Exposer : le musée comme dispositif artificatoire des vignobles franc-comtois

DOI : 10.58335/crescentis.1066

Résumés

En 1988, le musée des Beaux-Arts de Dole accueille une exposition itinérante, Gamay noir et Savagnin. Portée par les pouvoirs publics et conçue par des ethnologues et un conservateur de musée, cette exposition permet de voir à l’œuvre les mécanismes d’artification du vin au moment où il s’agissait de mettre en avant, pour la Franche-Comté, des petits vignobles émergents.

In 1988, the Dole Museum of Fine Arts hosted a traveling exhibition, Gamay noir et Savagnin. Carried by the public authorities and organized by ethnologists and a museum curator, this exhibition allowed visitors to see artification processes at a time when small emerging vineyards were being promoted in Franche-Comté. [Traduction de Candice Médigue]

Plan

Texte

Article soumis le 16 décembre 2019, accepté le 5 juin 2020 et mis en ligne le 15 juillet 2020.

Le musée des Beaux-Arts de Dole accueillait, du 18 juin au 9 septembre 1988, une exposition itinérante : Gamay noir et Savagnin. Le vignoble franc-comtois prenait ainsi pied dans les mondes de l’art, ici symbolisés par un musée des Beaux-Arts, aux collections et à la dénomination sinon étrangères, du moins distantes, du monde du vin, d’autant qu’alors, la structure muséale accueillait également le FRAC Franche-Comté. Cette exposition fournit l’occasion de questionner ce passage à l’art de la viticulture, tant elle saisissait le vignoble en ses multiples dimensions, dans une logique où l’histoire et l’ethnographie s’associant donnaient à voir, in fine, un processus d’artification (Heinich, Sapiro 2012). Si l’exposition n’a pas exactement de catalogue, elle se titre de manière éponyme avec un ouvrage collectif, Gamay noir et Savagnin, qu’un sous-titre précise :

« où les vignobles de Franche-Comté considérés sous le rapport de l’histoire, de la géographie et de l’ethnologie
où l’on examine les conditions dans lesquelles s’est développée une viticulture tant dans le Jura central que sur ses marges
et où l’on trouvera des études sur l’ancienneté des vignobles et leurs disparités, des portraits, des analyses sur les gestes et les signes qui les caractérisent. » (Royer, Cheval, Lassus 1998)

À le suivre, la dimension artistique est discrète, sinon tue. Pour autant, cette exposition prend place dans l’enceinte d’un musée des Beaux-Arts. Par le seul effet du lieu, une dimension esthétique est concédée aux vignobles francs-comtois exposés. Un discours se déplie là, sur la vigne, le vin, les vignerons francs-comtois où, par la scène du musée pour le(s) public(s), la valeur artistique du vignoble régional se dévoile… Il n’y a pas là de procès en légitimation de ce vignoble de ces produits comme art dont le musée serait l’opérateur ; il y a là juste une reconnaissance affirmée sur le ton de l’évidence. Il y a là l’abolition d’une frontière, entre l’art et le non-art par l’effet du lieu. La politique du conservateur, des pouvoirs publics, des chercheurs, concourt à cette évidence. Il y a donc là une situation, soit un jeu d’événements par lequel le musée devient une machine à produire du goût. Cette situation, le musée des Beaux-Arts de Dole la documente peu, sinon sur les lisières mêmes de l’exposition dans l’épais dossier des correspondances administratives1, des demandes de prêts adressés aux autres musées, de l’itinérance de l’exposition. L’exposé qui suit prend ainsi la forme d’une enquête, au creux de l’absence de photographies2 et de traces de ce qui s’est effacé (la mise en espace de l’exposition), pour en recréer la logique, comprendre en quoi le musée des Beaux-Arts de Dole fut le lieu d’une tentative d’artification des vignobles franc-comtois. Pas de résurrection exacte du dispositif donc, puisque « le travail (de l’historien) ne consiste pas à faire les cartes, mais à faire le jeu » (De Certeau 2016, p. 247). Somme toute, à quelques encablures de son bicentenaire (2021), c’est l’occasion d’affirmer que l’histoire de ce musée tient, jusqu’à aujourd’hui, à la personnalité de ses conservateurs ainsi qu’à leur savoir-faire.

