Introduction
Dans son ouvrage d’anatomie intitulé La Dissection des parties du corps humain (1546), Charles Estienne revendique une écriture sobre et sans ornement : pour le médecin à la recherche de l’exactitude, « le traité, livre sans littérarité, constituerait le double du corps, étendu et ouvert sur la table d’investigation1 ». Telle n’est pas la démarche de Joseph du Chesne qui, avec L’Anatomie du petit monde (1584), enveloppe le corps humain dans les détours et les figures de la poésie.
Médecin et alchimiste français de confession protestante, Joseph du Chesne (1546-1609) a été conseiller et médecin ordinaire de François d’Alençon puis de Henri IV. On distingue trois phases dans sa production hétérogène : dans les années 1570, des traités médicaux en latin, entre 1583 et 1592, des œuvres poétiques en français, dans les années 1600, à nouveau des traités médicaux2. Comme le suggère le titre même du texte qu’il publie en 1584, sa production littéraire est considérablement influencée par sa profession. En effet, L’Anatomie du petit monde s’inscrit dans le sillage d’un genre très fécond au xvie siècle : la « poésie scientifique »3, qui trouve sa voix par exemple chez Peletier du Mans (L’Amour des amours, 1555), Scève (Microcosme, 1562), ou encore Du Bartas (La Semaine, 1578). Le texte de Du Chesne fait aussi écho au développement de l’anatomie, qui progresse nettement à la Renaissance, et dont la diffusion imprimée peut connaître des succès tels que la De humani corporis fabrica (1543) de Vésale.
L’expression « petit monde » renvoie à la théorie de la correspondance entre macrocosme et microcosme : c’est l’idée qu’il existe une sympathie entre le corps humain et l’univers. Cette analogie, déjà formulée par les Grecs – dans le Timée de Platon par exemple –, culmine à la Renaissance4. Par son titre, L’Anatomie du petit monde s’annonce ainsi comme une étude des parties du corps. Toutefois, l’ouvrage se constitue de deux parties : « L’Anatomie du petit monde », cinquante huitains qui alternent entre alexandrins (huitains impairs) et octosyllabes (huitains pairs), puis les « Sonnets sur les vices de l’homme », douze sonnets qui portent chacun le nom d’un vice (blasphème, déloyauté, orgueil, hypocrisie, etc.). D’ores et déjà, cette disposition moralise la démarche de l’auteur.
En effet, à la différence de Charles Estienne, Joseph du Chesne ne cherche pas à exposer le corps tel quel. Il est certes décortiqué, mais le parcours anatomique se voit largement délayé par des développements philosophiques et moraux. La description cède toujours le pas à une déploration du comportement des hommes. Une ambiguïté traverse le poème, tout à la fois autopsie et examen moral. L’individu particulier disséqué s’en trouve poétiquement subsumé par une condamnation de la corruption et des vices. Par ailleurs, le lecteur est constamment interpelé. Le corps étudié est celui d’un homme malade : c’est celui de l’homme pécheur. Comme le péché originel concerne tous les hommes, le lecteur est invité à se considérer lui-même dans le corps disséqué. Et parce que le médecin n’a pas de remède contre cette maladie de l’âme, c’est en poète qu’il la traite. Le discours médical, à travers le prisme de la dissection anatomique, fournit ainsi au poète un modèle de lecture de l’homme.
Une « anatomie spirituelle »
Le titre de l’ouvrage de Joseph du Chesne annonce la dissection ou l’étude de l’anatomie du corps humain (comme en français moderne, « anatomie » a ces deux sens en moyen français). Cette perspective est confirmée dans le premier huitain du poème, où l’on retrouve l’analogie entre macrocosme et microcosme :
Dedans un petit corps qui veut voir tout le Monde,
Le feu dedans un cœur, tout bouïllant de fureur,
La terre dans des os, l’apui de tout malheur
Dedans l’humide sang, l’inconstance de l’onde,
Et l’air dans les poulmons rien que peste souflans,
Jette l’œil sur mes vers l’homme anatomizans :
L’homme un monde petit, ou du grand on peut lire
Le foible apui, la peste, et l’inconstance, et l’ire5.
