Quiconque aurait dîné le 1er novembre 1905 dans une taverne de San Francisco aurait été séduit, intrigué, voire excédé par les publicités de la carte des vins1. Si tel vin de Champagne est par exemple vendu en faisant référence à une marque commerciale célèbre et à la ville de Reims, tel vin californien est quant à lui vendu en fonction d'autres critères. Il s'agit d'une part de la mention du cépage, en l’occurrence du zinfandel, et d'autre part du type de vin, considéré comme générique. Et d'utiliser des toponymes régionaux d'origine européenne : Sauternes, Chianti ou « Burgundy »...
On perçoit ici des façons de dire le vin et le lieu : on sait que la première manière a perduré dans le temps, mais il est possible de se demander quel itinéraire a connu la seconde. S'agit-il d'une simple erreur de jeunesse, comme le laisserait penser la représentation d'un jeune Bacchus sur le dos de l'ours californien ? S'agit-il de vignobles « immatures » comme on peut lire ici ou là, cherchant seulement à copier les vins européens, et principalement français ? Ou plus profondément, une volonté affirmée de créer un nouveau modèle ? De nouvelles normes ? Modèles et normes dont les raisons et les motivations restent à comprendre.
Le dîner d'investiture du second mandat du président des États-Unis d'Amérique Barack Obama qui s'est déroulé le 21 janvier 2013 plaide pour la seconde interprétation. Les vins présentés font référence à un champagne de tel producteur américain. Et non à un champagne de Californie ce qui serait plus en adéquation avec la législation américaine, ou bien mieux, à un sparkling wine of California. Quant aux indications de cépage, on sait également combien leur utilisation est entrée dans notre quotidien : les vins de pays sont autorisés à indiquer le cépage depuis plusieurs années, avec la création de la catégorie des vins de cépage. Même les Appellations d'Origine Contrôlée peuvent désormais mentionner le cépage.
Et pourtant, ce n'est sans doute pas une histoire linéaire et téléologique amenant à « l'avènement des vins » du Nouveau Monde, pour paraphraser Henri Enjalbert (1975), qu'il convient de voir. À preuve, il existe bien des velléités de nommer les vins en fonction de leur région ou de la ville qui les commande : un « Superior California / angelica » fait ainsi référence à la ville de Los Angeles2. Mais l'utilisation répétée du nom de cépage, avec par exemple le Catawba (hybride de Vitis vinifera et de Vitis lambrusca) dans la seconde moitié du XIXème siècle, montre combien le phénomène est ancien.
Ce sont bel et bien de nouvelles normes pour définir la qualité des vins qui apparaissent. Par conséquent, ne pourrait-on pas comparer le rôle des États-Unis d'Amérique à celui de l'Angleterre des XVIIIème et XIXème siècles ? Avec des différences liées à notre temps, celui de la mondialisation, que l'on voit naître ici. L'éclosion d'un nouveau centre de production, d'échanges et de consommation de vins, dont les origines restent à définir, a pour conséquence le passage à un monde multipolaire et plus complexe. De nouvelles façons de nommer les vins et de définir les lieux semblent apparaître.
Afin de répondre à cette interrogation sur la place et le rôle des États-Unis dans le monde des vins, une source particulière, celle des menus de restaurants américains déposés dans le fonds « What's on the menu? » de la New York Public Library3, paraît éminemment intéressante. Elle offre de cerner le phénomène dans la durée, de 1850 à nos jours. Quels sont les intérêts et les limites de ce corpus ?
C'est tout d'abord son ampleur qui est à remarquer. Pas moins de dix-sept mille menus, avec plus d'un million de mets (plats divers et boissons) sont disponibles en ligne. Pour la présente recherche, fondée sur une version de mars 2012, on compte plus de 60 000 vins et eaux-de-vie4. Tout un faisceau d'éléments issus des menus est retranscrit : l'année, la monnaie dans lequel le menu est libellé, le prix de tel ou tel met, parfois des précisions écrites dans le menu lui-même. La facilité d'accès aux sources est double. Elles sont consultables en ligne pour observer directement les menus, et via une base de données pour avoir accès à des informations quantitatives.
