Introduction
La traduction est l’énonciation dans la langue cible (LC) de ce qui a été énoncé dans la langue source (LS), en transmettant le plus fidèlement possible le message. Elle a donc comme but optimal « le remplacement parfait en un seul sens » (D-L. Gorlée, 2016) des matériaux constitutifs des langues (G. Mounin, 1963) et variétés de langues (I-L. Hendriks, 2012) en contact et « doit toujours tenir compte du contexte » (M. Guidère, 2016, p.10). En effet, guidées par cet idéal, la superposition parfaite et l’étroite congruence entre les systèmes linguistiques peuvent être compensées par une rigueur dans le choix de termes précis, exhaustifs, et accessibles au public visé (N. Froeliger, 2003).
Nous distinguons généralement deux types de traduction (E-C. Ilinca & A-M. Tomescu, 2013) : la traduction littéraire qui a pour objet d’étude la poésie, le roman, le récit et la traduction spécialisée qui est consacrée aux discours techniques, scientifiques, juridiques, politiques. Cette distinction relève moins des procédés de traduction que des caractéristiques inhérentes aux discours concernés. Dans le premier cas, une marge de manœuvre est laissée au traducteur qui tient compte de l’individualité de l’auteur et de sa créativité. Le choix approximatif du mot ne peut pas avoir parfois de conséquences fâcheuses sur la visée du discours. Dans le second cas, le traducteur est confronté à des matériaux en constante évolution où « apparaissent des difficultés qui tiennent à l’instabilité sémantique des termes, à la néologie, à la polysémie, à la synonymie, aux emprunts ou aux calques », et une maladresse de traduction peut commettre l’irréparable (E-C. Ilinca & A-M. Tomescu, 2013, § 10).
Ces jalons étant posés, nous pouvons maintenant focaliser notre attention sur la traduction dans le champ spécifique des technolectes1 bilingues. Dans ses écrits, L. Messaoudi (1990, 1995, 2000, 2002, 2013) observe qu’à défaut d’élaboration des termes issus de la traduction du concept (et non du signifié) ou d’une mobilisation des données significatives de l’expérience et partagées par la collectivité visée, le traducteur se contente de transposer un signifié de la langue-source (le français) à la langue-cible (l’arabe). Or, une traduction « qui ne s’attacherait qu’à la forme des unités technolectales sera imprécise et même déformante » (L. Messaoudi, 1995, p. 11).
Dans un contexte où l’information médicale constitue « un enjeu de santé » (M. Sustersic, 2017, p. 4), dans la mesure où elle porte sur « les diagnostics, les résultats d’examens, les traitements proposés, les risques, bref tout ce qui peut les [(les patients)] concerner au regard de leur état de santé » (J-P. Reynaud, 2018, § 1) nous sommes en droit d’avancer qu’un désaccord sur le sens qu’elle véhicule peut avoir des conséquences dramatiques, marquées de manières plurielles, latentes ou patentes. Ce désaccord est objectivé par la vérification de l’appropriation de l’information transférée au patient. Une telle incursion du chercheur dans le domaine de la réception est favorisée par sa longue présence sur le terrain. Sa présence est favorisée par son statut de « praticien-chercheur » (C. De Lavergene, 2007) et renforcée lors d’une précédente recherche doctorale qui a porté sur l’analyse des productions langagières qui circulent dans la relation médecin/patient2.
Guidée par une approche sociolinguistique variationniste3, cette contribution vise à repérer les signes d’imperfection de la pratique vulgarisatrice entreprise par les médecins. Elle entend montrer que les produits terminologiques issus de la traduction des termes médicaux français vers l’arabe standard réalisent des glissements ou des déperditions du sens. Ces produits laissent apparaître un substrat hermétique attaché à l’énoncé de départ et qui ne déclenche, par conséquent, aucune représentation mentale chez le patient. Réflexion faite sur le chemin à frayer pour vérifier notre hypothèse, nous avons opté pour une démarche analytique du technolecte collecté. Ceci implique l’examen de son procès de sémantisation, la saisie de la part cognitive qui le sous-tend et l’exploration de sa portée interactive. Pour ce faire, notre corpus fera l’objet d’une analyse d’un point de vue lexical, sémantique et morphosyntaxique en vue de découvrir le fonctionnement des termes en circulation durant le rapport médecin-patient.
Aspects méthodologiques
Notre longue présence sur un terrain hospitalier marocain en tant que soignant nous a permis de remarquer l’écart qui se creuse entre patient et médecin dans l’échange et a stimulé notre réflexion sur les points potentiels de concordance des ressources langagières mobilisées par ces interlocuteurs. Notre analyse s’appuie sur un corpus oral (qui équivaut à 54 heures d’enregistrements audio des échanges entre les patents et les médecins), issue d’une observation participante, qui a duré une année, dans un terrain hospitalier marocain. Des énoncés empiriquement attestés, servant à verbaliser l’expérience de la consultation ou de l’hospitalisation, formalisant la conception ou la perception de la maladie, ont constitué les principaux matériaux récoltés. Ils sont conçus dans une perspective systémique pour mesurer leur degré de rapprochement ou d’écart par rapport au concept. En effet, les éléments du discours retenus pour l’étude correspondent à des entités terminologiques, savantes ou ordinaires, simples ou complexes, de type syntagmatique, présentées comme des produits de la pratique vulgarisatrice entreprise par les médecins ou des potentialités signifiantes adoptées par les patients. Il s’agit alors de saisir les marques différentielles d’actualisation des concepts médicaux et mesurer l’écart entre les différents paradigmes dénominatifs.
