surprise sportive puis politique, ses représentants ont constaté de visu que le football pouvait faire sortir des millions de personnes dans les rues, se sont réjouis qu’une équipe « Black, Blanc, Beur » puisse représenter la France, ont finalement reconnu que le ballon rond devait être compté parmi les instruments permettant de bâtir la cohésion nationale ? Hommes et commentateurs politiques de tous bords ont célébré, à très haute voix, « une victoire qui a fait plus que vingt ans de politique d’intégration », « un bon moment pour régulariser les sans-papiers1 ». Mais la République a-t-elle découvert le football avec toutes ses complexités et ambiguïtés ou a-t-elle seulement promu une discipline sportive finalement conforme aux valeurs républicaines et coubertiniennes ? Ce qui est sûr, c’est qu’en 1998 et dans les épisodes qui ont suivi, du coup de tête de Zidane en finale de la Coupe du Monde 2006 à la victoire de 2018 en passant par l’épisode de la grève de Knysna en Afrique du Sud en 2010, la relation au football s’est sensiblement dramatisée quand elle n’était auparavant qu’une affaire de gestion de politiques publiques, celle du sport ou de l’ordre public, et d’entretien paisible du sentiment national.

Quelle politisation ?

Le football est donc devenu une affaire politique, au-delà de l’usage des métaphores footballistiques (« meneur de jeu », « force du collectif », « marquer contre son camp ») qui ont fleuri depuis les années 1980 dans le monde de l’entreprise et l’univers politique. Est-ce une libération des passions intimes des hommes politiques qui s’affichent en supporters ou en pratiquants ? Une forme rénovée d’instrumentalisation des émotions populaires ? Un moyen d’action sur la société 2?

Le football est politique à deux titres3. D’une part, il peut être l’objet « des décisions explicites et, du moins en partie, conscientes ou réfléchies » visant par exemple à marquer la puissance nationale ou à être un vecteur d’idéologie politique ou de mobilisation par le sport, ce qui se traduit par la mise en place de politiques ou d’initiatives publiques cherchant à fortifier les corps ou à inculquer l’esprit de compétition. D’autre part, le football, en tant qu’institution dotée d’organes de décision, peut aussi mener une politique visant à développer sa propre influence. Toutefois, la politique relève aussi du domaine des mœurs ou du style de vie d’une collectivité dont le football met en scène les valeurs qui la constituent4. C’est une culture, qu’on peut identifier à travers ses routines, ses mémoires, ses modes d’appropriation ou de représentation, qui appartient au style de vie d’une nation ou d’une collectivité historique composant cette dernière et que l’on peut analyser comme une ressource utilisée pour se représenter la société et y penser sa place, ou encore un moyen de la maîtriser et d’agir sur elle, par exemple à travers l’application du principe de justice ou l’identification à une collectivité. Comment s’articulent ces deux dimensions de la politique ? Selon l’équilibre qui s’installe entre le domaine de la volonté et celui des mœurs, on pourra distinguer les rapports du football et de la politique entre une démocratie et une dictature totalitaire dans le fait que la première laisse le football à la société civile et l’autre l’investit de part en part.

On pourra aussi comparer deux démocraties, par exemple, la monarchie britannique et la république française en mettant en évidence la moindre politisation du football britannique, pas de Ministère des Sports à proprement parlé au Royaume-Uni5, en liaison avec une définition plus culturelle que politique des identités collectives et, en France, l’intervention de l’État dans le sport. Tout ce qui fait le football français ne relève pas de l’État, mais est marqué par l’imaginaire républicain et par le rôle de l’État comme acteur protecteur, éducateur, incitateur6. S’il existe des différences considérables entre la France de la Troisième République dans lequel le football trouve progressivement sa place, et la Cinquième République gaullienne et celle d’aujourd’hui, il y a une continuité dans la manière dont le sport passe par ce filtre républicain pour se développer, par exemple dans le rapport entre la politique et le football où est affirmé le principe de neutralité.

Le sport, et donc le football, ne fait pas de politique au sens où la politique divise. La République est coubertinienne, elle croit aux vertus intrinsèques du sport pour faire des individus des citoyens responsables ainsi qu'aux conditions de production de ces derniers. En ce sens, 1998 est la manifestation de l’acclimatation réussie du football et de la République.

