Depuis L’interprétation des rêves, la psychanalyse a été discutée sans discontinuer dans le monde entier par ses partisans et ses détracteurs. Le XXIe siècle ne fait pas exception. En septembre 2005 paraît Le livre noir de la psychanalyse : Vivre, penser et aller mieux sans Freud (Van Rillaer et alii 2005), qui déclenche un tollé général chez les freudiens dont la contre-attaque est tout aussi violente. L’historienne Elisabeth Roudinesco dénonce les chiffres falsifiés, les affirmations inexactes, les interprétations délirantes, les références bibliographiques tronquées ; Olivier Douville évoque un style consternant qui s’étale sur 819 pages. Mars 2006 voit la parution de L’anti-livre noir de la psychanalyse (Miller et alii 2006) que l’on accuse de ne pas être une réplique valable puisque les articles ne mentionnent pas les découvertes des historiens sur la manipulation par Freud de ses données cliniques, pas plus que ses échecs thérapeutiques, le caractère spéculatif des doctrines de Freud et Lacan ou encore la domination d’une pensée unique dans l’enseignement. La guerre des écoles est ouvertement ranimée et déclarée sur fond de politiques gouvernementales de santé cherchant à marginaliser la psychanalyse dans l’offre de soins.1 Qu’en est-il dix après ?
Ce numéro de Filiations est le résultat d’une journée d’études tenue en avril 2015 à l’Université de Bourgogne sur la réception de Freud et de Jung. L’objet de cette journée transdisciplinaire consistait dans un premier temps à examiner les disciplines se réclamant de leurs écrits ainsi que les textes des psychanalystes ou des chercheurs revendiquant l’usage ou le dialogue avec Freud et avec Jung, et, dans un second temps, à porter un regard sur l’évolution du discours tenu sur la psychanalyse ainsi que les possibles raisons des changements intervenus dans sa réception. Comme le notait M. Foucault en 1969, dans le célèbre « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Freud – et Jung – ont été fondateurs de discursivité en instaurant une possibilité infinie de discours hétérogène à leurs transformations ultérieures : ils « ont ouvert l’espace pour autre chose qu’eux et qui pourrait appartenir à ce qu’ils ont fondé. » (Foucault 1994, 805) Ce sont ces discours et les lieux où ces discours adviennent qui nous ont préoccupés. Les textes rassemblés ici témoignent de la vivacité de la réflexion sur la psychanalyse, prouvant que les deux analystes ont bien été les instaurateurs d’une discursivité féconde et multiple.
Jung, que Sigmund Freud destinait à prendre sa succession, n’est pas mieux traité que ce dernier. Souvent sans prendre la peine de se familiariser avec l’œuvre de l’« apostat » et sans essayer de comprendre les raisons de cette discorde, pour l’essentiel des vues divergentes sur l’âme et son fonctionnement, les détracteurs de Jung l’accusent d’ambition et d’antisémitisme et le mettent au ban sans autre forme de procès (Glover 1954 ; Gess 1994 ; Noll 1997). Au fil des décennies, plusieurs camps se sont formés, qui subsistent encore aujourd’hui : ceux qui se targuent d’être jungiens et ne jurent que par leur maître, ceux que l’on peut qualifier d’anti-jungiens, qui se battent pour dénigrer l’homme et son œuvre, et plus récemment, fort heureusement, ceux que l’on pourrait appeler les « jungiens critiques »2. La dernière position s’appuie tant sur la publication de textes de Jung dont Le Livre rouge en 2011, que sur des travaux universitaires dans le champ de l’histoire, par exemple. Il a donc paru utile aux éditeurs de ce numéro de Textes et contextes de solliciter Bertrand Eveno, qui a œuvré pour que Le Livre rouge de Jung soit traduit et publié en France, afin qu’il témoigne des embûches qu’il a rencontrées dans son projet, ainsi que de la réception médiatique de ce texte traduit en plusieurs langues et généralement discuté comme un texte d’intérêt scientifique. À la différence de sa contrepartie dans les pays anglo-saxons et les pays germanophones, pour citer les plus importants, la sphère médiatique française a accueilli Le Livre rouge (Jung 2011) assez tièdement. Le procédé du « silence assourdissant » devant la parution d'un ouvrage trouvant son public et connaissant de fort bons tirages dans sa catégorie est connu : il n’en demeure pas moins toujours surprenant. Dans le cas de Jung, il s’est doublé d'une véritable esquive des éditeurs devant le projet d’une traduction en français de ce texte singulier publié aux USA par Norton. La sortie du livre s’est accompagnée d’une exposition au Musée Guimet qui a drainé un public important. Certaines réflexions tirées du livre d’or et reproduites ici montrent un besoin marqué de spiritualité en cette phase de la « sortie de la religion » chère à Marcel Gauchet, sortie que l’on aurait tort de confondre avec un athéisme généralisé et militant. Outre la résistance à considérer sérieusement et de façon dépassionnée la question de la situation et de la fonction actuelles du religieux, Bertrand Eveno avance la prévalence du lacanisme pour expliquer la place particulière occupée par Jung dans le champ intellectuel et universitaire. Pourtant, le fameux silence médiatique participe paradoxalement de la polémique, qui, comme le démontre Ruth Amossy à partir d’une perspective argumentative (Amossy 2014),est une composante nécessaire du « dissensus culturel » animant la démocratie libérale et régulant les échanges sociaux en interactions verbales. On ne saurait donc comprendre la réception du Livre rouge uniquement comme une énième mise au silence de la pensée de Jung. Il montre également une reconnaissance, ignorée des médias, et destinée à perpétuer le dissensus, plutôt que la lutte et le combat.
