Introduction
Les plantes sont les premières à souffrir des pollutions atmosphériques1. La pénétration de polluants peut provoquer des dégâts sur la plante elle-même, qu’ils soient visibles ou non, et induire aussi une contamination des chaînes alimentaires de l’homme et des animaux via les plantes qu’ils consomment2. La vigne est d’ailleurs particulièrement sensible à certains types de pollutions comme celles produites par les fours à chaux. La fonction d’un four à chaux est de calciner les pierres calcaires afin de produire de la chaux3. Celle-ci connaît une forte augmentation de sa consommation au xixe siècle, elle est surtout utilisée dans l’agriculture comme engrais et dans la construction comme mortier. Les fours à chaux, qui se multiplient au xixe siècle, émettent des poussières, des fumées noires, des gaz (acide carbonique et acide sulfureux) qui nuisent à la qualité de la vigne.
Les historiens ont davantage analysé les effets des fumées industrielles dans le cadre urbain. Les conflits, les débats, les représentations et les imaginaires culturels que les fumées urbaines suscitent ont fait l’objet de nombreux travaux à l’échelle française (Massard-Guilbaud 2010), anglaise (Mosley 2008, Mathis 2021) et mondiale (Jarrige et Le Roux 2017). Actuellement, les études des pollutions dans les espaces ruraux manquent encore. C’est pourtant dans ces territoires consacrés à l’agriculture que les conflits sont les plus forts (Mainieri 2021, p. 24-39). Comme le signale Xavier Daumalin, l’intégration des analyses des pollutions dans les milieux ruraux permettrait « de mieux percevoir toutes les nuances et toute la richesse des processus de régulation de la pollution industrielle au xixe siècle » (Daumalin 2013). Peu d’études portent donc sur les pollutions dans les espaces agricoles et encore moins dans les vignobles, à part un récent article sur l’entrée progressive des machines à vapeur à Dijon et en Côte-d’Or dans les vignes (Jarrige 2018). L’historiographie environnementale francophone récente s’est cependant intéressée aux pollutions des fabriques chimiques sur les végétaux. Julien Maréchal a étudié une émeute autour des usines chimiques belges qui altérèrent les récoltes des paysans (Maréchal 2016). Jean-Baptiste Fressoz a, quant à lui, montré comment, au xviiie siècle, les rythmes de la production artisanale étaient davantage soumis à ceux des saisons en raison des ordonnances qui interdisaient par exemple aux soudiers de brûler du varech4 lors de la fructification et des récoltes (Fressoz 2012, p. 132-136 et 156-162). Enfin, par son étude sur les gaz des soudières marseillaises et leurs effets destructeurs sur les oliviers, les amandiers ou les champs, Xavier Daumalin a insisté sur une méthode de régulation environnementale propre à ce type d’industrie (Daumalin 2006) : il s’agit de l’éloignement voire de l’exil de ces fabriques sur des îles désertes – comme sur celle de Porquerolles5.
Pour les fours à chaux dans les vignobles, le processus de régulation environnementale est différent : on privilégie l’interruption de la production des fours de la floraison de la vigne jusqu’à la fin des vendanges. Cet article repose sur l’analyse d’un conflit environnemental et sur ce modèle de régulation autour des fumées des fours à chaux à proximité de vignobles situés autour de Beaune. Notre affaire débute en 1842 lors de l’installation de deux fours à chaux par Devevey, Vernier et Besse, en vue de fournir de la chaux pour les travaux de construction du chemin de fer. La demande d’installation des fours, situés dans la champagne de Savigny, à seulement 400 m des vignes6, ne provoque d’abord aucune opposition. Le conflit débute réellement en 1844 lorsque les chaufourniers décident d’étendre leur industrie. Il prend fin en 1880, après de vifs conflits et débats entre vignerons, négociants en vins, autorités et chaufourniers. Comment l’interruption des fours à chaux, pratique remontant au xviiie siècle, est-elle réinvestie et repensée au xixe siècle pour réguler les contestations environnementales dans les vignobles ? L’affaire commence au xixe siècle par un débat sur l’efficacité de l’arrêt des fours à chaux de la floraison de la vigne jusqu’à la fin des vendanges. Puis, à partir du milieu du xixe siècle, les contestations sont si vives que l’imposition d’un chômage des fours apparaît comme indispensable pour inhiber la contestation et préserver les vignes. Il faudra attendre les années 1870 et 1880 pour que l’arrêt des fumées fasse consensus dans les vignobles.