Quelques limites apparaissent tout de même. Il s'agit bien sûr des vins proposés sur une carte, et non de ceux bus par le consommateur. La nuance est de taille. En outre, les menus sont plutôt représentatifs de restaurants de qualité, surtout en début de période. Les grands noms de la gastronomie ou du luxe américain s'y côtoient : citons le Delmonico dès 1880, le Waldorf Astoria dès 1914, ou encore le Per Se à partir de 20065. Toute une partie de la restauration plus populaire, sans menus imprimés, nous échappe donc. Un travail serait à mener sur le prix des vins pour préciser ces éléments. Mais l'ampleur même du dépouillement porte ses propres limites, d'autant qu'il existe un nombre plus ou moins conséquent de menus en fonction des périodes (Figure 1).
Il conviendra de réactualiser les données au fur et à mesure que les années les plus récentes seront incorporées dans la base. A ce propos, si des menus du monde entier apparaissent, il y a une forte domination américaine, en dépit du fait que tous les menus ne soient pas encore localisés précisément. Sur 60 000 vins, 40 000 ont leurs prix exprimés en dollars américains. Pour chaque item, un traitement complet est pour l'instant effectué sur deux périodes : 1851-1914 et 1950-1970. Ceci offre de faire des projections6 jusqu'aux années 1920 pour la première période (début de la Prohibition), et jusqu'en 1976 pour la seconde, année symbolique s'il en est pour les Américains, puisqu'il s'agit de l'année du Jugement de Paris (Schirmer 2014). Certaines informations plus basiques, portant notamment sur le lexique, sont directement utilisables de 1851 à nos jours.
Notons enfin qu'il doit bien exister des fraudes ou des imprécisions plus ou moins volontaires de la part des restaurateurs ou des négociants. De nombreux Saint-Julien n'ont certainement pas l'origine bordelaise qu'ils prétendent avoir. Le terme Champagne est souvent utilisé à titre générique. Il est d'ailleurs notoire qu'avant la création des Signes de qualité, de nombreuses bouteilles étaient vendues par des négociants peu regardant sur l'origine des vins (Jacquet 2009, p. 157). Il est toutefois régulièrement précisé que les vins sont américains ou californiens quand le terme est utilisé de manière générique7. La part de vins illégitimes est impossible à quantifier, elle doit cependant être gommée par le volume de données.
Un corpus qui offre donc de voir la mondialisation, ou au moins une mondialisation, et à travers elle, une nouvelle façon de nommer le vin et le lieu.
Un nouveau monde des vins
Les Américains introduisent-ils de nouvelles normes et façons de dire le vin et le lieu ? Répondre à cette question équivaut dans un premier temps à envisager s'ils se détachent d'un modèle façonné par l'Angleterre. Il semble intéressant de considérer dans un second temps les termes qu'ils mettent en avant pour dénommer les vins. Mais aussi de voir si leur consommation évolue, ou tout du moins ce qu'il est possible d'en saisir à travers les menus.
Les Américains se dégageraient-ils d'une consommation tout d'abord influencée par l'Angleterre ? Est-il possible de trouver des indices d'un goût et de manières de dire façonnés par la métropole au temps de la colonisation et qui pourraient ou non perdurer dans le temps ?
Le terme « claret », qui désigne les vins de Bordeaux, semble approprié. Ce terme est utilisé en Angleterre depuis le Moyen Age, et prend une nouvelle aura avec la naissance des New French claret au XVIIIème siècle (Pijassou 1980, p. 360 passim). Il est ensuite utilisé de manière continue en Angleterre pour désigner les Bordeaux, et par extension d'autres vins rouges leur ressemblant, comme des vins espagnols de la Rioja8. La presse spécialisée anglaise utilise toujours abondamment ce vocabulaire, comme par exemple dans la revue Decanter. La figure 2 montre bien une décroissance tendancielle de son emploi aux États-Unis.
