Albums de fiction et compétences psychosociales : des interactions à valoriser

  • Fiction albums and psychosocial skills: interactions to be enhanced

DOI : 10.58335/eclats.395

Résumés

La lecture à voix haute d’albums peut permettre de repérer des interactions entre œuvres de fiction pour la jeunesse et questions d’éducation à la santé énoncées par de jeunes élèves. A partir de l’étude de deux albums, j’ai analysé leurs modes de réception et leurs appréhensions de thèmes en lien avec la santé. En utilisant une méthodologie spécifique, j’ai vérifié que la littérature pour la jeunesse facilite l’interrogation intime et l’expression collective au sujet des questions de santé.

Reading albums aloud can help identify interactions between works of fiction for young people and questions of health education expressed by young pupils. From the study of two albums, I analyzed their modes of reception and their apprehensions of themes related to health. By using a specific methodology, I verified that children's literature facilitates intimate questioning and collective expression on this subject.

Plan

Notes de l’auteur

Doctorante en littérature comparée à l’Université de Tours, Sylvie Douet prépare actuellement une thèse portant sur la littérature pour la jeunesse et l’éducation pour la santé, sous la direction de Cécile Boulaire. À travers un travail d’ambition théorique, elle cherche à relier sa pratique professionnelle de l’éducation pour la santé à des convictions nées de la pratique de la lecture de l’album de fiction auprès d’enfants et d’élèves dans des circonstances variées. Ses recherches s’appuient sur un corpus d’albums de fiction pour la jeunesse français et québécois, offrant de multiples représentations de la santé physique, psychique et sociale.

Texte

Introduction

Aujourd’hui, des lecteurs de tous horizons à la recherche d’une littérature jeunesse adaptée aux attentes de l’enfance considèrent l'album de fiction comme un support littéraire et artistique polysémique où « tout fait sens1 ». En convoquant à la fois « l’ouïe et le regard2 », la lecture à voix haute offre « selon la volonté de ses auteurs, un sens très fermé ou à l’inverse laisse […] une large liberté d’expression3 » permettant au lecteur d’interpréter l’album. Pour désigner le rapport texte/images particulier à l’album, Michael Nerlich l’a nommé « iconotexte » et l’a défini en 1985 comme « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative et qui – normalement, mais non nécessairement – a la forme d’un livre4 ».

En tant que doctorante en littérature comparée et infirmière scolaire, je m’intéresse à l’album de fiction, objet qui procure plaisirs et déplaisirs de lecture et provoque réactions, émotions et échanges entre pairs ou entre enfants et adultes. Ma thèse, intitulée Les Albums de fiction : de belles histoires pour évoquer la santé ? Relations et interactions entre l'album de littérature contemporaine pour la jeunesse et l’éducation pour la santé interroge l’utilisation des albums de fiction dans un objectif d’éducation à la santé. Dans cet article, je propose d’exposer quelques-unes des interrogations qui se trouvent au centre de mon travail de recherche5 :

  1. Les albums de fictions pour la jeunesse permettent-ils d’aborder des sujets liés à la santé et à l’éducation qui s’y rattache ?
  2. La lecture à voix haute contribue-t-elle à l’éducation à la santé via les albums ?

Cette étude se concentre sur une intervention menée dans cinq classes élémentaires avec les albums Un grand jour de rien de Béatrice Alemagna (2016) et Pow Pow, t'es mort ! de Marie-Francine Hébert et Jean-Luc Trudel (2017). Les univers artistiques de ces livres jeunesse, le premier français, le second québécois, évoquent avec force des sujets chers à l’enfance : les relations enfants/parents, le rapport aux mondes matériel et virtuel, ainsi que les milieux et conditions de vie. Après la lecture, les élèves ont spontanément fait des remarques en lien avec la santé. À partir de ces exemples réunis lors des interventions, le thème de la santé, « état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité6 », apparaît comme une donnée implicite mais centrale dans les lectures d’albums de fiction, notamment à travers le recours aux compétences psychosociales (CPS). Après une brève définition des compétences psychosociales en jeu dans les exemples analysés, et une présentation du dispositif7 mis en place pour cette étude, l’article montrera, à travers les réactions des élèves, en quoi la lecture d’albums peut contribuer à l’éducation à la santé.

L’importance des CPS dans l’éducation à la santé

Brève présentation et histoire des CPS

Vingt ans après la définition de la santé par l’OMS, la première conférence internationale pour la promotion de la santé a établi en 1986 la charte d’Ottawa afin de poser le cadre et les principes d’actions pour « conférer aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle- ci8 ».