« La fumée épaisse des fourneaux » : à l’origine d’un débat dans les vignobles (1841-1853)
Des vignerons en « guerre » contre les fumées
En 1844, les chaufourniers, François Devevey et Adolphe Vernier, demandent l’autorisation d’installer deux nouveaux fours à chaux car les travaux du chemin de fer de Dijon à Chalon exigent une plus grande consommation de chaux. Ils seront situés au même endroit que les deux autres autorisés en 1842, au lieu-dit Champagne de Savigny, à proximité du faubourg Saint-Nicolas. L’enquête de commodo et incommodo fait mention de 18 oppositions à ce projet. La centaine de vignerons tout comme les tonneliers, les cabaretiers et négociants en vins, ou encore les nombreux ouvriers, maçons et journaliers habitant la commune ne se mobilisent pas contre les fours à chaux. On retrouve surtout les signatures de grands négociants en vins situés intra-muros : les propriétaires de grandes maisons de négoce telles Bouchard Père & Fils et Champy, apparues au xviiie siècle (Darcy 2009), apposent leurs signatures pour manifester leur opposition à l’extension de ces fours à chaux. Un autre négociant, nommé Blaize Nicolle Maire, proteste aussi car il possède des vignes de premières cuvées aux Clos du Roi, au Clos de l’Écu et au Clos Blanches Fleurs (Figure 1) ; selon lui, les fourneaux sont préjudiciables aux vignes du finage de Beaune par « la fumée très épaisse, d’une odeur infecte que produit la combustion du charbon de terre et qui altère infailliblement la qualité des vins de la côte7 ».
L’altération des vignes ou du goût du vin par les fumées de tels fours est une crainte ancienne, majeure et récurrente dans les régions viticoles. Dès le xviiie siècle, pour éviter ce type de fléau, les vignerons demandaient aux autorités de suspendre le fonctionnement des fours à chaux de la floraison de la vigne jusqu’à la maturité du raisin car c’est durant ce laps de temps que les ravages produits par les fumées étaient les plus forts (Chaptal, Rozier, Parmentier et Dussieux 1801, p. 340-341). Cette dégradation est évoquée par Jean-Antoine Chaptal qui explique, en 1801, qu’il suffit qu’une vigne soit exposée à la fumée d’un fourneau à chaux pour qu’elle s’en imprègne, et transmette au vin un goût détestable. Le chimiste explique que c’est vers l’époque de maturation du raisin, quand l’enveloppe de ses baies et que toutes les parties de la plante sont parvenues au plus haut degré de leur dilatation, que « les substances fuligineuses s’implantent […] dans la pellicule des grains et dans le tissu cellulaire des rafles8 ». Le sarment de la vigne lui-même serait doté d’une telle aspiration qu’il attire, pompe et assimile toutes les substances suspendues dans l’air. À Beaune, la crainte de la détérioration des vignes était d’ailleurs si forte qu’au xviiie siècle les vignerons s’imposaient l’obligation absolue de ne brûler ni feuille, ni paille, ni chènevotte (la partie ligneuse du chanvre) durant les 15 jours qui précédaient les vendanges afin que la fumée ne donne aucun mauvais goût à leur produit9.
Face aux discours des puissants négociants en vin, les chaufourniers se défendent : ils demandent aux autorités de faire « justice [aux] oppositions non motivées » et de s’opposer « à cette guerre que quelques-uns de nos concitoyens livrent, sans réflexion, à toute entreprise qui tend à accroître les ressources d’un pays10 ». Ils insistent sur « l’intérêt majeur » que ces fours à chaux constituent pour la construction du chemin de fer.
Un vin au « goût de fumée »
De leur côté, les plaignants expliquent que les récoltes de nombreux clos sont déjà affectées par les deux fours en fonctionnement, comme le clos de Commaraine à Pommard, celui Pardon à Volnay, ou encore le clos Chameroy, à seulement 700 m des fours. Tous les vins produits dans ces clos très réputés ont un « goût de fumée11 ». Les témoignages sont unanimes : les fumées de charbon imprègnent les raisins et donnent au vin, après le processus de vinification, un goût « détestable » ou « désagréable ». Le vin a un goût de « fumée », de « chaux », de « plâtre ». Parfois, comme le signalent les vignerons de Romanèche en Saône-et-Loire, le vin peut même avoir le goût de « pierre à fusil » après avoir subi l’influence des fumées d’une machine à vapeur12.