Une ethnographie appliquée

Tout concourt, de la première réunion sur ce projet d’exposition à Champlitte le 17 juin 1985 jusqu’à l’édition du “catalogue”, à considérer l’ethnologie première dans l’horizon de l’exposition. Pensée en 1985, elle se concrétise en 1988. À Champlitte donc, une réunion en précise le sujet – le vignoble franc-comtois – et ses modalités. La séance compte trois présents : Jean-Christophe Demard (conservateur départemental des musées de la Haute-Saône), Claude Royer (ethnologue au CNRS), François Cheval (conservateur départemental des musées du Jura). L’ethnographie paraît le point commun de ce trio. Jean-Christophe Demard est titulaire d’un doctorat d’histoire sous la direction de Maurice Gresset, soutenu en 1980, et l’ensemble de sa production bibliographique marque une forte pente ethnographique, que redouble sa fonction de conservateur du musée départemental des Arts et Traditions populaires de Champlitte3. Claude Royer est ethnologue au CNRS, détaché en Franche-Comté, président du Centre Comtois de Recherches Ethnologiques (CRRE). Ethnologue formé par André Leroi-Gourhan, il est attentif aux outils et aux gestes, travaille sur le monde des vignerons du Lyonnais et de Franche-Comté (Royer 1980). François Cheval, conservateur départemental du musée de Dole, est historien (Cheval 1981), marqué par l’ethnographie de la vigne et du vin. Ses contributions au “catalogue” l’établissent. François Lassus, qui codirige avec Cheval et Royer l’ouvrage, est historien, ingénieur d’étude à l’Université de Franche-Comté4.

Les titulatures importent moins que ce milieu ethnographique qu’elles indiquent. Dressant le bilan de l’activité ethnographique en Franche-Comté, Georges Nivoix (par ailleurs collaborateur de Claude Royer) évoque, en 1989, une discipline sous contrat (Nivoix 1989). Il marque d’emblée l’étroite sujétion de la discipline à l’action culturelle par l’Association Comtoise des Arts et Traditions populaires (ACAT), en vue de programmes muséographiques sur les techniques (comme à Salins-les-Bains), avec une forte dimension plastique dans l’exposition des recherches, des objets, des outils, et ce dans la logique même de la muséographie des ATP. Ce travail est appuyé par l’institut universitaire des Arts et Traditions populaires et le CCRE, domicilié au musée de Dole, 85 rue des Arènes, qui agrège étudiants, chercheurs, conservateurs de musée de Franche-Comté, de Bourgogne, de Champagne et de Suisse romande (Royer 1985). En 1985, le CRRE organise, avec l’aide de la mission du patrimoine ethnologique, une série de rencontres sur les savoirs vignerons. J’avancerai l’hypothèse que le projet d’exposition participe de cette filiation. Ab origine donc, le musée des Beaux-Arts est étroitement intriqué à la question ethnographique, ce qu’en soi sa fonction première ne réclamait pas. Il y a le jeu des instances départementales dans cet état de fait.

L’appui de la DRAC et des pouvoirs publics en région à l’ethnographie est constant, ce dont témoignent à la fois le “catalogue” et le carton d’invitation pour l’exposition5. Cette configuration implique une ethnographie embarquée, étroitement liée à la mise en valeur patrimoniale et au développement culturel de la région. Le jeu des titulatures de Claude Royer dans le catalogue l’indique, l’ethnologue du CNRS s’effaçant devant les logiques de sociabilités d’acteurs portant le renouveau du vignoble franc-comtois. Il est ainsi « membre de la confrérie des Houes d’or » pour son article sur La Saint Vincent à Champlitte et membre de la confrérie de Saint-Vernier de la vallée de la Loue. Observateur participant donc, jusque dans la tessiture d’un ouvrage monographique à l’horizon scientifique. Revenons à l’exposition, dont la réunion du 17 juin 1985 à Champlitte explicite la nature :

« Il est proposé aux conservateurs de Franche-Comté une exposition à deux vitesses. Une exposition importante à Champlitte pour les vendanges en septembre 1986, une exposition plus légère appelée à tourner dans les autres musées francs-comtois »6.

