1. Introduction
Le présent article aborde la problématique du recueil sous l’angle de l’identité nationale1. En effet, la question identitaire est au cœur des interrogations historiques sur des concepts tels que nation et état, elle conduit à explorer les processus (linguistiques, symboliques, idéologiques, culturels et politiques) qui président à la construction de l’identité nationale. Nous avons choisi de mener l’enquête à propos de l’Aragon de la fin du XVIe siècle, c’est-à-dire à une époque où cette couronne faisait partie de la Monarchie hispanique, gouvernée par Philippe II.
Les Rois Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, passent pour avoir fondé à la fin du XVe siècle l’unité territoriale et religieuse de l’Espagne par leur mariage en 1469 et grâce à leur victoire en 1492 sur l’ennemi séculaire musulman. On sait cependant qu’il y a une forme de malentendu à propos de cette unité qui est une union personnelle et morale plutôt qu’une véritable unification politique puisque chacune des deux couronnes conserva ses propres lois et traditions (Carrasco, Dérozier et Molinié 2004 : 13-14). La monarchie établie par les Rois Catholiques et léguée à leurs successeurs, Charles Quint et Philippe II, est une monarchie composite où chaque couronne conserve ses propres spécificités institutionnelles, même si toutes ont en commun le même roi. Face à cette réalité morcelée, fruit d’un passé médiéval où la lutte contre l’Islam a été menée en ordre dispersé par la Navarre, le Portugal, l’Aragon et la Castille, l’historiographie royale, qui est surtout une historiographie castillane, a bâti au fil des siècles une légende qui s’impose à l’époque moderne. Selon cette construction historiographique, l’Espagne chrétienne, occupée pendant près de huit cents ans par les musulmans, s’est progressivement libérée de leur joug par une sorte de croisade séculaire que les Rois Catholiques ont menée à son terme par la prise de Grenade. Suivant cette relecture du passé, l’Hispania romaine, devenue l’Espagne wisigothique, est assimilée à un paradis perdu. Cette perte est interprétée comme une chute puisque ce sont les péchés du dernier roi wisigoth, don Rodrigue, qui ont causé l’invasion musulmane. L’histoire nationale est conçue comme un décalque de l’histoire sacrée de telle sorte que la reconquête patiemment menée par les rois chrétiens pendant sept cents ans est perçue comme une croisade contre l’infidèle, au terme de laquelle se produit une rédemption. La conquête de Grenade marque le triomphe du peuple élu (les Espagnols) qui parvient à recouvrer le paradis perdu (l’Espagne) tout en recréant l’unité originelle, celle de l’âge d’or antérieur à la faute et au péché. (Milhou 2000 : 13-30)
Au XVIe siècle, donc, et en dépit du fait que la Monarchie de Philippe II est un ensemble composite reposant sur l’association des couronnes de Castille, Aragon et Portugal et des territoires flamands, italiens et américains, il existe un fantasme d’unité entretenu par ‘l’histoire officielle’ et ressentie de façon assez spontanée par les habitants de la péninsule ibérique.
En lien avec cette tension entre un manque d’unité bien réel et une aspiration sans doute séculaire à l’unité fait que la question de l’identité ‘nationale’ et des mécanismes d’identification est particulièrement intéressante à poser aussi bien au niveau de la Monarchie catholique dans son ensemble que pour chacun des territoires qui la constituent.
Ainsi, si on se place dans la perspective de la Couronne d’Aragon, les notions de ‘patrie’ et de ‘nation’ peuvent renvoyer à des représentations différentes suivant que l’on insiste sur l’histoire commune −qui fait des Aragonais et des Castillans les deux piliers d’une unité nationale ‘restaurée’ à l’issue de la Reconquête− ou que l’on mette l’accent sur la singularité aragonaise. Dans le premier cas, l’Espagne est plus ou moins confusément ressentie comme une patrie commune. Dans le deuxième cas, le sentiment d’appartenance à une destinée collective se construit sur la base d’une adhésion plus immédiate et charnelle au royaume d’Aragon, conçu comme une patria propria (Ladero Quesada 2005). Les deux tendances historiographiques ont existé aux XVIe et XVIIe siècles et elles ont été le plus souvent complémentaires. À l’image de ce qui se passait dans la Rome antique, la patrie locale, ou patria chica, était ressentie dans l’Espagne du Siècle d’Or, à la fois en disjonction et en relation avec la patria communis (Tomas 1996). Ainsi les sujets hispaniques de la maison d’Autriche s’inscrivaient dans une double appartenance : d’une part la patria propia (tour à tour, la ville, la seigneurie, le royaume), de l’autre, la patria communis, c’est-à-dire la Monarchie Catholique, conçue comme un relais de l’Empire et de l’universalisme chrétien (Fernández Albadalejo 1992 ; Gil Pujol 2004 : 44-45). Cependant, à mesure que le rôle et la place de la Castille au sein de la Monarchie hispanique se sont accrus, entraînant un effacement de l’Aragon et un affaiblissement des institutions propres à ce royaume, la revendication de l’identité aragonaise, conçue en termes de singularité, s’est accompagnée d’un rejet de la Castille. Pour cette raison, il nous a semblé intéressant d’interroger des textes rédigés à un moment de forte tension entre les deux Couronnes, c’est-à-dire pendant le soulèvement qui se produit à Saragosse au cours de l’été 1591.