Selon cette analogie, chaque corps de la nature est composé de quatre éléments (feu, eau, air et terre) qui trouvent leur équivalent dans le corps humain à travers les quatre humeurs (respectivement bile jaune, flegme6, sang, bile noire). À la Renaissance, cette correspondance est souvent convoquée pour rehausser les mérites de l’anatomie, car décortiquer le petit monde corporel permet de mieux connaître le grand monde ainsi que leur créateur, Dieu. C’est en substance ce qu’écrit ici Joseph du Chesne : que celui « qui veut voir tout le Monde […] jette l’œil sur [s]es vers » où est représenté le corps humain. D’emblée, cette transposition dans le corps humain corrompt les quatre éléments, auxquels l’auteur substitue une nouvelle typologie : la terre, l’air, l’eau et le feu deviennent « le foible apui, la peste, et l’inconstance, et l’ire7. »
Dans l’épître dédicatoire, l’auteur dévoile l’objet de son ouvrage :
Ayant donc composé une petite Anatomie spirituelle de l’homme, en laquelle je declare l’usage depravé des parties de ceste creature la plus acomplie de toutes avant le peché, et maintenant la plus corrompue et miserable depuis sa rebellion : je me suis promis que vous l’accepteriez d’un tel cœur, qu’elle vous est oferte8.
Si l’on prend « anatomie » dans son sens propre, l’ajout de l’épithète « spirituelle » semble créer une expression oxymorique : comment le poète pourrait-il disséquer une entité immatérielle ? C’est qu’il faut comprendre le mot dans son sens figuré : un examen approfondi de l’esprit humain. Pourtant, l’anatomie est aussi concrète car le lecteur voit bel et bien le poète ouvrir le corps humain pour en montrer le contenu. Dualité de l’image de l’ouverture du corps et de l’étude de la psyché humaine : il y a là les germes d’une ambiguïté structurelle de l’œuvre. Cela étant, un lien étroit unit le corps et l’esprit : l’homme fait un « usage depravé des parties » de son corps, écrit l’auteur, orientant ainsi son propos vers un terrain d’ordre moral. C’est le point de départ d’une large condamnation qui traverse tout le poème. Auparavant, l’homme était la créature la plus parfaite ; aujourd’hui, il est sûrement la pire. Dans ce balancement – que mime le chiasme (la plus / avant // maintenant / la plus) – tout en superlatifs entre « avant » et « maintenant », le moment précis de ce basculement est indiqué à deux reprises : le péché originel9. Ici, point d’éloge du corps humain, comme on en trouve souvent dans les traités anatomiques du xvie siècle10.
Dans un autre texte liminaire, une « Odelette de l’auteur » adressée au dédicataire et composée de sept huitains en octosyllabes, Joseph du Chesne réaffirme ce même principe :
Qui veut voir tout le petit monde
De toute misere taché,
Et depuis l’enorme peché
Le malheur qui en lui abonde :
Qui veut voir de chaque partie
Du corps de l’ofice perverti,
Et comme l’homme est abruti,
Regarde mon Anatomie11.
