1. Introduction
L’écrivaine contemporaine italienne L. Pariani présente un parcours littéraire fortement marqué par la question de l’identité entrecroisée à la thématique de l’émigration italienne en Amérique latine. La question qui s’est posée à cette auteure est la suivante : comment, à l’aube du XXIe siècle, faire littérairement mémoire de l’expérience migratoire du siècle passé ? En d’autres termes, comment dit-on d’une manière différente – car nourrie de l’expérience historique et littéraire récente – l’émigration passée des Italiens en Amérique du Sud ? L’hypothèse qui sous-tendra notre communication est que ce phénomène migratoire exige des choix narratifs et linguistiques nouveaux précisément parce qu’il est vu à travers le prisme des événements récents.
C’est tout le projet littéraire mené par L. Pariani lorsqu’en 2002, elle s’attelle à raconter ce qu’elle nomme « la grande épopée de l’émigration » italienne du début du XXe siècle dans son roman Quando Dio ballava il tango.
Afin de mieux cerner l’épaisseur historique et la singularité de l’hybridation linguistique chez cette auteure, il convient en introduction de l’insérer dans un bref panorama du traitement du plurilinguisme1 dans la littérature italienne. L’histoire de la littérature italienne est en effet profondément marquée par la notion de plurilinguisme. Le terme évoque d’emblée, pour tout chercheur italianisant, le nom de Gianfranco Contini qui l’a employé et qui y voyait un trait constitutif de tout un pan de la littérature italienne depuis les origines. Ses écrits ont marqué, dans la critique, un vrai point de repère, faisant de « l’emploi conscient de la composante dialectale dans les textes en langue italienne » une « constante de la civilisation littéraire ».2 Deux grandes lignes directrices dans le parcours littéraire italien sont ainsi tracées par G. Contini, l’une partant de Dante et allant jusqu’à Carlo Emilio Gadda et représentant la veine plurilingue ; l’autre allant de Pétrarque jusqu’à Giacomo Leopardi et dont les choix linguistiques sont unitaires et univoques. Lorsque G. Contini parle de Dante, il évoque surtout le « caractère polyglotte des styles et […] des genres littéraires »3, c’est-à-dire une variation de registres. C’est la même alternance que l’on trouve à la fin du XVIe siècle dans l’Orlando innamorato de Matteo Maria Boiardo.
Face à ce plurilinguisme élargi, il convient d’en analyser un autre, celui qu’Alfredo Stussi nomme « la forme minimale de plurilinguisme littéraire »4 car elle convoque un réseau langagier vernaculaire et une langue véhiculaire, ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, car c’est celui que L. Pariani pratique, dans des formes modernes que nous verrons, et en l’agrémentant d’une deuxième langue véhiculaire qu’est le castillan D’Argentine5. Cette forme de plurilinguisme littéraire interne est elle-même une réalité ancrée depuis fort longtemps dans la Péninsule. Elle s’explique par la situation de diglossie qui a toujours été une caractéristique distinctive du pays. On peut ainsi penser – pour n’en citer que quelques-uns – au cas de Carlo Goldoni qui, au XVIIIe siècle, compose ses comédies en alternant vénitien et italien ; puis au cas des prosateurs siciliens de la fin du XIXe siècle, qui laissent place à une composante dialectale. Au XXe siècle, ce sont en particulier trois grandes figures de la littérature du Novecento qui pratiquent l’hybridation linguistique dans la prose : Pier Paolo Pasolini avec le romanesco des Ragazzi di vita (1955), Carlo Emilio Gadda dans Quer pasticciaccio brutto de via Merulana (1946 puis 1957), qui pousse l’hybridation à ses extrêmes, se livrant à une expérimentation plurilingue inouïe ; et Luigi Meneghello qui fait revivre le dialecte de son village dans Libera nos a Malo (1963). La contamination de l’italien et du dialecte telle qu’elle est mise en œuvre par ces trois auteurs (grande virtuosité, forte expérimentation) a pu rendre ces écritures difficilement compréhensibles pour un lecteur non averti.