Plusieurs notions en promotion de la santé ont alors été définies, notamment :

L'éducation pour la santé [qui] s'adresse à la personne dans sa globalité, [et] mobilise savoirs, croyances, comportement, interactions avec l'environnement tant physique qu’humain non pour dire ce qu'il faut faire, mais pour que cette personne ait la capacité de choisir autant que possible, ce qu'elle estime le plus favorable à sa santé et à celle des autres9.

Dès 1993, d’autres concepts-clés dont les compétences psychosociales ont été fixés par l’OMS. Aujourd’hui, celles-ci sont considérées comme

Un ensemble cohérent et interrelié de capacités psychologiques (cognitives, émotionnelles et sociales), […] qui permettent de renforcer le pouvoir d’agir (empowerment), de maintenir un état de bien-être psychique, de favoriser un fonctionnement individuel optimal et de développer des interactions constructives10.

Pour représenter l’évolution et les influences des CPS sur l’état de santé des individus, il convient de signaler comment elles furent listées à leur création et quelle est leur classification aujourd’hui11.

Tableau 1 : Première classification des CPS selon l’OMS (années 1990)

Savoir résoudre les problèmes Savoir prendre des décisions
Avoir une pensée créatrice Avoir une pensée critique
Savoir communiquer efficacement Être habile dans les relations interpersonnelles
Avoir conscience de soi Avoir de l’empathie
Savoir réguler ses émotions Savoir gérer son stress

Tableau 2 : Liste des « 11 CPS socles » issues de l’OMS, des programmes CPS validés et des modèles théoriques actuels

Compétences cognitives Compétences émotionnelles Compétences sociales
S’auto-évaluer positivement Comprendre les émotions Communiquer de façon positive
Savoir être en pleine conscience Identifier les émotions Développer des relations positives
Savoir résoudre les problèmes Exprimer ses émotions de façon adaptée S’affirmer et résister à la pression sociale
  Réguler ses émotions  
  Gérer son stress  

Les CPS convoquées dans le corpus choisi

Ces listes de CPS m’ont été utiles lors des ateliers – je donnerai ici l’exemple de l’atelier mené en cours moyen avec l’album Un grand jour de rien. Dans ce récit, une mère et son fils sont mis en scène avec, en toile de fond, le père absent. Face à leurs solitudes respectives, la mère travaille et l’enfant s’abrutit avec un jeu vidéo. Elle l’envoie dehors. Lorsque le jeu tombe au fond d’une mare, c’est la catastrophe jusqu’à ce que la nature et ses merveilles se révèlent à lui… en cet incroyable jour de rien !

Après la lecture, les élèves ont mobilisé leurs CPS pour « […] communiquer efficacement », « avoir une pensée critique », « identifier, comprendre et exprimer [leurs] émotions12 » et pour partager avec sincérité leurs pratiques sur les écrans et les conséquences possibles sur la santé. Voici un court extrait de ces échanges :

Moi : « Qu’est-ce que tu en penses N de cette histoire ? »

N : « Je la trouve bien. Quand il a perdu son jeu vidéo, ça m’a fait penser à… quand nous par exemple on est trop sur les écrans. Du coup, après, il va vouloir continuer ».

Moi : « Pourquoi tu fais ce rapport ? Tu crois que c’est un peu une histoire qui pourrait te, vous, ressembler ? Est-ce que ça vous parle cette histoire ?
(Silence)
Ce n’est pas un jugement, on est dans la bienveillance. Est-ce que les écrans, ça ouvre plein de possibles ou est-ce que ça les réduit ? Est-ce qu’on en fait de trop ou pas assez ? Est ce qu’il y a des fois parce qu’on est sur les écrans, on oublie de voir certaines choses ou au contraire, les écrans ça nous permet de voir encore plus de choses ? »

N : « On est sur les écrans et on ne voit pas beaucoup de choses. C’est pas réel »

P : « Je dis on est beaucoup sur les écrans, et quand on est sur les écrans, on voit tout le temps les mêmes choses et quand on sort, on découvre autre chose. »

L ajoute : « Quand quelqu'un dit que c'est dangereux pour la santé, eh bien il y a aussi une lumière bleue qui donne des insomnies » (Suite à son intervention, j’apporte des précisions sur les effets d’une utilisation prolongée des écrans avant le coucher.)

A réagit à mes propos : « Dans l’histoire, on voit que si tu es trop longtemps sur les écrans, tu n'as plus de contact. Par exemple avec sa mère, il ne parlait plus avec elle. Du coup, c'est comme si tu es enfermé chez toi, tu es en confinement ».