Comment le football est devenu républicain

La concordance des temps entre le développement du football depuis les années 1890 et les évolutions du cadre politique dans lequel il s’inscrit, en particulier la forme républicaine d’organisation de la société, pose question. Si l’on parle d’un angle politique, il ne s’agit donc pas seulement de relever les instrumentalisations partisanes du football, mais de voir comment il s’est inscrit dans un ensemble d’institutions qui est aussi un « écosystème socio-culturel7 » ou un imaginaire, qui se traduit par une manière commune de voir les relations entre individus, groupes et institutions, de parler d’égalité, du peuple, de la nation, de la citoyenneté et du rôle de l’État qui garantit l’égalité, l’élévation de tous par l’éducation, la sécurité et assure ainsi la cohésion de l’ensemble sociale.

Parce qu’originaire d’Angleterre, le football s’inscrit, dans la dernière décennie du xixe siècle, en France, dans une société marquée par les conflits idéologiques autour de la légitimité de la République. Il ne passe pas alors pour le meilleur de fabriquer de bons citoyens et peut même apparaître comme une arme de l’ennemi catholique ou des « rouges ». Parce que le football est très vite un sport-spectacle, que ce spectacle génère des émotions, le quest for excitement8 de Norbert Elias, s’accompagnant de manifestations partisanes, il menace de transformer le peuple en populace. L’esprit républicain rechigne à s’accommoder d’un sport qui ne peut être moralement édifiant et politiquement intégrateur, de même que le football et d’autres disciplines sportives constituent un sujet de conflit au sein du mouvement socialiste face au risque de l’emprise patronale avec les clubs corporatifs ou de détournement de l’énergie révolutionnaire par le développement d’un nouveau loisir9. Devenant l’un des deux grands sports populaires, avec le cyclisme, autant comme pratique que comme spectacle dans les décennies qui suivent la fin de la Première Guerre Mondiale, il se convertit au professionnalisme en 1932, s’éloignant ainsi pour certains de la pureté de l’esprit sportif. Ainsi, lorsque l’on pose la question de savoir si le football est un corps étranger10 à la société française, on peut relever, outre les débats sur l’existence, ou non, d’une véritable culture du football11 ou sur la fragilité économique des clubs professionnels français, ce cocktail fait de méfiance, d’indifférence, voire de mépris de la part des élites sociales et politiques pour le sport le plus populaire.

Toutefois, toute une partie de l’histoire du football français, jusqu’aux années 1980, peut se lire comme l’évolution d’une relation initiale d’hostilité à un accommodement et à la production d’un consensus entre la République, sous ses différentes manifestations historiques, qui semblait toujours tracer la voie vers l’achèvement de son modèle, le triptyque « nation, égalité, progrès »12, et le football qui réalise par son fonctionnement (monopole fédéral, mission de service public, présence sur l’ensemble du territoire, hiérarchie d’excellence, progression des résultats) la cohésion sociale, l’éducation et la grandeur nationale. Dans l’histoire de l’accommodement du football et de la République, la Coupe de France apparaît comme le premier événement du football digne d’être intégré dans le rituel de la République lorsque le Président Gaston Doumergue se fait en 1927 présenter les équipes et remet le trophée au vainqueur. La formule de la compétition opposant progressivement les petits aux grands clubs sur des matchs par élimination directe met en œuvre, sur les pelouses, le principe de la méritocratie républicaine car les petits peuvent mettre à terre, par leur sérieux et leur abnégation, les gros13.

3 mai 1913, stade de Colombes

3 mai 1913, stade de Colombes

À l’issue de la finale de Coupe de France Club français-SO Montpellier (3-0), le président de la République Gaston Doumergue remet le trophée à Marcel Huvier, le capitaine de l’équipe victorieuse. À droite, le secrétaire de la Fédération française de football association Henri Delaunay.

Crédits : Fédération française de football.

