Les études rurales en France, mais aussi ailleurs, ont été fortement marquées par ce que le sociologue Henri Mendras appelait l’invention de la paysannerie, une notion érigée en concept sociologique et qui reprenait sans trop les critiquer les paradigmes posés par l’anthropologue américain Robert Redfield qui définit dans les années 1950 les sociétés paysannes1. En cela, Redfield a posé les bases, souvent inconscientes chez nombre de chercheurs, de l’étude du monde rural : place importante accordée à l’étude de la transmission des terres, étude institutionnelle des communautés et regard particulier posé sur les modes de domination, qu’on retrouve dans la seigneurie d’abord puis dans les rapports entre villes et campagnes. On pourrait ajouter une certaine vision immobiliste du monde paysan, dans la lignée de l’approche de Le Roy Ladurie2, dont la critique reste à faire, notamment par une historisation de la composition sociale et des pratiques à la fois économiques et culturelles du monde rural. Cette historisation passe par une critique des catégories usitées et la désignation d’un groupe vigneron en est un exemple probant. S’il n’est plus à montrer que la culture de la vigne en France touche toutes les époques historiques, l’émergence d’un groupe socio-professionnel autour de la vigne ne se fait véritablement qu’à la fin du Moyen Âge3 dans un contexte particulier fortement lié au contexte urbain, ce qui peut paraître paradoxal avec le caractère rural attribué à la viticulture.
Ville et vin sont, à l’époque médiévale, intrinsèquement enchevêtrés. La ville peut être alternativement vue comme centre de production d’un produit pourtant agricole, comme centre de commercialisation, mais aussi comme commanditaire et distributrice de vins. De fait, se dessine une ville dominant la campagne pour en maîtriser la production, dans sa qualité et sa diffusion (ce qui assure son approvisionnement). On pourrait évidemment se demander si le monde urbain médiéval est aussi antinomique du monde rural que nous le pensons, nous hommes et femmes d’une époque où la population rurale n’occupe plus qu’une portion congrue dans la démographie des territoires, où la modernisation a mis à distance la production de ses centres d’écoulement. Si, pour des raisons de définition de champs académiques, nous avons séparé l’histoire urbaine de l’histoire rurale, il est probable que l’imbrication soit telle que la frontière que nous traçons parfois rapidement entre deux milieux est en réalité plus ténue. En illustration, il suffit de rappeler l’existence d’une échelle des laboureurs ouvrant la nomination au consulat de différentes villes du Midi, comme Montpellier ou Narbonne4 ; ou encore, dans le Nord de la France, le fait que lors du scrutin mettant fin à l’institution communale de Provins en 1323, un tiers des 2 720 votants est issu des villages environnants5. Ceux que nous englobons dans le terme sociologique vague de paysannerie ont parfois donc voix au chapitre dans les institutions urbaines. Inversement, les relations étroites entre la production agricole ou viticole et des espaces économiques polarisés par le monde urbain, représentés tout à la fois par des métropoles, des villes moyennes ou de petites villes6, influent sur l’organisation même du travail et de la production.
En outre, quand nous prenons l’humain pour focale d’observation, en tentant d’échapper à la paysannerie comme notion englobante, pour nous restreindre à une spécialisation comme la viticulture, cela apparaît encore plus évident. Quoi de plus rural a priori qu’un vigneron ? Pourtant, en ce qui concerne la fin du Moyen Âge, c’est bien en ville qu’on peut l’observer le plus facilement. Question de documentation ? Porosité de deux univers ? Signe de la domination de la ville sur la campagne ? Il y a sans doute un peu de tout cela dans ce constat et il est nécessaire finalement d’équilibrer ces éléments pour comprendre pourquoi le vigneron médiéval peut nous sembler être un personnage urbain, c’est-à-dire évoluant en ville et ne pouvant exister sans la ville et ses habitants.
