En 1803, le ministre de l’Intérieur, Jean-Antoine Chaptal, chargea Michel-Christophe Hervy, directeur de la pépinière du Luxembourg, de constituer une collection de toutes les « espèces de vignes » cultivées en France. Cette collection s’inscrit dans le mouvement destiné à améliorer la qualité des produits de la vigne dont la connaissance passe par la solution des synonymies et l’établissement d’une nomenclature. Chaptal eut deux prédécesseurs : François Rozier et Nicolas Dupré de Saint-Maur. En effet en 1774, l’abbé François Rozier, accompagné par le contrôleur général Augustin-Henri Cochin, fut le premier à vouloir « rassembler et cultiver toutes [les espèces] afin de les comparer ensuite les unes aux autres et reconnoitre celles qui quoi que différemment denommées dans les différentes provinces sont néantmoins les mêmes » (Galinié, Dalloz, Galinié-Yerre 2023). Cette démarche n’a pas abouti, et il reste très peu de traces des réponses à la demande qu’il envoya dans le Royaume1. À son tour, de 1782 à 1784, l’intendant de Guyenne Nicolas Dupré de Saint-Maur engagea une entreprise du même type. Il demanda à ses collègues intendants de réunir l’ensemble des espèces de vignes cultivées et de lui en envoyer des échantillons (boutures ou crossettes) ainsi que des notices ou mémoires explicatifs au sujet de leur culture et des vins que l’on en obtient. À réception à Bordeaux, ces plants furent inventoriés et pour certains plantés dans une collection éphémère. Contrairement à la demande de Rozier-Cochin, celle de Dupré de Saint-Maur retint l’attention d’un grand nombre d’intendants2.
Ainsi la demande de Chaptal de 1803 s’inscrit dans un mouvement dans lequel la nomenclature tient une place de choix, ce qui n’a rien d’original à cette époque (Sélosse 2015). Selon André Jullien (Jullien 1816), la France au début du xixe siècle compte 78 départements viticoles3. Sur ces 78 départements viticoles, 76 services d’Archives départementales ont été visités (Figure 1) et ont permis de retrouver 23 dossiers d’envois à Paris conservés aujourd’hui dans 24 départements4. Ces dossiers sont plus ou moins riches en fonction de leur état de conservation et comprennent des informations variées selon les départements (Figure 2). Dans le cadre du programme régional CepAtlas (2020-2022)5, les fonds des services expéditeurs ont donc été explorés, mais pas ceux du ministère qui commandite ces expéditions. Le contexte sanitaire de la crise du Covid en 2020 et 2021 a en effet empêché l’exploration des fonds conservés aux Archives Nationales.
Le ministre envoya à chaque préfet deux circulaires successives (en janvier, puis septembre 1803) pour leur demander « quelques plants tant en crossettes qu’en simples boutures de chacune des espèces de vignes dont la culture est suivie sur les sols de [leur] département ». Ces courriers furent repris par son successeur, Champagny, qui, le 16 novembre 1804, renouvela la demande aux préfets qui n’avaient pas répondu et leur expliqua à nouveau la volonté « de fixer la synonimie des différentes espèces de vignes et de réunir toutes les variétés connues dans un même local ».
La carte de localisation des envois de plants réalisée dans le cadre du programme CepAtlas par Amandine Ebner6, (Figure 3) fait apparaître les disparités de qualité de l’information conservée selon les départements. Cette carte met en lumière les réponses de plusieurs vignobles dans leur acception actuelle7 : la Champagne (Aube et Marne), le Jura, la Savoie (département du Mont-Blanc, cf. note 3), partiellement le Beaujolais (Rhône) et le Rhône septentrional (Ardèche), le Rhône méridional (Ardèche, Drôme, partie orientale du Gard), le Languedoc (Aveyron, Hérault, partie occidentale du Gard, Aude), une grande partie du Sud-Ouest (Tarn, Landes, Gironde, Dordogne), le Centre-Ouest (Charente, Haute-Vienne, Vienne, Corrèze), et une partie occidentale du vignoble ligérien (Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Mayenne, Loir-et-Cher). En découle l’absence totale du vignoble méditerranéen, de l’Alsace, de la Lorraine, de la Bourgogne, de l’Île-de-France, de l’Auvergne, et des données très lacunaires pour le Val-de-Loire et le Sud-Ouest.