La présence du « président sportif » illustre le mouvement qui a marqué les années suivant la fin de la Première Guerre mondiale et qui voit les municipalités grandes et petites s’engager dans des politiques d’équipements sportifs14 qui favorisent le développement des clubs sportifs, et principalement les clubs de football, sur l’ensemble du territoire, bénéficiant de la création en 1919 d’une fédération15 qui intègre les instances jusqu’alors séparées du sport catholique et du sport laïc, mais qui n’en laisse pas moins jouer la concurrence entre leurs clubs, ou profiter de l’émergence d’un Parti Communiste pragmatique16 qui peut tout à la fois militer pour le sport « rouge », mais aussi reconnaître, dans les villes de la banlieue parisienne ou dans la Lorraine de la sidérurgie, les attentes et les goûts de la jeunesse ouvrière pour la pratique et le spectacle du football.

La réconciliation entre le football et la République est achevée par la conversion à la philosophie olympique, et à un sport en quelque sorte sécularisé17, au même titre que l’école est laïque, de tous les partis qui se définissent alors comme républicains face à la menace que font peser les totalitarismes par leur instrumentalisation et idéologisation du sport. Si la réponse donnée après la guerre par l’Allemagne est de séparer le monde associatif sportif et l’État à l’échelle nationale, la réponse française est d’intégrer le monde sportif, par la délégation de service public et l’agrément donné aux fédérations, à la participation aux objectifs fixés par l’État : l’augmentation de la pratique sportive pour la santé, pour l’éducation et pour la cohésion sociale et, l’amélioration des performances des athlètes français dans les grandes compétitions internationales. Concernant le football, cette politique trouve toujours ses alliés dans les municipalités, chez les industriels et les mécènes avant que l'État contribue plus activement par le régime des subventions et la création de postes de techniciens qui auront pour tâche d’accompagner le développement du football. Ceci fait suite au Mai 68 des footballeurs et de l’occupation du siège de la fédération, à la grève des joueurs en 1972, événements auxquels répond la rédaction de la Charte du football professionnel en 1973 sous l’égide d’un jeune haut fonctionnaire, Philippe Séguin18. Cette Charte donne un cadre juridique au football professionnel et surtout introduit la régulation de l’entrée et de la mobilité dans le marché du travail qui vont de pair avec l’encouragement à l’ouverture des centres de formation des clubs professionnels qui deviendront l'une des forces du football français. Cette organisation originale sera ainsi l'un des éléments de satisfaction en permettant de considérer la victoire de 1998 comme celle d’une forme de service public du football capable de produire de grands joueurs et de grands entraîneurs présents sur le marché international, un peu comme on peut compter le nombre d’anciens diplômés des grandes écoles françaises sur le marché universitaire américain. La Charte est aussi l’expression de la croyance dans les vertus éducatives du football, raison pour laquelle l’État s’engage alors dans cette réforme.

On pourrait penser à travers ces illustrations que les relations sont à sens unique, que la République, à travers l’État et les gouvernants, pèse d’un poids trop lourd sur le football. Mais la prise en compte des relations entre le football et la République signifie aussi considérer les modifications des capacités d’intervention de celle-ci sur la société et la force que celui-là a pour poursuivre ses propres buts. La dimension politique n’est pas seulement celle de l’action de l’État, mais aussi celle du football, incluant ses institutions, ses entreprises et les populations qu’il mobilise, supporters ou téléspectateurs et les ressources qu’il en tire. Aujourd’hui, la Fédération française de football est financièrement indépendante de l’État, mais la victoire lors du Mondial 1998 fut la manifestation exemplaire de cette entente.

Un nouveau rituel républicain

Avec la progression des résultats du sport français dans les grandes compétitions à partir des années 1970, l’intérêt pour le sport de la part des gouvernants s’éveille, offrant l’occasion de célébrer la présence française sur la scène internationale. Le football n’est pas en reste. Il y a certes la finale de la Coupe de France, passage obligé de tout président, mais la Coupe du Monde 1958 en Suède et les bonnes prestations de Reims, jusqu’en 1962, n’ont pas créé beaucoup d’émois hors de la sphère de amateurs du jeu et sont vite oubliées. Les résultats de Saint-Etienne ou la bonne performance de l’équipe de France en Argentine, en 1978, puis Séville en 1982, la victoire dans le Championnat d’Europe des Nations en 1984, la bonne Coupe du Monde réalisée en 1986, remettent le football sur le devant de la scène. Ainsi, la France a quelques raisons de se porter candidate pour organiser la Coupe du Monde 1998.