2. Les troubles de Saragosse (1591)
2.1. Les faits
L’Aragon de la fin du XVIe siècle est secoué par une crise économique et sociale sévère, de telle sorte que les causes de mécontentement ne manquent pas (Colás Latorre et Salas Auséns 1982). Cette situation est rendue d’autant plus difficile que les Aragonais se sentent délaissés par leur roi. En effet, Philippe II, réside en Castille et il gouverne l’Aragon de loin, par l’entremise d’un vice-roi, traditionnellement choisi parmi la noblesse locale. L’absence du roi blesse et inquiète les Aragonais qui craignent de voir les principales charges et faveurs leur échapper d’autant plus que Philippe II a mandaté sur place le marquis d’Almenara afin qu’il négocie la possibilité pour le souverain de nommer un vice-roi castillan en Aragon. L’insurrection prendra pour cible ce ministre du roi considéré comme l’incarnation de la tyrannie castillane : le marquis, conspué et malmené par la foule, périra des suites de ses blessures.
L’autre point de cristallisation du mécontentement est la présence en Aragon de l’Inquisition moderne, introduite par Ferdinand le Catholique en remplacement de l’Inquisition médiévale. En effet, ce tribunal est le seul à pouvoir se placer au-dessus des lois aragonaises, raison pour laquelle, il est de plus en plus utilisé comme instrument politique dans la lutte contre le banditisme et la contrebande. Il incarne aux yeux des Aragonais, l’arbitraire castillan.
Dans ce contexte explosif, l’événement qui mit le feu aux poudres et déclencha la révolte fut l’arrivée en Aragon de l’ancien secrétaire d’État, Antonio Pérez. Poursuivi pour crime de lèse-majesté et condamné à mort en Castille, il vint se réfugier en Aragon où le système judiciaire lui permettait de faire suspendre l’exécution du verdict prononcé en Castille tant que sa cause n’était pas de nouveau en Aragon instruite et jugée (Marañón 1977 : 479-618).
Comprenant que Pérez allait user de toutes les manœuvres dilatoires que la justice aragonaise mettait à sa disposition et craignant qu’il ne parvînt à quitter le territoire péninsulaire, Philippe II accepta que fût ouverte une enquête inquisitoriale (Villanueva 1984 et Martínez Navas 1992). Lorsque le Saint-Office s’avisa d’organiser le transfert de Pérez vers ses prisons secrètes, la ville de Saragosse se souleva. Cette initiative fut considérée, en effet, comme illicite par les rebelles qui considéraient toute la procédure inquisitoriale comme contraire aux lois aragonaises. À l’issue de cette première journée insurrectionnelle, le Saint-Office fut contraint de renoncer au transfert, tandis que les insurgés se rendirent maîtres de la ville. Antonio Pérez devint le porte-drapeau des partisans de la cause aragonaise, connus sous le nom de gentilshommes de la liberté (ou caballeros de la libertad). (Jarque Martínez et Salas Auséns 1991 : 37-103 et Gascón Pérez 2010 : 156-179)
Au terme d’un été marqué par une série de démêlés judiciaires et de troubles à l’ordre public, les partisans du roi tentèrent à nouveau le transfert. Le 24 septembre 1591, les habitants de Saragosse se soulevèrent une seconde fois, et l’ancien secrétaire, libéré par les insurgés, trouva refuge auprès de Catherine de Bourbon, à Pau (Gascón Pérez 2010 : 156-187 et Marañón 1977 : 619-641). Antonio Pérez, désormais à l’abri des poursuites de Philippe II, contre-attaqua en rédigeant la première mouture de ses Relaciones, véritable réquisitoire contre le roi d’Espagne (Pérez 1591) et l’une des sources dont nous nous servirons ici.