La documentation conservée dans les 24 départements (Figure 2) procure un total d’environ 2 400 occurrences de noms de plants disséminés dans le pays. Selon les départements, la précision des mémoires est très variable : les dossiers peuvent comprendre de simples listes, comme en Gironde8 ; des listes avec des commentaires sur la qualité du vin et la façon de cultiver la vigne, comme pour l’Hérault9 ; ou encore des communications savantes comme le mémoire du Maine-et-Loire10 rédigé par Gabriel Éléonore Merlet de la Boulaye, botaniste angevin, fondateur de la première société botanique de l’Anjou et président du jardin des plantes d’Angers. Il fournit une liste détaillée de 15 « variétés de vignes dont la culture est suivie dans ce département ». Ce document est exceptionnel car il donne la primeur aux plants blancs et souligne la prépondérance du franc-pineau ou pineau blanc (le chenin), et donne peu d’importance aux plants rouges (Galinié, Leturcq, Yerre 2019).
Ces informations inédites sont à mettre en regard du « Catalogue méthodique de tous les arbres, arbustes et fruitiers et des vignes formant la collection de l’école impériale établie près le Luxembourg… » que Michel-Christophe Hervy fit paraître en 1809. Pour ce qui concerne les vignes, le catalogue comporte 586 entrées, dont certaines provenant d’Italie (36) et 16 sans mention de provenance. Outre ceux-ci, les entrées concernent les plants introduits de 57 départements (Figure 4). Les provenances sont donc beaucoup plus nombreuses que les 24 envois départementaux retrouvés, mais les occurrences bien moindres, et divergent beaucoup. Une comparaison des listes des envois et de la publication de 1809 n’a pas permis d’établir de lien direct entre elles11. Des noms communs se retrouvent entre les envois (1803 et 1807) et la collection de 1809, qui correspondent à diverses listes des envois initiaux, ainsi que de nouveaux noms qui n’apparaissent pas dans les envois. Par exemple le Maine-et-Loire envoie un unique mémoire qui comprend 11 plants principaux : franc-pineau, pineau-verd, blanc-tendrier, fiez, gouas, ransard, écouant, verdelho, noir, verronet, rouget et trois plants secondaires : caux, pineau et plant de bourgogne12. Dans le catalogue de Hervy se trouve un total de six noms distincts : brune, lignage, arbois, auvernat, gamet blanc et melier noir. Il n’y a donc aucun nom commun avec l’envoi de 1804. De la Mayenne est envoyé en 1805 un mémoire relatant la présence de cinq plants de vignes, uniquement à Saint-Denis d’Anjou : le pinet blanc, le gouais, le doucin, le piesain noir et le bordelais13. En 1809, la liste départementale reconstituée ne reprend que le bordelais et le pied sain, mais ajoute le croc. Ces deux exemples sont représentatifs de l’ensemble des disparités entre les documents d’origine et la liste publiée en 1809 qui est une publication provisoire diffusée par Hervy pour obtenir des contributions14. Une différence très importante est aussi constatée entre le nombre de plants envoyés, 3 280, et la liste de 1809 qui en comporte pour les mêmes départements 248. Enfin, il faut noter que certains départements qui ont envoyé des plants entre 1803 et 1807 sont absents de la liste de 1809 : l’Aveyron, la Corrèze, le Mont-Blanc et la Haute-Vienne.
Il est fort possible que des plants aient été égarés ou mal étiquetés ou qu’ils n’aient pas survécu au transport, à la replantation… D’autre part, l’édition du catalogue de 1809 permet de constater l’apparition de noms qui ne sont pas dans les listes des envois retrouvées dans les archives départementales. Il existe peut-être d’autres envois, postérieurs, dont les départements n’ont pas gardé trace.