Ce n’est pas la première fois que la France organise la Coupe du Monde. Mais en 1938, le choix de la France n’était pas véritablement porté, comme en 1998, par le gouvernement de l’époque. Le football, malgré sa popularité montante, n’avait pas encore l’aura du cyclisme et du Tour de France, et surtout sous le gouvernement du Front Populaire, si l’heure est à la mise en place d’une politique sportive ambitieuse, elle n’est pas à celle du sport-spectacle, qui manque au devoir éducatif et qui de plus exige de lourds investissements pour construire le grand stade dans lequel devrait se dérouler la finale, ceci malgré les arguments en faveur de l’image de la France et de la venue de nombreux touristes. Ce sont surtout les municipalités, notamment Bordeaux et Marseille qui par leurs investissements proposent des stades modernes. Le gouvernement se contente de prêter le salon de l’Horloge au Quai d’Orsay pour le tirage au sort, alors que le Président Lebrun assiste à la finale dans un stade de Colombes qui a subi des travaux de dernière minute19.

En revanche, l’édition disputée en juin 1998 est organisée par quelques grands commis de l’État afin de recevoir dignement les équipes, les supporters et les médias du monde entier et démontrer ainsi la capacité du service public à la française à organiser à un événement mondial. Alors que le Front Populaire avait refusé aux organisateurs de 1938 la construction d’un stade de 100 000 places, le Grand Stade appelé finalement Stade de France est achevé, après quelques péripéties, à Saint-Denis. Quelques jours avant le début de la compétition, Jacques Chirac alors président de la République, l’ami des sportifs, rend visite à l’équipe de France. Et le 12 juillet, les Bleus remportent leur premier titre mondial contre tous les pronostics. Depuis, le président rend visite avant chaque Coupe du Monde à l’équipe de France, ajoutant à la tradition républicaine de la présence du président à la finale de la Coupe de France celle de la visite aux Bleus à Clairefontaine et celle de la réception après la compétition. Tradition inventée, nouveau rituel ? Si la visite à l’équipe de France peut entrer dans le genre des rituels propitiatoires, la réception est, elle, conditionnelle. Car le nouveau rite n’est accompli qu’à la condition que l’équipe de France ait eu un comportement honorable, à savoir être sacrée vainqueur du championnat d’Europe des Nations en 2000, être finaliste de la Coupe du monde en 2006 et du championnat d’Europe en 2016, mais aussi en 2014, après le Mondial brésilien, s’être, comme on le dit à l’époque, réconciliée avec le pays. Car, du coup, la République est devenue sourcilleuse sur le chapitre du football et se scandalise quand des joueurs font grève, jouent et se conduisent mal, et elle stigmatise, en 2010 lors de la Coupe du Monde d’Afrique du Sud, les « caïds de banlieue » qui trahissent la nation.

Il n’aura échappé à personne que la victoire lors de la Coupe du Monde 2018 aura aussi été interprétée comme un grand moment de ferveur nationale, de rassemblement de tous au-delà des différences raciales ou sociales et de références faites non seulement par les politiques, mais aussi par certains joueurs, à la République ? En 2018, comme en 1998, des millions de personnes ont envahi les rues des villes et des bourgs pour célébrer cette victoire et, comme en 1998, les Parisiens, intramuros et banlieusards, mais aussi des provinciaux, ont convergé vers les Champs-Élysées. Le président de la République a prolongé le rituel républicain, inauguré avant la victoire de 1998, de la visite aux Bleus avant la Coupe du Monde et de leur réception à l’Élysée suite à cette performance remarquable.

Ce nouveau rituel n’est-il qu’une parade des pouvoirs qui se sont succédé depuis ce 12 Juillet ? 1998 en a-t-elle été l’apothéose ou la dernière manifestation ? « Victoire momentanée sur le déclin ? Repli identitaire ? » s’interrogent alors les historiens20.