Deux faits retiennent l’attention. La primauté de Champlitte dans l’économie initiale du dispositif donne sans doute un aperçu de sa genèse. Le musée de Champlitte est un musée des ATP dont la fondation remonte à 1957. Les collections doivent tout au père de Jean-François Demard, Albert Demard (Barbe 2011). Agriculteur, folkloriste et érudit local, celui-ci se noue à la dynamique des Arts et Traditions populaires : la fondation du musée procède de ce mouvement. Elle s’inscrit dans un contexte favorable à la muséographie du vin, des campagnes, à l’heure où celles-ci se mécanisent. Sous la houlette de Georges-Henri Rivière, la muséographie du musée du Vin de Beaune s’est renouvelée grâce à l’apport d’André Lagrange (Vieux-Fort 2014) ; à Epernay, le musée du Vin de Champagne suit une pente analogue (Mazuet 2016). Préfaçant la monographie consacrée à Albert Demard, Un homme et son terroir, en 1978, Georges-Henri Rivière salue un homologue (Demard 1978). Le musée chanitois participe de ce mouvement de muséification du vignoble, des campagnes, à l’heure de la transition vers le productivisme agricole. Le musée de Champlitte se lie également à la dynamique de renaissance du vignoble puisque quelques arpents de vignes sont plantés en 1960. Albert Demard crée en 1941 le groupe folklorique des Compars de Chanitte, ressuscitant la Saint-Vincent, marquant un lien fort entre une ethnographie née du folklore et la viticulture, d’abord amateure, puis commerciale. La plantation d’un vignoble, en gamay en 1975-1976, débouche sur la création du Groupement Viticole Chanitois. Les vendanges de 1986 sont l’occasion de fêter cette renaissance du vignoble, de l’enraciner dans un contexte séculaire. Puisqu’il lui est lié par le folklore, le musée départemental des ATP devient l’opérateur de cette promotion (Chapuis 2012 ; Estager 2013), d’autant plus que le CRRE réfléchit depuis 1985 aux savoir-faire vignerons. Les échelles de la recherche, de l’action culturelle et du devenir commercial des vignobles renaissants de Franche-Comté se combinent ici dans le cadre d’une ethnographie de contrat.

Cette combinaison se complique à cause du dispositif itinérant, puisque ce nomadisme mêle des musées de société et/ou ethnographiques (Champlitte, Arbois, Besançon pour le Musée populaire) à au moins un musée des Beaux-Arts, celui de Dole7. Si le dispositif itinérant quadrille la Franche-Comté, il crée, par l’hétérogénéité même des lieux, une tension entre le pôle d’un savoir ethnographique au service d’une valorisation d’une filière (le vin) et un pôle davantage esthétique. La réunion de juin 1985 projette ainsi l’édition d’une cuvée spéciale dont la réalisation de l’étiquette serait confiée à Messagier, Erro ou Cueco. Si la pratique est avérée pour le Bordelais (château Mouton-Rotschild notamment), si Jean Messagier réalisa des étiquettes de Santenay (1979), il ne semble pas qu’il y ait eu ici de suite (Renoy 1995). La personnalité de François Cheval, conservateur du musée départemental des musées du Jura, qui administre également le FRAC Franche-Comté où ces artistes figurent dans les collections, affleure. Il y a donc, dès les prémisses de l’exposition, une tension entre un pôle ethnographique lié à la viticulture par le musée de Champlitte, par la personnalité de Claude Royer, et un horizon davantage esthétique, sinon porté sur l’art contemporain. Au cœur de cette tension, la question de la valeur des objets présentés à l’exposition peut faire chiasme, si l’on tient compte du lieu : la valeur documentaire (critère de l’authenticité) constitue le propre du registre ethnographique, s’opposant là à la valeur esthétique, davantage attachée à l’horizon des Beaux-Arts. Il n’est pas là question de reprendre à grands frais l’interrogation sur l’accrochage des ATP et la magie des vitrines qui, subrepticement, font du document un objet esthétique (Gorgus 2003). Je poserai la question autrement, en regard de l’artification du monde du vin, m’attachant à scruter ce qui, dans la dynamique même de l’exposition au musée de Dole, fait passer l’objet du non-art à l’art. Effet du regard, effet de l’accrochage et d’un dispositif muséal spécifique, ce mouvement en tout cas questionne, pour conclure, l’art du conservateur. Il n’est de musée sans lui.