Après avoir rappelé l’historiographie du vigneron médiéval et les interprétations qui ont été proposées sur son apparition tardive, ainsi que l’apport sociologique du cas de Provins, je m’interrogerai sur la façon dont la ville a finalement façonné le vigneron comme métier en lui imposant progressivement une règlementation à l’image des autres corporations urbaines.
À la recherche du vigneron médiéval
Même s’il n’est pas le personnage central de l’histoire rurale en France, on peut parler d’une historiographie particulière du vigneron médiéval, caractérisée par des conclusions relativement homogènes et par certains biais auxquels peu d’historiens ont échappé7.
Une historiographie et ses biais
Sans vraiment mener leurs réflexions à leur terme, la majorité des études régionales portant sur la viticulture partage le même constat : celui d’une apparition tardive du terme « vigneron » dans la documentation pour désigner des individus exploitant ou travaillant la vigne. Que ce soit en Bourgogne8, tant du côté de Dijon que d’Auxerre, en Lorraine9, en Île-de-France10 ou dans le Berry11, il faut partout attendre la seconde moitié du xive siècle pour commencer à apercevoir des « vignerons » clairement identifiés comme tels dans les sources écrites. On doit relever quelques hapax documentaires, comme à Provins ou Blois, qui font remonter leur apparition entre la fin du xiiie et le début du xive siècle, mais la logique semble la même dans toutes les régions. À certains endroits, il faut même attendre le xve siècle, voire le xvie siècle. Cette concordance chronologique repose sur un corpus relativement uniforme : les comptabilités et les actes notariés (baux, contrats de vente, inventaires après décès), mais aussi des règlements de conflits ou de métiers (dont celui, précoce, de Blois en 1295). Les actes de la pratique souffrent de deux biais qui expliquent en partie le constat des historiens. D’une part, les séries comptables et notariales sont rarement antérieures à la fin du xive siècle, affaiblissant l’hypothèse d’une émergence tardive déduite en réalité de l’absence d’une documentation suffisante. D’autre part, il ne faut pas négliger l’évolution des formulaires et des modes de rédaction des actes. Dans plusieurs régions, par exemple en Brie ou en Bourgogne, les mentions de profession dans les baux ou les contrats peuvent être rares jusqu’aux premières années du xve siècle, puis se généralisent progressivement. De fait, on ne peut pas identifier clairement des vignerons si les sources ne nous les signalent pas. Cependant, l’émergence tardive d’un groupe socio-professionnel reconnu comme vigneron est repérable par d’autres indices12, notamment l’apparition au cours du xve siècle de confréries ou de corporations vigneronnes ou encore la part croissante des mises en apprentissage auprès de vignerons, repérée dans l’Orléanais13, qui répond à une exigence accrue de qualité de production14.
Pour expliquer ce phénomène, deux hypothèses ont été émises. D’une part, des conditions sociales particulières aux vignerons auraient permis la cristallisation puis l’émergence d’un groupe social défini comme intermédiaire entre ouvriers ruraux et propriétaires, et ce dans un contexte urbain prononcé. D’abord salariés ou tâcherons, les vignerons s’affranchiraient à la fin du Moyen Âge pour dessiner un groupe de petits propriétaires périurbains15. D’autre part, la multiplication des mentions de vignerons et leur organisation en groupe reconnu résulteraient d’une spécialisation du travail viticole entre les xive et xve siècles en réponse à de nouvelles exigences sur la production vinicole et la technicité nécessaire à la reconstruction du vignoble détruit ou abandonné pendant les campagnes militaires de la guerre de Cent Ans16.