Or, plusieurs écrivains de la veine plurilingue ultra-contemporaine – dont L. Pariani – qui s’est développée au cours des dernières décennies autour de la figure d’Andrea Camilleri, ont semble-t-il « mis en crise l’association jusqu’alors répandue de plurilinguisme, expérimentalisme et élitisme ».6 En effet, cette prose repose sur le paradoxe apparent d’un recours à des codes linguistiques circonscrits géographiquement (notamment le dialecte, le bustocco chez L. Pariani, une variété lombarde), qui cependant s’adresse à un public large et italophone, et connaît un grand succès éditorial. Quels sont les autres traits distinctifs fondamentaux et nouveaux de cette écriture que pratique notre écrivaine, dès lors que l’emploi des dialectes à des fins artistiques dans des textes en langue remonte aux origines de la littérature italienne ? Chez notre auteure7, se dessine bel et bien un métissage des trois codes linguistiques : vernaculaire, italien et castillan se côtoient dans une même unité syntaxique – c’est pourquoi l’on parle d’un véritable phénomène d’hybridation, là où dans la pratique passée, le dialecte voire une deuxième langue véhiculaire (autre que l’italien) subissaient un fort cloisonnement, étant limités à la mimésis. On a donc affaire, chez L. Pariani, à une prose véritablement composite où le dialecte et la seconde langue véhiculaire se coulent dans le récit. La langue hybride informe toute la narration. Par ailleurs, il faut préciser qu’une autre nouveauté réside dans le fait qu’une telle hybridation n’est rendue visible par aucun dispositif graphique, indice fondamental de la fonction que doivent revêtir les codes « autres » pour notre auteure : cette absence de différenciation graphique a clairement la fonction symbolique de signifier qu’aucun des trois codes ne l’emporte sur les deux autres. L’équipollence s’insère dans cette volonté de donner ses lettres de noblesse à un dialecte – le bustocco – qui n’a justement pas eu de tradition littéraire, de même qu’à la langue des Italiens émigrés en Argentine. C’est pourquoi elle les place au même niveau et les fait se confondre sur la page, dans un plurilinguisme « non corsivato ». Mais explorons plus précisément le parcours de cette écrivaine et la signification que revêt chez elle un tel plurilinguisme, dès lors qu’elle s’attache à raconter les migrations.
2. L’auteure – Courte biographie et centralité de l’émigration italienne en Argentine dans sa vie et son œuvre
L. Pariani est née en 1951 à Busto Arsizio, dans la campagne lombarde, et habite aujourd’hui sur les bords du lac d’Orta. C’est à l’année 1993 que remontent ses débuts littéraires. Dès lors, elle ne va cesser d’écrire, pour devenir aujourd’hui une auteure affirmée en Italie. En effet, outre ses nombreuses collaborations à divers journaux nationaux,8 elle peut se vanter d’une œuvre importante (à ce jour, vingt-trois livres parmi lesquels romans et recueils de nouvelles)9 primée et largement traduite à l’étranger. En France, où elle reste pourtant encore assez méconnue, six de ses ouvrages ont déjà été traduits.10
Depuis sa Lombardie natale,11 elle a beaucoup voyagé en Amérique du Sud, sur les traces de son grand-père émigré en Argentine dans les années 1920.12 Sans être autobiographiques, ses récits sont étroitement liés à ces deux terres d’attache familiale qui en constituent presque systématiquement la toile de fond. Il en va de même du contenu qui privilégie tantôt la thématique de l’émigration italienne à destination de l’Amérique latine, tantôt celle du monde paysan du Haut-Milanais. Ces deux veines lui permettent de faire vivre des personnages qui lui tiennent à cœur, les faibles, qui ne figurent pas dans les livres d’histoire.