À Beaune, les plaignants parlent surtout de « goût de fumée ». Si les vins s’écoulaient assez facilement avant l’installation des deux fours à chaux en 1841, ils ont désormais « un goût de fumée tellement prononcé qu’ils ne sont point potables », et, par conséquent, selon certains les « dernières récoltes sont entièrement perdues13 ». Pour les propriétaires de vignes, les préjudices financiers ne peuvent que s’accentuer si l’on ajoute encore deux autres fours. Les vins altérés et invendables finissent parfois par être achetés par les chaufourniers eux-mêmes afin d’indemniser le vigneron lésé. Par cet arrangement de gré à gré, l’industriel inhibe le mécontentement du vigneron. Ce vin est le plus souvent destiné à la consommation des ouvriers chaufourniers ou à celle « des gens de maison » (Aubergier et Lecoq 1843, p. 340). D’autres fois, le vin est tellement gâté par les fumées qu’il est vendu comme vinaigre : ce fut le cas au début du xixe siècle lorsqu’un four à chaux fut établi à proximité du climat de vignes des Creusots près de la porte Saint-Pierre à Dijon14. Le sieur Bœuf, vinaigrier dans cette ville, déclara même que ce vinaigre avait conservé un goût de fumée de charbon de terre. Enfin, la compensation des dommages environnementaux peut aussi passer par une autre tactique d’indemnisation (Le Roux 2011, p. 481) : l’acquisition des vignes par les chaufourniers, comme l’attestent à la fin des années 1830 les vignerons du bourg de Cournon, à 8 km de Clermont-Ferrand (Aubergier et Lecoq 1843, p. 340).
Si les pertes économiques sont considérables, les propriétaires des vignobles redoutent également pour la réputation de leur vin, pour « la richesse du pays » (Lachiver 1988, p. 366-374). En effet, si la fumée n’altère pas directement le goût du vin, l’établissement d’un four à chaux dans une localité organisée autour de la culture de la vigne confère un discrédit à l’image des produits de cette localité ; il reste donc nuisible aux producteurs qui l’entourent (Aubergier et Lecoq 1843, p. 342 et Glenard et Rougier 1860, p. 353). Afin d’éviter la dépréciation du vignoble et de finir devant les tribunaux, les vignerons, appuyés par le conseil municipal de Beaune, jugent qu’il est indispensable d’interrompre le fonctionnement des fours.
Un « préjugé » des vignerons
Cette pratique de régulation est d’ailleurs légitimée par l’étude d’Aubergier et Lecoq qui cherche à savoir si la « coutume » – consistant à n’allumer les fours qu’à la fin des vendanges, et de les éteindre lorsque les raisins commencent à fleurir – était « un de ces préjugés » des campagnes (Aubergier et Lecoq 1843, p. 333). En 1843, le résultat de leur étude est clair : la fumée est nuisible aux vignes car elle dépose sur le raisin des matières étrangères capables de se dissoudre dans l’alcool du vin lors de la fermentation15. Pour éviter que le vin ait une « saveur détestable », les experts invitent à « l’extinction des fours depuis le 1er mai jusqu’au 20 octobre » (Aubergier et Lecoq 1843, p. 341).
Aussi, en 1845, face à la demande de nouvelles installations à Beaune, les opposants et le conseil municipal veulent suivre cette expertise : il faut imposer le « chômage » des fours durant les deux mois précédant la récolte des raisins16. Le conseil d’hygiène de Beaune s’y oppose et charge une nouvelle commission afin d’enquêter sur cette affaire. Celle-ci n’observe aucune détérioration : tous les fruits des groseilliers, des framboisiers et des fraisiers situés dans l’enceinte de l’entreprise ont été goûtés : ils n’ont pas de goût particulier. Pareil pour le vin du sieur Charbonnier, propriétaire de la vigne la plus rapprochée des fours17. Pour la commission, le chômage est inutile, il est un « préjugé » des vignerons, « gens fort peu éclairés18 ». Trois arguments viennent appuyer leur constat. D’abord, la performance technique des « appareils […] diminue de beaucoup la fumée19 ». Ensuite, les experts expliquent que la « tolérance » (Corbin 2016, p. 196-201) est plus forte dans les « cités manufacturières [où] les machines fonctionnent au milieu des habitations », cela prouve que les « intérêts privés ne sont lésés en rien et que les avantages […] l’emportent sur les incommodités20 ». En réalité, la tolérance est plus forte dans les centres industriels, à l’instar du Creusot où la vie est structurée par l’industrie, la pollution impacte d’abord les ouvriers et une population locale intégrés dans un système paternaliste, dans une culture et une économie charbonnière (Mainieri 2022). Enfin, vient l’ultime argument : l’atmosphère ne serait pas « le véhicule » d’une quelconque influence sur un végétal, l’altération s’opère seulement sous l’influence « d’agents inhérents au sol21 ». Ce discours fait écho au premier hygiénisme révélant les dangers de la terre (Corbin 2016, p. 35-42).