Le cadre propice de l’atelier a facilité l’expression de chacun, la confiance en soi, l’empathie et le respect entre pairs. Du fait de la qualité des échanges et des interactions, les enfants n’ont pas hésité à s’exprimer. Lorsqu’il est question de santé, une approche bienveillante et une communication à hauteur d’enfant favorisent la réflexion collective et le travail d’introspection. Dans le cadre de la conduite des ateliers de lecture et aussi de ma pratique de soignante, j’ai constaté que les élèves ont de nombreuses interrogations à ce sujet. Ils cherchent donc des réponses auprès d’adultes et aussi dans les histoires lues. Avec la littérature de jeunesse, en particulier les albums de fiction, « l’enfant explore ainsi le frottement entre la réalité et la fiction » et peut « s’observer en miroir dans une histoire13 ». Dans toutes les classes élémentaires, tout en s’appuyant sur leurs connaissances, leurs expériences intimes et leurs représentations, les élèves ont osé des interprétations et ont parfois établi des liens entre l’album lu et leur propre santé. Certains ont même relaté leurs excès. Pour s’autoriser à témoigner ainsi, ils ont sollicité leurs CPS cognitives de façon à « s’auto-évaluer » et « être en pleine conscience14 » vis-à-vis de leur propre état de santé.

Description de la méthodologie

Préciser le contexte, la classification bibliographique et les supports utilisés permet d’apprécier le procédé d’investigation choisi pour animer, selon des principes méthodologiques similaires, les 171 ateliers de lecture proposés dans les 14 classes engagées de la petite section de maternelle au CM2.

Travail en amont et principes directeurs de la recherche

Tout d’abord, la réalisation d’une veille documentaire m’a permis de répertorier 326 albums de fiction qui abordent implicitement des sujets en lien avec la santé. Enfermer un livre dans un classement est certes réducteur mais cette catégorisation quelque peu simplificatrice facilite les premiers contacts avec les enseignants. À l’aide d’une liste organisée en trois chapitres : « Prendre soin de soi », « S’accepter soi-même et accepter les autres », « Vie affective et amoureuse », les professeurs ont arrêté leurs choix et j’ai pu ensuite établir une bibliographie personnalisée pour leurs classes.

Une programmation de 7 à 10 séances, chacune espacée de 2 semaines, a été fixée dans chaque classe. Cette planification a limité les ruptures dans la dynamique engagée. En école maternelle, les rencontres hebdomadaires ont été privilégiées. En peu de temps, il est apparu que les enfants se souvenaient de l’album lu auparavant. Le laps de temps d’une séance à l’autre leur permettait de cheminer dans la réflexion pour émettre de nouvelles idées. En début d’atelier, certains d’entre eux racontaient l’histoire, précisaient leurs impressions, osaient des mises en réseaux autour du sujet, de l’auteur, de l’illustrateur, ce qui permettait ainsi « une coopération cognitive active15 », la construction « d’un habitus lectoral16 » au sein de la classe et « un plaisir de lecture […] partageable dans le cadre d’une intersubjectivité de nature culturelle17 ».

Dès la séance initiale, le déroulé du projet a été expliqué aux élèves. La validation collective du cadre a permis de disposer de repères structurants pour que l’atelier soit vécu comme une bulle de lecture. Cet espace d’expression était d’autant plus important pour la cohésion de groupe que la démarche s’inscrivait dans un rendez-vous régulier. Pour que les interactions soient de qualité, il fallait aussi considérer le niveau global scolaire, l’ambiance générale, la durée et le moment où la séance était programmée afin de s’adapter aux capacités d’attention des élèves. Des outils pédagogiques en lien avec les CPS, testés dans des actions d’éducation à la santé, ont tenu une place prépondérante dans le dispositif des classes élémentaires. À l’aide d’une sélection de cartes18, tous les participants, élèves et adultes, ont identifié puis exprimé leur principal besoin à satisfaire pour bien vivre les ateliers de lecture. Les besoins d’expression de soi, d’échanges ou de calme ont souvent été retenus. Toutefois, les participants ont fait des choix variés, certains privilégiant leur besoin d’agir, d’évacuer, de comprendre, d’apprendre, etc. D’après les enseignants, cet outil semble révélateur des personnalités des élèves. Prérequis indispensable, cet exercice a été à l’origine d’une affiche avec les prénoms sous-titrant les images choisies. Utilisé dans les classes du CP au CM2 comme un rituel d’ouverture, ce support rappelait explicitement le cadre et les besoins définis collectivement. Au fil du temps, son utilisation n’a plus été nécessaire. Une fois le principe de l’atelier intégré par tous, l’expression libre, l’écoute respective, la régulation du groupe par l’adulte et l’auto-régulation ont été grandement facilitées19. L’approbation collective des règles de fonctionnement du groupe intervient dans la capacité des élèves à s’exprimer, à gérer leurs émotions, à écouter l’autre, à apprécier son point de vue, à s’y opposer… Les principes ici exposés s’appuient, mais aussi consolident et développent, les CPS, qualités nécessaires à un individu pour « maintenir un état de bien-être subjectif qui lui permet d’adopter un comportement approprié et positif à l’occasion d’interactions avec les autres, sa culture et son environnement », aptitudes qui facilitent « la capacité d'une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne20 ».

