Article soumis le 16 décembre 2019, accepté le 5 juin 2020 et mis en ligne le 15 juillet 2020.
Les villes de Beaune et d’Épernay disposèrent toutes deux d’un musée viticole et vinicole, réalisé par Georges-Henri Rivière après la Seconde Guerre mondiale, et leur histoire présente d’importantes similitudes. Tous deux firent par exemple suite à des musées antérieurs. À Beaune, le musée du Vin de Bourgogne succéda ainsi à un musée installé dans le beffroi municipal et inauguré en juin 1938 tandis que le musée du Vin de Champagne, situé à Épernay, s’est substitué au Musée viticole et vinicole, inauguré en juillet 1934 dans le bâtiment de l’ancienne sous-préfecture. Les collections des deux établissements furent alors constituées grâce aux dons de particuliers, et leur création fut contemporaine de celle de nombreux musées d’ethnographie dont le développement fut encouragé par le gouvernement du Front populaire. Ils firent ensuite face à une période trouble durant la Seconde Guerre mondiale, avant de renaître après le conflit.
Le musée beaunois fit en effet l’objet d’un projet de remaniement par Albert Soulillou1 qui prévoyait alors de mettre en place deux chantiers intellectuels2 à Beaune : l’un concernant la pierre et l’autre portant sur le vin. Il imagina dès lors un musée de la Pierre et la réfection du musée du Vin, qu’il prévoyait de transformer en muséum-centre de documentation. Il prévoyait alors d’enrichir les collections du musée du Vin et d’entreprendre des recherches documentaires sur le même thème3. Ce projet n’aboutit toutefois pas, et ce fut après la Libération, en 1946, que Georges-Henri Rivière intervint à Beaune, donnant au musée du Vin de Bourgogne un nouveau souffle. Le musée, désormais situé dans l’Hôtel des ducs de Bourgogne, connut une première inauguration les 16 et 17 novembre 1946, au moment de la Vente des vins. L’exposition présentée était cependant temporaire, et les inaugurations se succédèrent à partir de cette année, célébrant régulièrement l’ouverture de nouvelles salles jusqu’au début des années 1960.
Le musée d’Épernay fut, quant à lui, fermé à partir de 1939, les collections ayant été en grande partie déplacées dans le château d’Echuilly (Les Verchers-sur-Layon, Maine-et-Loire) afin de les préserver durant le conflit. La municipalité acquit toutefois, en septembre 1943, le Château Perrier, situé dans l’avenue de Champagne, afin d’y installer la bibliothèque et les musées municipaux. Le bâtiment fut cependant occupé par les troupes nazies pendant l’Occupation, puis par l’armée française, qui l’évacua en juillet 1946. La municipalité put alors se projeter dans l’aménagement du château Perrier. Le projet, élaboré avec le concours de Georges-Henri Rivière, aboutit après plusieurs années, et le musée du Vin de Champagne fut finalement inauguré le 16 juin 1956.
Georges-Henri Rivière travailla sur les projets de réfection des deux musées. Muséologue et muséographe, il naquit le 5 juin 1897 dans le 18e arrondissement de Paris et décéda le 24 mars 1985 dans la clinique de Louveciennes. Les débuts de sa carrière dans le monde muséal furent marqués par sa nomination en tant que sous-directeur du musée d’Ethnographie du Trocadéro, aux côtés de Paul Rivet, en 1928. Il fut ensuite directeur du musée national des Arts et Traditions populaires, qu’il fonda et qui fut inauguré le 1er mai 1937. Reconnu à l’échelle internationale pour ses travaux dans les musées, il fut nommé directeur adjoint de l’ICOM4 en 1948 avant d’en être le directeur de 1951 à 1962.
Les musées du Vin de Bourgogne, à Beaune, et de Champagne, à Épernay, étant tous les deux considérés comme ayant été réalisés par Georges-Henri Rivière, nous allons nous demander dans quelle mesure ce fut le cas.