Si la représentation de l’altérité géographique et linguistique inhérente au territoire italien est bien présente chez notre auteure, puisqu’elle y donne une place de choix à son dialecte et que dès ses premières œuvres, elle revendique clairement une identité locale en indiquant qu’elle doit inscrire ses personnages dans un lieu et dans un temps déterminés, faute de quoi ils n’auraient aucune épaisseur ni aucune voix ; en parallèle se profile aussi très tôt dans sa production littéraire une référence qui va devenir constante géographiquement à l’Amérique du Sud, thématiquement à l’émigration italienne et linguistiquement, à l’espagnol.
3. La langue : une altérité linguistique au service d’une altérité identitaire et géographique
Dans son premier ouvrage, un recueil de nouvelles pourtant entièrement situées dans la vallée du Tessin à la fin du XIXe siècle, on trouvait dès les premières lignes une évocation du village de « Tilcara [che] sta alla fine dell’altopiano, sulla strada che va dall’Argentina alla Bolivia » (Pariani 1993 : 9). Suivent de nombreux livres dont l’histoire est située en Argentine et en Patagonie13 et dont le sujet est régulièrement centré sur les émigrés italiens (Il Paese dei sogni perduti, 2005 ; Dio non ama i bambini, 2007) ou les Italiens (missionnaires, par exemple) qui, pour des raisons historiques, politiques, se sont rendus en Argentine (Le montagne di Don Patagonia, 2012, sur le voyage en Patagonie de l’explorateur salésien père Alberto Maria Detini ; Questo viaggio chiamavamo amore, 2015, sur l’hypothétique voyage que Dino Campana effectua vers l’Argentine).
Toujours dans cette première nouvelle, on observait déjà l’hybridation linguistique : « Solo, sin familia, sin amor, sin consuelo. Sin nadie, nella vasta terra dei poveretti e degli afflitti » [sans famille, sans amour, sans réconfort. Sans personne, sur la vaste terre des pauvres et des affligés] (Pariani 1993 : 9). C’est de manière très originale que L. Pariani va en effet mettre en place une nouvelle langue, qu’elle ne cesse de retravailler tout au long de ses ouvrages, fondée sur un métissage de plusieurs codes linguistiques que sont l’italien, le lombard et le castillan. Ce plurilinguisme, élément-clé et ‘marque de fabrique’ de l’auteur est – et c’est là notre hypothèse de lecture – le signe tangible et visible de la prise de conscience d’une nécessité de dire autrement cette histoire collective et personnelle. À l’heure de l’immigration de masse en Italie et des questions identitaires que pose un tel phénomène, le mélange des langues est « una caratteristica della nostra epoca e della complessiva globalizzazione che stiamo vivendo » [une caractéristique de notre époque et de la mondialisation globale que nous sommes en train de vivre] (Perrone et Pariani 2003, en ligne). Là où, lorsqu’on émigrait au siècle passé, il fallait s’intégrer en oubliant sa langue maternelle et en adoptant de manière unique celle du pays d’accueil, L. Pariani nous dit qu’on peut aujourd’hui porter haut les couleurs d’un multiculturalisme vécu comme une richesse mais qui fait voler en éclats l’idée d’une identité nette, une et rigide. Elle ne revendique plus seulement une identité locale puisqu’il ne s’agit plus uniquement d’insertions dialectales, c’est-à-dire d’un plurilinguisme interne, endogène, faisant alterner un réseau langagier vernaculaire à une langue véhiculaire, comme cela était notamment le cas dans certaines de ses œuvres dont la fiction ne se déroulait qu’en Italie, par exemple dans Il paese delle vocali (2000), où c’était le seul substrat dialectal qui venait « contaminer » la narration en italien standard. Dans Quando Dio ballava il tango, elle le complexifie au contraire par une alternance supplémentaire, qui se joue entre deux langues véhiculaires, l’italien et le castillan d’Argentine. L’exemple est fort et abouti, dans ce récit résolument ancré en Amérique latine mais qui nous emmène dans un va-et-vient entre les codes linguistiques et entre les deux pays, l’Italie et l’Argentine.