650 patients4 et 11 médecins5 ont participé à notre enquête socio- et ethnolinguistique. Notre méthode, reposant sur une logique d’échantillonnage aléatoire stratifié, vise moins la représentativité des comportements linguistiques de la population enquêtée que la compréhension de ceux-ci. C’est en combinant les résultats générés par nos moyens d’investigation (entretien interactif et observation participante) que le sentiment d’avoir parcouru la majeure partie du territoire soulevé par la question s’intensifie. Lorsque les données relevées se sont avérées de simples confirmations de ce qui a été précédemment observé, c'est-à-dire que lorsque les données ont atteint un certain niveau de redondance et qu’aucun renseignement inédit ne se fait jour, c’est alors qu’on a obtenu ce qu’il est convenu d’appeler la saturation. C’est là où la dimension empirique de la recherche a cédé la place à la phase de description et d’analyse. L’accord des membres de ces groupes à devenir participants à la recherche procède du volontariat, cet accord est libre de toute contrainte, indépendant de toute manipulation. À travers un consentement éclairé, libre et continu, ces personnes-ressources ont rendu possible l’enquête. Nous avons pu intervenir en notre qualité de professionnel de santé, présent lors des consultations ou des visites médicales, pour faire répéter un énoncé peu audible ou des informations passées sous-silence et inciter les patients à verbaliser leur aptitude/inaptitude à assimiler les produits langagiers qui leur sont destinés au cours ou en dehors du colloque médecin/patient. Des entretiens en situation métalinguistique nous ont permis de recueillir les appréciations des informateurs sur des technolectes formulés par leurs interlocuteurs et leurs façons de parler respectives. C’était aussi un moment opportun pour relever les différentes unités technolectales qui actualisent le concept en question et procéder à une triangulation des sources.
Notre analyse mobilise plusieurs niveaux linguistiques (lexical, morphosyntaxique et sémantique) et reste consciente du cadre théorique sociolinguistique variationniste. Ce cadre est capable d’accueillir l’hétérogénéité dans ses formes socialement structurées. La co-occurrence de variétés6 langagières en circulation dans le discours y est conçue comme un terreau propice d’identification des lieux de divergences, d’incompréhension et de mécompréhension entre les patients et l’équipe médicale.
Par commodité d’analyse, nous avons opté pour un codage spécifique permettant un repérage aisé des énoncés propres à chacun des protagonistes de la communication : seules les informations pertinentes sont intégrées au texte, elles sont présentées par des initiales (M) ou (P) qui se réfèrent respectivement aux énoncés oraux produits par les médecins et les patients. Chaque tour de parole est transcrit, faisant l’objet d’une traduction littérale doublée d’une traduction explicative.
Analyse du corpus oral
L’un des aspects langagiers qui a particulièrement retenu notre attention lors de notre présence sur le terrain est le recours des médecins à l’arabe standard pour transmettre à leurs patients des savoirs médicaux, conçus et pensés dans le français médical (langue d’enseignement de la médecine au Maroc). Pour assurer une dynamique interactive, des médecins procèdent à une reverbalisation des termes savants ou une réexpression de leur sens en puisant dans un réservoir terminologique de cette langue. Il s’agit alors des reprises discursives qui s’inscrivent dans une opération de vulgarisation. Cela dit, n’ayant très souvent pas conscience des répercussions linguistiques futures au moment de la sélection des termes de la langue-cible et la manière de les articuler syntagmatiquement pour s’exprimer, les médecins, pour qui le recours à l’arabe standard est censé lever la barrière du savoir médical complexe, verront leur sécurité ébranlée. Ceci s’explique essentiellement par le fait que les unités traduites restent attachées aux signifiants de la langue de départ. En fait, ce qui est pris pour équivalent du technolecte ésotérique reste une information nouvelle en attente d’une élucidation. Vue sous cet angle, l’immuabilité référentielle garantissant un passage de L1 (le français ou l’anglais) à L2 (l’AS) sans incidence sur la structure des technolectes à transférer s’avère, semble-t-il, une condition exigeante paralysant tout processus de restructuration du discours médical. Nous touchons ici à la tâche délicate, pour ne pas dire fatalement (au moins ici) vouée à l’insuccès, qui consiste à considérer l’activité métatechnolectale qu’est la traduction vers l’AS comme procédé d’accroissement de la densité informative. Ceci est d’ailleurs une des caractéristiques majeures du discours technoscientifique où les « différences d’écologie, de culture matérielle, sociale ou administrative existent aussi, mais sous une forme plus affinée de non-coïncidence du découpage conceptuel » (R. Kocourek, 1982, p.187) façonné par les systèmes linguistiques.
Il ne surprendra personne, ayant déjà vécu l’expérience d’une consultation où le médecin opère un va-et-vient entre l’AS (qu’il tient pour langage usuel) et le technolecte savant français, que la démarche traductive, notamment telle qu’elle est prise en charge par les médecins enquêtés, ne peut être envisagée comme une pratique vulgarisatrice7. Que peut bien signifier « إلتِّهاب ا لَّوزتين » (les angines8) pour celui ou celle qui n’a pas fréquenté les bancs de l’école ? Qu’attendons-nous d’un patient, si cultivé soit-il, à qui nous rendons l’expression « sclérose en plaques » par « تصلُّب الصفائح » ? Nous doutons fort qu’un spécialiste de la langue arabe parvienne à établir la correspondance entre « le sphincter anal9 » et « العَضَلة العاص ة الشَّرجية » ? Certainement, ce type de rapprochement est susceptible de l’étonner.