Le dernier acte de la révolte se produisit avec l’arrivée des troupes castillanes venues mater le soulèvement. Considérant qu’une armée étrangère marchait sur l’Aragon, les partisans les plus acharnés de la cause aragonaise entrèrent en résistance mais ils furent vite décimés et les troupes de Philippe II s’emparèrent sans difficulté de Saragosse en octobre 1591 (Gracia Rivas 1992 et Gascón Pérez 2010 : 215-263).
2.2. Les textes de la révolte : nos sources2
2.2.1 Les pasquins
Au cours de l’été 1591, des pamphlets manuscrits, le plus souvent en vers, furent affichés en des lieux stratégiques ou circulèrent sous le manteau. Anonymes, ils avaient pour but de maintenir la ferveur révolutionnaire en identifiant les ennemis de la cause. Assez sommaires sur le plan littéraire, ils laissent affleurer un certain nombre de mots d’ordre simples (Gascón Pérez 2011).
2.2.2. Textes à propos des fueros
Des mémoires manuscrits circulèrent afin de prouver que les lois aragonaises étaient bafouées. Ils développaient des argumentations juridiques tendant à prouver la singularité constitutionnelle de l’Aragon.
2.2.3. Les lettres, mémoires et relaciones
Les faits furent relatés à chaud aussi bien par les agents du roi que par les différents magistrats locaux au sein de correspondances ou de mémoires adressés à la Cour ou aux différents responsables politiques locaux (Colecccion de documentos inéditos, XII). Furent également produites diverses relations ou brèves chroniques en prose destinées à soutenir les Aragonais dans leur révolte, parmi celles-ci, les relations rédigées par Pérez lui-même auxquelles nous prêterons une attention particulière.
2.3. Un discours anti castillan
Dans ces textes sont particulièrement visés l’Inquisition –qui permettait aux Castillans de contourner les lois aragonaises3– et le marquis d’Almenara4 –qui négociait à Saragosse la nomination d’un vice-roi castillan–. Rédigés à chaud, le plus souvent par des auteurs anonymes, ces documents n’ont aucune visée théorique ; ils se contentent d’exploiter des thématiques préexistantes, telles que l’hostilité au Saint-Office ou l’adhésion aux lois aragonaises. Leur but est de persuader la population de la légitimité de l’insurrection en la faisant apparaître comme un sursaut patriotique.
Les textes de la révolte témoignent du mécontentement des Aragonais qui n’arrivent pas à trouver leur point d’ancrage dans la Monarchie composite des Habsbourg et qui, de ce fait, éprouvaient des sentiments contradictoires à l’égard des Castillans. Ils établissent un clivage sommaire opposant les loyaux Aragonais aux mauvais Castillans qu’ils surpassent en bravoure, en probité, en mansuétude, en loyauté. Les Aragonais sont décrits comme une nation douée d’une intégrité morale exceptionnelle ; ainsi, par exemple, la relation qui narre l’assaut donné à la maison d’un officier castillan, insiste sur la tempérance de la foule qui ne cède pas au pillage :
Et à ce propos, il arriva une chose remarquable caractéristique de cette nation : l’on ne toucha ni aux conserves, ni au vin, bien au contraire, [les insurgés] jetèrent tout cela en déclarant qu’aucun Aragonais ne toucherait aux biens d’un homme aussi mauvais […], ils agirent de même chez le Marquis [d’Almenara] alors qu’ils y trouvèrent les tables et les dessertes parées, pas un verre ni une assiette ne fut dérobé et il convient de signaler qu’une fois ces actions accomplies, la foule se calma en une demie heure et se montra aussi paisible qu’au matin du mercredi des cendres5 (Pérez 1591 Relación de 24 de Mayo).
L’éloge de l’Aragon –de son ancienneté, de sa noblesse, de sa fidélité au roi– a pour fonction non seulement de souligner l’inconduite castillane mais encore la défection des mauvais Aragonais qui acceptent, sans résistance, de se plier à l’autorité castillane. Ainsi par exemple, les Aragonais qui se sont laissé soudoyer par les Castillans sont représentés tour à tour comme des mendiants ou comme de faibles femmes cédant à la luxure par appât du gain. En revanche les loyaux Aragonais sont nommément désignés dans un libelle qui fait défiler les noms des défenseurs de l’Aragon en une sorte de déploiement symbolique des forces mobilisées contre la Castille (« Ahora veries caballeros », A.G.S., Est. 339, f.32v.-33).
