« La terre ne ment pas » : le terroir viticole à l’épreuve de la Révolution nationale de Vichy

DOI : 10.58335/crescentis.282

Plan

Texte

« Pour oublier le mauvais songe Mon gars rentre chez tes parents Sans toi vois-tu, l’ennui nous ronge Viens chez nous cultiver les champs Contre le sort point de révolte Pousse le soc, sème le grain Et lorsque viendra la récolte L’orgueil calmera ton chagrin […] »

Dernier refrain
 « Travaille, travaille Elle te paiera Le cœur d’une mère N’est jamais ingrat Rends lui pour lui plaire Ton cœur et tes bras Travaille, travaille La terre ne ment pas ».

Chanson « La terre ne ment pas » de Lucien Boyer et Henry Verdun (1941)

Mélanger l’histoire du vin et celle de la politique semble à première vue une faute de goût. Il est pourtant utile de considérer le vin comme un produit d’une mise en scène, autant que d’une mise en bouteille. En premier lieu, cela renvoie à la norme qui définit le vin, non seulement par les lois importantes du début du XXème siècle, comme celle de 19011, mais aussi par les enjeux et les logiques territoriales des appellations, liés aux débats parlementaires (Jacquet 2009 ; Humbert 2011). Ainsi, le vin occupe une place particulière au sein de la République ; héritant d’une consommation de masse initiée par la Première Guerre mondiale (« le vin de la victoire ») (Lucand 2015), sans oublier le rôle important joué par la « buvette » du Palais Bourbon2.

D’autre part, le vin peut être un marqueur des cultures politiques, des identités en construction, mais aussi des représentations culturelles liées à la fonction d’une boisson qui est devenue une boisson nationale depuis la guerre de 1914-1918, construisant des images et imaginaires du vin. Certes, le régime de Vichy insiste énormément sur la régénération de la France par le retour à une morale saine, aux valeurs de la famille. Dans cette optique, on dénonce l’alcoolisme en reprenant tout un discours hérité des hygiénistes du XIXème siècle (Dargelos 2005) et surtout il s’agit d’abolir le privilège des bouilleurs de cru dès août 1940. Au cœur de ces dispositions coercitives, il faut aussi signaler que les apéritifs titrant plus de seize degrés sont interdits, que les bars sont surveillés étroitement et que la consommation d’alcool est parfois interdite (il y a des « jours sans » où la vente n’est pas autorisée). En revanche, le vin reste à l’écart de ces mesures, il demeure la boisson nationale avec des vertus nutritives et positives pour la santé : on garde les prescriptions données par le Comité national de propagande en faveur du vin, même si ce comité entre quelque peu en sommeil à partir de 1940.

Au cours des crises — en particulier celle des années 1930 —, les valeurs républicaines ont été contestées par un agrarisme qui prône « l’ordre éternel des champs » construisant les campagnes comme un rempart face aux contestations ouvrières… (Barral 1968 ; Hohl 1987 ; Vigreux 2012a) Cette grille de lecture est reprise et revigorée par l’épisode du régime de Vichy, tant dans sa conception idéologique du terroir que dans une pratique spécifique de mise en œuvre de la Révolution nationale ; le tout se déclinant à différents niveaux. Il s’agit de mettre en œuvre ce que le Chef de l’État, le maréchal Pétain, proposait dès le 25 juin 1940, avant même la mise en place de la Révolution nationale : « La terre, elle, ne ment pas. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c’est une portion de la France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une portion de la France qui renaît »3.

Dans cette dynamique, le volet agrarien de l’État français s’emploie à replanter des vignes, à redéfinir les espaces viticoles, tout en bénéficiant parfois de cadeaux comme une partie du terroir de Bourgogne, le Clos du maréchal Pétain à Beaune (Vigreux 2012b) qui devient ainsi la « réalité » du discours agrarien ambiant, ou encore la tentative bordelaise d’imiter la Bourgogne.4 L’idéalisation du passé et la glorification du labeur viticole s’inscrivent à la fois dans un jeu d’échelle locale, mais également dans un projet national (Faure 1989). Il s’agit de mettre en œuvre dans les « petites patries », avec un registre particulier, la doctrine générale de la « grande patrie ». En quoi des portions du terroir viticole métropolitain et algérien, deviennent-elles, pour une part, l’enjeu de l’idéologie prônée par la Révolution nationale ?