Gamay noir et Savagnin au musée des Beaux-Arts

Si les traces photographiques et les vidéos font défaut à ce jour, les archives du musée de Dole comprennent l’ensemble des légendes de l’exposition. Ce chemin de fer est prolixe jusqu’à la désespérance pour qui recherche en premier la dimension esthétique. Fortement construit par l’ouvrage Gamay noir et Savagnin, il se donne comme l’exposition d’une civilisation franc-comtoise du vin où l’ethnographie et l’histoire sont reines. Quinze stations le rythment, toutes séquencent le tableau d’une civilisation du vin. En voici le synopsis :

« 1/ Dans la Franche-Comté gallo-romaine, la vigne et le vin sont prétextes à l’ornementation de la vie quotidienne.
2/ Au Moyen Âge, la vigne, culture de prestige, est affaire de moines, d’évêques et de princes.
3/ Situation des vignobles comtois en 1592.
4/ La minutie apportée à ces deux plans aquarellés, […], témoigne du soin apportté (sic) aux vignes.
5/ La carte de Cassini […] permet d’apprécier l’implantation des principaux centres viticoles.
6/ Au xviiie siècle, des vins nouveaux apparaissent en Europe. […] Ils prendront toutes leur extension dans le Jura du xixe siècle.
7/ Bourgeois, rentiers, amateurs passionnés d’ampélographie et de vinification […] s’adonnent à la culture de la vigne dans tous les vignobles comtois.
8/ La communauté vigneronne est avant tout une communauté de producteurs, conscients de la qualité de leur produit.
9/ Ce qui lie les vignerons entre eux ne relève pas uniquement du domaine économique mais aussi des échanges symboliques.
10/ La différenciation sociale et économique dans le vignoble s’appuie avant tout […] sur le système du “mi-fruits”’.
11/ Les vignobles comtois traversent dès le premier tiers du xixe siècle une crise complexe.
12/ La crise culmine avec l’arrivée du phylloxéra.
13/ L’innovation technologique nécessaire à la survie du vignoble […] fut accompagnée à Arbois d’innovations sociales comme le regroupement des vignerons en coopérative de producteurs.
14/ Au travers des manifestations culturelles diverses, vignes et vignerons apparaissent, dès le xviiie siècle, comme une référence identitaire.
15/ Le vignoble comtois se concentre aujourd’hui dans le Jura. »

Tel quel, ce chemin de fer suit au cordeau le programme ethnographique des musées du vin. Il est l’expression d’une civilisation du vin en Franche-Comté qui, pour Dole, renaît dans le Jura. A posteriori, Claude Royer reprend ce cadre, traçant, dans l’exercice convenu du bilan et perspectives, les liens de l’ethnographie et de la muséographie de la vigne et du vin des programmes effectués (Royer 2002). L’exposition participe pleinement d’une étroite intrication de l’ethnographie au monde des musées dans l’horizon de la renaissance des vignobles (Chapuis 2016, p. 164 ; Garcia 2017). À sa manière, elle escamote les ruptures (crise, phylloxéra) et les phases de transition (nouveaux plants, nouvelles techniques) pour, dans un balancement mesuré, campé tant par la communauté de production que par son économie symbolique, asseoir la permanence du vignoble franc-comtois, référent identitaire. L’authenticité des objets exposés garantit cette permanence.