Organisation des séances

Chaque séance se déroulait selon un même fil conducteur. En guise d’introduction, après le succinct rappel des besoins du groupe, rappeler la séance précédente permettait de vérifier ce que les élèves avaient retenu de l’histoire et d’apprécier l’évolution de leurs interprétations. Découvrir la première de couverture de l’album du jour privilégiait l’émission d’hypothèses, de mises en réseau littéraires et de références culturelles. À la suite de ces échanges, les cartes « Curieux » ou « Détaché » de l’outil « Le langage des émotions21 » permettaient à chacun d’exprimer son état d’esprit du moment pour découvrir l’histoire. À l’aide de ce sondage, il était possible de mesurer l’ambiance du groupe, les impressions prédominantes et après lecture, vérifier au moyen des cartes « Enthousiaste », « Surprise », « Mitigée » et « Déçue », si celles-ci s’étaient modifiées ou pas. Par le truchement de ce support ludique, les élèves ont su saisir la liberté d’expression qui leur était offerte. Ils s’exprimaient plus aisément que si je leur avais demandé de justifier leur choix d’une manière scolaire.

L’installation de repères ritualisés dans le déroulement de l’atelier favorise la prise de parole et la discussion argumentée des élèves. Elle permet aussi d’analyser l’intérêt général des rituels en classe et d’apprécier les interprétations des albums. Je désirais ainsi vérifier l’influence du contexte dans la réception des lectures et en estimer les effets. Les enregistrements sonores des séances ont permis de recueillir les données pour les analyser étape par étape. En menant un travail dialectique systématique, les élèves ont discerné des éléments iconotextuels implicites. Progressivement, leurs appréciations étaient plus fines, allant du décodage d’un texte ou d’une image à l’interprétation d’une attitude, d’un geste, d’un mouvement, des relations entre les personnages ou objets représentés. Parfois, les plus audacieux commentaient le cadrage, le choix des couleurs et de la mise en page. Dégager le sens d’un album n’est pourtant pas aisé, surtout lorsqu’il faut s’exprimer devant ses pairs ; en promouvant une approche positive, on considère les enfants dans leur globalité et ils sont ainsi valorisés. Partir d’une part de leurs besoins et d’autre part, de leurs représentations, est indispensable pour étudier les interactions possibles entre réception d’albums de littérature jeunesse et éducation à la santé, comme le confirment Morgenstern et Sirota en liant sociabilité et transmission culturelle pendant l’enfance :

Quand se racontent des histoires, quand se fabriquent des rituels, se construit le lien social et se transmettent ainsi tant verticalement qu’horizontalement des éléments culturels, […], nous pouvons ainsi saisir quelques-unes des clés de la socialisation au quotidien qui construit l’enfance22.

Lors de la séance initiale dans les classes du cours élémentaire, afin de susciter l’intérêt des élèves pour la narration iconotextuelle, il était rappelé quelques notions sur le rapport texte/image, la polysémie et l’organisation d’une image, l’importance du format, des codes couleurs, des angles de point de vue, des mouvements, etc. Les élèves ont ainsi pu repérer les caractéristiques, la fonction sémiotique et le degré d’iconicité d’un éventail d’images ainsi que les articulations possibles entre le texte et les illustrations. En apportant ces clés de lecture supplémentaires, l’objectif était de créer de « l’inattendu narratif », d’apporter de la complexité et de répondre au besoin d’« émotions individuelles, sociales, universelles » souvent recherchées par les enfants, toujours prêts à vivre dans la lecture de fictions des « expériences de pensée23 », véritables explorations imaginaires.