En ce qui concerne les envois, la qualité et la richesse de la documentation varient selon les départements : certains préfets se sont contentés de tableaux partiels des noms des plants de vignes et de leurs qualités, d’autres ont envoyé un mémoire, et la plupart ont transmis les réponses des arrondissements, des cantons, voire des communes. Dans ces derniers cas, de nombreuses listes, souvent accompagnées de mémoires explicatifs, furent remises au préfet puis envoyées à Paris, documents parfois accompagnés d’une liste départementale récapitulative. D’après les documents des différents dépôts d’archives, la Gironde a transmis un cahier intitulé « Nom des différentes variétés de vignes qui produisent les vins les plus renommés de département de la Gironde » et qui contenait uniquement des listes sans commentaire pour les différents vignobles : Médoc, vin rouge ; Pessac, vin rouge ; Côte et palu : vin rouge ; Langon vin blanc. La seule indication supplémentaire est la liste des premiers, deuxièmes et troisièmes crus pour chacun des vignobles. Aucun courrier d’accompagnement n’a été retrouvé15. En Charente, un document intitulé « Nomenclature des especes de vignes dont la culture est suivie sur le sol du 5e arrondissement du département de la charente notament aux environs de cognac » a été conservé16. Il s’agit d’un tableau de quatre colonnes : « numéros correspondants à ceux du paquet de crossettes – noms des espèces en botanique – noms sous lesquels ces espèces sont vulgairement connues – observations ». Cette dernière colonne inclut des informations sur la phénologie, les qualités du raisin et sa présence dans le vignoble. Ce tableau permet d’observer les tentatives locales de rapprochements des noms vernaculaires et plus généraux. En l’occurrence il est difficile de différencier les deux colonnes car les noms vernaculaires et les noms généraux sont inscrits indifféremment dans la colonne « botanique » ou dans la colonne « espèces vulgairement connues ». En tout état de cause, ce tableau comporte beaucoup d’erreurs, mais a néanmoins le mérite de montrer la volonté de son auteur anonyme de participer à l’entreprise mise en œuvre par Chaptal. D’autres départements, tels la Loire-Inférieure17 ou la Mayenne18, ont produit des mémoires qui donnent en sus des informations sur la manière de cultiver la vigne. Enfin, dans la plupart des départements, les préfets ont fait appel aux représentants locaux pour répondre au ministre. En Ardèche, par exemple, le juge de paix du canton de Vallon adressa un courrier au préfet du département afin de lui « faire passer les plans tant en crossètes qu’en simples boutures de chacune des espèces de vignes dont la culture est suivie sur le sol de [s] on canton »19. Dans ces départements, les dossiers comprennent des courriers qui accompagnent les listes des diverses espèces cultivées, parfois brutes ou complétées par des commentaires sur le plant, sa culture, le vin qui est produit…, ainsi que des échanges entre les différents intervenants (locaux, préfectoraux et nationaux) pour demander des renvois de plants ou pour des raisons pécuniaires. Le dossier de l’Aveyron20 présente des observations sur la langue ; le tableau de l’arrondissement de Villefranche est constitué de trois colonnes : la première comporte des numéros « correspondant a celui de l’etiquette », la deuxième le « nom qu’on donne au plant dans l’idiome patois » et la troisième les « Observations ». Dans cette dernière est inscrit : « on a été forcé d’employer les dénominations patoises parce que nos vignerons ne sçavent point le français & qu’on n’a pas de cultivateurs instruits qui connaissent les dénominations françaises. Il est vraissemblable que l’envoi ne contient pas soixante douze espèces, quoiqu’il y ait soixante douze nos. Le tableau, comme la langue, varie d’un canton à l’autre on doit présumer que les mêmes espèces portent differents noms en differents cantons. […] » . C’est exactement là l’entreprise de Chaptal, ce que Victor Pulliat nommait « débrouiller le chaos de l’immense nomenclature des cépages » (Pulliat 1888) : faire le tri dans les différentes façons de nommer très locales et les regrouper quand elles correspondent à une seule espèce et plus tard à un seul cépage, pour fixer un seul nom destiné à être utilisé dans tout l’Empire.