Retour sur la Révolution nationale et le monde viti-vinicole

La Révolution nationale, qui est définie par Philippe Pétain, lors d’un message radiodiffusé en octobre 1940, consiste à réaffirmer la « hiérarchie sociale » selon « l’aptitude à servir », afin de faire renaître « les élites véritables ».5 Il s’agit de mettre fin au principe d’égalité des chances, promu par la République, afin de renouer avec « l’ordre naturel » des choses. Cette revanche sur les principes fondateurs de la Révolution française et du régime républicain caractérise la pensée réactionnaire du chef de l’État. Dorénavant, la liberté est subordonnée à l’autorité. Les Français dans leur ensemble n’ont que des devoirs : travailler et obéir. Le travail, valeur suprême de l’État français, est alors valorisé dans sa dimension manuelle, en particulier dans le cadre d’un retour à la « terre qui ne ment pas » en s’appuyant sur un agrarisme ancien. Le projet politique et culturel de Vichy touche alors tous les domaines de l’activité rurale, en particulier la viticulture.

Cette philosophie politique répond à l’attente de certains notables. Denis Peschanski, ayant dirigé avec Gilles Le Béguec, une grande enquête sur les élites locales dans la tourmente, précise même que l’idéologie, qui est à la base du nouveau régime, est fondamentale pour comprendre le processus à l’œuvre, « dans la mesure où elle dessin[e] de nouveaux rapports et de nouvelles hiérarchies dans le corps social » et l’auteur d’ajouter « le paysan, la mère, l’ancien combattant et l’évêque devi[ennent] les figures emblématiques de cette nouvelle société aux contours bien traditionalistes » (Peschanski 2000, p. 21-22).

Si en 1935 les appellations communales d’origine contrôlée ont été mises en place, dans un souci de régulation du marché, par le décret-loi du 30 juillet (Olivier 2009), le décret publié le 14 octobre 1943 instaure la « classe supérieure » de ces appellations, conformément au décret de 1942, donnant naissance aux premiers crus. C’est aussi la volonté de mettre en œuvre, selon l’idéologie du régime, de nouvelles hiérarchies.

Il n’est pas étonnant de retrouver dans la commission qui est à l’origine de cette nouvelle classification les notables du monde viticole (Bazin 2002, p. 72)6. Les élites bourguignonnes savent très bien tirer profit de la situation ; ainsi, le Marc de Bourgogne obtient l’appellation d’origine contrôlée et échappe à la réquisition des eaux-de-vie mise en place par les autorités allemandes. Paradoxalement, le marché du vin connaît des tensions particulières ; à la fois, il s’agit de réquisitionner les alcools pour les transformer en carburant ou source d’énergie et d’autre part, d’acheter au prix fort les stocks de vin pour alimenter non seulement les troupes allemandes, mais aussi la société du Reich. Il est certain que le monde du vin, en particulier dans les grandes régions viticoles (Bordelais, Bourgogne et Champagne) vit mieux en éclusant au prix fort les stocks achetés par l’Occupant, comme l’a montré Christophe Lucand (2011). Toutefois, ici encore, il faut nuancer selon les paysanneries ou les régions.

La matérialité d’un discours : l’épisode des Clos du maréchal Pétain

En premier lieu, il faut évoquer le Clos du maréchal Pétain à Beaune. Plusieurs moments caractérisent cet épisode ; celui du don, puis celui de la cérémonie du bornage et enfin ceux des vendanges et de la mise en bouteille. Au printemps 1942, le département de Côte-d’Or, via le préfet régional, Charles Donati, demande aux Hospices de Beaune de lui céder une vigne de renommée afin de l’offrir au chef de l’État. La commission administrative des Hospices accepte cette initiative. Ce cadeau rejoint la longue liste des offrandes des provinces françaises au chef de l’État. C’est une portion de 51 ares et 10 centiares située au lieudit les Teurons à Beaune : l’ancienne « Cuvée des Dames hospitalières » devient « Clos du maréchal ». Une délégation des notables beaunois, conduite par le préfet régional Donati se rend à Vichy pour offrir ce cadeau au maréchal Pétain le 29 mai 1942. Roger Duchet, de retour à Beaune, s’empresse de raconter cette entrevue dans le journal local :