Par la suite, à chaque rencontre, pendant que l’enseignant lisait, il était possible d’observer maitres et élèves, de repérer leurs postures et modes de réception verbale et non-verbale, d’étudier les réactions individuelles et collectives, et ainsi apprécier les « enjeux de la lecture d’albums » notamment « sa transformation en expérience littéraire […] langagière, intellectuelle, culturelle et affective, mais également sociale, humaine, cognitive et esthétique24 ». Dans cette étude, toutes ces expériences ont été également considérées, ainsi que l’implication de l’enseignant, son influence sur la motivation des élèves, « l’effet classe » et « l’effet maître25 ». Il s’agit d’établir des corrélations entre la dynamique de groupe et la valorisation des CPS individuelles. Une même histoire lue dans des classes de niveaux variés n’a ni la même saveur, ni la même réception d’un groupe à l’autre ou d’un élève à l’autre du fait de la différence de maturité des enfants, leur âge, leur histoire, leur milieu socio-culturel, leurs centres d’intérêt et leurs capacités cognitives. La démarche ici présentée est celle que je développe dans ma thèse. Dans les deux albums choisis pour les études de cas, des thématiques telles que la pratique excessive des écrans, la gestion des émotions et du stress ou encore la non-satisfaction des besoins primaires donnent un aperçu de quelques thématiques « santé » évoquées dans le corpus d’albums.

Études de cas

Un Grand jour de rien a été lu en CE1 et Cycle 3 par 101 élèves alors que 53 élèves de CM1 et CM2 ont découvert Pow Pow, t'es mort ! Le point commun entre ces deux histoires se trouve dans l’évocation de thématiques proches, telles que les relations intra-familiales, l’utilisation parfois excessive des écrans et la confrontation à l’altérité. Ces deux albums de fiction sont des iconotextes singuliers évoquant des contextes familiaux, environnementaux et socio-économiques forts, dont certains peuvent être proches de la réalité de quelques enfants.

Un Grand jour de rien

En découvrant la couverture et le titre de l’album, d’aucuns ont repéré la typographie, d’autres ont décrit la scène, exprimé leur étonnement ou énoncé des hypothèses :

« En fait, le titre ce n’est pas normal, c'est en forme de pixel art. »
« C'est en forêt parce ce qu’il y a des arbres, des feuilles, de l'herbe, des oiseaux. »
« Il y a un truc qui est un peu bizarre dans le titre, il met grand et rien ; ça ne va pas donner quelque chose de correct. Ça questionne. »

Pendant ce projet, la lecture n’a jamais été détournée de sa fonction de construction d’une culture littéraire. Pourtant, en fonction des groupes, l’histoire n’était pas perçue de manière identique. Son appréhension différait selon les personnalités et les modes d’apprentissage de l’enseignant. L’approche, le vocabulaire utilisé et même le sens donné au récit s’en trouvaient modifiés. Certains élèves privilégiaient la dimension littéraire, graphique et imaginaire de l’album alors que d’autres s’intéressaient au message de l’histoire, lui attribuant parfois une dimension un peu moralisante. Les interprétations étaient plurielles :

« Il y a d'un côté l'écran et de l'autre côté, la nature. Il y a d'un côté l'ennui et de l'autre côté, la découverte. Dans la nature, on apprend des choses. »
« Quand il jouait à la console, il ne regardait pas sa mère et c'était sombre. Et là, maintenant qu'ils sont ensemble, il y a la lumière. »

Un élève ajoute :

« Il dit qu'il aimerait bien que son père soit là pour lui faire découvrir ce qu'il y a là et s'il s'ennuie, c'est parce qu'il n'y a pas son père. Donc quand il perd sa console, c'est un peu comme si son père lui disait "Va découvrir tout seul ce que je t'aurais fait découvrir". Et puis surtout, l'illustration, ce qu'elle veut faire, elle ne donne pas tout. Elle veut qu'on regarde ce que l'on peut faire avec l'histoire, qu'on la continue, qu'on essaie de trouver ce qu'il y a vraiment. »

Cet élève évoque à sa manière l’implicite iconotextuel ainsi que les CPS telles qu’il les perçoit dans l’album, notamment la « capacité à répondre avec efficacité aux épreuves de la vie quotidienne ». Avec l’exploration des mondes artistiques éclectiques et avec la pratique du débat, les enfants ont saisi que « la littérature est […] un multiplicateur d’expériences » facilitant « la mise en mouvement de [leur] activité psychique26 ».

Pow Pow, t'es mort !