Dans ce jeu, les œuvres d’art empruntées, scénographiées, épuisent leur valeur esthétique au profit d’une stricte valeur documentaire. Elles témoignent, ornent un discours déjà là, déjà donné, dont finalement la Franche-Comté est un motif parmi d’autres. L’idiosyncrasie a peu sa place dans ce grand récit de la vigne et du vin, quand le catalogue, davantage ancré dans l’ethnographie des terroirs, se montre plus mesuré. L’exposition ici use la valeur artistique des œuvres d’art, et l’on se retrouve dans une problématique proche de la désartification pointée par Nathalie Heinich pour l’inventaire patrimonial (Heinich 2013). Ce qui importe, dans le regard sur les objets présentés, tient à la fiabilité des informations présentées dans l’horizon de la civilisation du vin. Ainsi, les châsses de Saint Vernier ou Saint Vincent témoignent uniquement des sociabilités vigneronnes, d’une économie symbolique de la solidarité et des sociétés de secours mutuel. Elles sont le signe et la mémoire de la permanence de la viticulture, quand bien même disparaissaient-elles pour renaître tardivement8. De même, le tableau de Gustave Brun (Ça sonne creux) peut-il voisiner avec une hotte en osier, un manuel de cens des carmes bisontines… Point d’art ici, des objets. Tous témoignent du patrimoine viticole de la Franche-Comté et l’on sait que la notion de patrimoine ne se superpose pas exactement à celle de l’œuvre d’art. Ici, elle l’oblitère par la visée d’ethnographie appliquée de l’exposition où prime la notion d’authenticité. Le cercle peut ici se refermer sur l’horizon identitaire du projet, tel que le catalogue l’établit :

« le vignoble jurassien compte aujourd’hui quelques uns des plus petits et plus anciens vignobles français d’appellation d’origine contrôlée (AOC). La notoriété en est fort ancienne puisque, déjà au xiie siècle, la réputation du vin d’Arbois (attesté au xe siècle) rejoindrait celle des vins de Beaune, de Bordeaux, d’Epernay… » (Royer, Cheval, Lassus 1988, p. 31)

Soit. Et cette logique efface de facto toute considération sur le lieu dolois de l’exposition. Cette question du lieu fait retour dans une entreprise adventice à l’exposition, et pourtant conduite sous ses auspices. Par lettre, François Cheval écrit à Henri Maire le 17 janvier 1988 :

« Il s’agirait pour moi de vous présenter deux projets des musées de Dole et d’Arbois sur les vignobles arboisien et jurassien : à savoir la sortie d’une plaquette historique écrite par Claude Royer et moi même, dans le cadre de l’exposition itinérante “Gamay noir et Savagnin” et la commande d’une exposition photographique de portraits sur des personnages liés à l’industrie viticole dans le vignoble d’Arbois. »9

La demande adressée à Henri Maire est doublement symptomatique. Au ras du monde vitivinicole jurassien, qui symbolise le négoce, le commerce national et international contre le terroir traditionaliste. Ce dernier constitue l’argument de l’exposition, ce jusque dans sa logique identitaire. En lestant le projet ethnographique de l’exposition d’un double photographique de portraits sur des personnages liés à l’industrie viticole du vignoble d’Arbois, François Cheval subvertit la logique du premier. L’homme, par le portrait, se place face au terroir. Il faut noter l’importance de ce lien à l’industrie viticole contre l’idéal-type du vigneron véhiculé par l’exposition ethnographique, structuré par le folklore et la question des vignobles renaissants. Selon toute vraisemblance, ces portraits commandés seraient, entre autres, la série des vignerons d’Arbois d’Eric Poitevin en résidence au musée10. Il importe alors de saisir l’écart entre des savoir-faire exposés dans le cadre d’une civilisation du vin, et l’artification du producteur par le portrait photographique, présent dans les salles d’exposition. Ce qui se joue dans la proposition faite à Henri Maire par François Cheval, puis dans cet ajout à l’exposition, tient dans le lien du portrait photographique à l’industrie viticole. Il n’est plus là de terroir ethnographique, ni de sociabilités qui s’y enracinent, mais une patrimonialisation de personnages liés à l’industrie viticole. L’économique prime ici, et l’on peut observer, dans cette proposition, une forme de basculement semblable aux évolutions du vignoble bordelais sur les vins de marque (Passebois 2015). L’association de la photographie à Henri Maire, promoteur du « vin fou », inventeur du vignoble d’Arbois après la crise phylloxérique, va de soi tant sa politique marketing joue sur sa notoriété, au défaut d’un terroir qui peine à s’affirmer alors, où la logique muséographique n’a pas sa part. Le musée du Vin du Jura, sis à Arbois, ouvre en 1993. S’il est une identité du vignoble d’Arbois, celle-ci est industrielle, liée au négoce, à Henri Maire. Le vigneron fait là marque pour le grand négoce, tourné vers l’international, qui pratique avec Raymond Oliver, depuis les années 50, une forme d’artification du produit. De celui-ci à l’homme, il n’est qu’un pas. Le projet, avec l’industrie viticole d’Arbois, pour le musée de Dole, est ainsi tout sauf incongru. Il s’ancre dans des relations avec le monde de l’industrie (ainsi de la société Bel en 1984 pour une exposition sur la Vache qui rit), il procède d’un savoir-faire tactique du conservateur qui, saisissant l’opportunité d’une résidence d’artiste, ou d’un possible mécénat, démarche le milieu industriel local.