Second élément à remarquer, la forte décroissance des vins fortifiés (Madère, Porto, Jerez) alors qu'ils sont encore importants au Royaume-Uni à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Les statistiques, même si le sherry décroit déjà sur la période, montrent bien un goût très marqué des Anglais pour ces vins (Simpson 2011, p. 9 passim). Rien de similaire aux États-Unis, les vins fortifiés connaissent un déclin prononcé (Figure 3). Et encore, si l'on enlève les préparations culinaires dans lesquelles des sauces au Madère ou au Jerez sont proposées, les données chutent drastiquement. Alors que ces vins connaissaient un réel engouement auprès des élites des XVIIIème et XIXème siècles, comme avec le Madère (Hancock 2009, p. 108), les restaurants de la fin du XIXème siècle au début du XXIème siècle s'en détournent.
Enfin, notons une importance toute remarquable dévolue aux vins blancs, à une époque où l'Europe déjà se tourne plus exclusivement vers les vins rouges (Dion 1959, p. 241 ; Garrier 1998, p. 126). Certes, comme pour les Anglais, les vins de Champagne et assimilés, ainsi que les liquoreux de type Sauternes sont légions. Mais une troisième catégorie de vins blancs suscite l'intérêt ; il conviendra de revenir sur ce point plus loin. Elle permettra en tout cas de confirmer qu'il y a bien un processus de différenciation de la consommation américaine par rapport à la consommation anglaise.
Dès lors, les Américains introduisent-ils des novations ? Oui, sans conteste, avec la mise en exergue du cépage. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour comprendre cette pratique : approche de la viticulture par des colons ayant de grandes difficultés à faire pousser la vigne et testant maintes variétés, rôle primordial de la colonisation allemande, approche bien différente de la viticulture considérée comme une « industry » et achetant tel type de raisin en guise de matière première et au gré du marché. À bien observer les menus, d'autres éléments apparaissent.
Tout d'abord le fait que certains vignobles européens précisent régulièrement les cépages, ce qui tendrait à prouver que l'habitude n'est pas d'invention américaine comme on le pense trop souvent. Les vins de l'île de Madère déclarent régulièrement, sur la bouteille même, être produits à partir de sercial ou de bual9. Certains vignobles italiens en font de même, pour les malvoisies, les muscats, ou les nebbiolo10. Ce serait encore le cas des vignobles germaniques, avec le riesling11. Comme les Américains consomment tous ces vins, cela les familiarise à raisonner ainsi. Ensuite, l'utilisation de vignes autochtones qui ne sont pas de l'espèce Vitis vinifera, on l'a vu, amène les producteurs à préciser le cépage. De fort nombreuses mentions de catawba, isabel ou scuppernong sont imprimées sur les menus12. Le catawba mentionné plus avant est celui du producteur Nicolas Longworth (1783-1863), considéré comme l'un des pères de la viticulture américaine. Tous ses vins, dès les années 1830, sont identifiés par le cépage (Pinney 2005, p. 123). Bref, une somme de facteurs qui convergent pour parvenir à modifier une manière de dire européenne. La mise en exergue du cépage apparaît très nettement si l'on observe la courbe des mentions des principales variétés de Vitis vinifera (Figure 2)13.
Cette manière de dire est influencée par un professionnel, Frank Schoonmaker (1905-1976). Il apparaît dans de très nombreux menus. Le premier d'entre eux, daté de 1940, évoque un vin à base d'ugni blanc produit par le californien Wente14. Frank Schoonmaker est un importateur de vin new-yorkais, mais plus que cela, il joue un rôle de véritable Pygmalion pour les Américains (McCoy 2005, p. 16).
Son initiation au vin commence comme souvent par un voyage en Europe, dont il tirera un livre (Schoonmaker 1927). Son engouement pour le vin se révèle lorsqu'il travaille à la fin de la Prohibition pour la célèbre revue intellectuelle américaine The New Yorker. Celle-ci lui demande d'écrire des textes sur le vin (Johnson sd) entre les années 1934 et 1946. Retournant en Europe et plus particulièrement en France, il est alors éduqué par Raymond Beaudouin, fondateur de la Revue du Vin de France. Il travaille ensuite avec Alexis Lichine (1913-1989), bien connu pour son Encyclopédie des vins et des alcools (Lichine 1967), ainsi que pour la propriété qu'il a détenue dans le Médoc (Prieuré Lichine). Schoonmaker écrit plusieurs livres sur le vin et devient aux États-Unis une autorité en la matière.