« Arrivés à l’Hôtel du Parc, nous avons été introduits près du maréchal par le Docteur Ménétrel, chef de son secrétariat particulier, et avons été présentés par M. le préfet régional Donati auquel revient l’heureuse idée d’offrir au Chef de l’État une vigne de Bourgogne. Le Maréchal s’est réjoui de posséder une parcelle du célèbre domaine des Hospices de Beaune. C’est avec intérêt qu’il a reçu de nos mains l’acte de vente, le plan de sa nouvelle propriété et l’originale clef de la vigne qui porte désormais le nom de Clos du Maréchal. […] Nous avons admiré l’étonnante vigueur physique du Maréchal. Il s’est entretenu avec nous d’une façon simple et familière qui nous a tous profondément touchés. C’est avec joie que nous lui avons présenté l’hommage de notre Bourgogne. Nous sommes heureux et fiers de posséder maintenant sur notre "Montagne" de Beaune le "Clos du Maréchal" » (Journal de Beaune, 3 juin 1942).

Les louanges de Duchet contrastent avec l’état général de l’opinion, mais soulignent les enjeux de la mystique pétainiste. L’acte notarial qui est établi par Me Nourrissat à Dijon, qui fait plusieurs voyages entre la Côte-d’Or et Vichy, invite aussi à mesurer l’emprise idéologique du régime sur une portion de terroir. D’ailleurs, pour que le don puisse se faire, un fonctionnaire de la Préfecture, travaillant pour les hypothèques, établit un document où l’identité du chef de l’État est déclinée avec cette mention lapidaire et quasi programmatique : « N’appartient pas à la race juive. N’a pas d’ascendance juive »7. Le zèle poussé à son extrême offre alors un lieu inattendu de « contrôle d’origine ». (Vigreux 2016) On retrouve le même type de transcription dans l’acte remis à la conservation des hypothèques de Beaune, le 18 juin 1942 : « le maréchal Pétain est né à Cauchy-la-Tour (Pas-de-Calais), le 24 avril 1856, qu’il est de nationalité française et non israélite (…) »8.

Ainsi commençait l’histoire du clos du maréchal Pétain. Un an après l’offrande, en 1943, la vigne, activité économique, sociale et culturelle de la Côte-d’Or sert de support au pouvoir politique, tant sur les imaginaires qu’elle mobilise et les registres variés qui l’entourent ; une mise en scène médiévale et religieuse au moment où la ville de Beaune commémore avec faste le 500e anniversaire de ses Hospices, une valorisation du travail de la terre. Tout le registre de l’idéologie traditionaliste et passéiste de Vichy peut alors être mobilisé dans cette petite sous-préfecture de la côte bourguignonne.

On prépare avec minutie et respect de la tradition le bornage sous la responsabilité du préfet régional assisté par un ingénieur géomètre à Dijon, Marcel Mourgeon. Véritable cheville ouvrière de la cérémonie, ce dernier est chargé de préparer le bornage dans le moindre détail. Premièrement, il investit le terrain à Beaune et prévoit l’emplacement précis des bornes. Il conçoit également les cartons d’invitation ; usant de ses talents artistiques et de calligraphe, il fait le dessin original mettant en scène le bornage dans un cadre médiéval. Les canons en sont simples : il s’agit de marier « le culte des insignes maréchalistes », comme la francisque et les attributs traditionnels d’un bornage viticole, tout en usant d’une rhétorique folkloriste. Il revient au centre rural de Corgoloin (ancien chantier de jeunesse) de tailler et de sculpter les bornes du Clos. Trois bornes ont été réalisées mesurant 1,20 mètre de hauteur sur 0,60 mètre de large, pour un poids d’une tonne chacune. Ces trois bornes s’inscrivent dans la symbolique du régime en portant la francisque et l’inscription « Ph. P. 1942 », une borne miniature a été également envoyée à Vichy…

Le 25 mai 1943, l’inauguration publique est organisée en présence des notables et des jeunes du centre de Corgoloin qui prennent place autour du clos et reçoivent une véritable leçon pétainiste. N’oublions pas également que le « Service Civique Rural » rassemble plus de cent mille jeunes âgés de dix sept à vingt et un an qui participent activement aux travaux des moissons et des vendanges remplaçant en partie les centaines de milliers d’agriculteurs prisonniers en Allemagne.