Faire le jeu

Pour conclure, revenir au musée, au conservateur dans ce processus d’artification du vignoble franc-comtois. Lue de Dole, l’exposition est à équidistance de deux phénomènes distincts et congruents. Le premier tient à l’ethnographie sous contrat en Franche-Comté, appuyée par le Conseil Régional encore présidée par Edgar Faure, qui voit dans cette discipline un lieu pour produire du patrimoine, une identité régionale. L’exposition de 1988 tient d’abord de ce mouvement, que l’on repère en Bourgogne par la fondation d’écomusées conçus comme des outils d’aménagement du territoire (Le Creusot, Pierre-de-Bresse), qui se marque en Franche-Comté par la promotion d’Alésia et ce retour des vignobles renaissants. Le programme ethnographique use du lieu qu’est le musée des Beaux-Arts pour certifier, sans que l’exposition elle-même ne produise de l’artification, sinon par les seuls effets du lieu et du dispositif : comme il se doit, le vernissage est suivi d’une dégustation. À ce point, on considérera que l’artification du vignoble est celle d’une activité, de savoir-faire authentiques. Le terroir, par ses objets, ses techniques, est un art, et il importe de le situer dans la longue durée. On reconnaît là le présupposé ethnographique muséal de Georges-Henri Rivière (Gorgus 2003) À ce premier mouvement, la question photographique posée par François Cheval ajoute une dimension davantage liée au vigneron, dont le portrait exposé dans l’enceinte muséale validerait implicitement la dimension artistique. Il y a là artification de l’homme contre l’objet qui lui, témoigne, uniquement. Le dispositif est antagoniste au projet ethnographique précédent. Il s’ancre dans le temps présent, ne dit rien du passé. Il y a là un point de basculement, au tournant de 1988-1989, qui accompagne le déplacement de l’artification du vin au vigneron. Le conservateur, par le bricolage, l’empilage des structures, fait le jeu de ce mouvement qui unit des dimensions qu’ailleurs on peut lire contradictoires. Et dans ce jeu, on entendra que l’art de l’exposition par le lieu artifie, et qu’il n’est pas besoin de scruter chaque objet pour en déterminer la valeur. Nous sommes au musée, il y a là « un moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements »11. Et la clé de voûte de ce moment, construit par l’organisation collective, tient au politique du conservateur qui, d’ethnographe et historien, cingle là vers d’autres rivages, plus artistiques.

Bibliographie

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Certeau de M., 2016, Histoire et psychanalyse, entre science et fiction, Paris, Folio, 416 p.

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Chapuis R., 2016, La renaissance d’anciens vignobles français disparus, Édition L’Harmattan, 281 p.

Cheval F., 1981, Sociologie des vignerons de Gy au xixe siècle, Mémoire d’Histoire contemporaine, Université de Besançon.

Demard A., Demard J.-C., 1978, Un homme et son terroir, Champlitte, Éditions Joël Cuenot, p. 3.

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Garcia J.-P., 2017, Des « petits » vignobles en émergence en Bourgogne : éléments d’une dynamique en cours, In ; Lebras S. (dir.). : Les petits vignobles, PU FR Tours, p. 141-155.

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Mazuet M., 2016, Le musée du vin de Champagne d’Epernay, Mémoire de Master I en histoire de l’art contemporain, sous la direction de Bertrand Tillier, Vincent Chambarlhac, Université de Bourgogne, 165 p.