Les prémices de la réfection des musées
Directeur du musée des Arts et Traditions populaires, Georges-Henri Rivière travaillait essentiellement dans ce musée. Il intervint toutefois dans la réfection des musées beaunois et sparnacien – ainsi que dans celle d’autres musées français. Nous allons donc nous interroger sur les raisons de sa présence à Beaune et à Épernay.
Des contacts pendant l’Occupation
Des contacts eurent lieu entre Georges-Henri Rivière et Albert Soulillou au moment où ce dernier prévoyait de fonder à Beaune un muséum-centre de documentation autour des thèmes de la pierre et du vin. Ce projet s’inscrivant en effet dans le cadre des chantiers intellectuels menés par les Arts et Traditions populaires pendant l’Occupation5, il favorisa le rapprochement de Beaune avec cette institution et avec Georges-Henri Rivière. Ainsi, Albert Soulillou annonçait à Roger Duchet – maire de Beaune – le 2 décembre 19426 qu’il souhaitait qu’une personne formée par les Arts et Traditions populaires encadre le chantier qu’il imaginait. Il écrivit dix jours plus tard : « Monsieur Rivière est vivement intéressé. Le travail se ferait en somme sous sa “compétence”. Nous bénéficierions des résultats déjà acquis par ses divers musées et le ferions en même temps bénéficier de nos recherches. Son appui est conclu »7. Malgré l’enthousiasme d’Albert Soulillou et l’engagement pris par Georges-Henri Rivière, le projet ne vit pas le jour, et nous devons attendre la fin du conflit pour voir reprendre les échanges entre les deux hommes.
Le musée viticole et vinicole sparnacien était, quant à lui, fermé durant la Seconde Guerre mondiale. Il demeura cependant en activité, et sa conservatrice – Ketty van Gennep8 – fut notamment conviée à participer à une exposition artisanale qui eut lieu en 1942 à Reims sur le thème :« Les artisans et le vin ». Cette exposition, organisée par Pierre-Louis Duchartre9 et Georges-Henri Rivière – en tant que directeur des Arts et Traditions populaires –, s’inscrivait dans la stratégie de valorisation du milieu rural mise en œuvre sous l’Occupation, et surtout par le régime de Vichy. Cette stratégie participait à la construction d’une identité culturelle. Les échanges qui eurent alors lieu entre les Arts et Traditions populaires et Ketty van Gennep ne donnèrent toutefois pas lieu à une réflexion sur l’avenir du musée sparnacien. L’acquisition du château Perrier, réalisée en 1943 avec la volonté d’y installer les musées municipaux, n’aboutit pas non plus à leur déménagement ni à leur réfection durant la guerre.
Si les Arts et Traditions populaires et, a fortiori, Georges-Henri Rivière furent mis en relation avec les musées beaunois et sparnacien, ceci ne donna toutefois pas lieu à une véritable réflexion de sa part sur l’aménagement des musées et n’engendra pas un renouvellement de ceux-ci. Ce fut en effet après le conflit qu’il revint, cette fois, avec la mission de les renouveler.
Des projets concrétisés après la Libération
Les musées français bénéficièrent d’un soutien nouveau dans les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. En effet, la réforme des musées de juillet 1945 aboutit à la création de l’Inspection générale des musées de France – Jean Vergnet-Ruiz en étant l’inspecteur général – qui avait deux objectifs : reconstruire les musées détruits pendant la guerre et mettre en inventaire toutes les collections muséales. Cette institution missionna alors Georges-Henri Rivière pour développer la muséographie des institutions culturelles françaises. Nina Gorgus écrivit à ce propos : « L’Inspection générale chargea Rivière de missions particulières : fixer les grandes lignes de son programme, définir ses tâches et objectifs, et élaborer un plan muséographique pour la France. Il dut alors développer un schéma de présentation passe-partout, utilisable pour n’importe quelle collection » (Gorgus 2003, p. 200). C’est donc investi de ces nouvelles missions que Georges-Henri Rivière intervint à Beaune puis à Épernay.
