Christian Bromberger, avec la collaboration d’Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin

p. 241-246

Référence(s) :

Christian Bromberger, avec la collaboration d’Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, 406 p.

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Couverture de l’ouvrage

Couverture de l’ouvrage

Le Match de Football représente l’accomplissement d’une dynamique, démarrant au tournant des années 1970-1980, d’interrogations générées par le retour de la popularité du football après des décennies de baisse continue de la fréquentation des stades. On pense à « l’épopée des Verts », au « Chaudron de Geoffroy Guichard » chantés par la presse sportive et de quelques autres clubs comme les Sang et Or lensois, les Lionceaux sochaliens, les Testa Mora bastiais ou encore les Bleus de Séville 1982 battant les records d’audience télévisée. On pense aussi aux hooligans que des millions de Français découvrent sur leurs écrans lors de la retransmission de la finale de la Coupe d’Europe des champions clubs le 29 mai 1985 au Heysel.

Un moment

Dans les années qui suivirent la parution du livre de Christian Bromberger Le Match de Football. Éthnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, j’écrivais un livre sur la passion du football commandé par les éditions Odile Jacob1. Il m’aurait été particulièrement difficile de le faire sans m’être approprié tout ou partie des leçons du Match de Football. Et le livre est devenu incontournable lorsqu’il s’est agi de guider des étudiants pour leurs mémoires ou leurs thèses. Il est temps ici de revenir sur ce classique de l’analyse du phénomène football par les sciences humaines et sociales.

On ne pouvait se contenter dans ce contexte du tranquille mépris élitiste pour un sport trop populaire, dont le film À Mort l’Arbitre de Jean-Pierre Mocky sorti en 1984, est alors le parangon ; ni de la réponse des dirigeants du football qui, face au nouveau désordre des stades, s’empressent de distinguer les bons qu’il faut fidéliser et les mauvais spectateurs qu’il faut mettre de côté ; ni de celle des tenants républicains de la morale coubertinienne considérant que le football est toujours porteur du danger de transformation du peuple en populace. Ces voix se mêlaient, sur des registres différents, aux représentants d’une tradition philosophique et sociologique critique du sport en général et du football en particulier qui, selon les options, dénonçait le football comme un outil d’aliénation des masses, un mode de contagion de la « peste émotionnelle » ou un appareil idéologique d’État.

Heureusement, les rumeurs des stades commencent à être entendues ou vues au-delà de la presse sportive. Le Monde s’ouvre au football par les reportages de Philippe Broussard sur les supporters en Europe, et des revues intellectuelles, comme Le Débat, Esprit ou Autrement et des revues de sciences sociales telles Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Ethnologie Française, Terrain ou Vingtième siècle consacrent au sport des numéros spéciaux faisant une place importante au football, permettant de confronter différentes approches voyant dans le football un fait social aussi digne qu’un autre.

Données statistiques et cadres théoriques inaugurés en sociologie de la culture sont mobilisés pour montrer les affinités entre les différents sports et les classes sociales. Dans l’ombre de Pierre Bourdieu, Christian Pociello ou Jean-Michel Faure font ainsi passer le membre des classes populaires amateur de football de la catégorie « aliéné » à celle de « dominé », donc méprisé. D’autres cherchent en Grande-Bretagne, dans la géographie urbaine, dans l’histoire sociale ou la sociologie des sous-cultures juvéniles et de la déviance, des pistes pour comprendre le hooliganisme ou la tranquille mobilisation hebdomadaire des fans. On y rencontrait Norbert Elias qui dans les années 1960 avait développé une approche du sport comme constitutifs du processus de civilisation des mœurs où le quest for excitment comme une clé de compréhension de la passion pour le football. Les chercheurs sud-américains comme Roberto Da Matta ou Eduardo Archetti mettaient en relation les styles de jeu brésilien ou argentin avec des modes spécifiques de représentation de l’existence. Ce que faisait aussi Alain Ehrenberg, inspiré par la lecture tocquevillienne de la démocratie et de l’essor de l’individualisme démocratique, reliant les différentes formes d’intérêt pour le football avec les incertitudes induites chez l’individu moderne par la tension entre proclamation de l’égalité et l’indexation de la reconnaissance du mérite à sa performance dans la compétition sociale.