Le tournant des années 1980

C’est au terme des années 1980 que le thème politique de la fin de l’exception française21, soit de la crise du modèle républicain, entre dans les représentations communes et qu’on assiste à diverses tentatives pour agréger aux élites politiques des représentants de la société civile, dont certains sont justement des acteurs de la nouvelle économie du football, à l’instar de Bernard Tapie qui devient un éphémère ministre de la Ville en 1992-1993. Mais lorsque l’on croise la chronologie des événements du football et ceux qui marquent la société française, on s’aperçoit que le regain sportif du football français, de ses clubs et de son équipe nationale, commence dans la deuxième partie des années 1970 (« l’épopée des Verts », la demi-finale de Séville en 1982), au moment où s’annonce la fin des Trente Glorieuses, même si la République veut encore faire croire qu’elle offrira le progrès et la protection avec l’élection de François Mitterrand en 1981. Une illusion vite démentie par le tournant de la rigueur de 1983. Comme si les premiers signes de désaffection politique trouvaient leurs compensations dans le développement continu de l’engouement pour le football. Il est symptomatique de voir que les clubs français qui reçoivent alors, entre 1975 et 1984, un soutien national ou éveillent un nouvel intérêt pour le football sont des clubs qui représentent la France industrielle qui est en train de perdre : Saint-Etienne, Lens, Sochaux et par procuration pour la sidérurgie lorraine, Metz. A contrario, avec Bastia, c’est la mise en avant d’un particularisme fort peu républicain. Et les Bleus dans tout cela ? L’on peut considérer qu’il existe alors deux footballs : celui du championnat professionnel dont on estime qu’il est suivi par un gros tiers de la population française et celui des Bleus qui, intéressera 80 % des Français, qu’ils soient amateurs de football ou non, notamment les femmes à partir de 1998.

Le football devient affaire politique lorsque le politique se montre impuissant dans ce nouveau contexte mondial aussi bien face aux effets de la compétition économique mondiale que face au nouvel acteur politique que constitue le football. Car l’objet football est fragile. 1998 a signé l’entrée du football français dans le panthéon républicain, mais en même temps la République est vite associée à ses défaillances. Car les enthousiasmes nés de la victoire comme expression de la réussite du modèle républicain d’intégration et du service public à la française sont vite apparus comme des excès dans l’interprétation des événements : les banlieues ont continué à exploser la rupture entre le peuple des citoyens et ses élites politiques se confirme à chaque élection. Il y a là un grand malentendu dont il convient de comprendre la genèse pour en saisir les formes qu’il prend aujourd’hui.

Pourquoi parler de malentendu après avoir parlé de découverte ? Parce que la République, longtemps, n’a pas su regarder le football et ses transformations. Elle n’a pas vu qu’en 1998, celui-ci avait déjà pris une route qui l’amenait à relativiser ses liens avec la nation et la République, comme agencement harmonieux d’institutions socialisatrices concourant au bien commun, malgré la délégation de service public instaurée depuis les années de la Libération.

Plusieurs éléments ont sans doute échappé aux gouvernants. Tout d’abord, le pouvoir grossissant de la médiatisation qui assure la visibilité continue des événements du football. La force d’« un lieu vide », les tribunes des stades dans les années 1980, où se déploie le hooliganisme. De manière plus générale, la force économique, politique, sportive, sociale et culturelle croissante du football qui s’oppose au déclin de la puissance de la République confrontée aux défis de la mondialisation et rend compte d’un intérêt politique accru porté au ballon rond. Car, à partir des années 1980, l’évolution du football a contribué à dramatiser les interrogations sur le déclin du modèle républicain, un thème qui devient commun justement à partir du milieu des années 1980. Ces interrogations ont leurs traductions dans le football de manière fortement péjorative : les questions de sécurité prennent le nom de « hooliganisme » et d’ultras ou des violences dans le football amateur ; le football semble en bonne position dans les débats sur l’immoralité supposée des élites dans les affaires (Tapie, Bez, Platini) ; la thématique de l’égalité devient, en football, l’explosion des salaires des joueurs ; la citoyenneté et les questions d’immigration se comprennent en football à travers la composition et la représentativité de l’équipe nationale ou le comportement exemplaire ou non des footballeurs ; la question de la définition de la nation dans le cadre de la mondialisation est posée en football par l’internationalisation du marché des joueurs ou la relativisation de l’équipe nationale pour les joueurs devenus mercenaires. Rétrospectivement, le moment 1998 apparaît alors comme le point de départ d’une période pendant laquelle renaissent les doutes sur la place à accorder au football dans la société française, car il faut surmonter la dépression provoquée par les événements survenus durant le Mondial 2010 en Afrique du Sud et continuer à affronter la question du supportérisme, avant que la nouvelle victoire de 2018 n’ouvre une nouvelle voie, en même temps que le football s’installe un peu plus dans le paysage culturel français.