Georges-Henri Rivière vint à Beaune en février 1946. Sa venue fut annoncée par Albert Soulillou en ces termes : « J’oubliais que M. Rivière, directeur du musée d’Art et Tradition populaire, qui revient à Beaune le 20, veut déménager le Musée du Vin du Beffroi et que sans doute ce musée sera recueilli par le Palais des Ducs et associé au Musée de la Pierre et du Travail bourguignon »10. Cette intervention s’inscrivait donc, selon Albert Soulillou, dans la continuité du projet de chantier qu’il avait imaginé pendant la guerre. Il fut toutefois évincé du réaménagement du musée. Si sa mise à l’écart du projet muséographique n’est pas justifiée dans les archives, elle peut être liée à son engagement vichyssois ainsi qu’à l’arrivée des Arts et Traditions populaires – et de Georges-Henri Rivière en particulier – sous la tutelle desquels le musée était dès lors placé, faisant table rase du projet imaginé par Soulillou au profit d’une proposition signée par Rivière11.
La situation sparnacienne est différente. En effet, le musée demeura en sommeil pendant la guerre, les seuls événements notables étant sa participation à l’exposition de 1942 et l’acquisition du château Perrier en 1943. Ce bâtiment, destiné à accueillir la bibliothèque et les musées municipaux, fut toutefois occupé par l’armée jusqu’en 1946. Les collections furent ensuite transférées dans le château Perrier au plus tard en février 1947, mais nous n’avons pas de trace de projet d’aménagement du musée jusqu’au 10 janvier 1949, date à laquelle Paul Chandon-Moët – responsable de la maison Moët & Chandon, premier adjoint au maire et président de la commission de la bibliothèque et des musées – écrivit à Louis Budin – président de la commission de propagande du Comité interprofessionnel du vin de Champagne – à propos du musée du Vin : « […] il lui [la commission de la bibliothèque et des musées] est apparu indispensable de rouvrir au plus tôt ce Musée qui attirera dans notre Ville un certain nombre de visiteurs et qui constituera pour tous les étudiants une remarquable leçon de choses ». Il poursuit en évoquant un possible partenariat avec Georges-Henri Rivière : « Nous avons déjà entamé des pourparlers avec les Musées Nationaux et nous pensons que M. Georges Henri RIVIERE (sic) voudra bien se charger de nous conseiller, de nous guider, afin que la réalisation de nos projets soit digne de la Champagne »12. Le projet demeura cependant en suspens durant plusieurs années. La municipalité fit ensuite appel à l’Inspection générale des Musées de France, qui l’orienta vers Georges-Henri Rivière et le musée de Beaune, comme en atteste le compte rendu de la séance du 23 décembre 1954 de la Commission de la bibliothèque et des musées :
« Pour la partie “Vin de Champagne” qui apparaît comme devant être le pôle d’attraction essentiel pour nos touristes de passage, en complément des visites de caves, Mr. Vergnet-Ruiz a conseillé de prendre l’avis de Mr. Georges-Henri Rivière. Le Président a fait le déplacement de Beaune avec Melle van Gennep, MM. Fréby et Moineau, afin de voir le dernier état du Musée du Vin de Bourgogne, excellent exemple de ce que fait actuellement la science muséographique. Mr. G.-H. Rivière, qui en est le créateur, a donné son opinion sur le problème d’Épernay qui peut fort bien trouver sa solution en harmonie avec les désirs exprimés par Mr. L’Inspecteur Général. »13
Georges-Henri Rivière se rendit ensuite à Épernay entre le 23 et le 26 décembre 1954 puisqu’il écrivit ce jour-ci à Jean Vergnet-Ruiz : « Comme suite à notre conversation téléphonique et à l’invitation de Melle van Gennep, je me suis rendu à Épernay en vue d’examiner les collections déjà rassemblées par le Musée du Vin de Champagne »14. Georges-Henri Rivière s’empara du projet suite à sa venue à Épernay, proposant dès lors d’enrichir les collections et imaginant une exposition temporaire au premier étage du château Perrier puis un musée pérenne dans l’aile est des communs.