La force de l’ethnographie

Lorsque paraît, en 1995, Le Match de football, les chercheurs connaissent déjà les articles de Christian Bromberger publiés dans Esprit ou Terrain. L’intérêt du livre est qu’il rassemble tous les éléments de l’enquête engagée à partir de 1985 pour produire l’état des lieux ethnographique de ce qu’est le football, du stade et du match aux différents modes d’intégration, dans trois villes méditerranéennes, Marseille, Turin et Naples. Il se veut une illustration des vertus d’une discipline inductive, l’ethnographie, qui construit son objet par une enquête longue, elle est menée de 1985 à 1991, et collective qui suppose de se plonger dans les pratiques et les pensées des autres et par un nécessaire travail de distanciation pour accepter d’oublier ce qu’on sait sur le sujet et d’être capable d’entendre ce que d’autres en disent et pensent, notamment qu’ils sont susceptibles de prendre de la distance vis-à-vis d’eux-mêmes. Le résultat est qu’il apporte par le récit et les images de riches descriptions d’ambiances, d’histoires de vie, de parcours partisans, de visions du monde, et qu’il prend au sérieux les propriétés spécifiques du football. Ce programme est explicité dans le « Lever de rideau » du livre où est exposée la volonté de redonner du sens à un objet paradoxalement méconnu et de rendre compte d’une passion universelle, mais singulière, par la circulation entre le lointain et le proche que permet un comparatisme raisonné : c’est en Iran que Christian Bromberger découvre que le football est aussi objet de passion là où on ne l’attendait pas nécessairement et d’échanger par le geste et/ou la parole sur les émotions générées par la pratique ou le spectacle. Mais l’Iran n’est pas la France et l’Italie du Nord n’est pas celle du Sud, comme le tlachtli aztèque ou la soule ne sont pas ou pas exactement le football, de même qu’il est nécessaire de manier avec précaution les catégories de religion ou de rituel qui viennent trop facilement sous la plume.

La recherche déploie ainsi les différentes échelles de l’enquête ethnographique, aller au stade pour regarder le match et les tribunes pour mettre à jour les règles spécifiques de la participation différenciée au spectacle, distinguer des publics, identifier les différents collectifs qui s’y retrouvent et qui y agissent, repérer les réseaux et les cheminements qui ont amené au stade et au soutien à l’équipe. On mobilise l’observation directe, le recueil d’entretiens et d’histoires de vie, la photographie ou le cinéma, les traces écrites ou dessinées ou encore les questionnaires à visée quantitative ou des carnets intimes, mais aussi les ouvrages techniques sur le football sur le jeu et sur les lois du jeu et l’observation de la ville, des lieux où on discute football ou on organise le militantisme. Sans oublier, bien sûr, la riche littérature anthropologique et les ouvrages des autres disciplines des sciences sociales ou de la littérature, occasion de découvrir ou redécouvrir des auteurs. Il est donc bien difficile de se priver, même si on est sociologue, d’un tel programme, d’autant que la sociologie en France s’est largement ouverte aux approches inductives comme l’interactionnisme.

Le jeu lui-même

Les critiques radicales du football analysent les émotions produites par le match comme les symptômes d’une maladie, l’approche de Christian Bromberger y voit le support permettant aux spectateurs de discuter de ce qui gouverne leurs vies.

Le match de football prend place dans le temps libéré des contraintes auxquelles sont soumis les individus. Il a sa propre temporalité et ses espaces et les expériences multisensorielles qu’on y vit, les émotions produites par les lumières, les couleurs de la pelouse et des maillots, les mouvements du jeu sur le terrain et la coprésence dans les tribunes. Le plaisir que provoquent ces émotions est démultiplié par la prise de parti pour l’une des deux équipes. Le déroulement du match devient ainsi un drame vécu de l’inconstance et de la fragilité des valeurs. Car si l’égalité, au regard des règles du jeu, des deux compétiteurs doit aboutir à la reconnaissance du pur mérite du vainqueur, la triche de l’adversaire, l’erreur due au fait que le football se joue avec les pieds ou par un mauvais jugement de l’arbitre, met en doute ces principes censés gouverner les vies des individus et des collectifs. Certes, les équipes ne sont pas également dotées en argent et en réputation. Toutefois, dans ce sport collectif, la discipline, la manière de jouer, la collaboration de tous et l’habileté ou l’exploit d’un joueur peuvent renverser cette inégalité et voir le « petit » triompher du « gros ». De plus, l’issue ou l’effet d’un match n’est pas seulement présent dans « ce » match, mais dans tous ceux qui se déroulent sur d’autres terrains de football. L’excitation, plaisante ou douloureuse, vient alors de ce que le match de football illustre et rend discutable ce qu’est la destinée de l’individu dans les sociétés modernes, prise qu’elle est entre les valeurs censées orienter sa vie, comme le mérite reconnu à la suite d’une compétition entre égaux et les aléas que sont la chance, l’injustice, la tricherie et la dépendance vis-à-vis des autres destinées. Et voilà pourquoi, le football peut bien être considéré comme la « bagatelle la plus sérieuse du monde2 ».