Dans ce second album, la notion de « multiplicateur de mondes » vient naturellement à l'esprit avec la comparaison du quotidien des héros. Excepté l’amour de leurs parents respectifs, tout ce qui entoure les protagonistes les oppose. L’un vit dans la prospérité et la sécurité, l’autre dans la misère et la guerre. Manu s’ennuie sur les bancs de l’école et ne pense qu’à ses jeux de guerre sur sa console alors qu’Unam vit confiné dans un abri avec sa famille à cause de la guerre. Il rêve d’école et ses besoins primaires ne sont pas comblés. Son père doit quitter le refuge pour trouver de la nourriture mais son retour est aléatoire.

La lecture a suscité moult réactions et ce dès la présentation de l’album.

Pour la 1ère de couverture :

« Le titre fait penser à la mort. Sur la 1ère de couv, on voit la tête d'un enfant qui regarde. »
« Quand je vois les planches de bois, je me dis que peut être, avant, il y avait une fenêtre et qu'ils l'ont barricadée en mettant des planches. »

Pour la 4ème de couverture :

« On dirait qu'il y a une télé ou un ordinateur qui est en train d'exploser. »
« Je trouve que c'est différent. On a plus l'impression que ça explose alors qu'à la 1ère de couv, on avait plus l'impression qu'il y avait du sang. »

Rapidement, les enfants ont pointé des éléments relatifs aux questions de vie et de mort, aux émotions et au bien-être. Ils ont compris que le schéma narratif construit sur un principe d’alternance permettait de comparer la vie des protagonistes et que les doubles pages se lisaient deux par deux. En tournant la page, le lecteur bascule ainsi d’un monde à l’autre. Dans cet iconotexte complexe, les élèves ont repéré maints indices tels que les prénoms anacycliques et l’opposition des milieux de vie :

« Je trouve que c'est une vie contraire entre les deux enfants. En fait, ils se ressemblent mais ils n'ont pas la même idée de la vie. Y'en a un qui aimerait être un enfant comme les autres, aller à l'école […] et y'en a un autre, qui aimerait faire la guerre mais il n'aimerait pas être comme Unam ».

Pour contextualiser l’histoire, une enfant se réfère à la symbolique de l’enfer et du paradis :

« Le papa d’Unam, il part vers la guerre et le papa de Manu, il rentre. La couleur dans la porte, c'est blanc. C'est clair. Il n'y a pas de guerre. […] Le papa d’Unam, quand il s'en va, c'est comme s’il partait dans l'enfer. Et là, quand le papa de Manu revient, c'est comme s’il revenait du paradis ».

Pour renforcer le propos, un autre élève ayant découvert la convention des droits de l'enfant dans le cadre d’un travail scolaire, en lit spontanément un passage :

« J'ai droit d'être protégé de l'exploitation, d'être protégé de la violence… D'être soigné, d’avoir droit à l'éducation ».

On le voit clairement par ce dernier exemple : la mise en réseau fait écho à des questions essentielles de santé et de bien-être, au-delà même de la question centrale des droits fondamentaux.

S’interroger sur soi et les autres

De manière explicite et sans jugement de valeur, le thème des écrans est largement développé dans ces albums. Après les lectures, chacun a pu se forger un avis. Des élèves ont semblé dérangés par l’effet « miroir » des histoires. Ils ont exprimé leur agacement :

« J'ai bien aimé l'histoire mais je n'ai pas aimé que ce soit en rapport avec nous ».
« Moi, je me suis sentie surprise par la morale de l'histoire parce que mon père, il joue toujours sur le PC, PC, PC et du coup, on n'a presque plus de contact avec lui. […] Quand il en sort, il y a à nouveau du lien ».

La lecture magistrale et les « dialogues de l’autre à soi et de soi à soi27 » incitent au questionnement intime, à la réflexion collective et au partage des émotions. Au contact des pairs et des œuvres, les interactions en jeu stimulent ou troublent les élèves. Entrer en relation avec l’altérité, comprendre son approche et accepter son argumentaire sollicite de multiples capacités personnelles dont les compétences psychosociales.

Conclusion

Dans cet article, j’ai présenté des éléments partiels de la réflexion initiale de ma thèse. La méthodologie utilisée a permis aux élèves de s’exprimer de manière argumentée au sujet d’albums de fiction complexes. Cet exercice réitéré à chaque rencontre a valorisé l’estime de soi et a facilité le respect de l’autre. À l’issue de ce projet, une médiation protéiforme s’est établie, fondée sur la découverte d’albums exigeants et sur la valorisation des compétences psychosociales de chacun. L’album de fiction avec ses nombreuses corrélations texte/images invite le lecteur à formuler des interprétations plurielles de son rapport au monde, de la vie réelle et imaginaire, et par extension de la santé, ressource collective et individuelle du quotidien.