D’une façon générale, la reformulation interlinguistique entraîne des altérations du contenu. Le passage d’une langue d’élaboration conceptuelle à l’AS (à forte dominance des termes médicaux calqués sur le modèle lexico-sémantique et morphosyntaxique français et anglais) recèle forcément une dénaturation de la teneur exacte du syntagme de départ, celui-ci peut être :
- Exprimé avec une surcharge sémantique (la locution « angine de poitrine10 » glosée par l’expression figée « الذبحة الصَّدرية », mais interprétée par des patients comme un syntagme libre),
- Dilué dans une formule creuse (« le L.C.R11 » par rapport à « السَّائِّل النُّخاعي »),
- Conservé intégralement en gardant ses éléments constitutifs (« virus Ebola » rendu par « إبولا فيروس » où le toponyme « Ebola » reste non marqué à l’oral),
- Réorganisé suivant la compétence verbale et paraverbale du locuteur (« fracture ouverte » paraphrasée par l’item « كَسر » dont le type est spécifié par une batterie de signes gestuels).
Pour examiner les prolongements des tentatives déployées par les médecins pour juguler le déficit technolectal des patients, nous allons examiner les deux paradigmes de formation des équivalents en langue arabe dont ils usent : le transfert référentiel terme à terme des matériaux linguistiques de la langue de départ vers la langue d’arrivée. Nous référons par-là à un type de traduction qui ne dépasse pas le cadre intradiscursif. Ce genre de parallélisme entre structures propres aux langues qui se succèdent sur la chaîne syntagmatique nommé « calque » fera l’objet d’une analyse linguistique dans le premier volet. Le second volet débattra d’un autre mode de formation des équivalents arabes : il s’agit des groupes de morphèmes affixaux d’origine gréco-latine qui fondent la terminologie monolexicale française et qui donnent lieu à des suites polylexicales en arabe. Il sera question moins d’un listage des énoncés réalisés dans la langue source auxquels seront collés les énoncés reformulés respectivement. Il ne s’agira non plus d’un simple examen des effets discursifs produits par les opérations paraphrastiques. Notre objectif, rappelons-le, consiste à découvrir les insuffisances du modèle de rapprochement des référents de la médecine d’un patient non averti. En un mot, nous visons la délimitation des contraintes linguistiques qui empêchent l’intercompréhension.
La formation des équivalents par calque
On dit qu’il y a calque linguistique lorsqu’il y a transposition de la structure de la langue L1 dans la langue L2 (C-M. Racu, 2010). Par structure, nous désignons la morphologie ou le sémantisme d’une unité lexicale ainsi que le moule syntaxique régissant une construction plurilexicale. C’est une modalité de traduction qui consiste à reproduire littéralement l’architecture d’un énoncé appartenant à la langue source par le moyen des outils linguistiques de la langue cible.
Cette démarche engagée par des médecins prend le sens d’une reformulation qui fait œuvre à leurs yeux d’un outil de vulgarisation. Elle permet donc, selon l’écrasante majorité des médecins, un accès facile à l’information. Elle est, somme toute, pour eux, un moyen d’intensification sémantique. Le médecin, veillant à ce que ces propos soient clairs, se permet parfois deux types d’usages technolectaux stratifiés. Le premier est fait de technolectes savants exprimés ou non, vecteur d’un acquis purement scientifique, le second est métatechnolectal, verbalisé en arabe, mais qui laisse apparaître un substrat hermétique émanant du premier.
Parmi les tournures qui introduisent la reformulation, nous trouvons les éléments déictiques suivants : « ka ngul-u l-ha », « ka nsemmi-w ha », « mā yusamma », « yecni » (« autrement dit », « en d’autres termes », « c'est-à-dire »). Les syntagmes faisant l’objet de cette option portent sur des diagnostics, des organes, des types d’intervention chirurgicale, ils ont en commun le modèle combinatoire (Nmasdar + Nprimitif), c'est-à-dire (un déverbal+Nprimitif). Venons-en aux extraits collectés dans le corpus qui vérifieront ce phénomène :
(M) : Oui la sclérose en plaques ka nsemmi-w ha taSallub ‘aSSafā‘iħ. | |
Il s’agit de la sclérose en plaques autrement dit la sclérose des plaques. | |
Elle s’agit de la sclérose en plaques |
(P) : cend-u r-raS ki gul-u lu… | |
La maladie de la tête, ils l’appellent… | |
Cette maladie qui touche le cerveau, son appellation m’échappe ! |
Dans les propos du médecin, nous remarquons que les deux énoncés : « la sclérose en plaques » et « تصلُّب الصفائح » sont introduits comme présentant une parenté sémantique. Pour garantir une compréhension mutuelle, celui-ci procède à une conceptualisation seconde. Persuadé que « تصلُّب الصفائح » qui possède une surface conceptuelle identique à l’énoncé « la sclérose en plaques » est un gage d’un transfert assuré du savoir scientifique, il ne s’attendait pas à l’inaptitude de son interlocuteur à l’assimilation de la suite paraphrasée. Le patient, de son côté, se trouvant face à une suite, pour lui vide du sens, décide de prendre part au bon déroulement du dialogue, mais à sa façon. Nous arrivons maintenant au vif de la question, là où une explication détaillée et convaincante est plus qu’un impératif, elle ne doit souffrir d’aucun retard.