Hasard du calendrier éditorial, en 1998 était publié le livre de Pierre Rosanvallon Le Peuple introuvable22. Cette histoire de la représentation démocratique en France apportait alors un éclairage sur la crise du modèle républicain, notamment à travers la question, constante pour les démocraties, de la définition du peuple et donc de sa représentation politique. Peuple composé de citoyens égaux en droit et abstraits de tout substrat social ou culturel ? Peuple composé de classes sociales dans lequel l’État redistribue les richesses pour assurer une moindre inégalité ? Peuple identifiable à la nation ou composé de multiples particularismes culturels ? Peuple fait d’individus qui doivent construire la société et non plus s’intégrer ? Surtout, le livre de Pierre Rosanvallon mettait en avant le fait que ce peuple était devenu illisible du fait de la fragmentation des classes sociales produite par les transformations économiques ou culturelles liées à la mondialisation. Aussi, l’auteur y proposait de repérer trois tentations par lesquels le politique tente de se donner une représentation du peuple. La première, le peuple-opinion, est celle qui le définit par les opinions qui se dégagent des multiples sondages auxquels il est soumis ; la deuxième, qu’il appelle peuple-exclusion, consiste à poser une définition essentialiste du peuple et de le définir par l’exclusion de ce qui n’est pas national ; la troisième, le peuple-émotion, est celle qui apparaît dans le partage des émotions exprimées dans les rues et mises en scène dans les boucles des représentations médiatiques à l’occasion de divers grands événements. Ces trois figures entraient en résonance avec l’actualité sportive de l’année 1998 : le peuple exprimait son sentiment vis-à-vis de l’équipe de France et des institutions et des hommes qui les gouvernent à travers les sondages ; la constance du leader du Front National dans la dénonciation d’une équipe de France qui ne peut, par sa composition raciale, prétendre représenter la nation renvoyait au peuple-exclusion ; le peuple-émotion laissait voir la fraternité, le mélange culturel, le partage spontané de la joie et la conversion à la reconnaissance de l’immigration, non plus comme un problème mais comme un phénomène normal qui devait suivre son cours. 1998 faisait pencher les politiques du côté de l’interprétation des sondages ou des émotions populaires en termes positifs, quelque chose comme le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel, « on peut le faire ! ».

Dans la période historique présente, l’approche politique du football pourrait ainsi s’énoncer sous la formule suivante : « dans le football, chacun cherche son peuple », autant les politiques, le monde institutionnel du football, les amateurs plus ou moins passionnés de football que les Français qui regardent les matches ou écoutent les commentaires. Car au-delà de ce qui pourrait s’interpréter comme un nouvel épisode des instrumentalisations politiques du football, nous nous trouvons au point de rencontre de deux mouvements. D’un côté, un monde politique qui peut voir dans le football un moyen de retrouver le contact avec un peuple qui lui échappe ; de l’autre, ce peuple, l’ensemble des individus et des groupes vivant sur le territoire français, qui regarde le football et qui y ressente des émotions qui donnent des raisons d’espérer ou des motifs de désespoir. Le football, que ce soit dans son développement en tant qu’institution dotée d’une puissance économique et politique ou dans ses modes d’appropriation par les différentes composantes de la société, exprime ainsi une question politique centrale, celle de la définition d’une communauté politique dans le contexte de la mondialisation, et, éventuellement, celle de la manière dont le football pourrait aussi contribuer à ce programme qu’on retrouve énoncé de différentes façons, « refaire société ». C’est ce que beaucoup attendait en 1998, mais qui ne s’est pas traduit dans les faits, bien au contraire puisque le supportérisme violent, la grève de Knysna, l’affaire des quotas ont fait l’actualité du football. 1998 comme opportunité manquée renvoie à la dimension politique du football français, aux liens noués entre les acteurs institutionnels, État et institutions sportives, et à la représentation qu’ils se font des émotions produites par le football. Le titre de 2018 a-t-il été une nouvelle opportunité ? On peut en douter puisque beaucoup de personnes qui attendaient les Bleus sur les Champs-Élysées n’ont pu voir, sur leur écran de télévision, que leur réception à l’Élysée.