Enrichir les collections
Les musées que nous étudions ayant tous deux succédé à des musées établis dans les années 1930, ils étaient déjà dotés de collections au moment de leur réfection. Les archives témoignent en effet d’appels aux dons réalisés avant l’établissement des premiers musées. La création de l’association pour la création du musée Viticole et Vinicole de la Bourgogne avait ainsi « fait appel à tous les amis du vin de Bourgogne, en les priant de lui abandonner tout ce qui serait susceptible de prendre place dans ce Musée […] »15. Le réaménagement des musées fut toutefois à l’origine de nouvelles acquisitions destinées à enrichir les collections préexistantes. Ceci se fit notamment par le biais de collectes, ou enquêtes ethnographiques, un procédé mis en place vers le milieu du XIXe siècle et contemporain d’un regain d’intérêt pour le monde rural et pour le personnage du paysan, « seul être libre de tout artifice, “authentique”, dépositaire de savoirs remontant aux périodes les plus lointaines de l’histoire nationale » (Valière 2007, p. 41). Les collectes qui eurent lieu au XIXe siècle concernaient essentiellement ce que l’on appelle aujourd’hui le patrimoine immatériel – notamment des chants et poésies populaires. Elles portèrent ensuite sur le patrimoine matériel sous l’influence des musées d’ethnographie – notamment le musée national des Arts et Traditions populaires – dont elles enrichirent les collections. L’après-guerre fut ainsi une période durant laquelle les collectes furent particulièrement nombreuses, à un moment où elles étaient considérées comme urgentes pour remédier à l’imminente disparition des savoir-faire traditionnels face à l’avènement de nouvelles technologies (Bleton-Ruget 2006, p. 78). Les musées étudiés dans cet article constituent des exemples de ces collectes et de leur mise en valeur.
Beaune et la collecte d’André Lagrange
Dès 1945, André Lagrange mena une enquête ethnographique en Bourgogne dans le cadre de la préparation d’une thèse sur la vigne préphylloxérique (Vieux-Fort 2014). Celle-ci servit notamment à enrichir les collections du musée beaunois et à alimenter la muséographie mise en place dans le Palais des ducs de Bourgogne. Georges-Henri Rivière présenta notamment ce travail dans un rapport qu’il rédigea en 1961 :
« C’est toutefois aux enquêtes ethnographiques d’André Lagrange que le MVB [Musée du vin de Bourgogne] doit ses plus prestigieux enrichissements. De 1945 à 1959, notre regretté ami a prospecté environ 600 communes du vignoble, dans les grandes Côtes certes, mais aussi ces réserves de techniques archaïques que constituent les villages reculés, à viticulture résiduelle. Des vignerons d’âge vénérable furent enquêtés en grand nombre, ils sortirent des remises les outils, ils restituèrent devant l’objectif photographique, une dernière fois, les travaux de leur jeunesse, ils enrichirent le MVB de leurs dons.
Des équipes ATP assistèrent Lagrange dans ses travaux. Je fus bien souvent, poignant souvenir, associé à ses recherches.
Un tel capital d’ethnographie vigneronne est unique en France et à l’étranger. Il serait désormais impossible d’en découvrir l’équivalent, la plupart de ces vieux vignerons étant morts et leur matériel dévalorisé, dispersé ou détruit. »16
L’enquête d’André Lagrange permit de mieux appréhender la viticulture telle qu’elle était pratiquée jusqu’à l’invasion du phylloxéra17. Il rédigea au fur et à mesure de ses prospections des fiches de renseignements correspondant aux objets acquis – nom de l’outil, provenance, date de fabrication, description, emploi, informations sur l’acquisition, numéro d’inventaire, noms des informateurs (Vieux-Fort 2014, p. 63) – et leur utilisation était immortalisée par l’appareil photographique de Pierre Balmès. La collecte menée par André Lagrange fut réalisée pour les Arts et Traditions populaires et sous la tutelle de Georges-Henri Rivière. André Lagrange attendait en effet l’approbation de ce dernier pour acquérir les objets qu’il avait repérés, le directeur des Arts et Traditions populaires lui indiquant également la méthodologie à suivre et les montants à engager pour les acquisitions. Les outils acquis par André Lagrange revenaient ainsi aux Arts et Traditions populaires, qui les déposèrent ensuite au musée du Vin de Bourgogne. La majeure partie des collections du musée beaunois appartenait donc au musée des Arts et Traditions populaires, marquant les liens forts entre les deux musées.