Pour ce qui est de la Castille, elle est présentée tantôt comme simple repoussoir tantôt comme un royaume ennemi qu’il faut combattre les armes à la main. Grâce aux déclarations consignées dans les procès qui suivirent l’insurrection, on sait que pour un certain nombre d’inculpés, les termes : « Castillans », « inquisiteurs » et « traîtres » étaient synonymes : « Par ma foi, ces inquisiteurs sont des traîtres ! Laissez donc douze Castillans en découdre avec six Aragonais dont je serai et vous verrez comment je leur ferai admettre qu’ils ne sont que des traîtres6 ! » (BnF : Esp. 90, f. 385). Ailleurs, un frère trinitaire, interrogé par les juges du Saint-Office, déclare qu’il renoncerait à sa foi, si le Christ était castillan : « Il fit serment que si par extraordinaire Notre Rédempteur et Seigneur Jésus s’avérait être castillan, il ne croirait plus en lui7 » (BnF : Esp. 89, f. 13).
L’éloge de l’Aragon prend, donc, la forme d’un discours anti-castillan ; mais, quels sont les termes employés pour exprimer l’identité aragonaise ? Dans quelle mesure s’insèrent-t-ils dans une rhétorique patriotique ? Quels sont les modèles convoqués pour obtenir le ralliement escompté ? En d’autres termes, par quelles stratégies discursives ces textes tentent-ils de provoquer une identification avec la cause aragonaise ?
3. Les termes employés pour exprimer l’identité aragonaise
L’Aragon est évoqué par des mots relativement neutres tels que royaume (reino) ou république (república) mais ils sont souvent insérés dans des expressions laudatives (aquel reino) ou chargées d’affect (reino cuitado).
3.1. Nation
Le terme nación n’est que rarement employé et en particulier dans un libelle qui évoque un âge d’or de la nation aragonaise. Celui-ci correspond à l’époque où l’Inquisition bornait son activité aux questions religieuses et où seuls des hommes de grande probité étaient nommés inquisiteurs. Il convient de noter que dans ce texte, et suivant un sens habituel à l’époque, le terme « nation » renvoie à l’idée de lignage. Il n’a aucune connotation politique particulière, même s’il évoque un peuple injustement tyrannisé par un tribunal arbitraire : « C’est là que s’abreuvent du sang humain des innocents Aragonais, les démons rouges et assoiffés venus de l’enfer castillan8 … » (« Pasquin del infierno », BnF, Esp. 88, f. 76-77 et AGS, Est 339, 48-54). Face aux inquisiteurs démoniaques et aux Castillans infernaux, se dessine en creux l’image d’une nation sainte soumise en dépit de son innocence à un ignominieux martyre.
3.2. Patrie
Cependant le terme qui revient le plus fréquemment est celui de « patrie ». Il apparaît toujours dans des vers chargés d’affect, le plus souvent accompagné de l’épithète « bien aimée » (querida). Dans un pasquin qui invective les Aragonais, on peut lire : « Vous avez oublié la liberté de votre patrie bien-aimée, ouvrant la porte par votre faveur, à un arriviste9 » ( A.G.S., Est. 339, f.37r.-38r. : En alabanza de caballeros....). Dans ces textes, le lien ancestral prévaut sur la localisation précise de telle sorte que la patrie est avant tout la terre où s’enracine la communauté. Elle est, de ce fait, l’objet d’un éloge :
Vous avez volé au secours de votre patrie
Terre que le ciel émaille
De mille étoiles qui l’éclairent
Et c’est avec votre sang que vous la protégez
Sans jamais avoir brigué
Auprès du roi d’injustes faveurs
Pour le servir comme de bons sujets
Sans intrigues ni machinations10 11 (A.G.S., Est. 339, f.39-40 : Romance).
La patrie est la terre paradisiaque des aïeuls ; elle est le point d’ancrage de l’identité. Cet aspect est développé de façon tout à fait classique par l’image récurrente de la mère patrie qui s’oppose à la mère dénaturée. Ainsi, dans un libelle, l’Aragon, désigné du nom de Celtiberia, et présenté sous les traits d’une mère, admonestant ses enfants pour qu’ils prennent la défense de l’honneur maternel outragé :
Ô mes chers enfants, bien nés par mes soins
Et aujourd’hui désignés par Dieu
Pour rétablir mon honneur
Que l’on avait déjà mis à l’encan
Aujourd’hui votre mère souhaite avec vous
Avoir un agréable entretien et vous demande
Que veillant au bien de tout un peuple
Vous prêtiez attention à ses recommandations12 (BnF : Esp. 89).
Ailleurs c’est l’image complémentaire de la mère dévoyée qui apparaît. Si la mère-patrie venait à laisser la discorde s’installer entre ses propres fils, elle agirait en marâtre indigne. L’Aragon est alors comparé à une Babylone / tour de Babel où la diversité des langues empêche toute entente pacifique. Dans ce climat de confusion extrême où les valeurs s’inversent, la patrie ne semble plus reconnaître ses petits, se comportant en mère avec les étrangers et en marâtre avec sa progéniture. Un autre pasquin, jouant sur le proverbe, « Cría cuervos y te sacarán los ojos » (littéralement : « Élève des corbeaux : ils te crèveront les yeux »), évoque l’ingratitude filiale : « Vous fûtes des corbeaux que votre patrie, mère généreuse, éleva dans ses entrailles pour que vous finissiez par lui crever les yeux13 », A.G.S., Est. 339, f.37r.-38r : En alabanza de caballeros... ).