Ce premier huitain fait écho à l’épître dédicatoire. Les deux paratextes conditionnent la lecture du poème à venir, qui dépend tout entier de ce postulat doublement énoncé : l’homme est malade depuis le péché. La répétition du syntagme « Qui veut voir » et l’emploi du verbe « regarder » (on attendrait plutôt « lire ») confèrent à ce texte une forte dimension visuelle, comme si le corps disséqué allait être placé sous les yeux du lecteur, ce qui contredit en apparence la volonté d’écrire une « anatomie spirituelle »12. En fait, ce premier huitain de l’« Odelette » signale au lecteur qu’il va découvrir le corps de l’homme, mais que ce corps est à considérer comme le produit du péché originel. L’Anatomie de Joseph du Chesne n’est pas une description scientifique du corps humain, mais la description d’un homme malade de ses fautes, une anatomie moralisée. Malgré l’omniprésence lexique anatomique13 dans ce poème, la dissection y est toute « spirituelle » : c’est bien de l’esprit de l’homme et de son impiété qu’il est question. Il faut aussi rappeler que les cinquante huitains qui constituent à proprement parler L’Anatomie du petit monde précèdent douze sonnets dont la matière est nettement moins médicale : la dénonciation des vices n’y emprunte pas le modèle de la dissection.
La transfiguration de la poésie en leçon d’anatomie
L’auteur, dans l’épître dédicatoire, annonce chercher à « descouvrir les maladies spirituelles de l’homme afin de [s]’instruire ainsi le premier [s]oi mesme, taschant d’instruire aussi », et « recercher l’essence et causes d’icelles » pour en « trouver le souverain remede14 ». Les pièces liminaires constituent un lieu de transition, un seuil où l’auteur parle à la fois en médecin et en poète. Cette énonciation à deux pôles subsiste dans le poème lui-même : la voix poétique de l’Anatomie est aussi une voix médicale. La répétition du verbe « instruire » inscrit l’œuvre dans le genre de la poésie didactique. Mais en ce qui concerne l’enseignement à proprement parler, la médecine reste en retrait : le lecteur qui espère glaner dans ce texte des connaissances anatomiques sera vite déçu. Si enseignement il y a, il est surtout du côté de l’instruction religieuse et morale15.
Et pourtant, la spécificité de ce poème est sa transfiguration en leçon d’anatomie. Parce que la mort concerne tout le monde et que personne n’y échappe, la voix poétique, dans les premières strophes, convoque tous les hommes, depuis les « Princes de ce monde » jusqu’aux petites gens. Mais elle ne les appelle pas seulement en tant que lecteurs :
Vous qui robe-portez, toi peuple, et vous en somme
Hommes mortels qui tous estes or’ assemblez
Pour avec le rasoir de mes vers afilez
Les membres plus pourris voir decouper de l’homme :
Quand vous verrez tantost des pieds jusqu’à la teste
Tant de vices en l’homme et de corruption,
En vous mesme jugeans qu’il n’y a rien de bon
Au moins qu’à l’avenir d’y pourvoir on s’apreste16.
L’idée que cette poésie est aussi une leçon se cristallise dans ce huitain, car l’espace du poème y est assimilé à un théâtre anatomique17. Le « je » poétique est bien médical : il s’affiche comme médecin-anatomiste sur le point d’ouvrir le corps humain (comme l’indique le recours au verbe « voir » au futur) et d’en montrer les différentes parties au lecteur, transformé en spectateur de la leçon fictive18. L’adverbe de temps « or » et le pronom « vous » ont une valeur déictique qui donne son coefficient de réalité à cette leçon anatomique. Mais cette scénographie est concurrencée par la métaphore du « rasoir de mes vers » : pas de dissection sans poésie. Quant au contenu de cette leçon, il est peu réjouissant : le corps placé sous le regard du lecteur-spectateur fait voisiner pourriture, vices et corruption19. Dans ce texte, la consubstantialité de la poésie et de la leçon anatomique explique certains faits de langue, comme ce qui s’apparente à une énallage sur le pronom personnel dans une strophe où on lit à la fois « Vous admirez ce membre fait ainsi / Qu’une musette » et « Ton estomac pleure tout au contraire / Homme vilain20 ». Le premier segment présente ainsi une apostrophe au spectateur de la leçon (au moyen du présent d’énonciation et du pronom déictique), alors que dans le second, le « je » poétique s’adresse au lecteur envisagé en tant que pécheur.
