Aux rythmes de la patrimonialisation, exposer les mondes du vin…

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Article soumis le 6 avril 2020, accepté le 15 juin 2020 et mis en ligne le 15 juillet 2020.

Les textes de ce numéro de Crescentis peuvent se lire séparément. Ils forment pourtant, pour la plupart, les actes d’une journée tenue à Dijon le 5 décembre 2019, conjointement organisée par le LIR3S1 (ex CGC2) et l’IDHES3. Ils répondent tous à une interrogation : comment communiquer, montrer, exposer les mondes du vin au xxe siècle ? Ce questionnement s’inscrit dans une suite d’initiatives du LIR3S, de la Maison des sciences de l’homme de Dijon par son pôle « vigne et vin », elles-mêmes en écho aux mutations du vignoble bourguignon, envisagé sous l’angle de la patrimonialisation, depuis l’inscription des « Climats de Bourgogne » sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO (Garcia 2012).

Il naît d’un constat. La vigne, le vin, ont été patrimonialisés au cours du xxe siècle. Cette patrimonialisation, liée au cadre juridique des Appellations d’Origines Contrôlées, touche l’ensemble des mondes du vin. Elle est portée, au moment où dans les années 1920 la folklorisation et le tourisme touchent les mondes viticoles, autant par la sphère des négociants, des producteurs, que par le jeu des associations, des musées municipaux, avant que ceux-ci ne mutent à la faveur du développement de l’ethnographie en France et du musée des Arts et Traditions populaires (Laferté 2008). Le processus est long, ample. Il accouche d’institutions muséales, comme le musée de Vin de Beaune (MVB), génère sur le siècle des associations comme la Confrérie des chevaliers du Tastevin, invente des traditions – La Paulée, la Saint-Vincent tournante… Le vin, ou plus exactement une civilisation de la vigne et du vin comme patrimoine, est alors donné à voir dans cette constellation d’initiatives, singulières et institutionnelles. L’enjeu de cette journée dont nous livrons ici un premier état des travaux réside dans l’examen de la communication et de la monstration des mondes du vin.

Précisons les contours de ce travail. L’université de Bourgogne, et singulièrement les laboratoires de recherches que sont le LIR3S et ARTEHIS, s’attache à l’analyse du vin compris comme fait social total. Du point de vue de l’historien, l’angle d’analyse a d’abord participé d’une histoire sociale et politique du vin. Il s’agissait d’en saisir les stratégies d’acteurs, les identités, dans une perspective constructiviste. L’hypothèse de Bourgogne(s) viticole(s) consacre ce mouvement dans un colloque dont les actes ont été publiés en 2018 (Wolikow et Jacquet 2018). En parallèle, l’examen des liens du vin et du lieu ouvrait d’autres perspectives4. Dans ce mouvement, la question de l’image s’est imposée, autorisons cette première exploration.

À titre exploratoire, cette journée la décline suivant trois modalités. La première est celle d’un choix épistémique. Celui de demander à des spécialistes de l’image et de l’exposition, parfois étrangers aux mondes du vin, d’arpenter ceux-ci en regard de leur spécialité : l’histoire de l’art pour les vins Mariani (Bertrand Tillier), la question du musée (Sonia Dollinger, Margot Mazuet), l’artification et/ou la promotion d’une maison, d’un type comme le vigneron (Vincent Chambarlhac, Jean-Pierre Garcia5). Toutes les interventions de ce volume ont épousé la commande. Ainsi doivent-elles d’abord être lues en rapport avec celle-ci comme avec la littérature sur la question, sachant que l’image – ou les conditions de la monstration et de la communication autour des mondes du vin – en constitue le matériau privilégié. Dans ce mouvement, trois enjeux, trois biais analytiques émergent. Énumérons les.

Quelles archives ?

