Nathalie Garric, Julien Longhi, Frédéric Pugnière-Saavedra et Valérie Rochaix (dir.), Discours des terrains sensibles : recueil, analyse, intervention

Référence(s) :

Nathalie Garric, Julien Longhi, Frédéric Pugnière-Saavedra et Valérie Rochaix (dir.), Discours des terrains sensibles : recueil, analyse, intervention, 2023.

Texte

De plus en plus légitimée et accessible, la parole de certains groupes sociaux – celle « des sans-abris, des malades, des aidants de tout type, de personnes suicidaires […] ou encore de prisonniers » (p. 7) – suscite un intérêt nouveau en sciences humaines et sociales. Les chercheurs se confrontent ainsi à de nouvelles problématiques : comment recueillir et analyser les données sensibles ? Comment se positionner sur le terrain et quelle relation établir avec les locuteurs ? Comment la recherche académique peut-elle participer à l’évolution des politiques publiques ?

Cet ouvrage collectif dirigé par Nathalie Garric, Julien Longhi, Frédéric Pugnière-Saavedra et Valérie Rochaix – linguistes, analystes du discours et membres du Réseau de Recherches sur les Discours Institutionnels et Politiques (R2DIP) – se présente comme un ensemble de recherches coordonnées s’intéressant aux « discours des terrains sensibles » (p. 7). Son intérêt réside dans le fait qu’il se propose d’explorer, sous le prisme de l’analyse du discours, les questionnements liés à ces données en donnant à voir une multiplicité de terrains, de corpus, de théories et de méthodologies.

L’introduction constitue un tour d’horizon de la place du sensible dans la recherche. En effet, après un bref état de l’art de la distribution du terme « sensible » dans différentes disciplines, les quatre directeurs de publication soulignent l’ancrage d’abord sociologique et la dimension juridique et éthique de la notion. Ils réaffirment ensuite les postulats de l’analyse du discours telle qu’elle est envisagée dans l’ouvrage en insistant notamment sur son caractère interdisciplinaire et sa visée interventionniste.

Les défis – épistémologiques, théoriques, méthodologiques – et les enjeux que présentent les discours des terrains sensibles en sciences humaines et sociales et plus particulièrement en analyse du discours, ainsi que les potentiels apports de l’analyse du discours quant aux milieux étudiés font l’objet des dix contributions. La question est abordée d’un point de vue différent dans chacune des trois parties de l’ouvrage.

La première, intitulée « Points de vue réflexifs sur la question des terrains sensibles » aborde divers questionnements relatifs au positionnement du chercheur par rapport au terrain, aux données et aux locuteurs. Le premier et le dernier chapitre de cette partie se présentent comme des retours d’expérience dans lesquels les auteurs questionnent leur propre démarche en mettant en évidence les enjeux et les difficultés liés à leurs pratiques. En ce sens, à partir de son expérience en tant que professionnel de santé, Yann Strauss montre comment deux techniques d’enquête – l’observation participante et l’entretien clinique-dialogique – lui ont permis d’appréhender son terrain dans le cadre d’une étude visant à comprendre la façon dont les personnes âgées dépendantes perçoivent leur vie en institution. Pour sa part, Claire Hugonnier revient sur une enquête ethnographique réalisée au sein d’un collectif militant dont elle ne partageait pas les revendications. Selon elle, l’écart idéologique initial et le maintien d’un équilibre entre proximité et distance dans la relation avec les locuteurs lui ont permis d’objectiver sa recherche. Enfin, le texte de Catherine Ruchon – placé entre les deux retours d’expérience – s’intéresse à la nomination des personnes impliquées sur les terrains sensibles du point de vue d’elles-mêmes, du chercheur et de la société. En s’appuyant sur des données relevant de la thématique du deuil périnatal, l’auteure interroge notamment la pratique d’anonymisation des données de la recherche qui participe d’après elle à déposséder les individus de leur identité. Quelques pistes sont finalement proposées en vue de développer une « théorie de la nomination inclusive et conscientisée » (p. 46) s’inscrivant dans une politique linguistique « altruiste et éclairée » (Ibid.).