Pris dans les interactions et les interdépendances sociales, selon l’appartenance à un groupe social, à un genre ou à une génération, on comprend comment les individus peuvent voir dans les succès ou les échecs de l’équipe qu’ils soutiennent la parabole d’un destin collectif, dans le style de l’équipe l’affirmation d’une identité imaginaire ou un modèle d’organisation sociale, dans les joueurs des figures emblématiques des destinées individuelles et des formes modernes de l’héroïsme. Le stade fait voir comment ces représentations se concrétisent dans la répartition selon les tribunes où le prix des places joue le rôle d’attraction et de répartition spatiale des modes d’engagement dans le spectacle. Car on peut y être dedans depuis toujours, y tomber ou y être attiré par des proches, par son sentiment d’appartenance à un collectif social, par l’identification à quelque communauté lointaine rêvée (on pense au « supportérisme à distance » étudié par Ludovic Lestrelin3), par les mouvements dans la hiérarchie des excitations disponibles entre le stade et son dehors, par la volonté de partager l’expérience de certains groupes présents dans les tribunes qui ont l’air de prendre un grand plaisir à chanter et déployer des banderoles, à se considérer comme soutien officiel à une institution locale ou comme des militants acteurs réclamant le droit d’intervenir dans les affaires du club.

Par le travail ethnographique, on pouvait trouver les signes et les pistes pour réfléchir aux relations significatives entre le nom des villes et leur situation économique et sociale, avec le moment politique, avec la réémergence des identités culturelles face au centralisme jacobin ou avec l’engagement de la jeunesse française dans la culture populaire mondiale, entre rock, foot et politique. Le football mettant en scène des collectifs, il offrait aux spectateurs « des supports expressifs à la symbolisation d’une de leurs identités », selon les matches et les collectifs en présence (ville, région, nation), la manière dont on peut penser la hiérarchie ou l’organisation sociale ou ce que c’est qu’être un peuple.

La logique de la partisanerie permettait, elle, de décrire la manière dont les engagements partisans produisent des emboîtements de hiérarchies entre différentes affiliations possibles qui ne renvoient pas nécessairement au lieu où on est né ou où on habite ; qu’on aime détester le club le plus proche ou qu’on n’a pas apprécié, si on était supporter des Verts ou nostalgique du grand Reims, que Marseille soit le premier club français à avoir gagné la Coupe d’Europe des Clubs ; que beaucoup se retrouvaient derrière l’équipe nationale, mais d’autres pas parce qu’ils ne s’estimaient pas représenter par « la France Black, Black, Black » à Alain Finkielkraut. Soit du dérisoire, soit du politique. Et comment comprendre l’activité des supporters les plus fervents et aux ultras, qu’on pense aux pages sur Naples, Turin et Marseille qui les décrivent, si ce n’est en mobilisant ce jeu de la partisanerie, comme moyen d’accroissement du plaisir, qui donne la clé de la rhétorique des supporters où il est question de guerre, de vie, de mort, de sexe, de l’autre, que Christian Bromberger analyse comme une guerre théâtralisée et parodique, alimentée par l’exaspération des valeurs viriles et le discrédit de l’autre, utilisant moqueries, insultes ou menaces, mais corrigée par la facétie et la mise à distance.