Le préfet régional Charles Donati représente officiellement le régime de Vichy et le maréchal Pétain. Il est accueilli sur place par son chef de cabinet M. Beydou, le maire de Beaune Roger Duchet, le géomètre expert Marcel Mourgeon et le notaire dijonnais Me Émile Nourissat (membre du Conseil départemental depuis mars 1943), ces derniers assurant le caractère solennel de la cérémonie.

Le délégué régional à la jeunesse, M. Thiébaut, est le premier à prendre la parole. Il est fier et heureux de faire don de trois bornes au nom du centre de Corgoloin. Comme le rappelle Max Cappe, le journaliste poète du Progrès de la Côte-d’Or, journal collaborateur, M. Thiébaut « offre ce travail exécuté avec tant d’amour et de soin par des jeunes, comme un témoignage de leur fidélité à la personne du chef de l’État »9.

L’ensemble des discours prononcés lors de la cérémonie du bornage, insiste sur l’agrarisme, le respect, le travail manuel et la hiérarchie. Il est aussi intéressant de voir que l’héritage de la délimitation du clos par un mur en pierres faisant référence à la « tradition » renoue avec la chaîne du temps comme le promeut l’idéologie du régime de Vichy. Au cours de son allocution, le préfet régional mentionne longuement le maréchal Pétain qui aurait été heureux d’être présent, évoquant son amour pour « la terre, la jeunesse, le respect, l’amour du travail bien fait »10. Le registre des valeurs de la Révolution nationale est à nouveau décliné.

Les objets de chaque témoin de la cérémonie (appelés « garants », ils « certifient » la réalité du bornage, symbolisant la parole donnée et le lieu de l'acte) sont ensuite enfouis sous la borne à l’entrée de la vigne. Le Maréchal fait enterrer les fragments d’une assiette en faïence, les Hospices de Beaune, devenues voisin direct, une dalle aux armes de Nicolas Rollin, leur fondateur, et le second voisin, M. Germain, un taste-vin. Le département, qui est officiellement le donateur, reprend tout de même les symboles des Hospices à son compte. On mesure ici le poids des édiles beaunois qui dirigent la commission administrative des Hospices et qui souhaitent marquer du sceau de la ville de Beaune leur geste d’allégeance.

Les archives départementales de la Côte-d’Or conservent encore aujourd’hui quelques tessons de ces garants :

Morceau d’une assiette signée “Moustier Longchamp” dont les autres morceaux ont été déposés au nom de Monsieur le Maréchal Pétain, par M. Charles Donati Préfet régional de Dijon, dans les fondations de la borne délimitant à l’Est le Clos de vignes, situé à Beaune, appelé “Clos du Maréchal”, offert par le département de la Côte-d’Or au Chef de l’État en mil neuf cent quarante-deux.

Le dépôt de ce “garant” et de ceux des deux autres propriétaires intéressés à la délimitation dudit Clos, à savoir les Hospices de Beaune et M. Paul Germain, viticulteur à Beaune, a eu lieu en la présence de nombreux témoins convoqués à cet effet le vingt-cinq mai mil neuf cent quarante-trois11.

Ces garants « sont alors enfouis sous la borne à l’entrée de la vigne, ainsi qu’une bouteille portant l’étiquette du Clos du maréchal, contenant le procès-verbal et dûment cachetée de cire par le chef vigneron des Hospices »12. Comme le veut la « tradition antique », rappelée par M. Baron, président de l’Union des géomètres experts français, il faut montrer « la borne aux enfants présents en leur donnant une correction, afin qu’ils se souviennent de son emplacement et qu’ils puissent témoigner plus tard en cas de contestation ». Joignant le geste à la parole, le préfet régional tire l’oreille des jeunes qui sont présents.