D’abord, la sclérose en plaques est une maladie caractérisée par l’endommagement de l’enveloppe qui entoure les fibres nerveuses situées dans le cerveau et la moelle épinière. À la suite d’un dérèglement du système immunitaire, des cellules qui font partie du corps considèrent cette enveloppe comme un corps étranger et se mettent donc à l’attaquer (P. Gallien, B. Nicolas et A. Guichet, 2012). Ce mécanisme complexe se solde par des cicatrices constituées d’un tissu épais et dur ou sclérosé, lesdites cicatrices sont visualisées sur l’imagerie par résonance magnétique (IRM) sous forme de plaques. En résumé, le durcissement (ou la sclérose) des régions touchées est consécutif à des cicatrices donnant l’aspect des plaques12.
Cette locution représente la structure (N+prép+N) : elle est composée d’un substantif féminin singulier déterminé par l’article défini (la sclérose) et d’un syntagme prépositif qui assure la fonction de complément déterminatif dudit substantif. La préposition « en » introduisant le complément « plaques » (dont l’article a été enlevé afin de permettre une construction grammaticalement correcte) sert à exprimer la nature de l’objet précédemment cité13. Du substantif « la sclérose » au syntagme prépositif, on est passé du général au particulier.
Le syntagme « تصلُّب الصفائح » présente à étudier une tête nominale rattachée à la racine verbale trilitère qui décrit l’action « صَلَّب » (dérivé du verbe simple (« صَلُبَ »), obtenu en redoublant la deuxième lettre « ل » pour exprimer l’intensité), à laquelle est ajouté la lettre « ت » dénotant ainsi un réfléchi passif, et énonçant un procès en cours de réalisation . Nous pouvons désigner l’unité lexicale « تصلُّب » comme un verbe nominalisé ou un déverbal. Celui-ci est déterminé par l’expansion annective « الصفائِّح » : nom féminin pluriel construit avec l’article défini (ال) où la hamza "أ" initiale est phonétiquement marquée, alors que le « lam »/ « ل » s’assimile à la consonne solaire « ص » à laquelle une « shadda » (signe diacritique de gémination des consonnes) est ajoutée. Ici, le rapport de subordination reliant le deuxième lexème au premier s’établit sans préposition.
En termes d’actantialité, ce rapport se précise comme suit : l’expansion annective entretient avec la base du syntagme terminologique une relation actancielle de patient, parce que « الصفائِّح » subit l’action de « تَصَلٌّب ». Celui-ci renvoie donc à un faire transformateur qui affecte la qualité du constituant postposé sélectionné comme objet du procès. C’est dire qu’il est l’acteur de l’action. Néanmoins en passant au peigne fin cet énoncé, nous nous rendons compte que l’analyse de la relation sémantique et morphosyntaxique établie entre le substantif-tête et le complément demande une application soutenue. De fait, en se basant sur l’explication scientifique du phénomène caractéristique de cette pathologie, il devient facile d’inférer que l’annexion ne joue ni le rôle d’un sujet (comme c’est le cas dans l’appellation « تَصَلٌّب الشًّرايين » / l’artériosclérose), ni celui de complément d’objet direct (mafcul bih), comme l’illustre l’exemple : « زرع الكلية » / la greffe du rein.
Pourtant, tout porte à croire que « الصفائِّح » (plaques) est une partie intégrante du corps humain et qu’elle souffrait d’un dommage (dont le mécanisme se solde par une sclérose), que ces plaques « الصفائِّح » ont été par exemple molles, mais sous l’effet de cette pathologie elles changent de condition (dans le sens des sciences physiques) et deviennent rigides. Partant de là, nous pouvons arguer que l’expansion annective marque la fin d’un processus commandé par la base déverbale « تَصَلٌّب » et que l’état exprimé par celle-ci n’est pas l’aboutissement de la transformation des plaques en cette qualité. Par conséquent, le fragment terminologique « la sclérose en plaques » n’a pas seulement subi une entropie (une désorganisation voire une perte d’information), il a été sujet à d’importants dommages tendant à déconcerter l’énonciataire.
Enfin, il importe de signaler aussi que les traducteurs automatiques offrent des équivalents sujets à caution, citant par exemple : « التصلب المتعدد » (littéralement : « la sclérose multipliée ») un syntagme nominal dont la réalisation ne ferait que rajouter une couche sémantique opaque au contenu de départ. Nous rencontrons dans mucjam l-macani une désignation plus au moins détaillée par rapport à la première : « تصلب الأنسجة المتعدد » (littéralement : « la sclérose des tissus multipliée »)14 dans la mesure où elle fait mention du patient réel sur lequel s’exerce le procès الأنسجة (les tissus car les nerfs sont tapissés de tissus, voir la définition énoncée supra). Autre traduction spécifiant cette fois la caractéristique de la sclérose15, beaucoup plus proche du syntagme source est : « التصلب اللواحي ». Toutefois, malgré leurs degrés illocutoires différenciés, nous soutenons l’idée selon laquelle, une perspective de vulgarisation ouverte sur la traduction par calque ne donne pas entière satisfaction.