Un dernier problème, plus méthodologique qu’historiographique, reste à souligner : la définition même du vigneron. La rareté des mentions avant la fin du xive siècle, et même dans certaines régions pendant le xve siècle, a pu conduire les historiens à certains raccourcis terminologiques qui rendent parfois trompeuse l’analyse sociologique de la viticulture médiévale. De fait, beaucoup ont tendance, dans leurs publications, à désigner comme vignerons des personnages qui ne sont pas forcément qualifiés comme tels dans la documentation ; une synthèse précise à partir des monographies régionales paraît ainsi difficile. Le seul lien à la vigne, qu’il soit de l’ordre de la propriété ou du travail, ne peut pas faire le vigneron. Il faut ajouter que le problème n’est pas du seul fait de l’historien. Dans les sources elles-mêmes, le mot vigneron regroupe des réalités très différentes. L’exemple d’un procès devant le Châtelet de Paris en 1390 interroge la pertinence d’une terminologie sans nuance. Deux hommes, dit « vignerons », sont accusés d’avoir volé du verjus dans les clos proches de la porte du Temple17. Leur parcours est celui d’ouvriers viticoles, arrivés de Bretagne dans la capitale deux ans auparavant et offrant leurs bras pour travailler dans les vignes périurbaines du Nord parisien. Au cours de l’audience, on apprend toutefois qu’ils n’ont pas de relation directe avec le propriétaire du clos dans lequel ils travaillent. Celui-ci a confié sa vigne à un troisième homme qui a pris la charge de l’entretien sans y œuvrer lui-même. Rémunéré par une sorte de forfait annuel, il reçoit suffisamment d’argent pour payer lui-même à son tour d’autres manouvriers qui effectuent les tâches nécessaires. S’il n’est pas dit vigneron, c’est pourtant bien ce petit entrepreneur que l’on serait tenté de qualifier comme tel à la lecture d’une comptabilité mentionnant un individu payé pour la « tâche » ou la « façon » d’une vigne. Il est même probable qu’un acte notarié le qualifierait lui-même de vigneron. Les statuts d’Amiens, analysés à la fin de cet article, soulèvent d’ailleurs fort bien cette dichotomie qu’il est nécessaire de garder à l’esprit avant toute analyse sociologique.
Il reste que ces questions de terminologie et d’apparition tardive de mentions de vignerons sont surtout documentées par des sources urbaines. À la fois pour des raisons de spécialisation croissante du travail en milieu urbain18 et pour une modification durant les derniers siècles du Moyen Âge de l’assise sociale des propriétaires de vignes périurbaines, le qualificatif de vigneron est d’abord lié à la ville. L’exemple de Provins vient parfaitement illustrer le paysage sociologique de la vigne.
Esquisse d’une sociologie vigneronne : le cas de Provins
La documentation provinoise des xiiie et xive siècles a permis une approche des possesseurs de vignes et d’individus dits vignerons différente de celles qu’offrent les archives seigneuriales ou notariales19. Deux sources ont pu être mobilisées : d’une part, le registre de la commune contenant des enregistrements d’avances d’héritage appelées « désaveux », effectués entre 1271 et 1311, qui ne signalent pas de professions aux concernés mais listent les biens meubles et immeubles transmis ; d’autre part, une liste de scrutin datant de 1323 comportant les noms de 2 720 chefs de famille associés, pour les trois cinquièmes d’entre eux, à une mention d’activité.