Quarante ans après

Est-il toujours aujourd’hui un classique ? Oui, le livre était un mode de réponse cohérent aux interrogations portées, dans les années 1980, sur le football. Il demeure une référence pour comprendre l’attrait universel du football. Il reste un exemple de méthode de recherche, à laquelle l’historien ou le sociologue ajoutera d’autres questionnements et travaillera d’autres terrains : par exemple, peut-on toujours être dans la métaphore théâtrale lorsqu’on analyse les différents modes d’expression des supporters extrêmes ?

Le football a acquis le statut de sport fréquentable, jusqu’au plus haut niveau de la République, mais la générosité compréhensive de l’ethnographe peut rencontrer des difficultés dans un contexte où l’expression de la virilité ou la mise en scène de la haine de l’autre n’apparaissent plus comme les éléments normaux et indépassables d’un parcours de vie. Que pensent les membres du Drama Queer Football Club4 des Cagoles et de la rhétorique des groupes ultra ? Cherchent-iels à conquérir un territoire dans les tribunes de l’Orange Vélodrome ? Peut-on interpréter les manifestations racistes ou homophobes et les actes violents par la seule hypothèse d’une surenchère dans la facétie ? S’il peut être méthodologiquement nécessaire et utile de comprendre qu’il existe un plaisir spécifique du football qui le rend partageable, jusqu’où peut-on refermer les pratiques qu’on estime pour le moins discutables ou dangereuses comme si on jouait une pièce ? Les auteurs de ces pratiques veulent y jouer un rôle sur la scène du stade et dire aussi des choses qu’ils pensent. En sortent-ils purgés ou doivent-ils être conviés à rendre discutable leur rhétorique ?

Certes, Christian Bromberger a raison quand il dit qu’il ne faut pas surcharger de signification politique les manifestations des ultras. Et il répond en partie à ces préoccupations quand il publie La Passion Football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle5 où un chapitre est consacré à la question des relations du masculin et du féminin, notamment à travers la situation iranienne ; à celle du lien avec la politique, à travers l’exemple turc mais aussi des différentes politiques adoptées en Europe pour gérer la question des supporters ; ou à celle des transformations économiques du football qui modifient la fréquentation des stades ou tendent à créer des entités de plus en plus étanches quand on cherche à créer une Super Ligue, ce qui est aussi éminemment politique puisqu’il s’agit de savoir comment on régule une activité certes économique mais dont on voit à travers le Match de Football qu’elle est bien autre chose.

C’est cette autre chose qui est politique : non la politique, mais le politique, c’est-à-dire la manière dont une bagatelle exprime, non seulement l’état de cette condensation des « conditions de la réussite dans le monde contemporain » telle que l’analyse de la spécificité du jeu peut la décrire, mais comment l’articulation de ses composantes (égalité, mérite, incertitude, chance, interdépendance, etc.) et les acteurs identifiés (« soi » et les « autres ») évolue et donne des indications, quelquefois des avertissements, sur les évolutions de la manière dont on se figure ce qu’est la société.

Notes

1 Patrick Mignon, La Passion du football, Paris, Odile Jacob, 1998. Retour au texte

2 Titre d’un autre livre de Christian Bromberger sur le football : Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard Éditions, 1998. Retour au texte

3 Ludovic Lestrelin, L’autre public des matchs de football : Sociologie des supporters à distance de l’Olympique de Marseille, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010. Retour au texte

4 Voir Le Monde des Livres, 23 février 2024, p. 7, la chronique du livre, Marseille trop puissant. 50 ans de féminisme marseillais, de Margaux Mazellier où il est question de ce club de football inclusif. Retour au texte

5 Christian Bromberger, Passion football. Anthropologie d’une pratique et d’un spectacle, Éditions Créaphis, 2022. Voir la recension dans le numéro 3 de Football(s). Histoire, culture, économie, société, 2023. Retour au texte

Illustrations

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Référence papier

Patrick Mignon, « Christian Bromberger, avec la collaboration d’Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin », Football(s). Histoire, culture, économie, société, 4 | 2024, 241-246.

Référence électronique

Patrick Mignon, « Christian Bromberger, avec la collaboration d’Alain Hayot et Jean-Marc Mariottini, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin », Football(s). Histoire, culture, économie, société [En ligne], 4 | 2024, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/football-s/index.php?id=719

Auteur

Patrick Mignon

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