Sa position sur le fait de citer le cépage apparaît très tôt : dans The Complete Wine Book (1934), il s'élève déjà contre le fait de nommer les vins américains avec des noms européens comme Saint-Julien, Sauternes, Tokay... « Le label idéal pour un vin américain sera de porter un nom américain » (p. 45). Il demande donc que le vin soit identifié par le lieu de production, l'année et le nom du propriétaire ou du producteur, et qu'en outre soit indiqué le nom de cépage (« the grape variety from wich the wine is made », p. 45). Notons qu'il ne s'agit pas dans la conception de l'auteur de se limiter au seul cépage, ce que l'on retrouve dans ses autres écrits (Schoonmaker et Marvel 1941, p. 249). Il serait en tout cas à l'origine de l'utilisation du terme « varietal » (que l'on peut traduire par cépage) selon Lin McCoy (McCoy, 2005, p. 17), ce qui demande à être authentifié.
L'influence de Schoonmaker est en tout cas manifeste. Tout d'abord dans la pratique immédiate de nommer le vin en faisant référence au cépage, avec les producteurs Wente15 et Concannon16 qui suivront volontairement ses recommandations. Ensuite dans la durée, ses ouvrages serviront de bréviaires à de nombreux consommateurs américains, tout comme ses chroniques dans la célèbre revue Gourmet (de 1945 à 1964) ou dans l'International Herald Tribune (de manière plus sporadique de 1933 à 1970). Rien d'étonnant à ce qu'apparaisse une envolée du nombre de mentions de cépage à partir des années 1950 (Figure 2).
Frank Schoonmaker tient donc un rôle considérable dans la construction du goût américain pour le vin, et bien sûr dans les circuits de distribution et d'approvisionnement, tout particulièrement dans les restaurants.
Please ask to see our wine list17
Avant d'envisager la géographie des vins proposés par les menus, il est nécessaire de remarquer qu'une chronologie apparaît. Il est des périodes où le vin est plus ou moins présent dans les cartes, jusqu'à disparaître pendant la Prohibition.
La première période s'étend de 1851 à la Prohibition. Il s'agit d'une période d'ouverture à d'autres alcools que le vin seulement, puisqu'aussi bien les bières que les alcools forts (bruns ou blancs) progressent. Bien sûr, la Prohibition clôt cette phase. La période qui court des années 1930 aux années 1970 témoigne d'une importance croissante des alcools forts, même si les vins demeurent proportionnellement bien présents dans les cartes (un minimum de 20 % atteint au lendemain de la Prohibition, mais la moyenne est de 41,8 %). Enfin, la période qui s'ouvre depuis les années 1970 témoigne d'un intérêt croissant pour le vin. Il est étroitement corrélé à la courbe de consommation des vins aux États-Unis18. Les menus reflètent ce nouvel attrait.
La première période est celle que nous avons pour l'instant terminée d'analyser. Elle peut elle-même être scindée en différentes phases, étroitement liées à l'histoire des États-Unis, mais aussi à celle de l'Europe. En effet, la Guerre de Sécession (1861-1865) et le développement du phylloxéra (à partir de 1863 dans le Sud de la France) entraînent des perturbations évidentes : une période de crise pour le pays, des difficultés à s'approvisionner dans les pays européens à mesure qu'ils sont touchés par le puceron américain. On perçoit pour la période autour des années 1870 un trou d'air dans la disponibilité des vins bordelais, période bien sûr marquée par une crise profonde sur les rives de la Garonne, et la recherche des vins étrangers. On assiste d'ailleurs à un « renversement du trafic vinicole du port de Bordeaux » (Roudié 1988, p. 178) : celui-ci importe des vins d'autres régions françaises ou étrangères, comme l'Espagne, avant de les revendre sous son nom. Les lendemains de la Guerre civile américaine sont en revanche une période de remarquable prospérité qui s'étend jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Les Américains achètent de plus en plus de vins, et notamment de vins étrangers (Figure 4).