Ainsi, l’absence « de preuves matérielles » et les « simples présomptions » citées en faveur du vignoble ne suffisent pas. L’ingénieur signale même au préfet que l’arrêt des quatre fours à chaux durant deux mois conduirait l’administration à établir « des fours spéciaux pour l’exécution des ouvrages aux abords de la ligne où cependant les vignobles sont plus rapprochés » car « tous les devis ont prévu l’emploi de la chaux préparée dans les fours de la champagne de Savigny22 ». En juin 1845, le préfet prend donc sa décision : les quatre fours peuvent fonctionner sans chômage jusqu’à la fin des travaux du chemin de fer.
Une régulation environnementale : l’arrêt des usines (1853-1868)
Une spécificité du vignoble
En 1853, alors que les travaux du chemin de fer sont terminés, les industriels continuent à faire fonctionner leurs fours à chaux. Sommés par l’autorité préfectorale de les mettre à l’arrêt le 16 juin de cette même année, les chaufourniers font une demande à la préfecture afin de poursuivre leur production. Une nouvelle enquête est ouverte. Du 24 avril au 13 mai 1854, les plaignants affluent à la mairie pour déposer leurs objections. La question du chômage des fours à chaux ressurgit avec plus de vigueur23. Le baron Armand François de Gravier est catégorique, deux solutions sont envisageables : soit l’exil des fours à chaux – à au moins un kilomètre et demi –, soit l’arrêt des fourneaux du 20 août à la fin des vendanges24. Pour lui, « les produits de ce précieux vignoble » doivent être impérativement protégés, surtout les vignes les plus proches des fours, celles qui éprouvent le plus l’effet des fumées (Aubergier et Lecoq 1843, p. 341-342). Ils sont d’autant plus à protester que l’arrivée du chemin de fer Paris-Lyon-Marseille depuis 1849 a permis aux négociants en vins beaunois de développer leur activité. Imposer un « chômage » – autrement dit, passer d’une production continue à une production intermittente – pour protéger la vigne devient donc la revendication clé des opposants.
Ce modèle de régulation environnemental ne concerne qu’une plante spécifique : la vigne. Comme le souligne la majeure partie des membres du conseil d’hygiène et de salubrité de Chalon-sur-Saône en Saône-et-Loire en 1855, si les vignes peuvent éprouver une influence dommageable, à l’inverse, « les cultures ordinaires » – comme des cultures de céréales et plantes sarclées – et les prés ne subissent aucune influence fâcheuse25. Le gaz d’acide carbonique qui « traîne sur le sol » se « dissémine promptement » et n’est d’ailleurs pas « nuisible aux végétaux », de la même manière l’acide de carbone et l’acide sulfureux provenant de la combustion de la houille sont en trop faible quantité pour nuire. Ce principe est largement répandu dans toutes les contrées vinicoles (Glenard et Rougier 1860, p. 354). Dans les campagnes du Beaujolais par exemple, le conseil d’hygiène et de salubrité du département du Rhône s’oppose jusqu’en 1854 à l’établissement de fours à chaux permanents au milieu des vignobles.
Cette idée selon laquelle certains types de plantes subiraient davantage les fumées industrielles que d’autres se retrouve aussi en Angleterre et en Belgique. À Manchester, dès le milieu du xixe siècle, dans l’objectif de pallier la dégradation des arbres et la décoloration du feuillage, les types d’arbres et de fleurs sont sélectionnés en fonction de leur capacité à résister à la fumée des usines. Ainsi, certaines espèces comme le frêne, l’aubépine ou le troène sont particulièrement présentes dans cette ville industrielle (Mosley 2008, p. 39). Cette conception selon laquelle certaines plantes, et surtout la vigne, seraient plus vulnérables aux émanations de charbon provoque nonobstant des débats. Certains, comme le préfet de l’Allier, se demandent en 1854 : « pourquoi la fumée de ces fours agirait-elle spécialement sur le raisin et non sur les autres fruits sucrés ou acides ? » (Glenard et Rougier 1860, p. 355).
Quelle durée de chômage des fours à chaux ?