3.1. Le texte Quando Dio ballava il tango
Publié en 2002 aux éditions Rizzoli, il fait suite à son deuxième voyage en Argentine. L’ouvrage se compose de 16 chapitres dans lesquels 16 femmes d’une même grande famille racontent leurs destins dans l’Argentine de 1898 à nos jours. Cette saga familiale au féminin se lit comme un voyage à travers plusieurs générations d’émigrés italiens en Argentine, avec comme fil rouge le parcours du personnage de Corazón, qui apparaît dans les premier et dernier chapitres. Cette arrière-petite-fille argentine de Togn, un paysan lombard émigré à la fin du XIXe siècle, décide de partir à la découverte de ses racines et, fuyant les persécutions politiques de l’Argentine en 1978, se rend en Italie pour « effectuer à rebours le chemin d’espoir de son aïeul » (Vittoz 2004 : 335). Elle y rencontre la vieille Venturina, la fille de Togn restée en Italie, qui enclenche le récit de plusieurs générations. On apprend à la fin de l’histoire que Corazón, désormais établie en Italie, retourne en 2001 en Argentine pour y recueillir les témoignages de ces vies suspendues entre deux continents.
La thématique de l’émigration mais aussi l’écriture veinée de trilinguisme permettent de thématiser deux points centraux : d’une part la question de l’identité et, avec elle, une réflexion sur la langue, d’autre part le travail de mémoire, comme si l’œuvre était le fruit des récentes remises en question des seuls aspects positifs de la grande émigration.
3.2. Identité (et déracinement…)
En faisant appel à un plurilinguisme original (que nous allons maintenant analyser au travers de quelques exemples) l’écriture de L. Pariani donne à voir la situation que connaissent tous les personnages plongés dans les tribulations de l’expérience migratoire : elle rend tangible l’expérience d’une identité problématique. « L’esperienza migratoria […], in quanto in-between, condizione di attraversamento […], provoca la messa in discussione delle identità individuali e collettive » [L’expérience migratoire [...], en tant que in-between, condition de passage [...], interroge les identités individuelles et collectives] (Sulis 2012 : 271 et Sulis 2013 : 408). Togn en est le symbole puisqu’il est un migrant saisonnier qui fait la navette entre ces deux mondes parallèles, l’Italie et l’Argentine, jusqu’au moment où, ne pouvant plus surmonter la nostalgie de cet ailleurs, il décide de couper les ponts avec sa terre natale et s’installe durablement en Argentine, y fondant une nouvelle famille (Sulis 2013 : 408). Si Togn est celui qui ne peut pas supporter la condition d’ambiguïté propre à la figure du migrant, Corazón sera celle qui, cent ans plus tard, acceptera cette identité difficile, la pluralité identitaire, mais floue aussi, de l’individu. Le texte décrit ainsi un processus de compréhension et d’acceptation de l’altérité :
solo che adesso Corazón può guardarle con occhio diverso, dato che l’esilio le ha insegnato a capire cosa provavano uomini e donne una volta arrivati dall’altra parte del mare, con le immagini della terra abbandonata che si sovrapponevano al paesaggio circostante (Pariani 2002 : 291)14.
Corazón y apparaît comme un personnage-relais car c’est par elle que les problématiques du passé s’inscrivent dans le présent. L. Pariani prend soin de montrer les liens qui unissent passé et présent et les problématiques récurrentes autour des processus migratoires. Il s’agit de dire que c’est un problème toujours actuel, qu’il ne faut pas le nier, mais qu’au contraire, il faut accepter le déracinement. C’est précisément ce chemin qu’accomplit Corazón :
Adesso che ha passato gli ultimi ventidue anni nella Cascina Malpensata da cui sono partiti i primi emigranti della sua famiglia, il luogo da dove tutto è cominciato; adesso che ha sperimentato sulla propria pelle cosa si prova a vivere in una terra dove non si è nati, parlando un’altra lingua con un accento mai perfetto, quasi fosse un marchio di diversità: come se, invece di appartenere a due paesi, non si appartenesse a nessuno. Confondendo uno y otro (Pariani 2002 : 291)15.