Cette période est celle de l'apogée de la domination des vins français. La Champagne, Bordeaux, ou encore la région de Cognac sont les références mondiales en matière de vins ou d'alcools de qualité. Comme dans d'autres domaines des arts, du luxe, ou de la gastronomie, Paris représente la capitale mondiale du bon goût : elle dessine les modes. L’Exposition Universelle de 1855 consacre cette primauté en matière de vins. Le célèbre classement des vins de Bordeaux exprime la quintessence du raffinement français. Les grands châteaux sont exportés dans le monde entier, et apparaissent à la table des meilleurs restaurants américains19, dont les menus sont souvent libellés en français. Ce sont essentiellement le Médoc _ avec les châteaux Margaux, Giscours ou Lafite par exemple _, et le Sauternais _ avec Yquem et la Tour Blanche _, qui dominent alors20. Avec bien sûr un nombre inimaginable de copies, tel ce « Cresta Blanca Chateau Yquem » produit en Californie21... Préciser le nom du négociant qui vend les vins est alors un gage de qualité. Les maisons Cruse et fils, Calvet ou encore Brandeburg Frères, garantissent alors la qualité des vins de Bordeaux aux yeux du consommateur22. Mais non son origine... Cette primauté française est écrasante : les deux-tiers des vins proposés sur la période 1851-1901 sont d'origine hexagonale. Les autres pays sont bien moins représentés : l'Allemagne avec 17,7 % des vins, l'Espagne avec 7,7, puis le Portugal avec 7,3. Il existe cependant des évolutions sur la période.
Tout d'abord parce que les États-Unis quittent le modèle anglais, en présentant de moins en moins de vins fortifiés sur les menus (avec un déclin des Jerez, Porto et Madère surtout, les Marsala étant encore bien peu présents ; ils viendront plus tard avec l'émigration italienne). C'est aussi le début d'un approvisionnement global : l'Australie apparaît déjà un petit peu à partir de 1900 (avec des vins peut-être passés par Londres tant il n'y a pas de continuité), des vins de Palestine en 1906, et des États-Unis même. C'est alors la naissance de l'actuel quatrième producteur mondial à laquelle on assiste. 5,4 % des vins proposés sur la période 1851-1901 proviennent du territoire américain, soit davantage que les vins italiens (3,8 % des références). Il est déjà possible d'assister à l'émergence de marques commerciales, avec des producteurs qui proposent tout un ensemble de vins génériques, s'inspirant encore des toponymes européens. Ainsi Inglenook, produisant dans la première moitié du XXème siècle de nombreux « Claret », « Burgundy », ou « Sauternes », mais aussi des vins de cépage, pinot ou riesling23.
Enfin, on retiendra une forte représentation des vins allemands qui explique l'ampleur de l'offre en vins blancs évoquée ci-dessus, et donc le goût américain pour le riesling. Il est fort probable qu'un phénomène de réseau joue ici. L'importance de la diaspora allemande est manifeste aux États-Unis (Adams 1993, p. 5) Aussi, de nombreux restaurants dont les noms sont à consonance allemande proposent-ils des vins rhénans ou mosellans24. Ils s'approvisionnent par le biais de négociants d'origine germanique : Cruse pour Bordeaux, Bruninghaus pour la Bourgogne25. Et bien sûr en Allemagne par le biais des maisons D. Leiden (Cologne) ou Conrad Mappes (Mayence)26. De grands producteurs de la vallée de la Napa, comme Wente, Beringer (célèbre pour sa maison de style architectural rhénan, que l'on peut d'ailleurs voir dans le film This Earth is Mine, 1959), ou Krug, sont à remarquer. Frank Schoonmaker témoigne d'une véritable fascination pour les vins allemands (Schoonmaker et Marvel 1934, p. 113). Il publie même en 1956 un livre qui leur est entièrement consacré The Wines of Germany (Schoonmaker 1956). Il met l'accent sur l'implacable logique des vins allemands en matière de dénomination et d'utilisation des lieux. Les vins allemands n'indiquent-ils pas le lieu dont ils proviennent, leur année de production, le nom du propriétaire ou du producteur, enfin le nom de cépage (p. 36) ? C'est ni plus ni moins ce qu'il conseille pour les vins américains.
Cette forte présence des vins allemands s'écroule à partir de la Première Guerre Mondiale, et surtout à la suite de la Seconde Guerre Mondiale.