La métaphore de la plume-scalpel était déjà présente dans le dernier huitain de l’« Odelette » : « Voila, mon De Brosses, en somme / Ce que tantost vous fera voir / De mes vers l’afilé rasoir / Incisant les membres de l’homme21 ». Le verbe « voir », dont on a vu qu’il structurait le premier huitain de cette pièce liminaire, apparaît de nouveau pour réaffirmer l’ancrage physique de l’œuvre. En vertu de cette image, le poète coexiste avec l’anatomiste : la plume se fait « rasoir », comme si le corps s’écrivait sous le scalpel. Pour pouvoir dire l’homme, il faut l’ouvrir. Cette métaphore est aussi le lieu d’une transfiguration de la réalité charnelle en matière poétique : il n’y a pas de poésie sans corps. De plus, elle rappelle au lecteur qu’il est toujours spectateur de la dissection que réalise la voix poétique et médicale. Ce dispositif assure aux huitains en apparence plus désincarnés – ceux qui traitent spécifiquement de questions morales et philosophiques sans parler explicitement du corps humain – une liaison intime avec la scène de la leçon anatomique. Le corps mort, le corps malade du pécheur est toujours sous-jacent : en effet, le lecteur du poème est toujours un spectateur du théâtre anatomique, les yeux rivés vers le cadavre. En revanche, dans les huitains plus médicaux, le « rasoir » n’a plus tellement l’air d’une métaphore :
Prendrai-je le rasoir pour decouper de rang
Le foye chaleureux l’origine des veines,
Qui, comme des ruisseaux decoulans des fonteines,
S’espanchent par le corps pour l’abruver de sang ?
De ce membre aumosnier admirons la nature
Qui aux autres depart sa propre nourriture,
Et l’homme est au rebours tant et tant inhumain
Qu’il l’oste, et se nourrit du sang de son prochain22.
Le médecin qui réalise la dissection progresse dans la découverte de l’intérieur du corps humain : après le cœur et les poumons, il en arrive au foie (longtemps considéré comme le siège de la concupiscence). Le vers 5 doit être transposé sur le plan de la leçon anatomique, ici convoquée par la valeur déictique du recours à la première personne du pluriel. Cet appel à admirer tous ensemble (poète et lecteurs, maître et élèves) le foie signale que la question posée dans les quatre premiers vers est purement rhétorique : l’anatomiste a bel et bien pris son ustensile et ouvert l’organe pour que les spectateurs de la leçon puissent en observer la constitution. L’anatomie, au sens de dissection, n’est pas que « spirituelle ».
« Ca que de mon pointu scarpelle / Homme, j’incise ta ratelle23 » : le « je » qui s’exprime est tout autant une instance médicale qu’une instance poétique. Dans le cadre de la leçon d’anatomie, on imagine le praticien, scalpel en main, s’adresser au corps qu’il dissèque. Mais l’apostrophe « Homme24 » revêt une dimension universelle : le poète en appelle au lecteur, tous les lecteurs, car l’humanité tout entière a besoin d’écouter cette leçon. L’appellatif « Homme » scande le poème de Joseph du Chesne, qui en revanche n’utilise pas le terme de « lecteur » : l’auteur interpelle le lecteur en tant qu’homme, c’est-à-dire en tant qu’être mortel, corruptible et corrompu. Cette apostrophe, c’est aussi celle du praticien qui s’adresse aux spectateurs de sa leçon. Au début du poème, avant que cette leçon anatomique ne commence, le poète-médecin prie : « O mon Dieu fai moi donc la grace / Qu’incise l’homme en la façon / Que j’y aprene la leçon / Que tu permets que je lui face25. » L’auteur joue avec le pronom « lui », dont l’unique antécédent, le substantif « homme », renvoie à deux entités : le corps que l’anatomiste est sur le point de disséquer, et les spectateurs de la leçon. C’est que le lecteur-spectateur est placé face à lui-même : en raison de l’universalité du péché, le corps corrompu qu’il découvre est aussi le sien. Le corps pourri fonctionne comme un miroir : la dissection se présente ainsi comme un dispositif spéculaire, et sa mise en poème en assure la généralisation, point de départ d’une leçon plus proprement morale. En effet, le corps disséqué n’est pas un corps particulier : la fonction de la poésie consiste ici à universaliser le cas pratique. L’enseignement que reçoit le lecteur porte sur lui-même. Ce faisant, le texte de Du Chesne consonne avec les planches des ouvrages d’anatomie de la Renaissance, dont l’estampe « tend à se moraliser, pour se faire instrument de prédication ; [tant] l’anatomie est leçon, non seulement médicale et chirurgicale, mais éthique et métaphysique26. »