La cérémonie se termine par la lecture du procès-verbal du bornage par le chef du centre de Corgoloin, M. Bergon. L’aumônier de l’Hôtel-Dieu bénit le Clos, selon la coutume. Cette bénédiction du Clos participe également au volet religieux de la Révolution nationale : « Église et État se retrouvaient dans la promotion de la jeunesse, de la force et du renouveau, valeurs présentes dans la moitié des activités » des fêtes sous Vichy (Dalisson 2002, p. 23).

Enfin le préfet régional reçoit une réplique miniature de la borne, afin qu’il puisse la remettre en mains propres, dans un avenir proche, au Chef de l’État. Cette sculpture a été également réalisée par les jeunes du centre de Corgoloin et est remise officiellement au maréchal Pétain le samedi 12 juin 1943 par Me Nourissat et Charles Donati13.

Pourtant l’esprit du refus est là, et quelques semaines plus tard, les Beaunois peuvent trouver dans la ville un journal clandestin, La Bourgogne combattante (organe du Front national de lutte pour la liberté et l’indépendance de la France), rédigé par des instituteurs communistes, dénonçant cette mascarade du Clos du maréchal Pétain et accusant les traîtres :

« S’ils détiennent une fonction publique, ils se montrent plein de prévenances pour l’occupant ; ils vont jusqu’à faire ses louanges. Ils appliquent avec zèle les consignes qu’ils reçoivent de leurs maîtres, vont parfois au-devant de leurs désirs, tellement ils ont le souci de leur plaire. Puisant à pleines mains dans les caisses publiques, ils font des cadeaux ; celui d’un vignoble, par exemple, aux frais du pauvre peuple, naturellement. Mouchards et délateurs, ils profitent de leur situation pour satisfaire leurs rancunes » (La Bourgogne Combattante, 14 juillet 1943).

Malgré cette prise de position clandestine et minoritaire, l’œuvre de régénération voulue par le régime politique est poursuivie et amplifiée : le vin est produit, des étiquettes spéciales sont crées reproduisant la symbolique du régime. Enfin, le classement des premiers crus de Bourgogne renvoie effectivement au décret du 14 octobre 194314, qui fait référence au classement des vins de crus homologués par le Comité national des appellations d’origine. Le 26 novembre 1943, le Bulletin officiel du service des prix en publie la liste. On retrouve les parcelles situées dans le climat des Teurons… Surtout, ces parcelles des Teurons, en 1er cru, ont une valeur ajoutée : le prix associé à ce climat est de 14 000 F la pièce, les classant ainsi au sommet commercial des premiers crus de Bourgogne. Le Clos du maréchal Pétain devait non seulement être en 1er cru, mais surtout tout en haut de ce classement !

Dans le Bordelais, si l’on retrouve les mêmes logiques politiques, la spoliation des biens juifs ou « mise sous séquestre » marque plus durablement cette volonté de régénération du pays, avec entre autres, l’affaire « Lafite, Mouton-Rothschild et Mouton d’Armailhacq en Médoc » (Roudié 1994, p. 287). Le régime décide par arrêté du ministre de l’agriculture que le domaine de Château Lafite (127 ha) ; le domaine de Mouton-Rothschild (66 ha) et celui de Mouton d’Armaillacq (190 ha) « seront expropriés par l’État en vue de la création de terrains d’expérience et d’application et de l’installation d’écoles agricoles »15. Notons également que cette spoliation concerne aussi les caves.

Si cet épisode souligne une spécificité bordelaise, le cas beaunois fait aussi école. Un an après le cadeau bourguignon, le 5 avril 1943, une délégation comprenant le préfet régional de Bordeaux et « des notabilités girondines, représentant la viticulture et le négoce de la région », est reçue à Vichy par le Chef de l’État pour lui remettre un cadeau. La délégation, conduite par Fernand Ginestet, figure du négoce bordelais et fondateur de l’Union de la propriété et du commerce, comprend « Maurice Salles, président de la Fédération des syndicats des grands vins de Bordeaux à appellation contrôlée, Édouard Kressmann, président du Syndicat des négociants en vins et spiritueux de Bordeaux, et Pierre Martin, président de la Fédération des caves coopératives de la Gironde et du Sud-Ouest » (Durand 2011, p. 176). Le maréchal Pétain remercie vivement ses bienfaiteurs de « l’hommage qui vient de lui être fait par l’ensemble des viticulteurs et des négociants en vins de Bordeaux » en lui remettant la production d’une partie du vignoble du Château-Margaux qui est nommé également « Clos du Maréchal », un mimétisme avec la Bourgogne. Il serait peut-être utile de savoir s’il y a eu comme pour Beaune, un titre de propriété stipulé par un acte chez un notaire bordelais ? Quoi qu’il en soit, ce cadeau témoigne de l’engouement de certains notables pour le régime et révèle que les élites beaunoises ont montré la voie. Ce clos bordelais n’a toutefois pas bénéficié d’une propagande aussi forte que son homologue bourguignon, arrivant sans doute trop tard, dans une temporalité différente.