Des vins pour des lieux
Au-delà des seules origines des vins, ce que nous disent les menus des restaurants américains, c'est que les présentations des vins et des lieux ne sont pas identiques en fonction des espaces viti-vinicoles. Il est possible de différencier plusieurs groupes de régions productrices de vins qui s'appuient sur des logiques bien différentes les unes des autres (Figure 5). L'utilisation de graphiques en radar permet de discerner ces différenciations spatiales. La façon de dire le vin et le lieu est étroitement corrélée à ce qui doit primer comme critère qualitatif aux yeux du consommateur.
Il est tout d'abord possible de discerner des vignobles à forte composante spatiale (village ou cru essentiellement) qui regroupent des régions comme le Bordelais, la Bourgogne, mais aussi la Moselle ou le Rhin pour l'Allemagne. Les menus évolueront essentiellement entre des niveaux spatiaux de type régional (Sauternes), villageois (« Haut-Bommes ») ou local (château Yquem)27, en mettant l'accent sur les échelles les plus fines. Plus la carte du restaurant est de qualité, plus ces derniers niveaux sont représentés. Ce qui veut dire que c'est la fragmentation de l'espace qui est synonyme de qualité : plus l'espace nommé est petit, plus la qualité semble évidente aux yeux du convive qui a la lourde tâche de choisir le vin. L'accent est nettement mis sur la viti-culture. On prête au lieu des qualités supérieures qui feront le goût du vin.
Tout au contraire, les deux catégories suivantes mettent en exergue d'autres paramètres. Ainsi les vignobles de marques commerciales, essentiellement la Champagne et le Cognac, même si la Loire paraît évoluer vers cette catégorie, voient leur nom de région régulièrement nommé, mais ce n'est pas ce qui l'emporte. Et à lire les cartes, notamment en observant les prix de vente, l'échelle régionale est plutôt synonyme de vin standard. En fait, c'est la renommée d'une maison de négoce qui fait qu'elle sera garante de la qualité du vin ou de l'eau-de-vie servie. Nommer les entreprises telles que Mumm, Moët et Chandon, Roederer et autres Pommery28 participe de la confiance que peut avoir tel ou tel consommateur dans une marque. Le Cognac inaugure même à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, sous l'influence de la maison Hennessy, son propre système d'étoile. Une bouteille référencée « three stars [trois étoiles] » sera le nec plus ultra de la gamme proposée par le négociant29. Au premier regard, les vignobles mixtes ne diffèrent pas fondamentalement des précédents ; ils oscillent entre les dénominations régionales ou les marques commerciales, avec très fréquemment des références à des sauces au vin. Mais leur particularité provient de la forte prégnance du commerce anglais sur leurs destinées. Porto, Jerez, Madère, Marsala ; autant de vignobles dominés à des degrés divers et sous différentes modalités par les Anglais ! Aussi la marque commerciale peut-elle faire référence à une ville située en dehors même du vignoble : Londres ou Bristol. La confiance du consommateur peut résider dans le fait que le vin qui lui est proposé soit assemblé, au moins jusqu'à la mise en place de Signes de qualité, sur les quais de la Tamise ou de l'Avon. On trouve par exemple un « Blackburn's Old London Particular Madeira » en 1851 dans le restaurant American House de Boston30. Même le vocabulaire utilisé pour garantir le vieillissement des vins (tawny ou ruby pour les Porto par exemple) peut être exogène au vignoble considéré (ce que l'on retrouve d'ailleurs à Cognac). Toujours est-il que la vini-culture domine. Le chai fait le vin.
Du fait de leur histoire relativement récente et de la primauté européenne au XIXème siècle et au début du XXème siècle, les vignobles à forte composante générique et indication de cépage s'inspirent sinon même copient des vins produits en dehors même de leur propre continent. Qu'ils viennent d'Amérique du Nord (États-Unis d'Amérique et Canada), d'Amérique du Sud (Chili pour la période considérée), d'Australasie (Australie pour l'heure), les vins font référence à un « American Burgundy »31, un « California Sherry » ou encore un « California Rhine Wine »32. Mais les menus proposent également des zinfandel, catawba, et autres isabella. On sait le destin mondial que connaîtra cette manière de nommer le vin, en faisant presque abstraction du lieu. Mais ce n'est pas toujours le cas. Par exemple, la première référence au producteur californien Robert Mondavi stipule qu'il s'agit d'un riesling de la vallée de la Napa33. Ce modèle propre, en cours de construction sur la période 1850-1976, considère que la qualité est avant tout l'affaire d'une entreprise ou d'une personne et de son savoir-faire. À preuve, les raisins peuvent venir de différents secteurs et de différents producteurs (les grape growers) ; c'est l'assemblage des moûts par le winemaker qui fait la qualité du vin. Ici encore, la vini-culture domine.