Du corps à la condamnation morale
Sous le règne de Henri III, l’esthétique baroque voit naître une « poésie religieuse anti-mondaine » à forte dimension morale, « qui visait le monde des hommes oublieux de Dieu27 ». Cette poésie, dénonciation de l’inconstance et de la vanité, émerge chez les protestants (avec les Octonaires de Chandieu par exemple, qui ont largement influencé la Morocosmie de Du Chesne), et apparaît plus tard chez les catholiques (avec Le Mépris de la vie de Chassignet notamment). L’Anatomie du petit monde s’inscrit dans ce cadre.
Dans le premier huitain de l’odelette, plusieurs termes liés à la réprobation de la faute sont placés en fin de vers (« taché » et « peché », « perverti » et « abruti »), ce qui leur confère une grande force. La notion de tache est capitale car elle matérialise l’idée que l’homme porte la marque du péché originel, et ce à même le corps, qui souffre du « malheur » du péché à travers les maladies. L’adjectif « abruti », tout comme son étymon latin brutus, suggère quant à lui l’animalité : au xvie siècle, le nom « beste » se trouve souvent en collocation avec l’adjectif « brute ». C’est à ce titre que les comparaisons animalières qui parsèment L’Anatomie sont en général péjoratives. C’est dans un des « sonnets sur les vices de l’homme », intitulé « La Cruauté », qu’on lit la plus virulente condamnation morale des comportements humains par le recours à l’animalisation :
On dict que le lion des bestes la plus fiere,
Comme un febricitant, tousjours est en ardeur,
Qu’il a tousjours le sang tout bouïllant de fureur,
Mais il n’occit pourtant ses fans dans sa taniere :
Le Loup tout affamé ne paist sa dent meurtriere
Du sang de son semblable ayant plus de douceur
Que l’homme à l’homme un loup, l’homme qui a le cœur
Plein de rage effrenee et de rigueur austere
Voyez comme l’enfant son propre pere outrage,
Le voisin son voisin, voyez comme de rage
Le frere met la main sur son frere germain,
Voyez comme l’ami, l’ami meine au suplice,
Plus cruel qu’un lion, qui recors d’un ofice
Eut pitié du malheur d’un esclave Romain28. (f. D r°)
Même le lion et le loup – animaux que l’imaginaire associe à la férocité – ne tuent pas leurs enfants (« fans ») et leurs semblables. Ce sonnet est construit autour de la répétition d’un même substantif sujet comme complément (« le voisin son voisin », « le frere met la main sur son frere », « l’ami, l’ami meine » ainsi que « l’homme à l’homme », dans la tradition de l’adage homo homini lupus est) : ces redoublements donnent corps à cette folie meurtrière qui pousse à tuer « son semblable ». Au début des tercets, la répétition de « Voyez comme », qui soutient l’enargeia, suggère que ce triste spectacle se déroule sous yeux du lecteur. Outre le traitement topique de la cruauté humaine, on observe une allusion aux guerres de religion, qui déchirent encore la France des années 158029 et servent de contexte implicite à la véhémence du réquisitoire de Joseph du Chesne. À propos du thème de la reproduction, il note que le produit de la génération chez les animaux (et même chez les végétaux) est identique à ses parents, « mais » l’homme, quant à lui, « au lieu de » donner naissance à d’autres hommes, ne génère que des loups-garous « qui s’entredestruisent30 ». Au regard du contexte historique de la publication, l’usage du présent fait ici référence au moment même de l’énonciation.