À la suite du travail de terrain réalisé et des premières analyses des ateliers de lecture, on constate que la lecture d’histoires mobilise les capacités relationnelles des enfants et développe leurs habilités cognitives, émotionnelles et sociales. L’existence d’interactions entre albums de fiction et éducation à la santé me semble aujourd’hui évidente. Un des objectifs de mon travail de thèse est de démontrer l’interdépendance entre les CPS et les albums de fiction destinés à la jeunesse. À l’aide de recherches menées dans ces deux domaines et des séances que j’ai enregistrées, j’ambitionne désormais de combiner les médiations ici évoquées pour vérifier si le développement des CPS est au service de l’acquisition d’une culture littéraire basée sur la découverte d’albums et inversement, si la littérature jeunesse est au service de la santé. Comme l’écrit Catherine Z. Elgin dans la conclusion de Comprendre : l’art et la science :

Mon but n’est pas de réduire les arts aux sciences ou les sciences aux arts. […] Je suggère plutôt que les disciplines se complètent l’une l’autre, chacune contribuant à l’avancée de la compréhension28.

En engageant une recherche à visée littéraire, éducative et sanitaire, où l’empathie est au centre de la démarche, je souhaite confirmer la pertinence des interactions entre albums de fiction et éducation à la santé et valoriser leur utilisation dans les cadres publics et privés, familiaux et scolaires, individuels et collectifs.

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NERLICH Michael (1990), « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Évelyne Sinassamy ». In MONTANDON Alain (éd.). Iconotextes. Paris : Orphys, Actes du colloque international de Clermont, 1990, p. 255-302.

TAUVERON Catherine (1999), « Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : du texte réticent au texte proliférant ». In Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n°19, 1999, p. 9-38. Disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_1999_num_19_1_2289

VAN DER LINDEN Sophie (2013), album[s]. Arles : De Facto /Actes Sud.

Notes

1 VAN DER LINDEN Sophie (2013), album[s]. Arles : De Facto /Actes Sud, p. 35 Retour au texte

2 BOULAIRE Cécile (2018), Lire et choisir ses albums Petit manuel à l’usage des grandes personnes. France : Didier Jeunesse, p. 13 Retour au texte

3 Ibid., p. 14 Retour au texte

4 NERLICH Michael (1990), « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Évelyne Sinassamy », in MONTANDON Alain (éd.). Iconotextes. Paris : Orphys, Actes du colloque international de Clermont, 1990, p. 268 Retour au texte

5 S’interroger sur l’utilisation d’albums de fiction dans un objectif d’éducation à la santé tout en respectant les caractéristiques littéraires de l’album et sans prendre le risque de l’instrumentalisation est la troisième question que je traite dans le cadre de ma thèse. Elle n’est pas évoquée dans cet article. Retour au texte

6 « Constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé » (1946). Conférence internationale de la Santé. 19-22 juillet 1946. New York, Etats-Unis. Disponible en ligne : https://apps.who.int/gb/bd/PDF/bd47/FR/constitution-fr.pdf Retour au texte

7 AGAMBEN Giorgio (2007), Qu'est-ce qu'un dispositif ? Paris : Rivages, p. 8 Retour au texte

8 « Charte d’Ottawa pour la promotion de la Santé » (1986). Conférence internationale pour la promotion de la santé. Vers une nouvelle santé publique. 17-21 novembre 1986. Ottawa, Canada. Disponible en ligne : https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/349653/WHO-EURO-1986-4044-43803-61666-fre.pdf?sequence=1&isAllowed=y Retour au texte

9 LARUE Robert, FORTIN Jacques, MICHARD Jean-Louis (2000), École et Santé : le pari de l'éducation, Paris : Hachette. Citation exacte disponible ici : https://rrapps-bfc.org/glossaire/education-pour-la-sante Retour au texte

10 LAMBOY Béatrice (2021), « Développement des compétences psychosociales des enfants et des jeunes : Un référentiel pour favoriser un déploiement national ». Présentation de séminaire, 14-15 décembre 2021, p. 7. Disponible en ligne : https://www.santepubliquefrance.fr/docs/les-competences-psychosociales-definition-et-classification Retour au texte