L’enquête d’André Lagrange fut très importante, tant d’un point de vue ethnologique qu’en termes d’enrichissement des collections, mais elle ne fut pas la seule menée en Bourgogne. En effet, Georges-Henri Rivière demanda également à Joseph Délissey18 – conservateur du musée – de l’aider à enquêter sur certains objets, notamment les coupes de mariage et les « souvenirs du commerce des vins »19 – factures, étiquettes, etc. Le directeur des Arts et Traditions populaires se chargea également personnellement de certaines acquisitions, dont celle des « doyennes des caves » – il se mit alors en quête des plus anciennes bouteilles bourguignonnes – et d’amphores ayant servi au transport du vin durant l’Antiquité20.
Épernay et les acquisitions organisées par la profession
Un projet de collecte émana également du musée d’Épernay, et ce avant la venue de Georges-Henri Rivière. Un pressoir fut par exemple acquis à Orbais-l’Abbaye en 1946, et la profession champenoise annonça ensuite au maire d’Épernay le lancement d’un appel aux dons. Monsieur Dargent, délégué à la propagande du Comité interprofessionnel des vins de Champagne, écrivit en effet le 13 août 1951 :
« Mais, si bon nombre d’objets et de collections de l’ancien Musée, sauvés lors de la récente guerre, trouveront aisément leur place dans cette exposition de nos richesses régionales, il est bien évident que la valeur de ce Musée sera d’autant plus grande que des apports nouveaux lui seront faits qui le rendront digne de la renommée de nos Champagnes.
En accord avec la Commission de Conservation du Musée Viticole et Vinicole d’Épernay, nous nous permettons donc de faire appel à la collaboration de tous les habitants de la Champagne et plus particulièrement à celle des vignerons champenois qui, sans doute, possèdent encore dans leurs vendangeoirs, celliers, greniers ou locaux d’habitation, des richesses insoupçonnées susceptibles d’être exposées dans le cadre dudit Musée.
Ainsi serait-il opportun que, dans chaque commune, une liste puisse être dressée des outils, instruments, meubles, gravures, tableaux, objets d’art ou autres se rattachant à l’histoire de la culture de la vigne ou de la production du Vin et susceptibles d’être mis à la disposition de la Commission du Musée Viticole et Vinicole d’Épernay. »21
La profession s’était en effet emparée de la réfection du musée du Vin de Champagne, en évinçant la conservatrice, Ketty van Gennep, qui le relata dans un rapport daté du 15 mars 195022. Cette collecte ne semble toutefois pas avoir abouti de façon satisfaisante, puisque Georges-Henri Rivière écrivit le 26 décembre 1954, après sa venue à Épernay : « Reste à développer les collections actuelles au moyen de recherches sur le terrain, lesquelles s’avèrent, à ce que je vois, urgentissimes »23. Cette mission fut confiée à Emile Moreau, directeur de l’Association viticole champenoise, qui se proposa d’aller dans les villages voisins d’Épernay pour y collecter les anciens outils viticoles. Il existe toutefois peu de traces des résultats de cette opération dans les archives. Celles-ci attestent en effet seulement du don d’objets de la maison Moët et Chandon24 – dont le directeur, Paul Chandon-Moët, n’était autre que le président de la Commission de la bibliothèque et des musées – et du prêt de « souvenirs de St-Vincent »25. Si les archives font état d’une collecte modeste par rapport aux ambitions annoncées par le Comité interprofessionnel des vins de Champagne, nous pouvons nous demander si elles reflètent bien l’intégralité des objets acquis par Emile Moreau, son rôle dans le développement des collections muséales étant notamment loué dans le premier numéro de la revue municipale sparnacienne26.