Du reste, les comparaisons animalières s’inscrivent à rebours des idées d’autres médecins du xvie siècle, chez qui le recours aux animaux, dans les textes anatomiques, alimente un discours sur la dignité de l’homme31. Point de supériorité de l’enfant d’Adam sur les autres animaux chez Du Chesne : bien au contraire, les éléments topiques de la dignitas hominis (raison, parole, mains, bipédie, etc.) sont examinés dans cette œuvre à travers le filtre d’un renversement axiologique. Chaque spécificité de l’homme – tout ce qui devrait constituer sa supériorité – devient une marque flagrante de son impiété et de sa culpabilité. Les lieux communs de l’éloge de l’homme sont convertis en motifs de sa condamnation, et l’esthétique du contre-blason n’est jamais loin. Stylistiquement, une figure de « renversement » traverse l’ouvrage :
Sa belle raison ne s’aplique,
Assise dedans son cerveau,
Qu’à tramer ores de nouveau
Au lieu du bien, la chose inique,
Exerçant plustost sa memoire
A se souvenir d’ofenser
Son Createur, qu’à bien penser
Comme il devroit lui donner gloire32.
Les éléments stylistiques de ce renversement sont la négation exceptive « ne … que », la locution prépositive « au lieu de », la structure « plustost … que » et les antonymes (« bien » et « inique », « ofenser » et « donner gloire »). En somme, l’homme ne fait rien des atouts que Dieu lui a accordés : pire, il les utilise contre ce dernier. La condamnation morale passe aussi par le conditionnel (« Comme il devroit lui donner gloire »). En outre, la main tient une place de choix dans les discours sur la dignité humaine car, à l’instar de l’âme, elle relève de ce qui fait que l’homme est homme33 :
Il est plus prompt de faire outrage
Avec son inhumaine main
Que de soulager son prochain
En pourchassant son avantage34.
L’expression « inhumaine main » participe ainsi à ce renversement axiologique : outre l’effet visuel (« main » est contenu dans « inhumaine »), c’est un oxymore qui indique que l’homme fait usage de ses membres d’une manière contraire à l’ordre de la nature. De plus, le sens du toucher permet de faire allusion à la profession de l’auteur, car « soulager son prochain » est un impératif du soignant chrétien : dans leurs écrits, les médecins et les chirurgiens du xvie siècle rappellent souvent l’impératif de charité qu’implique leur activité.
Le lien entre anatomie et condamnation morale passe à plusieurs reprises par la dénonciation du mauvais usage que fait l’homme des différentes parties de son corps : la dissection corporelle engage toujours une accusation d’ordre moral. Par exemple, l’homme utilise le souffle de ses poumons (huitain XXII) et ses mains (huitain XLIV) non pas pour prier – le texte dessine en négatif le bon comportement –, mais respectivement pour blasphémer et pour tenir une épée et tuer. De même, la description du fonctionnement physiologique du foie en organe chargé de fournir le sang aux autres parties du corps (huitain XXIII) rend inexplicable le comportement de l’homme : pourquoi va-t-il chercher du sang en tuant ses semblables, alors que c’est son foie qui l’irrigue ? L’homme est « inhumain » en ce que son comportement contredit ses données physiologiques. Comment expliquer cette déliquescence ? Pour Joseph du Chesne, l’homme ne sait littéralement plus où regarder :
Arreste l’œil çà et là esgaré
A contempler le beau ciel azuré,
Qui est de Dieu l’admirable palais
Et ou les siens ont eternelle paix :
Quoi ! homme ingrat, tu abaisses la teste,
Ha que plustost c’eust esté la raison
Que Dieu t’eust fait marcher d’autre façon
A quatre pieds tout ainsi qu’une beste35.