Ce volet agrarien et viticole du régime de Vichy invite alors à considérer les logiques locales et les volontés nationales appelant d’autres études comparatives. Pensons aux autres régions de vignobles et en particulier à celle de l’Allier, avec la reconnaissance du vignoble de Saint-Pourçain16. Il y a donc plusieurs dynamiques à l’œuvre : celle du régionalisme (Barral 1974), celle de la conception du terroir de l’agrarisme (Barral et Boussard 1972 ; Vigreux 2006) et celle du rôle des notables locaux. En Algérie, le vignoble qui est passé de 15 000 hectares en 1878 à plus de 370 000 ha au milieu des années 1930, fournit à la métropole en 1941 plus de 4,8 millions d’hectolitres. Au sein même de ce vignoble qui a hérité d’une implantation précoce des « Chemises vertes de Dorgères »17, on s’emploie à développer le culte pétainiste. Près des gorges de Palestro, dans un petit village de colonisation Beni-Amran au sud de Ménerville, les colons, qui produisent de l’huile et du vin, sollicitent via la Ligue française combattante l’autorisation de dénommer leur bourgade « Maréchal Pétain ». Ils obtiennent l’accord au cours du mois de février 1942.18

Cette histoire sociale, politique et culturelle ne doit pas oublier les enjeux économiques, ceux des besoins énormes de l’Occupant, ainsi que les effets de la guerre avec ses pénuries et ses difficultés de transport.

Le temps des vendanges : « la terre ne ment pas »

Avec les vendanges, plusieurs reportages participent à la propagande du régime. Dès 1941, le maréchal rend visite aux vendangeurs du Beaujolais, il s’agit à la fois de valoriser le labeur viticole, mais également de participer au culte du chef.

Nombreux sont les reportages qui évoquent le terroir. Maurice Coriem publie pour Le Petit Journal, une série d’articles à l’automne 1943. Après avoir évoqué les vendanges de Montmartre ou de Chablis, l’auteur veut faire partager au lecteur la solennité, mais aussi l’intimité du clos. Évoquant le « rectangle vert » découpé « sur le versant de la côte de Beaune, plus vert que le paysage qui l’entoure  » (Coriem 1943). L’auteur insiste sur le « cadre blanc, fait du mur de pierre qui en trace la frontière ». Le mur « s’ouvre par une grille dont la ferronnerie d’art porte en lettres de fer forgé deux étoiles : Clos du Maréchal Pétain. À droite, dans l’angle, une borne de pierre flanque le mur qu’elle dépasse, ornée d’un relief sculpté de la francisque avec son bâton de maréchal sommé de la double hache […] Une belle vigne, vraiment. La plus belle, à coup sûr, de toutes celles que l’œil remarque aux alentours, sur cette côte renommée ». Enchanté et quasiment envoûté par le lieu, le journaliste fait le tour du domaine se refusant d’enter dans ce clos sacré, mais se permet de goûter les « grumes […] petites, rondes, noires, dures… Et sucrées, sucrées […]. Croyez-moi, j’ai fait cela pour vous, amis lecteurs […]. Ah ! Le vin que fera ce raisin-là !… Quand vous en aurez empli votre verre, Monsieur le Maréchal, et que vous le lèverez à la santé de la France… ». S’ensuit une description des vendanges, de la vinification et surtout cette formule attendue de Maurice Coriem sur le vin, son « bienfait qu’il […] promet n’est pas pour aujourd’hui. Il est pour l’avenir. Mais il est sûr. Le vin ne ment pas »…