Enfin, la catégorie de vignobles peu déterminés demanderait à être affinée. Pour prendre l'exemple de l'Italie, un vignoble comme le Chianti semble évoluer vers le second groupe, avec des producteurs comme Antinori (dont la gamme de vin dépasse d'ailleurs la Toscane) qui ont peu ou prou un rôle de négociant. En revanche, d'autres régions comme le Sud de l'Italie font presque exclusivement référence à un nom de vin, sans que n'apparaisse de maison de négoce, comme pour les vins de Lacryma Christi. C'est donc un problème de calcul et de discrétisation. Ce groupe hétérogène demande à être affiné.
Conclusion
La phrase d'Olivier de Serres (1600) est célèbre : « Si n'êtes en lieu pour vendre, que feriez vous d'un grand vignoble ? ». S'inspirant de cette réflexion, Roger Dion invitait ses lecteurs à minimiser le rôle du milieu physique pour porter la réflexion sur les interactions qui existent entre un vignoble et ses consommateurs (Dion 1959, p. 49). Les menus de restaurants peuvent être considérés comme l'un des artefacts de cette relation. Ils sont bien le sujet d'une histoire (Figure 6). Nombreux sont les paramètres ou les facteurs qui interagissent avec les vignobles pour rendre la manière de dire le vin et le lieu plus complexe. Selon que l'on soit en période de marasme économique ou de prospérité - et cela tout autant dans les vignobles mêmes que dans le pays consommateur -, selon qu'une crise majeure vienne à détruire les vignes, comme avec le phylloxéra à partir de 1863, selon encore que le pouvoir politique décide de mettre fin à la vente libre des alcools, pendant la Prohibition, ou qu'il l'encadre très fortement depuis, notamment par le biais du three-tier system34, et le vin ne sera pas présenté de la même manière, son origine pourra changer, et le niveau spatial qui sera utilisé pour le nommer ne sera pas forcément le même. Enfin, les producteurs, souvent par le biais des négociants et de leurs réseaux, verront leurs vins conseillés ou non auprès des restaurants par l'intermédiaire d'importateurs ou de critiques du vin. Cette chaîne de relations n'est pas sans conséquences sur la façon même de nommer le vin à partir de son lieu de production. Ou pas.
Ainsi, la chute du nombre de mentions de « villages » et de « cru » après la Prohibition s'explique sans doute par la fin des abus effectués par le négoce qui vendait une partie de ses vins en les affublant de toponymes renommés en dépit d'un approvisionnement plus général. La création des Appellations d'Origine Contrôlée doit y être pour beaucoup35. L'effondrement des ventes de vins allemands après la Seconde Guerre Mondiale est certainement un autre paramètre à prendre en compte. À l'inverse, l'envolée de marques commerciales est très largement à mettre au profit de l'essor du vignoble américain.
Il est par conséquent possible de comparer le rôle des États-Unis à celui de l'Angleterre des XVIIIème et XIXème siècles. À ceci près que leur influence est désormais globale ; tous les vignobles semblent concernés. Elle est ensuite novatrice en termes de discours. Les États-Unis cherchent à modifier les codes qui régissaient le vin. Franck Prial, ancien critique du New York Times, évoque un langage façonné par la culture classique « d'Oxbridge » (Prial 2001, p. 2). Il est réservé à une élite bien née. L'Amérique cherche à promouvoir l'accès au vin pour tous grâce à un vocabulaire simple : il repose sur le cépage. Elle s'appuie pour cela sur une tradition aux origines multiples et différenciées dans le temps. Longworth naguère, Schoomaker plus tard, Mondavi et d'autres producteurs à présent.
Filmographie
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