On retrouve le renversement axiologique d’un lieu commun de la dignitas hominis : la position des yeux. Dans le cadre d’une conception finaliste de l’anatomie, on considère que les yeux ont été placés au sommet du corps humain pour que ce dernier puisse diriger ses regards vers la lumière de Dieu (la bipédie participe aussi de cette intention). Pourtant, l’homme regarde vers le bas, ce qui choque la voix poétique et médicale, dont l’indignation transparaît à travers les interjections, et qui tente de relever le regard du patient vers Dieu. À nouveau, la condamnation morale repose sur la contradiction entre les données anatomiques et le comportement humain, car n’est pas homme – créature parfaite de Dieu, créée à son image36 – celui qui n’utilise pas ses organes comme il le devrait. Métaphoriquement, ne pas regarder vers le ciel, c’est aussi ne pas agir en bon chrétien37.
La corrélation faute-maladie est comprise dans un double mouvement. D’un côté, le péché originel est à l’origine de la nature mortelle de l’homme et donc des maladies dont il souffre, de l’autre, les maladies physiques correspondent aussi à des « maladies spirituelles » qui conduisent l’homme à commettre continuellement des péchés. L’âme malade de l’homme est tout à la fois symptôme de la Chute et cause des symptômes que sont ses mauvaises actions. Chaque élément du réquisitoire prend une partie du corps (malade) comme point de départ : le poète réécrit l’anatomie du corps humain – jusque dans ses entrailles – comme une anatomie moralisée. Par exemple, à propos du cerveau :
En l’air faire quelque chimere
Flotant dans l’orageuse mer
Ou te vient le vice abismer,
Penser à tout mal d’ordinaire
Et avoir bonne souvenance
Non du bien fait, ains de l’ofence
O homme, c’est à quoi s’aplique
Ores ton cerveau phrenetique38.
Les vanités humaines sont intimement liées à un lexique d’ordre moral (« chimere », « vice », « mal », « ofense ») qui indique la condamnation. Ces vanités dépendent d’une maladie du cerveau : la frénésie39. C’est donc bien un état dégradé d’une partie du corps de l’homme qui explique son comportement, mais en aucun cas il ne s’agit de le déculpabiliser : la maladie demeure une marque de la faute.
Après le diagnostic : une cure est-elle possible ?
Au regard de tous ces maux, que propose le médecin Du Chesne ? Comme son nom l’indique, L’Anatomie du petit monde emprunte son modèle aux ouvrages d’anatomie, qui se bornent le plus souvent à décrire les parties du corps humain et leur fonctionnement sans chercher à proposer des remèdes. Toutefois, le projet moralisateur introduit dans ce poème suggère continuellement une voie thérapeutique à suivre. Le remède est annoncé dès l’épître dédicatoire : « nous conformer à la volonté de nostre bon Dieu et vivre selon ses saintes ordonnances40 ». D’emblée, le médecin affirme qu’aucune cure strictement médicale ne peut remplacer les bienfaits d’une vie pieuse. Quant à l’« Odelette de l’auteur », elle s’achève sur une prière pleine d’espoir :
Mais ! ô Dieu la grace nous donne
Que reconoissans nos forfaits
Nous puissions vivre desormais
Comme ta sainte loi l’ordonne41.
Il n’appartient qu’à l’homme de se corriger, et ainsi peut-être recouvrer la santé.