***

La volonté d’encadrer et de modeler la société française a pris différents aspects sous les années sombres de Vichy. Le projet culturel du régime de l’État français, fondé sur l’agrarisme s’est décliné spécifiquement dans le monde de la vigne. La mise en scène du vin et de l’activité vini-viticole afin de valoriser l’ordre éternel des champs, le travail ancestral et manuel, le folklore moyenâgeux, ont pu servir de support à la mise en place localement de la Révolution nationale. Il s’est agi à la fois de répondre aux attentes du régime, de flatter le maréchal, mais aussi de valoriser le vignoble tout en prenant une revanche sur la République et le Front populaire. Cependant, le monde viticole n’a pas suivi une seule voie au cours de la période ; il y a de nombreux vignerons qui sont entrés en résistance et qui ont refusé cette soumission…

Enfin, un tel engouement pour le vin renvoie aussi à « l’ode au vin » que le maréchal Pétain avait publié le 27 juillet 1935, un hommage « au pinard des poilus » : « le vin a été, pour les combattants, le stimulant bienfaisant des forces morales comme des forces physiques. Ainsi a-t-il largement concouru, à sa manière, à la victoire »19.

Annexes

  Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

  Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

Annexe 2 : L’état actuel du Clos (mars 2015).

 Annexe 2 : L’état actuel du Clos (mars 2015).

Annexe 3 : Invitation à la cérémonie du bornage (triptyque) envoyée au conservateur des archives de la Côte-d’Or, (Archives départementales de la Côte-d’Or, 1J 1428).

 Annexe 3 : Invitation à la cérémonie du bornage (triptyque) envoyée au conservateur des archives de la Côte-d’Or, (Archives départementales de la Côte-d’Or, 1J 1428).

Annexe 4 : Propagande en faveur du Clos du maréchal Pétain extrait de Toute la Vie, hebdomadaire des temps nouveaux, n°102, juillet 1943.

 Annexe 4 : Propagande en faveur du Clos du maréchal Pétain extrait de Toute la Vie, hebdomadaire des temps nouveaux, n°102, juillet 1943.

Annexe 5 : Pétain et les vendangeurs, carte postale (coll. privée).

 Annexe 5 : Pétain et les vendangeurs, carte postale (coll. privée).

Bibliographie

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Peschanski D., 2000, Introduction, In : Le Beguec G., Peschanski D. (dir.), Les élites locales dans la tourmente. Du Front populaire aux années cinquante, Paris, Éditions du CNRS, p. 21-22.

Roudié P., 1994, Vignobles et vignerons du Bordelais (1850-1980), 2nde édition, Pessac, PUB, 524 p.

Stanziani A., 2003, La qualité des produits en France (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Éditions Belin, 344 p.

Vigreux J., 2006, De l'usage de l'agrarisme de Roupnel : idéologue ou passeur malgré lui ?, In : Bleton-Ruget A., Poirrier P. (dir.), Le Temps des sciences humaines. Gaston Roupnel et les années Trente. Dijon, Éditions Le Manuscrit, p. 151-171.

Vigreux J., 2012a, Fascisme et monde rural en France : Dorgères et le dorgérisme, In : Chanoir Y., Piot C. (dir.), Figures paysannes en France. Mythes, regards et sociétés, Narrosse, Éditions d'Albret, p. 145-164.

Vigreux J., 2012b, Le Clos du maréchal Pétain, Paris, PUF, 161 p.

Vigreux J., 2016, « Pétain n’était pas juif !... », Annales de Bourgogne, 88, fasc. 2, p. 89-99.