Est lacunaire également, l’opération traduisante qui vise à rendre accessible l’énoncé « contraction utérine » en la calquant du français pour donner le résultat de « إنقِّباض الرًّحم ». Le « dire autrement » se manifeste, encore une fois dans l’extrait ci-dessous, sous forme d’un ordre séquentiel présentant l’ensemble « contraction utérine » ayant l’aspect d’un encodage et la combinaison « إنقِّباض الرًّحم » présentée comme un décodage. L’ancrage du passage du bloc hermétique vers ce qui est posé comme son équivalent est assuré par le marqueur métalinguistique /yecni/ (c'est-à-dire) :
(M) : dakʃi jay men la contraction utérine yecni ‘inqibaD r-raħim | |
Cela est dû à la contraction utérine c'est-à-dire la contraction utérine | |
C’est la contraction utérine qui en est la cause |
(P) : daba ġa-n-bqa hakka maqbuTa ? | |
Et je resterai comme ça attachée | |
Et ces contractions vont durer longtemps ? |
Ayant estimé que la patiente possède des connaissances très rudimentaires en matière de médecine scientifique et dans le but d’orienter son discours en fonction de l’interlocutrice, le médecin pensait que cette variété de paraphrases pourrait nourrir cette ambition. Or le passage du syntagme terminologique français vers l’arabe pose autant de problèmes qu’il paraît en résoudre : loin de répondre au besoin d’information de la patiente, l’unité syntaxique « إنقِّباض الرًّحم » maintient le caractère ésotérique de la formulation de départ, empêchant ainsi l’émergence du sens.
Dans « la contraction utérine » nous avons d’un côté le substantif féminin défini « la contraction » qui dénote une action inachevée, de l’autre côté, une épithète de complémentation ou de sens relationnel « utérine » étant donc la forme réduite du syntagme prépositionnel (de l’utérus). L’unité syntaxique « contraction utérine » peut donc être incluse dans la catégorie (N+adj) ou être classée de type (N+prép+N). Cela dit, la contraction utérine renvoie au mouvement brusque de resserrement de l’utérus : comme celui-ci « est constitué en majeure partie de muscle. Il est le siège de contractions, que ce soit pendant les règles, l'ovulation, un rapport sexuel, l'accouchement ou une infection, etc16.
Quant à l’agencement syntaxique « إنقِّباض الرًّحم » il est fait d’une base masdar intransitif qui a pour schème infical nominalisant l’action verbale « إ نقَبَضَ » dont le modèle est infacala (formé lui-même à partir du verbe simple facala : قَبَضَ ) et de l’élément « الرًّحِّم » qui a la fonction d’expansion annective. Il représente l’actant à l’origine de l’action exprimée par la base. Nous concluons qu’entre la base nominale et l’annexion s’établit une relation actancielle d’agent, car, c’est l’utérus qui se contracte.
Tournons-nous maintenant du côté des traits sémantiques activés dans cet ensemble technolectal, dans mucjam lmacani l’entrée « إ نقَبَضَ » est définie comme « un reploiement vers l’intérieur » ou « un repli » ce qui correspond parfaitement au processus d’ « involution »17, une étape postérieure à l’accouchement, marquée par la réduction de la dimension utérine. Nous déduisons donc que deux concepts se télescopent dans le même terme « إ نقِّباض » : la contraction qui réfère aux spasmes abdominaux contribuant à l’expulsion du fœtus, et l’involution succédant à la délivrance. Qui plus est, une autre acception déroutante donnée à « إ نقِّباض » est attestée dans mucjam lmacani, nous y repérons l’équivalent « sclérose » que nous avons évoqué plus haut.
Il est opportun d’attirer l’attention sur une autre réalité sous-jacente : alors que dans les définitions scientifiques18 données du terme « la contraction », les auteurs usent des adjectifs qualificatifs caractérisant la douleur (nous trouvons par exemple « instantanée », « peu fréquente et isolée », « irrégulière » …), les définitions données en arabe19 passent sous silence cette catégorie de discours si nécessaire à l’assimilation de la valeur de l’unité technolectale « contraction ». Cet item apparaît souvent au pluriel et laisse voir ainsi la répétition continuelle des poussées : on dit « les contractions utérines » pour parler scientifiquement. Tandis que le pluriel arabe constitue un usage abusif. En conséquence, la reformulation de la composition savante « la contraction utérine » en ces termes « إنقِّباض الرًّحم » ne peut en aucun cas faire sens, au contraire, elle freine le parcours interprétatif et crée des conditions défavorables de réception.
Il ne sert à rien de multiplier les exemples, les choses sont maintenant claires, l’optimisation des échanges langagiers passe par un aménagement discursif qui exclut toute traduction par calque. Nous avons vu que le calque fonctionne comme une technique de vulgarisation relevant de l’utopie, il trahit un contenu dénaturé, rendu méconnaissable ou faisant courir le risque d’une mésinterprétation. Cela est dû d’abord à la disparité des traditions grammaticales (arabe et français), aux termes techniques qui résistent à une traduction simpliste, au surgissement à chaque fois de concepts nouveaux nécessitant une application méticuleuse concomitante, et enfin, il faut le dire, à l’appauvrissement et des médecins et des patients en capital technolectal arabe.
Procédés d’introduction des TS composés
Le technolecte du français médical réuni dans notre corpus ne se réduit pas à des unités simples, il est composé également de plusieurs morphèmes ou unités complexes assurant chacune une valeur grammaticale particulière. Le technolecte savant collecté renferme essentiellement une racine formant le point nodal dudit technolecte, elle possède une indication sémantique le plus souvent invariable. Rares sont les racines qui peuvent, une fois collées à d’autres termes, changer de sens : citant entre autres la racine cirvic-(dérivé du latin cervix : col, et aussi de cervicis : nuque) référant au « cou » dans « cervicalgie » (cervic- + algie(douleur)), et au « col de l’utérus » dans « cervicite » (cervic- + ite ( inflammation)) ; ou encore le mot « cardiospasme » où la racine « cardio » signifiant le cardia : « l’orifice par lequel communiquent l’estomac et l’œsophage » peut induire en erreur, en ce sens qu’elle suggère le mot « cœur ».
