L’identité est un paradigme majeur en sciences humaines et sociales et en littérature : se construisant par intégration, par ouverture à l’altérité, mais également par rejets et négociations, le concept est égalité, équivalence, mais aussi appartenance.
Sa richesse requiert toutefois une délimitation. C’est pourquoi les différents articles proposés ici par un panel de jeunes chercheur·e·s en Langues d’horizons divers s’attachent plus particulièrement à explorer le lien entre identité et identification. Les avancées du concept identitaire dans différents domaines des sciences humaines nous autorisent en effet à lier ces deux termes : en psychologie et en psychanalyse, l’identification est un processus de construction identitaire essentiel qui s’oppose à l’individuation et s’apparente au mécanisme psychologique de projection. En cela, l’objet d’étude est envisagé par les différent·e·s auteur·e·s tant sur le plan de la civilisation que de la littérature, deux champs d’étude où les questions du double, de l’affiliation idéologique ou de l’héritage intergénérationnel se posent avec acuité. En philosophie, l’identification est également une notion primordiale dans la formation de l’identité, puisque, selon Ricœur, c’est par l’opération consistant à « réidentifier un individu humain comme étant le même » (Ricœur, 1990 : 144) que se définit la ‘mêmeté’. L’identification fait intervenir les questions d’assimilation et de reconnaissance : dans sa première acception, elle consiste à identifier une chose ou un être, à en dire l’identité ; elle peut aussi exprimer l’identité entre deux termes. Dans sa seconde acception, elle indique l’empathie, le processus qui consiste à s’identifier à quelqu’un ou à quelque chose.
Différents points de vue sont donc approfondis par les auteur·e·s, qui mobilisent des domaines d’études variés comme la littérature comparée ou les langues étrangères, dans leur versant aussi bien littéraire que civilisationnel. La diversité des approches permet un dialogue enrichissant entre les différentes spécialités qu’offrent les études en Langues. La problématique adoptée pour cette première publication des doctorant·e·s en Langues de l’Université de Bourgogne, délibérément large, mais recentrée sur le lien entre identité et identification à repenser à la lumière des dernières avancées de la recherche, permet de donner des éléments de réponse aux questions soulevées par cette thématique, tout en offrant à de jeunes chercheur·e·s l’occasion de rendre compte de l’avancée de leurs travaux par rapport à ces interrogations, mais aussi de creuser des pistes afférentes à leurs recherches doctorales et qu’ils continueront à explorer. Les différents axes adoptés par cet ouvrage collectif regroupent ainsi des domaines dont la diversité et la complémentarité s’éclairent mutuellement.
En ouverture du recueil, l’article de Paloma Bravo permet de poser les bases de la réflexion autour de l’articulation entre identité et identification. En prenant comme exemple la révolte de Saragosse de 1591, l’auteure étudie en effet les processus linguistiques, rhétoriques, symboliques, etc., qui favorisent l’identification à l’Aragon, et partant, la construction d’une identité nationale dans un contexte de rivalité avec la Castille. Elle montre ainsi que la rhétorique patriotique ou l’utilisation de symboles et de mythes, en s’appuyant sur des processus d’identification, servent de point d’ancrage à l’identité.
Dans le prolongement de cette réflexion inaugurale, les articles suivants se concentrent sur le lien entre altérité et intégration que suggère la question identitaire, et qui est au cœur des interrogations historiques sur des concepts tels que la nation et l’État, dans des situations aussi diverses que les unifications ou réunifications, les indépendances, le fédéralisme, le séparatisme ou la construction des nationalismes. L’article de Mélanie Fusaro porte ainsi sur le caractère problématique de l’identité chez les Italo-descendants d’Amérique Latine, posant la question fondamentale du sens de la nationalité : l’italianité, dans leur cas, est-elle un héritage génétique, un droit constitutionnel, un sésame pour voyager, un marqueur social, une identité choisie et (ré)élaborée par identifications multiples ? C’est sur ce même lien entre identification et distinction que Natividad Ferri fonde sa réflexion autour de la construction de l’identité morisque dans l’Espagne intolérante du XVIe siècle, montrant que cette minorité se construisait par opposition au groupe dominant, tandis que, à l’inverse, les chrétiens identifiaient les morisques comme un groupe homogène alors même que ceux-ci conservaient, selon les régions, des différences substantielles au sein de leur propre groupe d’appartenance. La question du processus d’identification se pose donc de façon particulièrement accrue dans la construction de l’identité des groupes, et apparaît comme un enjeu même des relations de domination qui s’établissent entre eux.