La pratique d’interruption de la production de chaux durant la période des vendanges se retrouve dans de nombreux territoires viticoles au xixe siècle. Elle est d’autant plus systématique dans les années 1850 que l’on constate une multiplication des installations de fours à chaux. De plus, c’est durant cette même période que la fumée des fours à chaux est suspectée d’apporter des maladies aux vignes, notamment l’oïdium. Les vignerons portent une attention toute particulière à l’environnement – ou plutôt selon leur terme à « l’atmosphère » – dans lequel leurs vignes fleurissent. L’air pur de la campagne ne doit pas être vicié par des émanations industrielles nocives (Mainieri 2021, p. 113-114). Or, dans les campagnes, dès le début du xixe siècle, on attribue aux fumées industrielles l’origine de la maladie de la pomme de terre (Lapierre 1852, p. 4). Plus tard encore, en 1855, lorsque l’oïdium fait rage dans les milieux viticoles, les habitants des campagnes expliquent que ce sont les gaz et les fumées des usines, des trains et des bateaux à vapeur qui produisent la maladie. Dans certains hameaux, comme à Saint-Albain en Saône-et-Loire, les vignerons souhaitaient « anéantir » les chemins de fer, les bateaux à vapeur et surtout les usines parce « qu’ils attribuent à la fumée des machines la maladie des pommes de terre, la maladie de la vigne et tous autres fléaux26 ».
Face aux fumées, quelle serait la durée idéale du chômage des fours à chaux ? À Beaune, le conseil municipal l’évalue à huit semaines, tandis que les deux industriels, Devevey et Vernier, à trois semaines maximum27. Pour le maire de Beaune, Albert Guiod, la durée de huit semaines semble idéale. D’une part, il souhaite protéger une « industrie utile au pays » dans « laquelle leur fortune est engagée et qu’il serait injuste d’anéantir », et d’autre part, préserver aussi les « vins de Beaune les plus estimés28 ». Cette durée est d’autant plus légitime qu’elle est équivalente à ce qui se fait dans d’autres contrées viticoles à cette période comme à Saint-Rémy en Saône-et-Loire où la durée d’interruption de deux fours à chaux appartenant à la société des tuileries perfectionnées de Chalon-sur-Saône s’étale de juin à juillet29.
Finalement, pour protéger le vignoble et au nom de l’intérêt général, le préfet suit l’avis du maire de Beaune et autorise les fours à fonctionner le 2 mars 1855 à condition qu’ils n’émettent aucune pollution durant les vendanges et pendant les six semaines qui les précèdent30. C’est au maire de Beaune de se charger d’harmoniser les prérogatives de l’industrie et de la viticulture : chaque année il doit déterminer par un arrêté la durée d’interruption des quatre fours à chaux. Lorsque la municipalité est en retard et que les vignes commencent à fleurir, les propriétaires ne manquent pas de rappeler cette mesure31. Par exemple, en 1861, le chômage s’étale du 30 août – les vendanges débutent le 30 septembre (Gaveau et Labbe 2013, p. 364) – jusqu’à la fin des vendanges afin d’éviter aussi d’incommoder les ouvriers agricoles (annexe II).
La généralisation de l’interruption saisonnière des usines à Beaune
Au xixe siècle, la chaux est souvent mélangée à de l’eau et du sable ou même des cailloux ou du gravier pour être utilisée comme mortier. Il est parfois nécessaire d’utiliser des substances comme la pouzzolane ou l’argile cuite, afin que les chaux, mêmes grasses, puissent durcir dans l’eau et devenir du béton (Hassenfratz 1825, p. 344-345). D’après une annonce publicitaire (annexe III), la chaux des fours de Beaune est utilisée dans les travaux hydrauliques ou comme « bétons en fondations, pavés de magasins, écuries, granges », « enduits » et encore « pierres factices de toute dimension32 ». Ces fours se sont d’ailleurs quelque peu multipliés dans cette ville. À côté des quatre fours à chaux initiaux, propriété du seul sieur Vernier, on voit s’installer trois fours à chaux en 1856 appartenant à Sergant et Flasselier (et soumis au chômage pendant six semaines) et une machine à vapeur en 1859 appartenant au sieur Bouillot.