À côté de la racine, il existe, comme nous l’avons laissé entendre ci-dessus, des affixes, il s’agit de préfixes ou suffixes qui apportent des informations spécifiques à la base (ou racine), ce sont des éléments qui servent à créer des mots nouveaux par, ce qui est communément appelé, la « dérivation ». Nous pouvons donc avoir une dérivation préfixale, suffixale, parasynthétique (mots construits par l’ajout de plusieurs affixes), des produits issus de la dérivation impropre (le diabétique, l’amputé, la ménopausée…) ou de la dérivation régressive (angine, médecin, débit…). Si nous comparons gastr-ite/gastr-algie, dys-mén-orrhée/ a-mén-orrhée, hypo-tension/hyper-tension, a-trophie/hypo-trophie/hyper-trophie… nous voyons qu’il y a des unités récursives stables ou racines (gastro-, -tension, -trophie, -mén-) comme il y a aussi des morphèmes placés tantôt avant celles-ci (a-, dys-, hypo-, hyper-), tantôt après (-ite, -algie, -orrhée). Ces morphèmes modifient et la forme et le sens de la base. Leur identification permet l’assimilation du sens du terme savant parce qu’ils sont caractérisés par une certaine régularité.
Les termes dérivés comptent des affixes qui ne sont pas spécifiquement médicaux : le préfixe privatif (a-), binaire (di-), le préfixe (poly-) qui implique l’idée de multiplicité, le suffixe (–gie) signifiant « une science », le suffixe diminutif (-ette) et des affixes propres à la médecine : (-ite), (-algie), (-ose). La première catégorie d’affixe est sollicitée par des lettrés francophones alors que le deuxième reste généralement le propre des médecins.
Le technolecte médical collecté comprend également des termes dont la construction morphologique est basée sur une concaténation d’unités savantes. Celles-ci constituent des microcontextes variés, couvrent des expériences hétérogènes, elles ont alors des capacités référentielles autonomes : « électro-encéphalogramme », « oesophago-gastro-duodénale ». Ce genre d’agencement peut prêter à une lecture compositionnelle, c'est-à-dire qu’il possède un sens déductible à partir de la somme des signifiés constitutifs20.
D’une manière générale, le matériel technolectal des sciences médicales dont font usage les médecins est un composé d’éléments de formations diversifiées et complexes, ils procèdent d’un héritage gréco-latin, celtique et germanique, alliant à la fois des termes savants et des mots du français commun. Ces produits langagiers ont ceci de particulier qu’ils sont majoritairement monosémantiques, stylistiquement neutres, offrant peu de possibilités synonymiques et polysémiques d’où la profusion dans notre corpus des traductions inexactes et maladroites qui riment avec des vulgarisations boiteuses. En effet, le terme médical réclame de façon impérieuse un équivalent précis sans conquérant, réplique parfaite, dont l’aire sémantique lui incarne à merveille. Il est question ici d’une quête illusoire, face auquel certains médecins réagissent par l’inertie, mais d’autres par légèreté ou par témérité.
Notre analyse a montré que la terminologie médicale, le plus souvent composée, lorsqu’il fait l’objet d’une transmission de l’information qu’il contient du français vers l’arabe, il subit, en plus d’une reformulation de type syntaxique, une déperdition du sens. Ainsi, les technolectes qui servent à condenser des contenus propositionnels d’une manière synthétique donnent lieu aux technolectes arabes coordonnés, juxtaposés ou des phrases parfois étoffées, mais ne déclenchant aucune représentation mentale chez le patient. C’est le cas de « إٍ لتِّهاب السًّحايا » (la méningite)21 :
(M) : l-‘acraD dyal la méningite… (Silence) ‘iltihab s-saħaya l-li ban-u li-na | |
Les symptômes de la méningite c’est dire l’inflammation des méninges qu’on a vu | |
Elle présente des symptômes en faveur d’une méningite. |
(P) : ‘iltihab | |
Inflammation ? |
Nous remarquons que pour une seule unité référentielle comme « méningite » la tradition arabe dispose de deux termes (ce qui correspond à une structure minimale) pour désigner la notion couverte par celle-ci. De même, en plus de la dissection et inversion de l’ordre des morphèmes composant cette unité complexe, la démarche traductive a débouché sur une périphrase nébuleuse pour l’énonciataire. L’inflammation (الالتهاب) qui est une réponse de l’organisme à une agression (lésion, irritation, corps étranger…) fait intervenir un mécanisme complexe. Donc, l’usage de l’unité technolectale « إٍ لتِّهاب » dénotant l’inflammation dans le syntagme nominal « إٍلتِّهاب السًّحايا » suppose, ne serait-ce, qu’un minimum de connaissances en matière de la médecine soit acquis. Les patients se la représente d’une manière floue, parcellaire, ne favorisant aucune appropriation du concept de l’inflammation ou conduisant à des glissements sémantiques. Ils n’en retiennent que l’une de ses manifestations, en l’occurrence « la chaleur locale ».