Notes

1 Voir les travaux de A. Stanziani (2003). Retour au texte

2 Le député communiste du Lot-et-Garonne, Renaud Jean (en 1928), décrit avec finesse ce lieu de sociabilité particulière pour les parlementaires : « La séance est ailleurs, dans les couloirs, la salle des conférences, à la buvette. A l’abri des yeux indiscrets des tribunes, loin du crayon du sténographe, les acteurs se dépouillent de leur costume, leur langage se métamorphose. On se frappe sur l’épaule, on plaisante, on se tutoie… S’il n’a pas ses convictions chevillées au corps, le nouvel élu qui tombe dans pareil milieu, risque fort, de les y perdre. Le bout du doigt dans l’engrenage et il y passera tout entier. C’est le moment de se redresser, d’être plus intransigeant que jamais, de vivre en sauvage » (cité par H. Delpont 2012, p.72). Retour au texte

3 Appel du maréchal pétain, 25 juin 1940. Retour au texte

4 Cf. explications dans le texte infra. Retour au texte

5 Appel du maréchal Pétain, 11 octobre 1940. Retour au texte

6 Voir également archives de l’INAO, registres des rapports du comité directeur 1942-1943. Retour au texte

7 Voir document reproduit en annexe 1. Retour au texte

8 ADCO, Conservation des Hypothèques de Beaune (cote 1456), 18 juin 1942. Retour au texte

9 Le Progrès de la Côte-d’Or, 27 mai 1943. Retour au texte

10 Ibid. Retour au texte

11 Morceaux conservés dans un coffret aux ADCO 1 J 1428. Retour au texte

12 Le Progrès de la Côte-d’Or, 27 mai 1943. Retour au texte

13 Archives nationales 2 AG 138 : audiences 1941-1944. Cette borne miniature est actuellement conservée au Musée d’histoire contemporaine-BDIC, aux Invalides à Paris. Retour au texte

14 JO de l’État français, décret no 2639 du 14 octobre 1943 et JO du 31 octobre, p. 2818-2820. Retour au texte

15 Le Matin, 10 avril 1942. Retour au texte

16 FR INAO/S1CDR1-273, Procès-verbal de la séance du 4 septembre 1942. Examen des dossiers présentés au Comité Directeur : p. 275 : Saint-Pourçain. Retour au texte

17 Ce groupe activiste est créé dans les années 1930 : Archives municipales de Rennes, Fonds 2 Z Dorgères (comité de défense paysanne 1927-1940). Il s’agit d’un fonds composé de 14 cartons couvrant la période 1927-1940 (Paxton 1996 ; Vigreux 2012a). Retour au texte

18 Voir http://afn.collections.free.fr/pages/23_petain.html et Musée d’histoire contemporaine BDIC, Invalides. Retour au texte

19  27 juillet 1935 Pétain, cité par C. Lucand (2017, p.43). Retour au texte

Illustrations

  •   Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

    Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

  •   Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

    Annexe 1 : Donation de parcelles de vignes situées sur la commune de Beaune au lieudit « Les Teurons » et retranscription.

  •  Annexe 2 : L’état actuel du Clos (mars 2015).

    Annexe 2 : L’état actuel du Clos (mars 2015).

  •  Annexe 3 : Invitation à la cérémonie du bornage (triptyque) envoyée au conservateur des archives de la Côte-d’Or, (Archives départementales de la Côte-d’Or, 1J 1428).

    Annexe 3 : Invitation à la cérémonie du bornage (triptyque) envoyée au conservateur des archives de la Côte-d’Or, (Archives départementales de la Côte-d’Or, 1J 1428).

  •  Annexe 4 : Propagande en faveur du Clos du maréchal Pétain extrait de Toute la Vie, hebdomadaire des temps nouveaux, n°102, juillet 1943.

    Annexe 4 : Propagande en faveur du Clos du maréchal Pétain extrait de Toute la Vie, hebdomadaire des temps nouveaux, n°102, juillet 1943.

  •  Annexe 5 : Pétain et les vendangeurs, carte postale (coll. privée).

    Annexe 5 : Pétain et les vendangeurs, carte postale (coll. privée).

Citer cet article

Référence électronique

Jean Vigreux, « « La terre ne ment pas » : le terroir viticole à l’épreuve de la Révolution nationale de Vichy », Crescentis [En ligne], 1 | 2018, publié le 01 octobre 2018 et consulté le 26 décembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.282. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=282

Auteur

Jean Vigreux

Maison des Sciences de l’Homme de Dijon USR CNRS-uB 3516 ; Centre Georges Chevrier UMR 7366, Université de Bourgogne-Franche-Comté – Jean.Vigreux@u-bourgogne.fr

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0