Ces identités « che devono essere rinegoziate a ogni passo » [qui doivent sans cesse être renégociées] (Sulis 2013 : 408), dans tous contextes, l’épopée de Quando Dio ballava il tango le montre aussi en nous livrant un tableau quasi complet des différentes trajectoires de migration que connaît l’Italie puisque, outre la grande émigration incarnée par Togn au départ de l’Italie paysanne de la fin du XIXe siècle en direction de l’Amérique, le point de vue se déplace en sens inverse au travers de Corazón, immigrée argentine en Italie depuis les années 80, et là non plus cela ne se fait pas sans difficulté, de même que ne se fait pas sans difficulté le retour à la terre natale : « Corazón viene da anni di esilio perduti a districare i pensieri in un’altra lingua, crogiolandosi nella nostalgia » (Pariani 2002 : 287) ; « Certo, ultimamente in Italia le cose le parevano cambiate, l’impressione che dava agli altri era quella di una persona integrata nella nuova situazione: si esprimeva in un italiano quasi perfetto, solo con un lieve accento straniero se per caso le capitava di parlare di Sudamerica » (Pariani 2002 : 287)16. Mais aussi, Corazón évoque sans trop s’y attarder sa fille qui mène « una vita indipendente in una città del nord della Germania » (Pariani 2002 : 288) : peut-être l’évocation implicite, ici, de la nouvelle émigration intellectuelle des jeunes ?
3.3. Renouvellement linguistique et thématisation du problème de la langue
Redéfinir de façon non univoque les identités, cela veut dire aussi repenser sa langue : aussi bien du point de vue des personnages migrants, que du narrateur qui fait le récit de leurs vies. La question de la langue est largement thématisée, et la formule du plurilinguisme narratif matérialise ce rapport problématique entre identité et langue. Comme l’a souligné D. Vittoz (2004 : 336) dans la postface à sa traduction de Quand Dieu dansait le tango,
l’incertitude d’être de l’immigré, qui n’est déjà plus de là-bas et jamais vraiment d’ici, est inconsolable, et sa langue en porte la marque. Entre celle du pays d’origine et celle du pays d’émigration, s’opère une de ces contaminations dont le langage, libre et têtu, sait se nourrir.
Elle écrit que L. Pariani a su « capter la richesse des variations » et en « recréer les effets de relief et de densité » (Vittoz 2004 : 336). Avant d’entrer dans le détail de cette langue métissée, nous voudrions dire deux mots de la fonction que revêtent pour l’auteure ces codes qui viennent enrichir son italien littéraire et raffiné :
Uso il dialetto e lo spagnolo, nelle mie storie, perché sono lingue materne e hanno una espressione talmente forte perché proprio attraverso queste lingue mi sono state trasmesse le esperienze forti, quelle dell’affetto, del dolore e della rabbia (Panzeri et Pariani 1999 : 238)17.
Outre la charge émotionnelle que ces codes linguistiques confèrent au texte, c’est le caractère charnel que produit le son particulier du dialecte et de l’espagnol dans le mot qui intéresse l’écrivaine :
L’uso di termini e di espressioni dialettali (come pure di lingua spagnola) mi permette di scurire la pagina, dato che queste lingue contengono suoni cupi, aspirati e nasali, che l’italiano non possiede. Come ti ho già detto per me è importante la parola come suono, tanto che non considero una pagina conclusa se, come in una partitura musicale, alla lettura ad alta voce il mio orecchio non ne resta soddisfatto (Panzeri et Pariani 1999 : 242)18.