Ce qui a été dit du substantif verbal « إٍلتِّهاب » peut s’appliquer dans le cas de l’expansion annective : « السًّحايا » pluriel du « سِّحاءة » défini dans mucjam lmacani comme une « enveloppe du cerveau ». Ce terme demeure, pour certains patients, opaque. Lesquels mobilisent dans ce cas des constructions périphrastiques en arabe dialectal, destinées à pallier leur déficit terminologique, de type « microbe f r-raS » (littéralement : « microbe dans la tête ») ou « virus f r-raS » (littéralement : « virus dans la tête »).
Certains médecins optent pour un modus operandi que nous pouvons qualifier d’ingénieux pour contourner la difficulté imposée par le flou des technolectes arabes. Nous citons en l’occurrence la modulation : une modalité qui consiste à emprunter la voie du changement de point de vue dénominatif, c'est-à-dire, la substitution de l’abstrait par le concret. C’est ainsi que « السًّحايا », reçu par le patient comme une pure abstraction, est rendu dans plusieurs passages par « غِّطاء » (« couverture, enveloppe »). L’image d’un cerveau « couvert », congruente avec celle courante dans la vie quotidienne, semble beaucoup plus pertinente pour assurer une intercompréhension.
Par ailleurs, les exemples ne manquent pas dans notre corpus lorsqu’il s’agit des affixes dont la transposition dans les matériaux linguistiques de l’AS dresse des écueils, c’est le cas notamment du suffixe –ome (voir le tableau) dans « lymphome », et dans « fibrome » où il prend la valeur du substantif « tumeur » (وَرَم). La principale pierre d’achoppement vient du fait que le nom masdar (وَرَم) est un hyperonyme, il se spécifie dans le premier cas par l’adjectif omis « maligne » (خَبيث) : on parle de « tumeur maligne », c’est-à-dire de cancer. Dans le deuxième cas, il est caractérisé par l’adjectif « bénigne » (حَميد). On dit alors « tumeur bénigne » (وَرَم حَميد) généralement pour rendre accessible le terme « fibrome ». Se contenter de la seule unité technolectale (وَرَم) revient à occulter une information importante dont le pronostic vital du patient en dépend. Voyons voir ce que l’ajout des particules donne comme résultat :
Le lymphome devient dans certains contextes « الورم الخبيث للعُقد اللمفاوِّية », le moins que nous puissions dire c’est qu’il s’agit d’une suite syntaxique lourde et vertigineuse, dans le sens où elle recèle plusieurs vocables inusités par le citoyen ordinaire. Le fibrome a comme construction technolectale substituable « الورَم الليفي الحَميد » qui comporte l’élément ancré dans le vocabulaire du patient profane, « الورَم » (tumeur), et à l’égard duquel ce dernier développerait systématiquement un sentiment d’angoisse. Rares sont les médecins qui optent pour des équivalents exprimés en arabe marocain, il s’agit notamment de l’unité technolectale à laquelle recourent la plupart des patients à savoir « ħbuba » (littéralement : « bouton, excroissance de la peau »). Lequel terme est doué d’une généricité telle qu’elle banalise, selon les médecins, le signe clinique en question. Son pendant sombre ou susceptible d’inquiéter circule au sein de la communauté des patients sous le signifiant « welsis » (tumeur maligne ou portée à l’être).
Presque le même schéma se reproduit avec le suffixe -ectomie dans « gastrectomie », « prostatectomie », « mastectomie », dont l’équivalent se trouve dans la bouche de la plupart des médecins sous la forme d’un substantif : « استِّئصال » qui correspond dans mucjam lmacani au déracinement. Nous trouvons dans ledit dictionnaire les exemples : « déraciner l’arbre » (la déplanter) ou de « déraciner la maladie » (l’éradiquer). Il y a alors l’idée d’extirpation qui revient comme leitmotiv. Or dans « gastrectomie », « prostatectomie », « mastectomie », nous nous pouvons manquer de relever certes l’idée de « l’ablation » qui flotte sur leur surface conceptuelle, mais cela ne veut du tout pas dire nécessairement qu’il s’agit d’un déracinement comme le laisse entendre le substantif « استِّئصال », car il peut y avoir une section, où l’organe concerné reste partiellement fonctionnel, plus au moins conservé. Nous en déduisons que le lexème « استِّئصال » signifie plus qu’il le faut. Il dépasse, dans bien des cas, les contours sémiques définis par le suffixe –ectomie.
Pour dissiper tout malentendu dans ce genre de situations, certains médecins recourent à des épithètes descriptives : « gastrectomie partielle », « prostatectomie radicale », « mastectomie totale » afin de spécifier le type d’intervention chirurgicale. Ces adjectifs, souventefois sous-entendus dans la communication entre pairs, se soustraient à l’opération de la vulgarisation/traduction.
Ce qui a été dit des unités technolectales constituées du formant « -ectomie » reste valable pour le terme « glycémie » qui se trouve souventefois associé à sa supposée périphrase « معدل السكر في الدم » (littéralement : « le taux du sucre dans le sang »). Une telle correspondance génère une actualisation informe du concept scientifique sous-jacent. L’expression « معدل السكر في الدم » amalgame les trois techniques du dosage du glucose dans le sang à savoir, d’une part, la glycémie capillaire22 et la glycémie veineuse23 et d’autre part l’hémoglobine glyquée24. Dans des situations de communication scientifiquement ou techniquement marquée, l’unité technolectale « glycémie » se trouve énoncée avec précision, combinée dans le premier cas à l’adjectif « capillaire », identifiée dans le deuxième cas au syntagme « bilan glycémique » ou représentée dans le troisième cas par « l’hémoglobine glyquée ». Si pour des médecins, le terme « glycémie » agit comme une hyperonymie salutaire pour désigner le référent tout en exprimant la conviction que « le détail n’est pas très important »25, pour d’autres, « il n’y a aucun moyen langagier pour expliciter davantage »26. Au moins l’expression « معدل السكر في الدم », selon ces derniers, permet « d’éviter la consécration du terme banalisé « السكر » (le sucre) et que les patients emploient pour introduire le concept de la glycémie.