Utilisé dans son sens latin, cher aux humanistes, le terme « patrie » instaure un lien charnel entre les Aragonais et l’Aragon. Il permet de présenter la défaite comme une affaire d’honneur. La piété filiale convoquée s’inscrit, d’ailleurs, dans un réseau de loyautés plus larges, englobant la fidélité au roi et à Dieu. La lecture des procès inquisitoriaux menés contre les rebelles fait apparaître que, dans leurs invectives, les insurgés soulignent l’impiété de leurs ennemis : « Vive la liberté. À bas, les traîtres, les juifs, les luthériens et les mauvais chrétiens14 » (BnF : Esp. 90, f. 455).
4. L’identité aragonaise
Accompagnant cette rhétorique patriotique, quelques thématiques permettent d’identifier la cause aragonaise et de dessiner l’identité ‘nationale’. Le maniement d’un certain nombre de symboles et de mythes dessine les contours d’une identité commune. Nous en signalerons trois parmi d’autres : la référence à Saint Georges, la bannière aragonaise et la légende des Fueros de Sobrarbe.
4.1. Saint Georges
L’un des pasquins produits au cours de la révolte place les gentilshommes de la liberté, sous le patronage du saint. Le système d’équivalences proposé par le pamphlet est simple : le vaillant Georges (les Aragonais) terrasse le monstre abominable (la Castille) qui s’apprête à engloutir la fille du roi (la couronne d’Aragon). La récupération d’un récit hagiographique très populaire en Aragon (puisque, suivant la légende, Saint Georges participa à la prise de Huesca en 1096) permet d’évoquer efficacement le caractère sacré du combat patriotique :
Songez que le valeureux Georges
Intercède au ciel en faveur
De ceux qui imitent, sur terre,
Ses remarquables prouesses !
Que meure cette bête féroce
Qui prétend engloutir l’Infante,
Seule, malheureuse et sans protection
Si vous lui refusez la vôtre […]
Perdre pour cela la vie
C’est gagner de l’honneur !
Car au Ciel, vous attendent
Honneur, triomphe et palme15 (A.G.S., Est. 339, f. 36r.-37r. : En consolación del marqués…).
4.2. Les armes d’Aragon
Les armes d’Aragon sont un autre signe de ralliement. Les quatre quartiers de l’écusson aragonais sont dépeints dans un libelle en vers: l’arbre de Sobrarbe et la Croix d’Íñigo Arista commémorent les luttes des premiers temps de la conquête musulmane ; le troisième quartier (orné d’une croix rouge et de quatre têtes couronnées) célèbre la prise de Huesca ; le dernier (représente les quatre pals de gueules sur fond d’or) :
Souvenez-vous que nos trophées
Sont quatre pals de sang
Et qu’ils seront toujours de sang
Même s’il nous en coûte la vie.
Quatre têtes de rois
Une grande croix de Sobrarbe
Dans un champ azur et or
Auxquels s’ajoute une autre croix blanche,
Ces reliques des anciens
Sont des exemples pour les contemporains
Qui engendrent de chaudes aspirations
Chez les fidèles et loyaux Aragonais.
Les anciens versèrent
Leur sang pour vos libertés
Pour leur ressembler, il convient
Que nous les conservions avec notre sang16
[…].
(A.G.S., Est. 339, f. 43r.-45 v. A los diecisiete judicantes....).
L’écusson aragonais, tel qu’il est évoqué ici, date de 1499 et renvoie à une légende fondatrice de l’identité aragonaise, celle des fueros de Sobrarbe.
4.3. Les fueros de Sobrarbe
Les fors de Sobrarbe sont un véritable lieu commun sous la plume des insurgés. Afin d’identifier l’Aragon comme la patrie de la liberté et de la justice, les libellistes prennent appui sur un ensemble de textes historiques et juridiques qui, depuis plus d’un siècle, ont engagé une réflexion sur les fondements du pouvoir en Aragon. Leurs récits adoptent, pour l’essentiel, le schéma proposé par le chroniqueur Jerónimo Blancas dans un texte de 1588 (ses Aragonensium rerum comentarii, Blancas : 1878), mais des variantes significatives apparaissent ici ou là. Arrêtons-nous, à titre d’exemple, sur la version proposée par Juan Daux, auteur d’un opuscule consacré aux lois aragonaises qui circula sous le manteau pendant l’insurrection17. Comparons ce texte produit pendant la révolte et celui de Jerónimo Blancas écrit trois ans plus tôt (Bravo 2010).