Cette liste exceptionnelle documente la répartition professionnelle de la population et permet d’identifier sans ambiguïté un groupe vigneron de façon précoce par rapport aux conclusions tirées des monographies régionales. Il n’y a cependant pas ici de contexte local particulier qui aurait permis une reconnaissance avant les autres villes, mais bien un effet de sources dans les autres terrains d’études où les archives sont trop tardives ou peu précises sur les activités des individus20. Il faut toutefois relever le cas de la ville de Dijon21 dont les archives fiscales mentionnent des vignerons à partir de 1361, soit un peu plus d’une génération après celle documentée à Provins. Clairement, la chronologie pourrait être revisitée à l’aune du cas provinois, sans conclure toutefois à une organisation poussée de la profession. Ce que l’on peut observer à Provins, c’est bien l’identification d’un groupe spécialisé qui ne se confond pas avec les laboureurs et les autres professions agricoles comme les jardiniers. La pluriactivité est notable et bien signalée comme telle par la mention « laboureur et vigneron ». La liste, distribuée par paroisses et villages inclus dans la banlieue communale, dessine une géographie du vignoble dont les vignerons sont les acteurs principaux : on les repère uniquement dans les terroirs de coteaux autour de la ville briarde et, dans Provins même, la paroisse Saint-Quiriace, située en ville haute, abrite des vignerons dans une proportion atteignant 11 % de sa population. Pour l’ensemble du territoire soumis à la juridiction communale, « vigneron » est la troisième profession indiquée, la sixième dans Provins intra-muros. Les familles de vignerons apparaissent très peu liées aux laboureurs et des connexions peuvent, par contre, être identifiées avec des taverniers. Si on les retrouve logiquement parmi les tenanciers de vignes cités dans les censiers du début du xive siècle, ils ne sont cependant pas les premiers à avoir l’usufruit de clos. Concernant les possesseurs de vignes, les « désaveux » du registre communal permettent d’esquisser une typologie de laquelle ressort une dichotomie entre ceux qui travaillent la vigne et ceux qui en tirent un revenu. La diversité sociale, repérée ailleurs plutôt au xve siècle22, est réelle puisque l’échelle des possesseurs de vignes va des riches bourgeois aux simples artisans plaçant un peu d’argent en vue de la constitution d’une dot. À leurs côtés, on retrouve aussi des producteurs spécialisés dans la vinification ainsi que des laboureurs de terres et de vignes caractérisés par la pluriactivité. Concrètement, en l’absence de mentions d’activités, on peut différencier les cas de figures par la présence, dans l’avance d’héritage, d’outils viticoles et de vaisselle vinaire. Transmettre une activité, c’est transmettre les outils nécessaires à l’accomplissement de son travail : un « fossoir », une hotte de vendangeur, des cuves destinées à l’élaboration du vin. Comme pour les autres métiers (les tisserands par exemple à Provins), donner à celui qui quitte le foyer parental les moyens matériels de s’installer à son compte, c’est l’intégrer à un groupe socio-professionnel établi. L’approche par la culture matérielle des groupes sociaux permet de comprendre leur cristallisation. Celle-ci marque une étape dans la reconnaissance d’un savoir-faire, mais ne présuppose par forcément un métier organisé. La société urbaine, demandeuse de services bien règlementés, donne progressivement, au cours des xive et xve siècles, un cadre aux activités vigneronnes.
Conflits et règlementations : quand la ville façonne le vigneron
À cette sociologie d’un groupe socio-professionnel naissant, il faut ajouter l’apparition sporadique de textes normatifs, statuts de métiers ou règlements de conflits, qui touchent à une question essentielle. Avec eux, il ne s’agit plus d’envisager le vigneron comme participant à la vie économique de la ville, mais comme un acteur dont la ville a façonné le statut et l’image selon une exigence propre aux milieux urbains.
Les propriétaires urbains et le temps de travail des vignerons
Tout ce qui permet d’historiciser une sociologie vigneronne pour les derniers siècles du Moyen Âge23, à savoir l’apparition tardive du vigneron dans les sources, le lien ténu entre possession de vignes et vignerons, l’identification d’un groupe social vigneron en formation au début du xive siècle puis sa reconnaissance progressive, l’insistance sur des savoirs particuliers, sur une attente de qualité de production et, nous allons le voir, de travail viticole, tout cela est produit en milieu urbain et repérable par des sources urbaines. On ne distingue les vignerons en tant que tels uniquement parce qu’il y a eu un besoin, de la part de marchands ou d’artisans, d’identifier un savoir-faire nécessaire pour faire fructifier leur investissement dans des clos de vignes. C’est la multiplication des petits possesseurs de clos, des investisseurs pour la plupart comme à Provins, qui a fait naître le besoin d’un service clairement défini comme vigneron. Par ailleurs, ceci explique pourquoi, en dehors des cercles urbains (c’est-à-dire une ville et les villages qui l’entourent dans un rayon restreint), on ne trouve longtemps pas de mentions de vignerons. Dans les villages plus éloignés des centres urbains, la pluriactivité paysanne n’intègre pas encore de spécialisation. On peut recourir à un « brassier », un « manouvrier » pour la vigne, dont on n’a pas le temps de s’occuper quand on est laboureur ; on recourt alors à un voisin, mais pas à un vigneron ou en tout cas on ne le qualifiera pas ainsi puisqu’on sait qu’un autre jour il moissonnera ou qu’il gardera des porcs24.
