Paolo Tortonese (dir.), Le Cas médical. Entre norme et exception

Référence(s) :

Paolo Tortonese (dir.), Le Cas médical. Entre norme et exception, Actes de colloque, 2020.

Texte

Parus en 2020, les actes du colloque « Le cas médical entre norme et exception » mettent en lumière la pertinence renouvelée de la notion de « cas » comme outil critique pour les études littéraires. Dans le sillage de la réhabilitation de la « pensée par cas » théorisée notamment par Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, ce volume collectif envisage la littérature et les arts depuis le xviiie siècle sous l’angle de la tension entre, d’un côté, la singularité, l’unicité de ce qui échappe aux cadres interprétatifs en place et, de l’autre, l’établissement de régularités, de normes et de lois. Dans sa préface, Paolo Tortonese souligne que les enjeux d’une casuistique littéraire apparaissent comme critiques et éthiques : il s’agit distinguer la notion de « cas » de la seule acception de déviance, voire de monstruosité qu’elle prend au xixe siècle, où cas social et cas médical se superposent.

Plusieurs contributions retracent ainsi l’historique de cette notion complexe et peu théorisée en elle-même et la resituent dans les différentes traditions de pensée et les champs d’application dont elle relève, de la théologie catholique, la morale et le droit, à sa migration tardive vers la médecine et la psychologie expérimentales au xixsiècle, où elle s’installe durablement pour devenir quasi-synonyme de « cas rare » et tend vers l’exceptionnel, comme le retrace Juan Rigoli. Les contributions de Carle Bonafous-Murat et Claude Valentin relèvent le paradoxe de cette évolution moderne de la casuistique qui, tout en s’individualisant et en se singularisant dans l’étude de cas, aurait pourtant éclipsé la personne derrière les catégories nosographiques, que la mise en série des cas vient sans cesse définir et redéfinir.

Les enjeux des classifications ne sont pas purement scientifiques : la norme médicale s’inscrit au contraire dans des rapports de force politiques, institutionnels et disciplinaires, comme le démontre Larry Duffy lorsqu’il évoque la lutte entre médecine réglementaire et pharmacie libérale – incarnée par le Homais de Flaubert – sous la monarchie de Juillet. Pour Nicole Edelman également, les débats médico-légaux sur un cas de viol par magnétisme sous le Second Empire témoignent de l’influence de la norme sociale sur les rapports de médecine légale : celle-ci réaffirme la minorité des femmes, et jette l’opprobre sur un agresseur prolétaire et républicain.

Loin d’en être la simple négation, le cas s’inscrit en réalité dans un cadre moral, social et politique, où il est inséparable des productions discursives qui le constituent. Les cas cliniques de Pierre Janet manifestent, selon Régine Plas, la conflagration de la fiction et de la morale dans la communication médicale. Spectacularisés, dramatisés, certes, mais toujours dans les limites des bienséances bourgeoises, les observations cliniques de Janet passent sous silence le célibat, le concubinage ou les maladies vénériennes des sujets. De même, pour Violaine Heyraud, c’est sous le masque de l’ironie et du sous-entendu, et au risque de la censure, que la comédie du xixe siècle traite les cas « banals » d’impuissance masculine qui cristallisent les angoisses du public bourgeois en matière de masculinité et de conjugalité.

En littérature et en art, le cas déploie par conséquent son potentiel de critique des normes et des faits en place, comme le montre Jeanne Weeber à travers la figure du psychiatre fou chez Poe, Tchekhov, Fitzgerald et Lobo Antunes, où elle pointe du doigt l’hubris scientifique et les conditions de l’enfermement asilaire. En rappelant le recours de Fernando Pessoa à la terminologie psychiatrique de l’époque dans le contexte de l’avant-garde poétique autour du groupe Orfeu, Maria de Jesus Cabral insiste sur le fait que la poésie envisage le « cas » psychiatrique non pas comme un problème à résoudre rationnellement, mais comme un outil d’exploration et de questionnement : le « cas littéraire » serait avant tout aporétique. Chez Huysmans également, il reste de l’ordre de l’énigme, puisque l’écrivain, malgré ses références scientifiques, ne tranche pas sur l’étiologie du mal de ses personnages et cultive l’ambiguïté avec la spiritualité et le mysticisme, selon Laure de La Tour. Comme chez Maupassant (Rudolf Behrens), le « cas » permet une mise en question du savoir positif et du genre de l’observation clinique.

Il n’est pas certain au demeurant que le partage entre le médical et le registre spirituel ait été si clair dans la considération des cas médicaux, fussent-ils extraordinaires ou banals, au xixe siècle, comme en témoignent les échanges entre artistes et médiums, d’un côté, et scientifiques, de l’autre. Plusieurs communications, les plus originales du volume selon nous, explorent ces liens. L’historienne Jacqueline Carroy se penche par exemple sur le dramaturge François de Curel qui a été le « sujet » d’observation du psychologue Alfred Binet. Comme de nombreux scientifiques de la fin du xixsiècle, celui-ci s’intéresse aux processus de création envisagés aux confins du dédoublement « hystérique » et du spiritisme ; mais, d’autre part, le dramaturge Curel se nourrit lui-même de culture scientifique, et ses pièces deviennent une tribune de débats sur l’irrationnalité de la science et les problèmes éthiques posés par l’hypnose. Ces allers-retours entre littérature médicale et fiction dramatique ou romanesque sont aussi au centre de l’article de Laurence Talairach sur les cas de catalepsie envisagés comme des objets de fascination communs au roman gothique et à la diffusion scientifique, notamment dans la presse. La fiction n’a pas besoin d’inventer les sensations et les affects d’horreur : ceux-ci sont constitutifs de la production textuelle médicale au xixe siècle. Enfin, la posture de la médium et d’artiste de Juliette Hervy dans les années 1920 analysée par Alexandra Bacopoulos-Viau éclaire la négociation difficile entre la constitution de soi en « cas » et l’auctorialité. Voilà un sujet féminin qui écrit sous la dictée des esprits, et qui collabore avec un médecin pour asseoir sa légitimité spirite. Si les scientifiques qu’elle côtoie lui accordent pleinement le statut d’auteur, voire de génie, Juliette Hervy le refuse pourtant et se constitue en « cas psychologique » sous leur regard fasciné. L’identité « d’étrange artiste » de Juliette Hervy se nourrit en définitive de cette ambiguïté, oscillant entre auto-aliénation et légitimation.

La littérature, dans ses échanges avec le champ médical, n’est-elle pas alors aussi un potentiel terrain de mise en question de la construction de la « casuité » elle-même, comme le montre Rudolf Behrens à partir de l’exemple du Horla, où c’est le régime observationnel qui, précisément crée, pour reprendre ses mots, le « hors-là » ? Gageons en tout cas que ce volume interdisciplinaire intéressera les recherches sur la narrativité – et peut-être aussi la dramaturgie ? – de la construction du savoir dans les sciences humaines et médicales, qui élargissent depuis plusieurs décennies la portée des études littéraires. D’autre part, comme le proposent plusieurs auteur-ice-s, l’intérêt marqué pour l’usage que la fiction fait des cas médicaux et psychologiques mériterait d’être prolongée davantage du côté de genres « populaires » actuels – séries et enquêtes criminelles, polars et thrillers –, qui constituent, en littérature comme à l’écran, de véritable « réservoirs » de cas.

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Référence électronique

Léa Cassagnau, « Paolo Tortonese (dir.), Le Cas médical. Entre norme et exception », Éclats [En ligne], 3 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=456

Auteur

Léa Cassagnau

Université de Bourgogne-Franche-Comté, CRIT

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