Aménager l’espace d’exposition
Comme nous l’avons observé précédemment, Georges-Henri Rivière supervisa la réfection de musées qui existaient déjà avant sa venue. Il s’appuya notamment sur des ressources locales pour enrichir les collections préexistantes – André Lagrange pour le musée beaunois et Emile Moreau pour le musée sparnacien. Une fois les collections augmentées, il fallut définir leur place dans les musées afin de les présenter au public. Nous allons donc étudier la façon dont les objets étaient exposés, ce qui nous permettra d’identifier les spécificités de la muséographie et de la scénographie des musées du Vin de Bourgogne et de Champagne.
Des plans thématiques
Les deux musées possédaient des salles thématiques, le choix des thèmes et leur ordre chronologique étant chaque fois présentés par Georges-Henri Rivière, au détriment des projets imaginés par les responsables locaux avant sa venue. Il écrivit ainsi à Albert Soulillou, après avoir pris connaissance du projet muséographique de ce dernier :
« J’ai examiné de près le programme que vous aviez établi en 1943. Tout en présentant l’inconvénient d’être assez dispersé et d’exiger un très grand nombre de salles, il fourmillait d’heureuses suggestions. J’en ai parlé avec mon adjoint Mr. Maget, directeur du Laboratoire d’ethnographie française. Du fruit de ces premières réflexions sort un premier avant-programme que je vous soumets ainsi qu’à tous et qui sera sans doute remanié bien des fois encore (les titres eux-mêmes sont provisoires et improvisés) :
I° - Synthèse historique du vignoble et du vin de Bourgogne
2° - Travaux de la vigne (terroirs, pédologie, outillage façon etc…)
3° - Travaux du vin (cuves, pressoirs, tonneaux etc…)
4° - Produits annexes : marc etc…
5° - Techniques annexes – industries domestiques du vigneron, tonnellerie, etc, etc…
6° - Le village vigneron (finage, habitat, maison, organisation sociale et économique en distinguant par catégories sociales, etc…)
7° - Commerce
8° - Consommation ; arts et lettres du vin de Bourgogne »27.
Cette annonce correspond peu ou prou à la forme du musée du Vin de Bourgogne au début des années 1960, soit après sa réfection. La division du musée y est thématique, et la succession des salles est liée à la chronologie de la production du vin – le musée devait débuter par l’histoire du vin, les travaux de la vigne et du vin sont ensuite abordés, suivis par les savoir-faire annexes puis le mode de vie vigneron, le tout s’achevant par la commercialisation du produit fini et par sa dégustation. Ce schéma, transposable à tous les musées viticoles et vinicoles, fait écho aux missions confiées à Georges-Henri Rivière par l’Inspection générale des musées de France.
À Épernay, Ketty van Gennep avait imaginé un projet muséographique dans les caveaux situés sous le château Perrier. Ce projet ne rencontra toutefois pas l’approbation de Georges Salles28, et la venue de Georges-Henri Rivière aboutit à l’émergence d’un nouveau programme muséographique à l’étage du château Perrier29. Le musée d’Épernay constituait d’ailleurs un exemple de l’application du schéma imaginé pour Beaune. En effet, les salles de l’étage du château Perrier présentaient successivement les travaux de la vigne, du vin, le folklore champenois – avec les bâtons de confréries de Saint-Vincent – et la dégustation du champagne. Reste à savoir en quoi consistait le projet définitif, dans lequel Jean Vergnet-Ruiz était investi – Georges-Henri Rivière souligna dans leurs échanges que l’idée d’installer à terme le musée dans l’aile est des communs revenait à l’Inspecteur des musées de France –, et si celui-ci s’inscrivait dans la continuité du musée inauguré en 1956, aucun programme de réfection du musée ultérieur à 1956 n’étant connu à ce jour.