11 LAMBOY Béatrice, SHANKLAND Rebecca, WILLIAMSON Marie-Odile (2021), Les Compétences psychosociales. Manuel de développement. Louvain-La-Neuve : De Boeck Supérieur, p. 20, 22 Retour au texte

12 LAMBOY Béatrice et al. (2021), op.cit., p. 20-22 Retour au texte

13 BARGUIRDJIAN Marie (2019), On a tous besoin d’histoires. Québec, Canada : Marquis Imprimeur, p. 25. . Disponible en ligne : https://diffusion-didactique.scedu.umontreal.ca/blogue/wp-content/uploads/2019/11/manifeste-On-a-tous-besoin-dhistoires.pdf Retour au texte

14 LAMBOY Béatrice et al. (2021), op.cit. p. 53-54 et 71-72 Retour au texte

15 TAUVERON Catherine (1999), « Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : du texte réticent au texte proliférant », in Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n°19, 1999, p. 11. Disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_1999_num_19_1_2289 Retour au texte

16 TAUVERON Catherine (1999), art. cit., p. 22 Retour au texte

17 TAUVERON Catherine (1999), art. cit., p. 25 Retour au texte

18 Les cartes du jeu « L’expression des besoins » illustrent une palette de besoins humains. Cet outil permet d’aborder les questions en lien avec les besoins, CPS, émotions, connaissance de soi https://www.pipsa.be/outils/detail-2139614033/l-expression-des-besoins.html Retour au texte

19 L’outil « L’expression des besoins » n’étant pas adapté aux élèves de maternelle, d’autres supports et rituels ont été utilisés pour ouvrir leurs ateliers. J’utilisais la formule « Pendant l’histoire, j’ouvre grand mes yeux, mes oreilles et je ferme ma bouche » associée à la gestuelle concomitante. Deux cartes émoticônes : « Content » et « Mécontent » étaient utilisées en fin de séance pour exprimer son degré de satisfaction. Retour au texte

20 Définition des CPS par l’OMS (1993) dans LAMBOY Béatrice et GUILLEMONT Juliette (2014), « Développer les compétences psychosociales des enfants et des parents : pourquoi et comment ? », in Devenir, 2014/4 (Vol. 26), p. 307-325. DOI : 10.3917/dev.144.0307 Retour au texte

21 Au travers d’un personnage asexué, le jeu « Le langage des émotions » propose un panel d’émotions. Pour conduire nos ateliers, deux de ses objectifs nous intéressaient en particulier : « Découvrir le panel des émotions et sentiments et trouver les mots justes pour les exprimer » et « Développer sa capacité à entendre les émotions et les besoins de l’autre ». Disponible en ligne : https://www.pipsa.be/outils/detail-2139613940/le-langage-des-emotions.html Retour au texte

22 MORGENSTERN Aliyah, SIROTA Régine (2019), « Rituels de l’enfance et transmission : raconter des histoires », in Revue Strenæ. Recherches sur les livres et objets culturels de l'enfance. Disponible en ligne : https://journals.openedition.org/strenae/4112 Retour au texte

23 JOUVE Vincent (2019), Pouvoirs de la fiction : Pourquoi aime-t-on les histoires ? Paris : Armand Colin. Retour au texte

24 BOIRON Véronique (2008), « Former de jeunes lecteurs d’albums à l’école primaire », in L'Album contemporain pour la jeunesse ; Nouvelles formes, nouveaux lecteurs ? Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, p. 277-289. Disponible en ligne : https://books.openedition.org/pub/6963?lang=fr. Retour au texte

25 LIANG-KO-YAO Zahir (2017), L’effet maître. L’influence de l’implication professionnelle de l’enseignant sur la mobilisation scolaire de l’élève, Mémoire de recherche, ESPE Académie de la Réunion, France, p. 5. Disponible en ligne : https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-02469102v1/document. Retour au texte

26 BOIRON Véronique (2008), op. cit., p. 277-289. Retour au texte

27 BOIRON Véronique (2008), op. cit., p. 277-289 Retour au texte

28 ELGIN Z. Catherine (1992), « Comprendre : l’art et la science », in POUIVET Roger (dir.), Lire Goodman. Les voies de la référence, Combas, Editions de l’éclat, p. 66 Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sylvie Douet, « Albums de fiction et compétences psychosociales : des interactions à valoriser », Éclats [En ligne], 3 | 2023, publié le 15 décembre 2023 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/eclats.395. URL : https://preo.u-bourgogne.fr/eclats/index.php?id=395

Auteur

Sylvie Douet

Université de Tours, EA 6301

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0