Des lacunes langagières et qui se soldent toujours par des dénominations hyperonymiques sont aussi évidentes dans la traduction des termes « antalgiques », « antispasmodiques », « analgésiques » et « antiinflammatoires » par « مُضَادُّ الْأَلَمِ » (littéralement : « contre la douleur ») ou bien « مسكن الْأَلَمِ » (littéralement : « calmant de la douleur ») qui restent, quoique conservant chacune un sémantisme spécifique, interchangeables. L’expression « مُضَادُّ الْأَلَمِ » réunit en confondant le type ou l’origine de la douleur (inflammation, spasme) et le mode d’action du traitement (élimination de la douleur dans le cas des « analgésiques » ou son atténuation dans « antalgique »). Elle ne peut pas se substituer à la combinaison « مسكن الْأَلَمِ » qui conserve le substrat de la douleur présentée comme une force face à laquelle on ne peut qu’amoindrir l’effet27. Cette préférence accordée aux termes « مُضَادُّ الْأَلَمِ » et « مسكن الْأَلَمِ » s’explique, auprès des médecins, par le faible potentiel explicatif de l’unité technolectale ordinaire « dwa d l-ħriq » (littéralement : « le médicament de la douleur ») que la plupart des patients en font usage dans ce contexte.
Nous pouvons tirer de ce qui précède la conclusion que l’appareillage conceptuel médical renferme des formes compactes constituées de morphèmes réduits doués d’une portée référentielle étendue. Ces morphèmes font, selon la tradition grammaticale arabe, l’objet des périphrases qui ne s’harmonisent pas avec les éléments de départ. En effet, dans notre corpus, une querelle sémantique semble « coller à la peau » de chaque opération de transfert des technolectes médicaux du français vers l’arabe. D’un technolecte médical composé en français à une reformulation en arabe, nous relevons une distorsion sémantique dont les répercussions sont néfastes. Sans disposer des ingrédients technolectaux qui stimulent la production d’un discours pertinent, le patient reste sans voix et délègue sa tâche de quête du sens à la famille qui se charge de s’informer et lui retransmettre un contenu souvent déformé. On constate souvent le retrait du patient des échanges en enchaînant des hochements de tête faussement approbateurs ou en répondant par « ah oui j’ai compris » pour faire bonne figure. La mauvaise observance du traitement, les intoxications médicamenteuses, la dégradation de la relation médecin/patient et les accrochages qui opposent les professionnels de santé et les patients ou leurs proches sont toujours là pour imposer la nécessité de redoubler d’efforts afin de faire de la relation thérapeutique un espace de communion interactive et efficace.
Conclusion
Le technolecte savant est souvent rendu par des constructions exprimées en arabe littéraire, chargées d’ésotérisme, qui, au lieu d’enlever le caractère opaque au discours primaire, elles y ajoutent une couche d’hermétisme. Ce transfert s’accompagne d’une déperdition des sèmes pertinents. In fine, la traduction vers l’arabe telle qu’elle est entreprise par les médecins ne peut nourrir l’ambition du transfert du savoir médical.
Tout compte fait, les paraphrases à visée traductive auxquelles recourent les médecins fonctionnent comme des cooccurrences des propos scientifiques. Elles rapportent rarement des résultats satisfaisants en matière d’intercompréhension étant donné que leur reproduction spontanée et multisituationnelle suppose homogènes les interlocuteurs auxquels ces paraphrases sont destinées.
Dans ce sens, nous rejoignons Mounin en disant que la traduction n’est pas qu’affaire de sensibilité aux langues. Le renoncement à cet idéal que sont la superposition parfaite et l’étroite congruence peut être compensé par une application au travail de documentation, une rigueur dans le choix des termes précis, exhaustifs, issus d’une adaptation du concept et donc accessibles au public visé. L. Messaoudi soutient à cet égard que « l’opacité des terminologies ne s’explique pas par des insuffisances inhérentes aux LS ou LC. Elle proviendrait des pratiques traduisantes qui ont tendance à ne retenir que l’aspect générique des technolectes traduits » (2000, p. 424).
Cependant, leur transparence se mesure à l’aune des stratégies d’adéquation déployées par la LC pour une appropriation conceptuelle satisfaisante. À cet effet, l’arabe met en œuvre plusieurs ressources endogènes pour accueillir les notions exprimées en français : la dérivation par l’exploitation des schèmes extraverbaux, la composition, la syntagmatisation par détermination, juxtaposition ou des éléments-formants. Faute de mieux, l’arabe use d’une stratégie de compensation à travers l’emprunt à la LS. Tout attractif qu’il est, l’arabe se montre dans certains domaines rétifs à l’investissement du savoir spécialisé, handicapé par la norme de jure qui peine à emprunter les voies d’appropriations créatives de l’arabe marocain.
En attendant une véritable dynamisation de l’arabe standard, le médecin soucieux d’un rapprochement du technolecte savant avec les spécificités sociolinguistiques et culturelles des patients peut exploiter les ressources de l’arabe marocain. Ce système linguistique, par son historicité, sa vitalité et son autonomie pourrait dénouer le drame de la dissymétrie des savoirs et des compétences.