Comme celles qui l’ont précédée, la collection de Chaptal était inscrite dans un projet d’ordre économique, l’amélioration de la qualité du vin, dont la réalisation nécessitait une meilleure connaissance des variétés de la vigne cultivée. Louis Bosc d’Antic se chargea de ce dernier aspect et fit progresser la science de son temps. À partir de 1806, il assura la responsabilité scientifique de la collection des « variétés de Vignes cultivées dans les Pépinières du Luxembourg » ainsi que l’indique le titre de son article de 1807 (Bosc 1807). Dans cette publication, qu’il a reprise, corrigée, enrichie à plusieurs reprises, il expose la méthode de travail en trois temps mise en œuvre dans des « cahiers ». Les trois cahiers présentés en 1807 résument cette méthode.
Le cahier 1, dit des synonymies, « a pour objet d’inscrire, par ordre alphabétique et au moyen d’une description très-courte, les variétés qui me passent sous les yeux, et d’ajouter à la suite de cette description les différens noms que porte chacune de ces variétés, à mesure que j’en constate l’identité avec le pied d’abord observé. »
Le cahier 2, dit des descriptions absolues, « est le fond de mon travail ; mais combien il y aura encore d’augmentations, de corrections à y faire, avant que je puisse le livrer au public ! Ce n’est qu’à force de voir et revoir les mêmes objets, de les comparer à des époques et dans des circonstances différentes, que je pourrai en tirer des conclusions positives ; aussi ne serai-je pas pressé de publier mes résultats particuliers et généraux. »
Le cahier 3 « est un tableau synoptique des variétés déjà fixées et insérées aux cahiers précédents. Il ne contient que des noms : son objet, en ce moment, est de faciliter mes recherches ; et lorsqu’il sera complet, il remplira la même destination entre les mains de ceux qui voudront étudier les vignes de leur canton. Toutes les variétés s’y trouvent sous les noms qu’elles portent dans le second tableau mais rangées dans un ordre systématique. »
Le Museum National d’Histoire Naturelle (MNHN) contient dans ses archives un manuscrit inédit constitué de trois états non datés de ce Tableau synoptique (MNHN — Ms 110-1 ; Ms 110-2 et Ms 110-1) qui dresse un état des connaissances entre 1807 et 182721. Parallèlement à ces travaux, il fut décidé d’entreprendre une série d’aquarelles dont une centaine a été récemment retrouvée et publiées dans un ouvrage collectif d’une grande richesse au sujet de la collection du Luxembourg et de l’identification de variétés (Collectif 2021)22.
La création de la collection du Luxembourg fut donc le troisième projet dont l’objectif de fixation de la nomenclature ne fut pas atteint. À l’inverse des précédentes, elle forme plus qu’une avancée documentaire grâce aux travaux de Bosc. Cette collection fut abandonnée en 1829 puis reprise par Jules-Alexandre Hardy, jardinier en chef du Luxembourg, à la demande du Duc de Cazes, Grand Référendaire, en 1841. Hardy écrivit alors à la Société d’Agriculture à laquelle il présentait son projet : « aucun soin n’avait été négligé pour établir dans la classification des cépages l’ordre méthodique, si difficile et pourtant si indispensable en pareille matière ; mais ces travaux devaient être perdus comme les premiers […] ». Les demandes d’envois d’échantillons de plants de vignes depuis les départements vers la pépinière reprirent et un nouveau Catalogue de l’école des vignes de la pépinière du Luxembourg fut édité le 1er février 1848.
Les travaux visant à fixer la nomenclature de la vigne continuèrent tout au long du xixe siècle, notamment avec les travaux d’Alexandre-Pierre Odart (Odart 1845) et de Pulliat (Mas et Pulliat 1874-1877, Pulliat 1888), et ce n’est qu’au début du siècle suivant que celle-ci fut presque définitivement stabilisée avec la publication des sept tomes de « l’Ampélographie — Traité général de viticulture » de Pierre Viala et Victor Vermorel.