Une deuxième partie de cet ouvrage est consacrée plus particulièrement à la littérature. Les articles y abordent dans un premier temps la question de l’identification ; ils prennent ainsi en considération les différentes manières de s’identifier à un courant ou à un auteur tout en s’en distinguant, mais aussi les mécanismes d’écriture conçus comme des processus d’identification et aboutissant à une possible création de sa propre identité. Roxana Ilasca mène cette réflexion en s’intéressant à la réappropriation, par l’écrivain espagnol Agustín Fernández Mallo, du texte borgésien El hacedor. Elle explore dans son étude deux niveaux d’appropriation (textuel et multimédiatique), et met en évidence les stratégies discursives ou visuelles mises en place par l’auteur pour s’identifier à l’hypotexte sans pour autant perdre sa propre identité. Elle montre ainsi que la recontextualisation aboutit à une resémantisation du texte d’accueil tout autant que de celui d’origine, et pose la question de la paternité littéraire, d’autant plus épineuse aujourd’hui que l’élaboration de textes palimpsestes a été considérablement facilitée par l’émergence des nouvelles technologies.
Se concentrant sur un point particulier du processus d’identification en littérature, les articles d’Aude Petit Marquis et Louise Pommeret font la part belle aux figures maternelles et aux figures féminines. Aude Petit Marquis, qui prend pour objets d’étude deux romans de l’époque victorienne (Ruth et Adam Bede), s’attache ainsi à souligner l’influence du modèle marial dans la construction du personnage de la mère, par des opérations d’identification tout autant que de distinction, qui permettent d’établir une distance critique par rapport à l’idéal maternel victorien et d’ouvrir la voie à un nouveau modèle maternel. En analysant l’ouvrage autobiographique Portrait de l’écrivaine italienne Joyce Lussu, Louise Pommeret montre pour sa part comment ce support permet d’interroger les modèles possibles dans la construction d’une identité féminine. Partant de sa propre expérience du questionnement identitaire, Joyce Lussu réexamine plus profondément la notion de féminin et de genre. En cela, la contribution de cette doctorante permet de réinsérer le lien identité – identification au cœur des interrogations sur le genre, en questionnant les différentes formes d’identification au masculin et au féminin dans le processus identitaire, ainsi que leurs implications sociales, littéraires et idéologiques.
C’est enfin sur une autre figure, celle du personnage de fiction, que se conclut ce volume, dans une perspective narrative qui contribue à déterminer les procédés mis en œuvre dans la construction ou la réception d’un personnage et à répondre aux questions suivantes : comment s’élabore l’identité du personnage littéraire et quelles sont ses relations avec d’autres figures littéraires ? Comment l’identité du lecteur nourrit-elle celle du personnage (empathie, rejet) ? Si la contribution d’Agathe Berland suit toute la trajectoire de ‘vie’ d’un personnage, en l’occurrence Holden Caulfield, protagoniste de L’Attrape Cœurs et figure emblématique de la littérature américaine du XXe siècle, depuis sa création par J.D. Salinger jusqu’à sa réappropriation, par le lecteur d’abord, puis par des auteurs ultérieurs tels que Bret Easton Ellis, celle de Jocelyn Vest se concentre sur les mécanismes de brouillage identitaire à l’œuvre dans la construction problématique des personnages du roman allemand L’Enlèvement de Joseph von Eichendorff. Cet auteur cultive ici et pousse à son paroxysme la confusion et les malentendus dus à des erreurs d’identification des personnages. Jocelyn Vest émet l’hypothèse qu’un tel brouillage, bien conscient, trouve sans doute sa source dans la difficulté à se définir, dans la quête de soi douloureuse, qui est aussi quête esthétique. C’est enfin au pluriel que se décline l’interrogation d’Oriane Littardi, qui se penche sur l’identification non pas d’un seul individu mais d’un groupe particulier de personnages secondaires, les personnages anonymes que l’on retrouve dans la pièce Jules César de William Shakespeare. Oriane Littardi montre que la définition de leur identité parcellaire est forcément problématique, puisqu’elle oscille entre l’établissement d’une fonction purement utilitaire et pragmatique et la mise en évidence d’une valeur symbolique.
Fruit de la réflexion d’un groupe de doctorant·e·s de formations très diverses, l’ensemble de ces articles fournit donc, en dépit de la diversité des approches, une grande cohérence qui permet de mieux saisir la complexité des concepts retenus, leurs articulations, mais aussi l’imbrication des différents domaines auxquels ils font appel. Cette interdisciplinarité permet, en confrontant les perspectives des différent·e·s auteurs, de favoriser le recul de chacun·e – auteur·e·s, lectrices et lecteurs – sur ses propres travaux, ainsi que d’ouvrir de nouvelles voies complémentaires d’investigation, autant pour les doctorant·e·s et jeunes chercheur·e·s que pour les chercheur·e·s plus confirmé·e·s qui s’intéressent à la transversalité de ces thématiques. Aussi, les recherches présentées ici, si elles sont susceptibles d’être modifiées, amplifiées et approfondies au gré des avancées individuelles, constituent-elles néanmoins un apport indispensable pour qui souhaiterait travailler sur ces questions, les éclairer d’un regard différent de celui de son propre domaine et connaître l’orientation des travaux en cours et à venir.