La deuxième partie de l’ouvrage, « Dimensions méthodologiques de l’analyse des discours sensibles », est centrée sur les choix méthodologiques pouvant être opérés par le chercheur lors du recueil et de l’exploitation des données. Dans cette perspective, Marlène Dulaurans et Jean-Christophe Fedherbe exposent plusieurs difficultés liées à la construction d’un corpus sur un terrain sensible – ici, celui des enquêtes sur les faits de cyberviolence. Il apparaît que les difficultés d’accès aux données, le recrutement de la population, le cadre juridique strict régissant la recherche ou encore l’influence du contexte situationnel de l’entretien sur le discours produit amènent le chercheur à repenser ses options méthodologiques. La contribution suivante, proposée par Valérie Rochaix, interroge le dispositif de recueil de la parole utilisé pour collecter le discours d’aidants de patients Alzheimer sur leur vécu. En analysant les modalités axiologiques et l’implicite dans les entretiens de recherche, l’auteure montre que les présupposés présents dans les questions du chercheur – véhiculant l’image de l’aidant idéal – permettent la production d’un contre-discours où les locuteurs remettent en cause cette image. Enfin, Manon Pengam expose la méthodologie de recueil et d’analyse des données utilisée dans une étude portant sur la nomination « radicalisation » dans les discours du travail social. Les résultats mis au jour lors de l’analyse font écho à la principale difficulté rencontrée lors de la réalisation des entretiens : le sentiment d’illégitimité des éducateurs à parler d’une notion institutionnelle complexe qu’ils parviennent difficilement à définir et à s’approprier.

La troisième partie, « Analyses linguistiques appliquées à des corpus sensibles », clôt l’ouvrage en donnant à voir au lecteur la mobilisation de concepts issus de théories linguistiques au service d’analyses de discours sensibles dans une perspective d’action sur les terrains étudiés. Ainsi, à partir de l’analyse des ellipses de l’antécédent d’une anaphore, Noémie Allard-Gaudreau, Marty Laforest et Mireille Cyr montrent que les enfants victimes d’agressions sexuelles tendent à employer les formes « ça », « le » et « faire » pour évoquer les sévices subis sans les nommer. Les trois dernières contributions relèvent d’un même projet de recherche ayant pour objectif de comprendre le ressenti d’aidants de patients Alzheimer par rapport à leur expérience afin de leur proposer un accompagnement adapté à leurs besoins, notamment sur le plan professionnel. Olga Galatanu propose d’abord une étude de cas, basée sur un entretien avec un aidant, aboutissant à la production de grilles de repérage et d’analyse de marqueurs linguistiques permettant d’étudier la construction discursive de la maladie d’Alzheimer et de l’identité du patient. Pauline Rannou confronte ensuite un modèle de l’évolution de la maladie d’Alzheimer issu de la psychologie avec des entretiens réalisés avec des aidants. L’auteure met ainsi en évidence des moments-clés de la relation patient/aidant, venant à la fois confirmer et compléter le modèle initial. Finalement, Frédéric Pugnière-Saavedra convoque la notion d’éthos associée aux méthodes d’analyse du discours numérique pour étudier la façon dont les aidants exposent leur expérience sur LinkedIn. L’aidance – gage d’humanité et rupture dans la vie professionnelle – est tantôt valorisée, tantôt occultée.

En guise de conclusion, les auteurs reviennent sur les apports de l’analyse du discours, forte de ses préoccupations liées à « la constitution et l’exploration de corpus » (p. 199), quant à l’étude des terrains sensibles. Dans sa dimension interdisciplinaire et interventionniste, la discipline participe à une coconstruction des connaissances et peut espérer contribuer à des avancées concrètes dans une diversité de milieux, en témoignent les multiples approches présentées dans l’ouvrage.

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Anaïs Dagniaux, « Nathalie Garric, Julien Longhi, Frédéric Pugnière-Saavedra et Valérie Rochaix (dir.), Discours des terrains sensibles : recueil, analyse, intervention », Éclats [En ligne], 3 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=450

Auteur

Anaïs Dagniaux

Université de Franche-Comté

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