Une scénographie caractéristique des Arts et Traditions populaires
La scénographie mise en œuvre dans les musées du Vin de Bourgogne et de Champagne était très similaire. La ressemblance entre les deux est particulièrement visible dans les vitrines des travaux de la vigne et du vin, que nous pouvons donc considérer comme la signature de Georges-Henri Rivière et des Arts et Traditions populaires, ceux-ci constituant – avec l’Inspection générale des musées de France – les seuls acteurs communs aux deux musées. Les salles qui traitaient de ces sujets disposaient de grandes vitrines, recouvrant certains murs. Les travaux y étaient découpés par étapes et présentés dans leur succession par des objets clefs, ou objets-témoins, qui étaient soit accrochés par des fils de nylon dans la position dans laquelle ils se trouvent lors de leur utilisation, soit placés symboliquement dans la main de mannequins adoptant la posture d’ouvriers à la tâche.
Les deux musées présentaient les travaux de la vigne et du vin par le biais de séquences dynamiques, lesquelles présentaient le processus, la chaîne opératoire, cyclique – pour le travail de la vigne de la taille à la vendange – ou aboutissant à la réalisation d’un produit fini – ici le vin ou le tonneau. La subdivision des vitrines fut, à Beaune, le fait d’André Lagrange, comme le souligna Georges-Henri Rivière en 1961 à propos des travaux de la vigne30. Du fait de ses recherches dans le vignoble bourguignon, André Lagrange était en effet très renseigné sur l’emploi des outils et donc à même d’identifier les différentes étapes des processus abordés. La division de ces opérations était la même à Épernay, ce qui nous amène à penser que Georges-Henri Rivière exporta ensuite le modèle créé.
Les vitrines des musées beaunois et sparnacien furent construites de façon à mettre en valeur les expôts, sélectionnés au préalable pour leurs qualités d’objets-témoins, selon le principe de neutralisation de l’environnement théorisé par Georges-Henri Rivière (Rivière 1989). L’utilisation des couleurs, unies et claires, faisait ainsi la part belle aux objets viticoles et vinicoles, essentiellement en bois, donc de couleurs plus foncées. Situé à l’intérieur des vitrines, l’éclairage, zénithal et discret, permettait également de mettre en avant les objets exposés et de faciliter leur lecture. La participation de Jacques Barré31 à la mise en œuvre de ces éléments scénographiques fut essentielle, celui-ci accompagnant très fréquemment Georges-Henri Rivière dans ses déplacements, lui apportant une expertise technique en concevant notamment les meubles – vitrines entre autres – et le suppléant parfois, notamment à Épernay, dans la transmission de consignes aux responsables locaux et aux techniciens.
L’accrochage était lui aussi très discret, les objets étant suspendus par des fils de nylon qui disparaissaient au profit des outils, qui pouvaient être dans la position dans laquelle ils étaient utilisés. L’emploi de ces fils transparents est considéré par Nina Gorgus comme une caractéristique du travail de Georges-Henri Rivière (Gorgus 2003, p. 167-192). Ils répondaient alors à des enjeux esthétiques mais aussi didactiques. Il en va de même de l’emploi des mannequins. En effet, ceux-ci permettaient également d’expliciter l’emploi des outils pour les visiteurs.