La République perd-elle son sang-froid quand il s’agit du football ?

Le moment 1998 a-t-il été une illusion lyrique, le chant du cygne de la République pour conjurer un déclin déjà bien entamé ? La République, à travers ses représentants, en fait-elle trop lorsqu’elle criminalise l’action des supporters ? A-t-elle raison de prendre la partie « football » pour le tout « société française » ? La crise footballistique de 2010 a-t-elle consisté en une panique morale, c’est-à-dire l’un de ces moments dans l’histoire d’une société où un groupe, par exemple les « caïds de banlieue » (à une autre époque, on aurait parlé des « blousons noirs » ou des « casseurs »), deviennent à travers la circulation de l’expression dans les médias les « démons », en anglais on parlerait de folk devils, qui symbolisent l’ultime danger qui menace la société23 ?

Les excès d’enthousiasme comme les dénonciations illustrent la difficulté proprement républicaine de s’accommoder d’un sport qui appartient d’emblée au monde de la culture de masse et qui ne peut être assimilé par la République qu’à condition d’être édifiant et intégrateur. D’un idéal qui oriente l’action, on fait une norme de comportement : on oublie qu’un club de football, amateur ou professionnel, n’agit pas de sa seule force, mais parce qu’il interagit avec son environnement, qu’il n’est pas seulement une machine de compétition, mais qu’il est une institution à côté d’autres institutions, de la mairie à l’école, que la formation des futurs professionnels n’est pas seulement technico-tactique, toutes choses qui ont été discutées à la suite de l’épisode Knysna, douze ans après le 12 juillet 1998. Ceci rend difficile, par exemple, la gestion d’une question mineure comme celle du hooliganisme ou celle plus conséquente du supportérisme dit ultra qui émerge à partir du milieu des années 1980. Les institutions du football, notamment la Ligue de Football Professionnel, peuvent-elles considérer que l’activité des supporters n’est pas du ressort de l’espace social et institutionnel du football, mais bien plutôt de l’État qui, en la matière est plus prompt à définir son action en termes d’ordre public qu’en termes de compréhension d’un phénomène qui peut recevoir différentes réponses ? Dans les deux cas, « caïds » ou supporters ultras supposent une politique capable de prendre en charge la réalité du football. Une question largement reposée par l’organisation défaillante de la finale de la Champions’ League au Stade de France le 28 mai 2022.

Notes

1 Sur les différents discours produits sur la France « Black-Blanc-Beurs », cf. Yvan Gastaut, Le Métissage par le foot. L’intégration, mais jusqu’où ?, Paris, Autrement, 2008. Retour au texte

2 Clément Pernia, Jean-Baptiste Guégan, La République du Foot, Paris, Amphora, 2022. Retour au texte

3 Pierre Chambat, « Sport et politique », in Sciences Sociales et Sport ; états et perspectives, Actes des Journées d’Études de Strasbourg, 13-14 novembre 1987, textes réunis par Bernard Michon et Claudine Faber, Strasbourg, Université des Sciences Humaines, 1988, p. 95-105. Retour au texte

4 Sur ce point, je me situe dans la continuité d’Alain Ehrenberg, « Les Hooligans ou la passion d’être égal », Esprit, août-septembre 1985, p. 7-13 et Christian Bromberger et alii, Le Match de football : ethnologie d’une passion partisane, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1995. Retour au texte