Le récit de Blancas insiste sur la rupture introduite dans l’histoire péninsulaire par l’invasion musulmane de 711. L’Espagne, jusque-là gouvernée par un seul roi, est désormais scindée en plusieurs royaumes : le royaume d’Oviedo qui s’inscrit dans le prolongement de l’ancien empire wisigothique18; le royaume de Pampelune, ancêtre de la Navarre ; le royaume de Sobrarbe, enfin, berceau de l’empire aragonais. Blancas insiste sur la singularité politique de ce dernier en rappelant que le royaume s’est construit ex nihilo. Suivant ce récit des origines, tandis que la Castille ‘restaure’ la monarchie wisigothique, l’Aragon ‘fonde’ un nouvel ordre politique qui sera à l’origine d’un nouvel empire. Même si le récit de Blancas confère à l’Aragon une dimension politique exceptionnelle, la Castille est présentée sous un aspect favorable car elle recueille le legs wisigothique. Juan Daux, en revanche, adopte une perspective nettement plus polémique. Pour lui, la division de la Péninsule est fort ancienne puisqu’elle date du temps des Wisigoths. À l’époque, la Péninsule était composée d’une part, de la Bétique et de la Lusitanie et de l’autre, de la Tarraconaise. Entre ces deux ensembles, il établit une fracture quasiment ontologique puisque les premiers sont des adeptes de l’arianisme alors que les seconds se distinguent par leur fidélité à la foi catholique :
Alors que l’Espagne avait été perdue en 714 par don Rodrigue, le dernier roi des wisigoths, à cause des péchés de ses ancêtres, rois goths hérétiques et ariens des provinces de la Bétique et de la Lusitanie, c’est-à-dire de l’Andalousie et du Portugal, et qui vécurent pendant 213 années dans l’hérésie, faisant de grandes cruautés et poursuivant le nom du Christ, la province de la Tarraconaise, qui est l’Aragon, resta ferme dans la foi catholique19.
Contrairement à ce qui se passait chez Blancas, qui admettait l’existence d’une Hispania soudée autour d’une seule foi et d’un seul roi, Juan Daux évoque l’existence de deux types d’ancêtres : les « bons Goths » dont sont issus les Aragonais (« godos cathólicos de esta provincia ») et les « mauvais » dont descendent les autres habitants de la Péninsule. Au mythe de l’unité originelle se substitue le mythe d’une différence consubstantielle qui oppose une province aragonaise toujours fidèle à la foi catholique à une Castille en proie à l’hérésie et au péché20.
Par-delà ces différences significatives entre les textes se référant à la légende de Sobrarbe, il convient de souligner que toutes les versions placent la notion de liberté au centre du récit de fondation que nous venons de rappeler. En effet, c’est en toute liberté que la poignée de guerriers qui résistent dans les Pyrénées élit son roi, c’est également pour se prémunir des excès d’un pouvoir tyrannique, qu’ils instituent la magistrature du Grand Juge (Justicia). Il convient de noter, en outre, que les fors sont évoqués par le terme libertades (Gil Pujol 2001 : 217-249) de telle sorte que la défense des lois aragonaises se présente aisément comme résistance à la tyrannie21. La défense de l’Aragon implique celle d’une certaine conception du pouvoir.
5. Mourir pour la patrie
Dès lors, le topoi « Mourir pour la Patrie » (Kantorowicz (1984) :105-141)22 prend pour les insurgés la forme dérivée de : « Mourir pour les fueros (libertades) ». Les témoignages à ce propos sont nombreux. Miguel de Arans, tailleur et cordonnier à Saragosse, par exemple, fut accusé d’avoir sillonné la ville, les 24 mai et septembre 1591, en criant « Vive la liberté et mourrons tous pour elle23 » et « ils ne briseront pas nos lois24 »25. L’idée est relayée par les textes :
Il est juste et saint
De mourir pour défendre
La loi des anciens26
(A.G.S., Est. 339, f. 35r.-36v.: O gran reino de Aragón...).