Le musée du Vin de Bourgogne était doté d’autres dispositifs didactiques. En effet, André Lagrange réalisa, à partir de ses enquêtes ethnographiques, des panneaux documentant les travaux de la vigne et du vin. Le musée se trouvait ainsi doté d’un riche appareil documentaire qui semble inexistant à Épernay, sûrement faute d’un apport scientifique équivalant à celui d’André Lagrange. L’important travail de ce dernier, en partenariat avec Georges-Henri Rivière, peut nous amener à nous interroger sur la limite du rôle de chacun dans la muséographie beaunoise. Si les apports scientifiques d’André Lagrange sont incontestables, la scénographie définitive du musée du Vin de Bourgogne est toutefois en rupture avec celle mise en place en 1946, à l’occasion de l’exposition temporaire qui préfigurait le musée dans sa forme nouvelle – après déplacement depuis le beffroi. En 1946, l’exposition temporaire des travaux de la vigne présentait une exposition typologique de plusieurs objets, avec de nombreux renseignements sur ceux-ci et leur évolution dans le temps. Cette première présentation, que nous pouvons interpréter comme la traduction muséographique des recherches d’André Lagrange, ne correspond pas à ce qui fut ensuite mis en œuvre dans le musée du Vin de Bourgogne. En effet, l’exposition mise en place ultérieurement mobilise entre autres les recherches d’André Lagrange au sein d’un parcours thématique, annoncé en 1946 par Georges-Henri Rivière32, le tout s’articulant pour constituer une muséographie qui apparaît comme caractéristique des Arts et Traditions populaires. Nous pouvons toutefois constater que les différences précédemment observées entre les collectes beaunoise et sparnacienne sont perceptibles dans les musées, celui de Beaune offrant aux visiteurs davantage de supports écrits que celui d’Épernay, ce qui correspond à la traduction muséographique des travaux d’André Lagrange dans les salles qui portaient son nom et qui présentaient les fruits de ses travaux.
⁂
S’il fut en lien avec les musées beaunois et sparnacien durant la Seconde Guerre mondiale, c’est à l’issue du conflit que Georges-Henri Rivière s’investit dans la réfection des musées du Vin de Bourgogne et de Champagne, après avoir été missionné par l’Inspection générale des Musées de France pour élaborer un schéma muséographique applicable dans les musées ethnographiques de province. Les deux musées disposaient déjà de collections, mais Georges-Henri Rivière estimait qu’il était nécessaire de les enrichir. Ce travail fut réalisé par André Lagrange à Beaune. Associé aux Arts et Traditions populaires, il partit à la rencontre des plus âgés des vignerons afin de collecter les outils utilisés autrefois, de les inventorier et d’en comprendre l’utilité. Une collecte fut également menée à Épernay par la profession champenoise, mais avec des résultats nettement moins riches qu’à Beaune. Outre ces collectes menées sur place par des locaux, Georges-Henri Rivière fit également appel à ses contacts personnels pour enrichir les vitrines du musée beaunois. Très investi dans ce musée qu’il conçut – et qui fut perçu – comme un exemple muséographique, il y déposa également les résultats de la collecte d’André Lagrange alors que ceux-ci appartenaient aux Arts et Traditions populaires. Si les collections sont différentes, la scénographie des musées beaunois et sparnacien est comparable : les salles sont thématiques et se succèdent dans un ordre logique depuis le travail de la vigne jusqu’à la dégustation des vins. Des procédés scénographiques similaires sont également employés, suggérant une application par Georges-Henri Rivière du modèle beaunois – qui avait bénéficié des apports scientifiques d’André Lagrange – à Épernay.
Le projet beaunois, plus important et abouti que celui d’Épernay fut pensé par Georges-Henri Rivière. Il y mit en application des méthodes de travail – en lien avec les Arts et Traditions populaires et des relais sur place – et des schémas muséographiques qu’il reproduisit ensuite, à une échelle plus modeste, à Épernay. Acteur de la réfection des musées, Georges-Henri Rivière agit en chef de projet, effectuant les missions qui lui étaient confiées par l’Inspection générale des musées de France en s’appuyant sur les compétences de ses nombreux collaborateurs. Les musées du Vin de Bourgogne et de Champagne étant le fruit de travaux menés par une équipe entière et non par un homme seul, il est difficile de déterminer très précisément ce qui revient à Georges-Henri Rivière. En effet, les archives conservées et consultées étant notamment composées de documents officiels, elles font la part belle au conservateur des Arts et Traditions populaires, interlocuteur au centre de nombreux échanges. Elles ne nous permettent toutefois pas de trancher avec certitude quant aux réalisations qui lui reviennent, les tâches étant réparties entre ses différents collaborateurs, et leur rôle – bien que très discret dans les archives – n’est certainement pas à négliger dans les réflexions ayant abouti à la muséographie étudiée et dite « de » Georges-Henri Rivière, ce dernier n’ayant pas pu arriver seul à ces résultats.