De fait, les premiers textes règlementaires, produits par des autorités urbaines ou à destination d’autorités urbaines, arbitrent tous des points litigieux sur lesquels les employeurs ont l’impression de ne pas en avoir eu pour leur argent. Les marchands et artisans qui ont investi dans un clos font appel à un vigneron pour s’occuper de leur vigne. Ils ne lui en donnent pas un bail, ils lui confient des tâches à exécuter en vue de pouvoir récolter le vin (qu’ils consommeront ou revendront) à l’automne. Soit ils le paient à la journée de travail pour exécuter bêchage, provignage, taille, etc. ; soit ils le rémunèrent pour une année, « à tâche », libre à lui de gérer les travaux de la vigne, quitte à déléguer certains actes comme on l’a vu plus haut. Pour le dire rapidement et avec un peu d’anachronisme, les vignerons sont des salariés, mais des salariés qu’on ne voit pas dans l’atelier. De fait, les bourgeois les regardent d’un air soupçonneux et cherchent d’abord à encadrer leur temps de travail25.
C’est sur ce point que porte le premier texte règlementant le métier de vigneron, édicté à Blois en 129526. Précisons qu’il ne s’agit pas du premier rédigé, mais du premier conservé puisqu’il est largement copié sur celui d’Orléans qu’on ne possède malheureusement plus. Toutefois, il faut noter une dichotomie intéressante dans la composition du texte de Blois. La partie introductive, qui justifie la reprise du règlement d’Orléans, hésite dans la terminologie entre « vigneron », « marrier » (de la marre, outil de vigneron, sorte de pelle recourbée ou de houe) et « ouvrier ». Les articles issus directement du texte d’Orléans, quant à eux, ne parlent que d’ouvriers. Il reste cependant difficile d’interpréter ce changement dans la dénomination des professionnels concernés, même si on a vu à Provins, avec d’autres types de sources, que la reconnaissance d’un groupe vigneron pouvait être précoce. Sur le fond, les règlements orléanais et blésiens portent quasi exclusivement sur le temps de travail. Il est en effet reproché aux vignerons de ne pas faire de journée complète et, pire, de prendre, sur le temps de travail pour lequel ils sont payés, des plages horaires pour eux, afin d’accomplir des travaux pour leur compte (vigne ou jardinage)27. Il est donc constaté qu’ils se rendent aux vignes après le lever du soleil et qu’ils en partent avant l’heure de nonne. La pause déjeuner est aussi parfois jugée trop longue. On les accuse encore de récupérer du bois pour des échalas dans les vignes dont ils ont la charge. On retiendra seulement qu’on exige d’eux une journée de travail la plus longue et la plus complète possible et surtout l’exclusivité de leur force de travail : on en fait donc bien des salariés, qu’on tente d’empêcher de travailler pour eux-mêmes. L’apparition du vigneron concorde bien avec l’introduction du salariat dans l’exploitation des vignes périurbaines. L’intention des rédacteurs est clairement d’incorporer les vignerons aux métiers règlementés de la ville puisque, élément révélateur, la chancellerie d’Hugues de Châtillon à l’origine du statut de Blois, dans son empressement à copier ceux d’Orléans, a non seulement laissé tel quel le texte orléanais se référant à des « ouvriers », mais n’a pas écarté les mentions concernant le temps de travail des tisserands, des foulons et autres artisans. Dans le texte d’Orléans, aujourd’hui perdu, le vigneron est donc intégré à une règlementation plus générale des métiers urbains.