La thématique est exploitée dans le récit de la révolte que Pérez livre dans ses Relaciones de 1598. Citant le vers d’Horace Dulce et decorum est pro patria mori, il écrit :
Je vais vous relater deux anecdotes qui illustrent cet amour de la patrie qui est considéré si favorablement que l’on dit à son propos : « qu’il est doux et honorable de mourir pour elle ». J’ai entendu parler d’un vieillard, père de six ou sept enfants, qui les a poussés à combattre pour la patrie, déclarant qu’il ne se contenterait pas de sacrifier sa personne pour la liberté des fueros mais encore qu’il entendait y sacrifier ses enfants. Cet homme doit connaître l’exemple des Macchabées et posséder un peu de leur zèle patriotique. À propos d’une femme qui était la mère de l’un des artisans les plus honorables et riches de Saragosse et l’un des meilleurs et des plus fermes défenseurs des fueros et qui avait une femme et un enfant, fort aimable de par son âge et sa tournure, et qui était de plus le fils unique de ses parents et le petit-fils adoré de cette grand-mère, l’on raconte que cette femme en vint à dire à son fils alors qu’elle le sollicitait pour qu’il prît part aux événements : « Va mon fils et prends avec toi ton fils, mon petit-fils, et mourrez s’il le faut pour cette cause27 ».
Cette famille, à la vertu toute romaine, a été identifiée par Gregorio Marañón (Marañón 1977 : 577-578), mais au-delà du référent historique, ce qui retient notre attention est la référence explicite aux grandes figures de la littérature macchabéenne où femmes, vieillards et enfants se sacrifient pour faire respecter la Loi28.
6. Les Relaciones de Pérez et la rhétorique sacrificielle
Dans les textes que Pérez écrivit pendant la révolte, et dont il publia des versions plus abouties en 1596 et 1598, un certain nombre de procédés rhétoriques convergent pour transformer Pérez et ses proches en martyrs de la tyrannie de Philippe II. Suivant les Relaciones, les corps de Pérez, de ses enfants et de leur alliée, la Princesse d’Éboli, sont blessés, torturés, mis en pièces après leur arrestation. Le passage où Pérez introduit le récit de sa vie comme celui d’un long calvaire est à ce titre révélateur :
J’en viens à mon récit de morts, de prisons, de misères, de sursauts, d’injures, d’outrages, de violences, de saccages, de ruines, de macérations, de martyrs, de subornations, de faux-témoignages, de conjurations, de captivités de veuves, de femmes mariées, de jeunes filles, d’enfants, de nourrissons, de personnes réclamant la justice, d’innocents nés ou à naître : toutes choses que le temps présent moissonne en abondance29 (Pérez 1986 : 102).
En dépit de la réalité des persécutions subies par le clan Pérez (Marañón), les références tout au long du récit à des corps démembrés ou sanguinolents sont le plus souvent métaphoriques, mais leur récurrence illustre bien le propos de Pérez : montrer la solidarité exemplaire d’une famille communiant dans la souffrance. Ailleurs il se représente en écrivain martyr, qui pour pouvoir témoigner alors que ses geôliers le privent d’encre, a trempé la plume dans son propre sang (Pérez 1986 : 132).
Face à ces victimes innocentes, les ennemis de Pérez sont représentés sous les traits de voraces prédateurs30, tel le marquis d’Almenara savourant avec un plaisir sadique sa victoire sur l’ancien favori de Philippe II : « Ce matin-là, le marquis d’Almenara avait fait plusieurs aller-retour à l’Inquisition pour préparer le sacrifice et il exultait de joie à l’idée de cette proie qu’il croyait tenir dans ses serres et avec laquelle il comptait s’envoler une heure après vers la Castille pour la partager avec les autres invités du banquet31 » (Pérez 1986 : 166).
Antonio Pérez, dont le corps torturé n’est plus que « cadavre animé » ou que « sac d’os », se compare ailleurs au poulpe que l’on démembre et fait macérer avant de le présenter à la table du prince (Pérez 186 : 166). La dimension sacrificielle du banquet auquel sont conviés les bourreaux de Pérez est reprise en écho par l’évocation des fêtes pascales pendant lesquelles se produit l’arrestation de la famille Pérez. Les Relaciones s’attardent sur la description du cortège des prisonniers obligés de fendre la foule des pénitents, de telle sorte que le caractère sacrilège de l’arrestation est fortement souligné et que s’établit une analogie entre le chemin de croix commémoré par les fidèles et la passion vécue par la famille de Pérez : « Leur arrestation se produisit en un jour où il est d’usage de gracier les délinquants les plus endurcis et précisément au moment des processions de pénitents. C’était un jeudi saint et Pérez et sa famille durent fendre la foule de ces pénitents, de ces croix, de ces statues commémoratives, pour que cette glorieuse action ne manquât pas de témoins32 » (Pérez 1986: 146). Maniant l’antiphrase et l’analogie, Pérez présente son arrestation par un faisceau d’allusions christiques. Les Relaciones évoquent à plusieurs reprises des événements extraordinaires qui semblent témoigner de la faveur divine dont jouit Pérez. Ainsi, par exemple, le récit de la fuite en Aragon insiste sur le caractère surnaturel de l’évasion réalisée sans complicités et sans effraction, de telle sorte qu’elle s’apparente à une disparition miraculeuse : « Il ne laissa derrière lui aucune trace de fracture, ni de la grille, ni de la porte, ni de la serrure, ni de la cloison, ni du mur au point que l’on ignore jusqu’à ce jour comment il s’est évadé. C’est pour cette raison que certains ont dit qu’il avait agi par magie33 » (Pérez 1986: 145).