Avec quels matériaux honorer la commande ? Invoquer l’image – les images – ne suffit pas. Les corpus sont à constituer. S’ils se donnent parfois par la postérité d’une publicité remarquable aux confins de l’art (les vins Mariani), ils relèvent bien souvent du hasard de la collecte d’archives, des fonds inventés. Ici, les Archives municipales de Beaune, pionnières dans la collecte d’archives de maisons de vin, soucieuses de renseigner la genèse du musée du Vin de Beaune comme de collecter, et indexer des éphémères du vin, sont apparues comme un partenaire de premier ordre. Dans la volonté, notamment, de conserver ces éphémères. Ceux-ci constituent des instruments de communication idoines du monde du négoce, mais soumis à un rapide oubli, nonobstant les gestes de l’archiviste, et qui sont pourtant d’infatigables pourvoyeurs d’images inventées, ré-employées, aux significations changeantes quand mutent, sur le siècle, les réputations et les caractères des vignobles et des vins. Assises d’un produit, d’une identité socio-économique (la maison Ponnelle), perpétuel lieu de (re- et dé-)construction d’un type – le vigneron –, ils s’imposent à l’analyse6.

Pour autant, la question archivistique ne se résout pas à la seule consultation des fonds des Archives municipales de Beaune. Elle se heurte parfois au silence des sources, aux portes closes dont notre collègue Bénédicte Gaulard fit l’expérience à propos du musée du Vin d’Arbois : les archives existent, mais non triées, non indexées, elles sont incommunicables en l’état7. Tout comme elles le sont, à Beaune pour le fonds Ponnelle, inaccessible, hors une seule plaquette, pour cause de désinfection. Chemin faisant, le travail du chercheur s’apparente aux arts de faire de Michel de Certeau (Certreau 2012). Il lui faut ruser, braconner pour inventer son corpus, et mesurer dans ce jeu le poids de l’imprimé dans la constitution des archives du vin.

Du musée de Beaune, de Georges-Henri Rivière et de l’ethnographie

La muséographie des musées du vin a une histoire encore en cours d’écriture. La fondation de ces musées, les questions mêlées de la collecte des objets, des œuvres, de l’accrochage, a, notamment à partir des propositions pionnières de Georges-Henri Rivière, partie liée avec la mise en scène du savoir-faire du vigneron, trait d’union de la vigne à la cave, des raisins au produit. Dans cette configuration, Georges-Henri Rivière apparaît comme un héros épistémique, dont la biographie épouse la muséologie en tout lieu selon l’heureuse formule de Nina Gorgus (Gorgus 2020). La récente contribution de Laure Ménétrier au catalogue du Mucem8, Georges-Henri Rivière. Voir c’est comprendre, n’échappe pas à cette règle (Ménétrier 2018, p. 169). La réalité, sur le terrain des archives, est plus complexe. La fondation du MVB, autour notamment des travaux d’André Lagrange, a suscité au sein du LIR3S, une journée d’étude en 20149 et la production de deux mémoires, l’un consacré au MVB, l’autre au musée du vin de Champagne, qui tendent à montrer qu’en la matière, pour Georges-Henri Rivière, le musée beaunois sert d’expérience fondatrice pour d’autres créations muséales. Margot Mazuet synthétise ici l’apport de ce travail en miroir de l’intervention de Sonia Dollinger sur les initiatives municipales, avant Georges-Henri Rivière, à l’origine du projet de musée. Dans ce jeu où Georges-Henri Rivière capte et polarise des initiatives multiples autour du projet du MVB, l’ethnographie joue un rôle primordial dans la manière de montrer les mondes du vin sous un jour scientifique. En regard, quarante années plus tard, le projet d’une exposition itinérante des musées du Jura sous le signe de l’artification de matériaux ethnographiques mesure la perpétuelle (re)construction des expositions des mondes du vin et interroge leur lien à la question muséale, puisque l’exposition préfigure la naissance du musée du vin d’Arbois. L’ethnographie est là une science embarquée dans les jeux économiques et politiques du vin. Quoique provocatrice, la formule appelle d’autres études.

Artification du vin ?

Précisément, trois communications reviennent à leur manière sur l’emploi d’un concept encore soumis à la critique, celui d’artification. On le sait forgé par la sociologie de l’art, désignant un passage du non art à l’art10. Le vin – comme produit –, le vigneron – comme type – et la cave – comme lieu – nous apparaissent comme autant d’entrées pour l’utilisation de ce concept, et ainsi interroge le statut changeant des images du vin sur le siècle. Si la tentative n’est pas neuve, puisqu’elle s’est déjà appliquée aux vins de prestige du bordelais (Passebois-Ducros, Trinquecoste et Pichon 2015), elle s’attache ici davantage à une saisie historique du processus, retrouve, par l’image, les mutations d’un type social réputé pérenne et accroché à son terroir, le vigneron (Jean-Pierre Garcia11).