5 En 2022, le sport est supervisé par le Department for Digital, Media, Culture and Sport. Retour au texte

6 Sur cet aspect, Pierre Rosanvallon, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1990. Retour au texte

7 L’expression est de Jean-François Sirinelli, Les Vingt décisives, Paris, Pluriel, 2010 (réédition), 2007, p. 300. Retour au texte

8 C’est le titre anglais du livre fondateur des sciences sociales du sport. En français, Norbert Elias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994. Retour au texte

9 Sur cet aspect, cf. Pierre Arnaud (dir.), Les Origines du sport ouvrier en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994. Retour au texte

10 « Le Football, un corps étranger ? » est le sous-titre du chapitre sur la France intitulé « L’exception française » dans l’ouvrage de Paul Dietschy, Histoire du football mondial, Paris, Perrin, 2010, p. 438. Retour au texte

11 Voir par exemple le livre de Thibaud Leplat, Football à la française, Paris, Solar, 2016. Retour au texte

12 François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du centre. La fin de l’exception française, Paris, Calmann-Lévy, 1988. p. 58. Retour au texte

13 « La Coupe de France “fête nationale du football français” dans l’entre-deux-guerres », in André Gounot, Denis Jallat et Benoît Caritey (dir.), Les Politiques au stade. Étude comparée des manifestations sportives du xixe au xxie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 95-109. Retour au texte

14 Sur ce sujet, voir Jean-Paul Callède, Les Politiques sportives en France. Éléments de sociologie historique, Paris, Économica, 2000. Pour la période de la Belle Époque, Philippe Tétart, Sylvain Villaret, Les Édiles au stade. Aux origines des politiques municipales. Vers 1850-1914, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000. Retour au texte

15 La Fédération Française de Football Association (FFFA). Retour au texte

16 Marc Lazar, « Forte et fragile, immuable et changeante… La culture politique communiste », in Serge Bernstein (dir.), Les Cultures politiques en France, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 215-242 ; Nicolas Ksiss-Martov, Terrains de jeux, terrains de luttes, Ivry-sur-Seine, Éditions de l’Atelier, 2020. Retour au texte

17 Une partie des fondateurs de la FFFA, notamment Jules Rimet et Henri Delaunay, sont issus de mouvements comme le Sillon pour le premier ou de la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France pour le second. À partir de 1919, leur action est menée dans un cadre strictement laïque. Retour au texte

18 Rapport à Monsieur le Secrétaire d’État auprès du Premier Ministre, chargé de la Jeunesse, des Sports et des Loisirs, sur certaines difficultés actuelles du football français, établi par monsieur Philippe Séguin, auditeur à la Cour des Comptes, 12 février 1973. Retour au texte

19 Paul Dietschy, Histoire du Football , op.cit. p. 178-180 ; Joan Tumblety, « La Coupe du Monde de Football 1938 en France. Émergence du sport-spectacle et indifférence de l’État », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2007/1, n° 93, p. 139-149. Retour au texte

20 Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli, « L’échappée bleue », in La France d’un siècle à l’autre. 1914-2000, Dictionnaire critique, Hachette-Littérature, 1999. Retour au texte

21 La République du centre. La fin de l’exception française, 1988, op.cit. Retour au texte

22 Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1998. Retour au texte

23 Sur Knysna, voir l’analyse de Stéphane Beaud avec la collaboration de Philippe Guimard, Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011. Retour au texte

Illustrations

  • 3 mai 1913, stade de Colombes

    3 mai 1913, stade de Colombes

    À l’issue de la finale de Coupe de France Club français-SO Montpellier (3-0), le président de la République Gaston Doumergue remet le trophée à Marcel Huvier, le capitaine de l’équipe victorieuse. À droite, le secrétaire de la Fédération française de football association Henri Delaunay.

    Crédits : Fédération française de football.

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Référence papier

Patrick Mignon, « La Coupe du monde et la politisation du football en France », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 1 | 2022, 41-51.

Référence électronique

Patrick Mignon, « La Coupe du monde et la politisation du football en France », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 1 | 2022, publié le 17 novembre 2022 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/football-s.102. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=102

Auteur

Patrick Mignon

Ancien responsable du laboratoire de sociologie de l’INSEP

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