La question du temps de travail se retrouve dans plusieurs conflits qui apparaissent dans des villes au cours des xive et xve siècles : c’est de toute évidence un problème qui devient récurrent dans les relations entre citadins possesseurs de vignes et vignerons.
Ainsi, en 1393, survient à Auxerre un conflit dont Alessandro Stella a édité différentes pièces28, notamment un mémoire contradictoire sur le sujet et un mémoire envoyé par les propriétaires de vignes au Parlement de Paris. Ces textes sont très riches, et leur analyse entière dépasserait le cadre de cet article. Concernant notre sujet, deux points doivent attirer notre attention.
Tout d’abord, on retrouve l’exigence, faite par les propriétaires de vignes, d’une journée de travail complète. Manifestement, comme à Blois et Orléans, on refuse que la force de travail du vigneron serve à autre chose que ce pour quoi on le paie. La journée de travail doit commencer dans les vignes au lever du soleil et le vigneron ne doit pas rentrer chez lui avant le coucher du soleil.
Ensuite, dans ce mémoire, on trouve explicitée l’origine du grignotage du temps de travail par les vignerons, une raison qui nous les montre comme des personnages urbains. Ce conflit découle d’un aménagement exceptionnel accordé en temps de guerre. En effet, alors que la guerre menace ou touche la région, la ville d’Auxerre prend la décision de fermer plus tôt les portes de la cité. De fait, la journée du vigneron est plus courte s’il veut pouvoir rentrer chez lui avant la fermeture des portes. On apprend ainsi au passage que la très grande majorité des vignerons habitent Auxerre intra-muros, que ce sont donc des citadins et non ce qu’on pourrait appeler des paysans, même s’ils font un travail agricole. Le conflit, lui, naît en temps de paix puisque les vignerons refusent de reprendre les horaires d’avant, ayant trouvé l’opportunité de s’accorder du temps supplémentaire pour vaquer à leurs affaires personnelles.
Quand les vignerons s’organisent
Au cours du xive siècle, on règlemente le temps de travail, mais les vignerons ne semblent toutefois pas vraiment s’organiser, même si le conflit d’Auxerre laisse supposer une entente. Il faut attendre la seconde moitié du xve siècle pour apercevoir dans la documentation des vignerons rassemblés en métiers règlementés, ou tout du moins en confréries professionnelles. Ce phénomène ne se généralise cependant pas à toutes les villes ni à toutes les provinces du royaume. Ce sont les vignerons parisiens qui semblent lancer cette nouvelle pratique institutionnelle qui vient achever juridiquement un processus de reconnaissance professionnelle très lent. Le 24 juin 1467, à la demande des « maistres de la confrarie, ensemble de la communaulté des vignerons de nostre ville et cité de Paris », une ordonnance royale rend public le règlement organisant en un corps constitué les professionnels auxquels les Parisiens confient l’entretien et l’exploitation de leurs clos de vignes périurbains29. L’objectif est précisément d’offrir la garantie d’un travail de qualité. Quatre jurés, élus et enregistrés au Châtelet, ont désormais la charge de visiter les vignes de la capitale et des terroirs alentour afin d’identifier « les faultes et malfaçons qu’ilz trouveront avoir esté faictes en icelles » et de les sanctionner par des amendes. Cette confrérie est certainement placée dès l’origine sous la protection de saint Vincent, même si ce vocable n’apparaît que dans la confirmation des statuts par Charles VIII en 1488. Ce dernier acte précise en outre qu’elle est installée dans l’église Saint-Merry de Paris. Sans doute par mimétisme, le maire et les échevins d’Amiens, en Picardie, emboîtent le pas de leurs homologues parisiens à peine six mois après. En effet, le 4 janvier 1468, ils accordent aux vignerons amiénois un statut, suite à une requête des « maistres et compagnons du mestier des labouriers sur le fait des vingnes »30. Si leur initiative est certainement