Au lecteur de juger les premiers états de ces interrogations. Toutes participent d’une conviction : fait social total, le vin s’offre à toutes les épistémologies pour en saisir les facettes imbriquées les unes aux autres. L’abord par l’image, l’exposition, est une entrée qu’il convient de ne pas laisser au seul story-telling patrimonial du marketing.

Bibliography

Certeau de M., 2012, L’invention du quotidien, tome I. arts de faire, Paris, Gallimard (Folio), 349 p.

Garcia J.-P. (dir.), 2012, Les climats de Bourgogne comme patrimoine mondial de l’humanité, Dijon, EUD, 357 p.

Gorgus N, Une vie pour les musées, de la pensée aux actes : comment Rivière a incarné sa muséologie, In : Bergeron Y., Debary O., Mairesse F. ed, 2020, Enjeux et responsabilités de l’histoire biographique, Paris, IFOCOM, p. 55-62.

Heinich N. et Shapiro R., 2012, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Editions de l’EHESS, 334 p.

Laferté G., 2006, La Bourgogne et ses vins : image d’origine contrôlée, Paris, Belin, 319 p.

Ménétrier L., 2018, « Par Bacchus, dieu du vin », Georges-Henri Rivière et le musée du vin de Bourgogne, In : Georges-Henri Rivière. Voir c’est comprendre, Marseille, Mucem, p. 169-174.

Passebois-Ducros J., Trinquecoste J.-F., Pichon F., 2015, Stratégies d’artification dans le domaine du luxe Le cas des vins de prestige, Décisions marketing, n° 80, p. 109-124.

Wolikow S., Jacquet O. (dirs), 2018, Bourgogne(s) viticole(s). enjeux et perspectives historiques d’un territoire, Dijon, EUD, 286 p.

Notes

1 UMR7366, LIR3S (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin »). Return to text

2 Centre Georges Chevrier. Return to text

3 UMR8533 IDHES (« Institutions et Dynamiques Historiques de l'Économie et de la Société »). Return to text

4 Cf. la première livraison de Crescentis, revue internationale d’histoire de la vigne et du vin « Le vin et le lieu », dossier coordonné par Jean-Pierre Garcia. https://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=72. Return to text

5 Article à paraître dans Crescentis, revue internationale d’histoire de la vigne et du vin, n° 4. Return to text

6 Cf. les actes à paraître du colloque « Les éphémères et l’image », Paris, FMSH, 13-14 septembre 2019. Return to text

7 Gageons qu’une prochaine journée d’étude permettra à Bénédicte Gaulard de développer et présenter sous une forme développée les intuitions exposées lors de celle-ci (consultables sous format audio à l’adresse suivante : http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/manifestations/19_20/19_12_05.html). Return to text

8 Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Return to text

9 « Journée d’étude André Lagrange », Musée du vin de Beaune, 24 novembre 2014. Une part des actes est parue à l’occasion de l’édition de André Lagrange, Moi je suis vigneron, Dijon, EUD, 2015. Return to text

10 « L’artification désigne un processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets, et des activités. […]. C’est un processus qui institutionnalise l’objet comme œuvre, le pratique comme art, les pratiquants comme artistes, les observateurs comme public » (Heinich et Shapiro 2012, p 20-21). Return to text

11 Article à paraître dans Crescentis, revue internationale d’histoire de la vigne et du vin, n° 4. Return to text

References

Electronic reference

Vincent Chambarlhac, « Aux rythmes de la patrimonialisation, exposer les mondes du vin… », Crescentis [Online], 3 | 2020, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/crescentis/index.php?id=1055

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Vincent Chambarlhac

UMR7366 LIR3S (Laboratoire interdisciplinaire de recherche « Sociétés, Sensibilités, Soin »)

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