Ces industries situées au faubourg Saint-Nicolas suscitent de nouvelles plaintes. En 1863, une pétition rassemblant 50 individus vise directement les fours à chaux et la machine à vapeur qui provoquent une « trop grande quantité de fumée33 ». Dénonçant l’aspect pernicieux des fumées, les opposants déplorent que le produit des vignes qui « n’avait qu’un goût de fumée passager, a fini » désormais par « contracter ce goût à un degré fort élevé34 ». La durée de chômage n’apparaît plus suffisante : ils demandent aux autorités que toutes les usines de Beaune cessent leur activité, ou qu’elles chauffent au coke pendant les mois de juin, juillet, août et septembre. La connaissance intime du processus de floraison des plantes est revendiquée ; si les analyses des experts ne sont pas encore concluantes, leur expertise de terrain est quant à elle réelle :
[…] On a tort de croire que ces vapeurs ne peuvent être nuisibles qu’à l’époque où le raisin commence à mûrir. Il doit paraître évident à tous ceux qui connaissent les phénomènes de la fécondation des plantes, que l’odeur âcre qui vient affecter les organes fort délicats de la fleur, doit nécessairement pénétrer avec le pollen fécondant dans l’ovaire qui donne naissance au fruit. Il est possible que l’analyse chimique du vin qui a contracté le goût de fumée ne donne que des résultats peu concluants. Il ne s’agit pas ici de l’introduction d’un corps étranger ; il ne s’agit que d’une odeur qui ne peut laisser aucune trace matérielle, et qui cependant est insupportable au palais et à l’odorat35.
Il est vrai que dans les années 1860 le débat scientifique autour des effets des pollutions sur la vigne n’est toujours pas clos. Le membre du Conseil d’hygiène publique et de salubrité de la Seine, Jean-Baptiste Alphonse Chevallier, travaille sur ce sujet. Après divers articles sur la question, le pharmacien recense de nombreuses affaires où il y eut des plaintes et des menaces de vignerons. De nombreux fours ont été contraints par les autorités préfectorales à un chômage de cinq mois.
En 1863, le préfet de la Côte-d’Or admet que « la mesure de précaution [le chômage des fours pendant les six semaines qui précèdent les vendanges] est insuffisante pour préserver les raisins de l’odeur de fumée36 ». Il impose un arrêt complet de toutes les usines consommant du charbon pendant les mois de juin, juillet, août et septembre au faubourg Saint-Nicolas37. À défaut du chômage strict, les industriels peuvent utiliser du coke à la place de la houille durant ces quatre mois. Le coke est un charbon de terre épuré (débarrassé du soufre, du bitume et des huiles essentielles de la houille). Il émet moins de fumée que la houille. Plus tard, la mesure est étendue jusqu’au faubourg Saint-Jean à la suite de réclamations de quelques propriétaires de vignes38. Une décision qui s’explique par la volonté du préfet de protéger le vignoble de Beaune qui a acquis une renommée internationale encore plus forte depuis le classement en plusieurs cuvées de tous les crus entre Dijon et Santenay. Dans ce classement, qui a été réalisé en vue de l’Exposition universelle de 1862, Beaune concentre des têtes de cuvées.
La fin d’une controverse (1868-1880)
Du phénol dans le vin : l’enquête décisive de Delcominète
À la fin des années 1860, les contestations se poursuivent à Beaune et la question de l’effet des fumées sur les vignes n’est toujours pas résolue – comme en témoigne cette pétition qui rassemble de très nombreuses signatures (une centaine) lorsqu’une nouvelle demande d’installation de four à chaux voit le jour en 1868 (annexe IV). Le nouveau préfet, désemparé, demande l’avis du ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics pour savoir s’il convient d’adopter les mêmes mesures que son prédécesseur. Dans sa lettre, il se demande : « la fumée de la houille exerce-t-elle une influence fâcheuse sur le goût du raisin ? J’avoue que je suis hors d’état de répondre dans un sens ou dans un autre à cette question qui paraît du reste diviser les esprits39 ». Le ministère répond en février 1868 en expliquant, que d’après l’avis du Conseil consultatif des Arts et Manufactures, il convient de renvoyer les plaignants devant les tribunaux ordinaires et de nommer une commission d’experts pour savoir si le vin est vraiment altéré. Les plaintes se poursuivent durant plusieurs années et il faut attendre 1880 pour que le Conseil d’hygiène et de salubrité de Beaune ouvre une enquête de commodo et incommodo et engage une commission pour connaître l’influence des fumées des fours à chaux sur les vignes.