Dans la première version des Relaciones, Pérez place à la tête des rebelles du 24 septembre un jeune homme à l’allure christique qui, après avoir mené les hommes au combat, disparaît tout aussi mystérieusement qu’il est apparu (Bravo 1997) :
que le peuple et Gil de Mesa s’étaient emparés de la place du marché, Gil de Mesa y vit se placer à ses côtés un jeune homme très bien fait et de belle prestance qui tenait à la main deux beaux pistolets et qui le suivit comme son ombre, l’encourageant et le conseillant : « Par ici, Monsieur, venez prêter main forte ! Ne laissez pas ce poste à découvert ! » et lorsque le jeune homme voyait que Gil de Mesa était appelé ailleurs, il redoublait ses conseils et continuait de l’aider comme il l’avait fait jusque-là. Gil raconte que ce jeune homme ne tira pas de balle et qu’une fois la ville libérée, personne ne le revit. Je ne dis pas que ce fut un miracle ou quelque chose de surnaturel, mais je dis que tout cela est miraculeux34.
Ce guerrier providentiel rappelle, par sa jeunesse et sa beauté, le Nouveau David des prophéties eschatologiques ou l’Encubert des Germanías (Milhou 1982). Il faut noter, cependant, le soin apporté par Pérez pour faire de ce jeune homme,non pas une incarnation historique d’un quelconque monarque eschatologique, mais plutôt une sorte d’ange qui, une fois sa mission accomplie, regagne les sphères célestes. Grâce à ce procédé, le jeune homme est tour à tour le double immatériel de trois des acteurs de la révolte :
- Celui du gentilhomme Gil de Mesa qui conduisit les opérations lors du soulèvement, et dont le mancebito soutient le combat (sans avoir lui-même recours à la violence).
- Celui du jeune Justicia d’Aragon, Martín de Lanuza. Celui-ci, on le sait, prit fait et cause pour Pérez et paya de sa vie la défense des lois aragonaises. Son rôle est occulté dans la première édition des Relaciones, rédigées avant l’exécution du magistrat aragonais. Dans les éditions postérieures diffusées après sa mort, l’épisode du mancebito anonyme est remplacé par une référence explicite à Martín de Lanuza, dépeint en martyr des libertés aragonaises (Bravo 1998).
- Pour finir, le jeune homme est un double inversé de Pérez. À mi-chemin entre l’archange et le chevalier, le jeune homme peut être identifié comme le chef charismatique par excellence. Face à lui, Antonio Pérez est représenté comme un vieillard rompu par les épreuves et dont les seules armes sont celles du conseiller avisé. En fait, tout contribue dans le texte à représenter Pérez non pas en guerrier mais en secrétaire providentiel.
Les Relaciones reviennent à plusieurs reprises sur les services inestimables que Pérez a rendus, non seulement à son roi, mais encore à l’ensemble de la chrétienté. Elles évoquent une souffrance sublimée au nom de la chose publique de telle sorte que l’ancien secrétaire d’État, poursuivi pour crime de lèse-majesté, se présente lui-même sous les traits paradoxaux du proditor patriae et de l’expositor christianitatis.
Ernest Kantorowicz a rappelé comment le vaste ensemble de valeurs éthiques, inséparables à Rome de la mort pour la patrie, a été ressuscité par Pétrarque et les premiers humanistes avec leurs nouveaux standards de vertus et de mérites civiques et comment celui-ci s’était enrichi, au cours du Moyen Âge, de perspectives religieuses qui transformaient la mort pro patria en un sacrifice pour le corps mystique de l’État. Situés à la confluence de ces deux traditions, les textes de la révolte de 1591 proposent une vision de la patrie fondée, non seulement sur le territoire, mais sur l’organisation politique de la communauté. Antonio Pérez exploite à son profit les perspectives ouvertes par cette conscience nationale balbutiante. Confondant explicitement sa cause et le bien de la république, il se présente à la fois comme le défenseur des intérêts de la Monarchie, le héraut des lois aragonaises et le martyr de la liberté.