inspirée par celle de Paris, ils ne se contentent pas de recopier les articles parisiens comme on peut le voir pour certains métiers. Au contraire, les statuts picards s’avèrent bien plus précis qu’à Paris et laissent entrevoir une hiérarchie en lien avec le degré de technicité attendue par les propriétaires urbains de vignes. Ainsi, pour travailler seulement à la journée et à la tâche, les vignerons doivent payer au métier une somme annuelle dont le versement confirme leur appartenance à la communauté professionnelle. Par contre, les statuts sont très exigeants dans le cas où un vigneron désire s’occuper à l’année des vignes d’un bourgeois. Pour pouvoir accepter un tel engagement, il doit au préalable accomplir un chef-d’œuvre afin d’être reçu comme maître du métier31. En outre, le texte fixe également un calendrier des différentes opérations effectuées dans les vignes au cours de l’année. Un des points les plus intéressants des statuts d’Amiens est la justification même de la rédaction de ce règlement qui confirme bien l’hypothèse liant la reconnaissance des vignerons à un besoin de service. Le texte insiste en effet sur le fait que le peuple d’Amiens ne doit pas être « fraudé ni déçu des ouvrages et labourages que l’on fera dans les dites vignes », qu’il faut lutter contre toutes sortes de « fraudes, inconvénients et dommages ». Il mentionne aussi l’arrivée d’une main-d’œuvre des campagnes plus lointaines « qui venait ouvrer en ladite ville et banlieue, qui ne savait pas ouvrer, s’efforçaient d’entreprendre et de faire plusieurs labeurs dans les vignes qu’ils ne savaient pas faire ». Ceci explique le recours à la surveillance de ce métier règlementé et hiérarchisé, et à l’exigence même d’un chef-d’œuvre pour prétendre s’occuper d’une vigne toute l’année.
Finalement, ce sont bien les sources urbaines qui documentent le mieux le vigneron médiéval et son émergence en tant que groupe socio-professionnel. En cela, elles en font un spécialiste que l’on peut opposer à un monde rural davantage marqué par la pluriactivité. Cette spécialisation à partir des xiiie-xive siècles n’est pas le propre des vignerons : elle touche la plupart des activités des villes occidentales32. Elle va de pair avec une exigence et une surveillance accrues de la qualité des productions, une qualité qui finit par faire la réputation de certaines agglomérations. Cette exigence, d’abord sur la production artisanale, s’étend progressivement aux vignerons, comme par mimétisme au sein d’une société en transformation. Les changements économiques ont induit une démocratisation de la possession de vignes, réservée un temps à l’élite (religieuse, nobiliaire et bourgeoise) pour s’étendre à une grande partie des couches sociales, notamment aux artisans. Ces propriétaires n’ont ni le temps, ni le savoir-faire pour s’occuper d’une vigne et la faire fructifier. Ils investissent seulement leurs économies dans un clos, pour en recevoir un revenu ou pour en consommer le vin. Ces classes possédantes ont besoin d’une main-d’œuvre non seulement qualifiée mais bien identifiée pour entretenir leurs vignes jusqu’aux vendanges. L’organisation progressive des vignerons, leur surveillance également, répond à cette demande, faisant bien de ces derniers des personnages urbains ou périurbains.
Les sources ont toutefois leurs limites : il est le plus souvent impossible de définir précisément ce que recoupe concrètement la désignation de « vigneron ». S’il est certain que son activité est liée à la vigne, celle-ci englobe-t-elle aussi la production de vin en ville ou d’autres métiers interviennent-ils dans ce processus ? Autrement dit, la ville induit-elle une spécialisation supplémentaire après l’émergence de celle des vignerons ? Il n’est pas certain que le laconisme de la documentation nous permette de répondre à cette question, mais l’historien doit garder à l’esprit la fragilité de sa définition du vigneron dans un contexte social en évolution.