Nivoix G., 1989, Les conditions de la recherche ethnologique en Franche-Comté : l’ethnologie sous contrat, Bulletin de l'Association française des anthropologues, n° 35, p. 37-46.

Passebois-Ducros J., Trincaille J.-F., Pichon F., 2015, Stratégies d’artification dans le domaine du luxe, le cas des vins de marque, Décisions marketing, n° 80, p. 109-124.

Renoy G., 1995, Le livre de l'étiquette de vin, Éd. Racine, Bruxelles et Éd. Vilo, Paris, 203 p.

Royer C., 1980, Les vignerons, Paris, Berger-Levrault, 256 p.

Royer C., Cheval F., Lassus F. (dir.), 1998, Gamay noir et Savagnin, Editions France Régions, Belfort, 253 p.

Royer C., Jaquelin C., 1985, L'ethnologie en Franche-Comté aujourd'hui, Bulletin de l'Association française des anthropologues, n° 21-22, p. 88-95.

Royer C., 2002, Ethnographie et muséographie de la vigne et du vin en France et en Europe, bilan et perspectives, Douro, Estudos & documentos, Vol VII (13), n° 3, p. 313-323.

Vieux-Fort E., 2014, André Lagrange, figure méconnue de l’ethnographie, mémoire de Master I en histoire contemporaine, sous la direction de Philippe Poirrier, Vincent Chambarlhac, Université de Bourgogne.

Notes

1 Merci à Samuel Monier pour ces archives du musée, merci à Bénédicte Gaulard pour l’idée de cette communication. Retour au texte

2 Elle fut pourtant photographiée, filmée. Cet ensemble est dans les mains de François Cheval, le musée des Beaux-Arts de Dole ne conservant que la documentation administrative. Entretien téléphonique avec Gaston Bulle, régisseur du musée en 1988, le 13/02/2017. Retour au texte

3 Voir sa notice bibliographique sur Gallica. http://www.idref.fr/026822946. Retour au texte

4 Voir sa notice bibliographique sur Gallica. http://www.idref.fr/026822946. Retour au texte

5 L’invitation au vernissage est faite au nom de Claude Laks (DRAC), Gilbert Barbier (député-maire de Dole), Yves-Marie Lehman (adjoint aux affaires culturelles, vice-président du conseil régional), Christophe Cousin (président de l’association des conservateurs de Franche-Comté), François Cheval (conservateur des musées du Jura). Retour au texte

6 Compte rendu réunion du 17 juin 1985, Musée de Dole, dossier exposition Gamay noir et Savagnin. Retour au texte

7 Elle débute à Champlitte de mars à mai 1988, puis se déplace à Dole (juin-septembre 1988), Vesoul (septembre-octobre 1988), Arbois (octobre-novembre 1988), Montbéliard (13 janvier-26 février 1989), Gray (mars-mai 1989), Pontarlier (Mai-juin 1989), Besançon (juillet-août 1989), Belfort (septembre 1989 à l’occasion de la foire aux vins), puis Lons-le-Saunier (septembre 1989). Retour au texte

8 C’est le cas de la fête de Saint Vernier remise à l’honneur en 1982, à l’occasion de la renaissance des vignes. Cf. Claude Royer, « De la protection contre le malheur à la revendication d’une identité. Nouvelles formes et nouvelles fonctions du culte de Saint-Vernier dans la Vallée de la Loue », (Royer, Cheval, Lassus 1988). Retour au texte

9 Lettre de François Cheval à Henri Maire, 17 janvier 1988, Musée de Dole, dossier exposition Gamay noir et Savagnin. Retour au texte

10 Entretien téléphonique avec Gaston Bulle, régisseur du musée en 1988-1989, le 13/02/2017. Retour au texte

11 Définition situationniste du mot "situation" cité plus haut en introduction : http://library.nothingness.org/articles/SI/fr/display/48 (dernière consultation le 10 juillet 2020). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Vincent Chambarlhac, « Exposer : le musée comme dispositif artificatoire des vignobles franc-comtois », Crescentis [En ligne], 3 | 2020, publié le 15 juillet 2020 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/crescentis.1066. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1066

Auteur

Vincent Chambarlhac

UMR7366 LIR3S (Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin »)

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