La commission retrace l’histoire de cette question à travers toutes les études menées sur celle-ci. On retrouve les études d’Aubergier, de Lecoq et de Chevallier. Un nouveau scientifique est mentionné : le secrétaire du Conseil d’hygiène de Meurthe-et-Moselle E. Delcominète. En 1879, il est le premier à prouver que les matières goudronneuses qui se déposent sur les raisins sont la cause de l’altération du vin et de son mauvais goût. À l’aide d’un examen organoleptique et chimique, il a prouvé la présence du phénol, produit de la distillation de la houille, dans le vin d’une vigne exposée à la fumée de cinq fours à chaux chauffés à la houille. Il est donc « impossible qu’une vigne située à quelques mètres de foyers dans lesquels on brûle à l’air étouffé de grandes quantités de houille, n’ait pas ses fruits altérés […] par suite du dépôt de matières goudronneuses qui [doit] nécessairement se faire sur les feuilles et sur les raisins » (Delcominète 1879, p. 701). Les vins issus de ces vignes soumises aux fumées sont peu chargés en couleur, ont une saveur très acide et laissent un arrière-goût désagréable (Delcominète 1879, p. 703). Il va à l’encontre de l’analyse du pharmacien Camille Husson qui affirmait en 1876 que la cause de l’altération du vin était liée à la destruction des matières organiques contenues naturellement dans le calcaire. Les conclusions de Delcominète sont considérées comme une référence dans les travaux et les expertises scientifiques postérieurs.
Le revirement du conseil d’hygiène et de salubrité de Beaune
À la suite de ces études scientifiques qui mettent un terme au débat autour de l’action des fumées sur les vignes, en entérinant l’impact négatif de celles-ci, le Conseil d’hygiène et de salubrité de Beaune évolue dans son approche de la question. Le président du conseil, Alfred de Vergnette de Lamotte, relève trois grands points désormais indiscutables : d’abord, on peut noter que le voisinage des fours à chaux peut, jusqu’à 800 m selon la direction des vents, nuire à la qualité du vin. Ensuite, le vin fabriqué avec des raisins provenant de vignes voisines de fours à chaux a un goût « amer », une odeur de fumée ou de « viande de fumée ». Enfin, que ce goût de fumée est lié aux matières empyreumatiques provenant de la combustion lente de la houille, déposées sur le raisin et solubles dans l’alcool. Sur ces affirmations, le conseil propose au préfet trois mesures jugées indispensables :
1° Que le chauffage des fours avec la houille doit être interdit tout le temps que le raisin est sur le cep, c’est-à-dire depuis le mois de mai, jusqu’après la vendange.
2° Que pendant ce temps, pour ne pas entraver complétement une industrie utile, on peut autoriser le chauffage au coke.
3° Que l’arrêté préfectoral du 17 septembre 1863, pris, à la suite d’un avis donné par le conseil d’hygiène de Beaune le 20 août 1863, ne doit pas être retiré par Monsieur le préfet du département de la Côte d’Or, mais qu’au contraire, il est nécessaire de veiller à son exécution, non seulement pendant les mois de juin, juillet, août et septembre, mais encore jusqu’à la fin de la vendange, c’est-à-dire tout le mois d’octobre, la vendange n’étant guère terminée avant cette époque.40
Ainsi, le conseil d’hygiène et de salubrité de Beaune change de position sous l’influence des études scientifiques des effets des fumées sur les vignes. Il demande donc d’étendre la période de chômage des fours (ou d’utiliser du coke) de mai jusqu’à octobre. Le préfet s’y oppose car il juge que quatre mois d’interruption suffisent amplement pour limiter les impacts sur la vigne.
Un consensus autour du chômage et du recours à la technique
En 1880, un terrain d’entente semble donc être trouvé entre l’industrie et la viticulture. Il repose soit sur l’arrêt complet des fours à chaux soit sur l’utilisation du coke durant quatre mois. La préfecture prend la mesure immédiatement afin de protéger le vignoble de toute détérioration ; elle ne laisse pas le temps aux industriels comme cela peut se voir dans d’autres localités non viticoles de « neutraliser les gaz de leurs établissements d’ici deux ans » par exemple, sous peine d’être obligés de les fermer (Daumalin 2006). L’utilisation du coke plutôt qu’un arrêt des fours permet de préserver les vignes tout en conciliant la production de chaux.