Quant à eux, les autres textes rassemblés ici participent, non de la polémique, mais de l'autre modalité d'expression et de régulation des interactions sociales : le dialogue. L’historien Florent Serina s’intéresse au premier traducteur de Jung, Yves Le Lay (1888-1965), qui fut aussi l’un des traducteurs de Freud3 et d’Otto Rank, et surtout l’un des premiers à analyser la réception différente de leurs écrits en France, en 1924 pour Freud, et en 1935 pour Jung. L’homme de convictions qu’était Le Lay a traduit et préfacé six ouvrages de Jung entre 1931 et 1939 chez Stock et Aubier-Montaigne, avant de continuer après la seconde guerre mondiale sous la direction de Roland Cahen, tout en s’interrogeant sur les différences culturelles entre les pays germanophones et la France. L’apport de l’histoire est donc essentiel pour rectifier des idées reçues, des stéréotypes ou des erreurs obscurcissant la réception de la psychanalyse. Dans le temps de leur réception par des communautés scientifiques plutôt que par des disciples, c'est-à-dire dans le temps d’une évaluation aussi impartiale que possible, quoique nécessairement relative et plurielle, l’histoire des traductions et des traducteurs permet de considérer la question de l’insertion culturelle de psychanalyse à nouveaux frais. Cette perspective n’est pas contradictoire avec la difficile objectivité lorsqu’on parle de l’âme et des phénomènes psychiques. Quiconque souhaite les étudier court le risque de devenir la proie de ses propres réactions. Cette exigence d’objectivité est cependant impérative pour fournir une analyse digne de ce nom, qui ne pourra être considérée ni comme un plaidoyer ni comme un réquisitoire.
Analysant l’évolution du discours sur Jung, d’autres articles de ce volume proposent également des pistes de travail avec la pensée de Jung. Dans cette perspective, l’éclairage que peuvent fournir les thèses jungiennes en matière d’analyse cinématographique est indéniable. Anaïs Cabart s’inspire des analyses jungiennes anglo-saxonnes dans l’article qu’elle consacre à Melancholia de Lars von Trier (2011). S’intéressant à l’expérience du spectateur, elle cherche à repérer un phénomène de transfert entre les images affectueusement chargées de l’inconscient de Melancholia et la psyché du spectateur, et fait dialoguer psychologie des profondeurs et analyse cinématographique.
Alessio De Fiori, qui prépare une thèse sur l’influence de la philosophie classique allemande dans l’élaboration de la psychologie de C. G. Jung, montre comment le philosophe italien Romano Màdera, par ailleurs psychanalyste jungien, a peu à peu intégré l’œuvre de Jung dans son enseignement et dans sa réflexion pour créer l’« Analyse biographique à orientation philosophique » (« Analisi biografica a orientamento filosofico »), et comment les écrits jungiens ont favorisé la transdisciplinarité de sa pensée. De façon peut-être surprenante en apparence, les écrits de Jung montrent leur fécondité pédagogique lorsqu’ils sont intégrés à l’essai de renouvellement des pratiques philosophiques conçues par Màdera. On pourrait penser qu’il s’agit là d’un enseignement s’appuyant sur la clinique dès lors que la « cure biographique » qu’il propose se donne ainsi pour objectif de « rapprocher les scissions entre soi et soi-même, entre soi-même et les autres, entre soi-même et le monde »4.
La clinique n’est pas oubliée avec l’article de la philosophe et psychanalyste jungienne Marie-Laure Colonna, consacré à l’analyse du songe d’un écrivain en panne d’inspiration. La « colère d’Ishtar »5 destinée à montrer le jeu des archétypes chez le sujet rappelle que Jung a été clinicien et que la psychologie des profondeurs se déploie encore dans cette dimension. À l’heure de ce paradoxe qu’est la perte de son magistère intellectuel par la psychanalyse sur fond de « souffrance psychique » et de « psychologisation de la société »6 (Benslama et alii 2016, 157), c’est un apport non négligeable.
En traitant uniquement de Jung, ce numéro témoigne de la persistance non d’un clivage, mais d’une distinction entre la pensée freudienne et la pensée jungienne que l’université a tout intérêt à maintenir, sans hiérarchiser ou rejeter l’une ou l’autre. Il montre surtout que la présence persistante de Jung en France se double du renouvellement de sa réception selon des lignes théoriques et cliniques fructueuses. Il marque la poursuite de la réflexion entreprise dans le champ universitaire, dans plusieurs de ses disciplines, gage d’une pensée toujours stimulante et féconde.