Pour ce faire, le poème exploite au mieux la fonction conative du langage tant il cherche à susciter une réaction chez le lecteur42. Les multiples apostrophes – au moyen du mot « homme » – du lecteur-spectateur font que ce dernier est incessamment pris à partie, de telle sorte qu’il n’oublie pas que le corps disséqué sous ses yeux dans le poème est aussi le sien. Le renversement axiologique qui traverse toute l’œuvre met en lumière la laideur humaine : en somme, l’auteur expose au lecteur ce qu’il ne doit plus faire et ce qu’il devrait faire. Parce qu’il est didactique, cet ouvrage est aussi coercitif. Vers la fin du poème, le poète aborde le thème de la vieillesse43, occasion d’une déploration de la déliquescence de la beauté et des forces humaines. À travers des questions rhétoriques telles que « Homme qu’est devenu l’or de tes blonds cheveux » et le thème de l’ubi sunt (« Ou sont ces tendons roides forts / Et ces muscles », « Ou sont ces nerfs »), L’Anatomie prend des accents typiques de la poésie du Moyen Âge tardif44. La réponse à ces deux questions est donnée : « Ils sont dans le ventre des vers45 ». Les « vers » renvoient à la fois à une image du pourrissement intérieur et à la matière poétique, de sorte que l’animal divin n’existe plus que dans la poésie, car son existence charnelle n’a plus rien à voir avec ce qu’il devait être avant la Chute :
Jadis bouche, et toi nez, vous yeux, et vous oreilles,
Vous estiez le miroir des plus belles merveilles,
Vous oreilles vous yeux, et toi nez, et toi bouche,
Vous estes le pourtrait or’ de la mort farouche46.
Le passage de l’imparfait au présent signale que le discours louant l’anatomie de l’homme n’est possible qu’au passé – l’inversion des noms de parties du visage évoquant aussi un renversement –, et ne reste que la déploration du pieux médecin. L’adverbe temporel « or » est ambigu : soit il est à comprendre dans le contexte de la description de la vieillesse, soit il s’agit du « or » qui signifie depuis le péché originel, ce qui importe finalement peu, tant la vieillesse reflète la condition mortelle de l’homme.
Enfin, dans le huitain L, le lecteur est invité à tenir devant soi – même au lit et à table – un crâne. Dans L’Anatomie, ce memento mori47 est à réinterpréter ainsi : souviens-toi que tu vas mourir, parce que tu es corrompu, parce que tu es pécheur. Prendre conscience de sa nature mortelle de pécheur et s’amender : c’est la thérapeutique que propose Du Chesne. Ces images poétiques se conjuguent à la visée pragmatique de l’œuvre : la vieillesse et la mort doivent susciter des passions curatrices chez le lecteur, qui est invité à craindre Dieu en bon chrétien.
Conclusion
L’Anatomie du petit monde feint de présenter un corps sur la table de dissection, dans un texte poétique qui se révèle être une anatomie moralisée. C’est que le corps est avant tout, si ce n’est un prétexte, le point de départ d’une dénonciation de la vanité. Saisi en tension entre un idéal édénique perdu et le triste constat de ce que l’homme est devenu, le motif anatomique fournit ainsi au poète un médium pour pénétrer l’intériorité corporelle et morale, et ainsi révéler chacune des fautes humaines. La dissection dépouille le corps humain de la même manière que l’Homme se vide de son humanité, à tel point que même les animaux font preuve de davantage d’humanité. Parce qu’il est à la fois sujet observant et objet observé, le lecteur se voit intimement lié à la démonstration du poète. L’intérêt de ce dispositif spéculaire est d’exclure paradoxalement l’instance médicale ; Joseph du Chesne écrit une anatomie, et non une fiction de consultation médicale : avec cette dissection, le lecteur est placé face à lui-même. Dans cette poésie laissant une large place à la deuxième personne, il ne tient qu’au lecteur, par la piété, de soulager les symptômes de sa déchéance spirituelle, contre lesquels le médecin ne peut rien. C’est ainsi qu’on peut interpréter les sonnets, en fin d’ouvrage : la dissection s’éteint sur une simple voix poétique qui ne parle plus de médecine, mais qui ne cesse de rappeler à l’homme ses torts.