Pourquoi la préfecture n’a-t-elle d’ailleurs pas imposé d’autres mesures techniques très connues comme l’usage d’un fourneau fumivore ou l’élévation d’une très haute cheminée ? Le fourneau fumivore, dont l’inefficacité a déjà été démontrée (Le Roux 2011, p. 139-161), pourtant si populaire dans les grandes villes ne fait pas l’unanimité dans les espaces viticoles. La fumivorité des fours à chaux reste encore très balbutiante jusque dans les années 1880. Et pourtant, c’est bien à Mâcon, en Bourgogne, qu’un brevet a été déposé pour employer la technique du fumivore sur les fours à chaux. L’inventeur du système Libuy promet ainsi l’absorption de 4/5e des fumées. Plusieurs fours munis de ce système ont été établis à Flacé, à Lugny, à Romanèche dans le département de Saône-et-Loire. En réalité, l’efficacité du système est si faible que certains de ces fours ont dû être détruits. Une enquête stipule même que « les fours du système Libuy ne sont pas fumivores dans le sens ordinaire du mot ; qu’ils n’absorbent ou ne condensent pas entièrement la fumée » (Glenard et Rougier 1860, p. 370). Dans d’autres localités, le Conseil d’État impose le chômage d’un four à chaux munis d’un système similaire de la floraison de la vigne jusqu’à celle des vendanges. L’ingénieur des Ponts-et-Chaussées, membre du conseil, affirme que les « vapeurs acides et empyreumatiques » du four ont un effet désastreux sur les « coteaux entièrement couverts de vignes » (Hallays-Dabot et Lebon 1867, p. 725). Tous les bénéfices de l’industriel ne pourraient couvrir qu’une faible partie des dommages occasionnés à la contrée, dommages dont l’évaluation serait d’ailleurs très difficile (Hallays-Dabot et Lebon 1867, p. 725). La technique qui consiste à élever la cheminée connaît un essor au xixe siècle. Son objectif est de disperser les fumées plus haut dans l’atmosphère. La « course à la hauteur » (Jarrige et Le Roux, p. 196) s’est surtout appliquée dans le milieu urbain. En Bourgogne, les installations de hautes cheminées sur les fours à chaux sont rares car le coût est trop important pour une utilisation parfois temporaire.
Finalement, en dehors du chômage strict des fours à chaux, le coke apparaît aussi comme une bonne solution auprès des autorités. Même s’il reste cher pour les industriels, le coke est plus efficace que le fourneau fumivore ou l’élévation d’une haute cheminée – malgré tout, avec ce combustible les pollutions finissent par être délocalisées (Thorsheim 2002, p. 381-401). Il faut attendre la fin du siècle pour voir des équipements techniques et de hautes cheminées sur des fours à chaux : c’est le cas de l’usine de Crèches (Figure 2) qui possède une cheminée de 20 m de haut qui a été imposée par la préfecture pour calmer les oppositions qui redoutaient « la poussière ou fumée des fours à chaux sur la fabrication des vins de raisins secs41 ».
Conclusion
Dans la première moitié du xixe siècle, la fumée de charbon émise par les fours à chaux provoque des débats sur leur influence néfaste et sur la nécessité d’un chômage de la floraison de la vigne jusqu’à la fin des vendanges. Cette interruption des fours, pratique du xviiie siècle, est réinvestie par les autorités préfectorales dès le milieu du xixe siècle pour résorber les contestations même si les études des scientifiques n’arrivent pas à prouver sa réelle efficacité. Le débat prend fin dans les années 1870, le chômage des fours à chaux apparaît comme seule alternative pour compenser l’inefficacité de la technique.
S’il n’est pas possible d’arrêter les grands centres industriels sidérurgiques, ni même les usines chimiques, les fours à chaux, qui représentent un secteur plus diffus, moins stratégique, avec un capital plus modeste et des propriétaires moins influents, peuvent facilement être mis à l’arrêt. Ici, la société industrielle se soumet à une détermination exogène, à une extériorité, celle guidée par la saisonnalité et la temporalité propre à la viticulture. La confrontation entre deux mondes aux rythmes totalement opposés (Thompson 2004, p. 34-40), oblige les fours à chaux à ne plus polluer afin que le cycle naturel puisse se faire sans entrave c’est-à-dire que les vignes puissent pousser et donner naissance à des fruits sans défectuosité. L’interruption saisonnière des usines, pratique non polluante de l’Ancien Régime, est donc repensée et réajustée au cours du xixe siècle par les autorités, les scientifiques et la communauté viticole.
La crainte des effets pernicieux des fumées sur le vignoble se retrouve bien au-delà du xixe siècle. Dans les années 1970 par exemple, le Comité de défense du vignoble s’inquiète des « fumées » des usines ou d’entreprises notamment des cimenteries car celles-ci pourraient dénaturer ou abîmer le sol et donc le prestige des vins de Bourgogne42. Plus récemment, ce sont aussi les fumées des vastes incendies de forêts qui constituent une menace potentielle. Selon certains spécialistes, certains vins avaient « un goût amer de cendrier en fin de bouche43 » suite aux incendies en Gironde en 2022.