Que fait L. Pariani dans Quando Dio ballava il tango ? En entremêlant le dialecte et le castillan d’Argentine dans sa version incorrecte tel qu’il était parlé par les tanos dialectophones et analphabètes, en superposant ces systèmes linguistiques auxquels elle est attentive dans toutes leurs variations et interactions (qui ont produit par exemple le cocoliche, c’est-à-dire l’italo-espagnol des immigrés italiens installés à Buenos Aires), et en faisant subir ces interférences linguistiques à l’italien standard de la narration, L. Pariani crée une nouvelle langue qui doit rendre l’idée « di un’identità stratificata e di un’appartenenza plurima » [une identité stratifiée et une appartenance plurielle] (Sulis 2013 : 410). L’objectif de L. Pariani est en effet moins de restituer fidèlement ces voix que d’en rendre l’esprit. Le plurilinguisme à l’échelle de l’œuvre apparaît nourri de divers apports, ce qui en fait en réalité un véritable idiolecte, et non le calque mimétique du cocoliche. Il s’enrichit de citations littéraires (notamment les textes d’auteurs latino-américains reportés en exergue : pour ne citer qu’un exemple, le poète et compositeur argentin Enrique Santos Discepolo, fils d’ailleurs d’un Napolitain), ou de références à la culture populaire : comptines et chansons aussi bien espagnoles (« La cucaracha, la cucaracha ya no pue’ navigà », citée dans le texte p. 29), que dialectales.
Par ailleurs, l’absence de différenciation graphique et d’un quelconque glossaire explicatif peut être lue comme une barrière linguistique et comme une volonté de donner une voix à ces personnages de l’entre-deux sans pour autant la rendre directement compréhensible par le lecteur, lui conservant une part d’altérité : « Ideologicamente, scardinando la presunta monoliticità della lingua nazionale, [questo mistilinguismo] pone degli interrogativi sulla definizione dell’identità » (Sulis 2013 : 410)19.
On trouve ainsi de nombreux exemples de cette hybridation à la fois dans la partie diégétique : « Lo seppe con quel saber profundo, sin pensamiento, che le era proprio » (Pariani 2002 : 214) ; dans le discours indirect : « Suo padre se culpaba per il fatto di non essersi più fatto vivo con loro » (Pariani 2002 : 45) ; mais aussi dans le discours indirect libre : « Claro che la chica si è impressionata, così sensibile che è » (Pariani 2002 : 130) ; et enfin dans les paroles rapportées au discours direct de Togn rentré au village : « Som mì che guadagno la plata… » (Pariani 2002 : 19). On voit donc bien que chez L. Pariani, c’est principalement par le biais d’un discours indirect libre employé de manière très souple, qui retranscrit certes le flux de conscience des personnages, narrativise leurs propos et confère une fluidité au récit, mais brouille assez fréquemment l’identification précise du parlant, que passe l’hybridation singulière du castillan, du dialecte et de l’italien standard. Cela semble pour le moins logique, puisque c’est le propre de ce type de discours rapporté d’estomper les frontières entre discours et récit, et de propager ainsi la langue mêlée à tout le texte.
La problématique de la langue y est également thématisée, par exemple lorsqu’est évoquée la situation des travailleurs saisonniers transocéaniques : « doppia terra [double terre] con cui fare i conti – Argentina e Italia – e doppia lingua [double langue] ; il più delle volte anche doppia famiglia [double famille] » (Pariani 2002 : 23). La maîtrise de la nouvelle langue est aussi un sujet qui revient fréquemment : « parlavano spagnolo meglio del dialetto. Avrebbero dimenticato, perché non avevano fatto in tempo a affezionarsi all’Italia » (Pariani 2002 : 169)20. On rencontre également des annotations concernant le travail sur la langue accompli par les émigrés : « e la voce della cantante racconta il dolore di una creatura nata quando Dio voltava la testa dall’altra parte; uno dei tanti modi di dire dialettali che gli emigranti si sono portati dietro in Argentina dall’Italia » (Pariani 2002 : 300)21. Et surtout sur la difficulté à maîtriser totalement cette nouvelle langue. On a souvent des annotations de ce genre : « dicendo nel suo castellano sgangherato [disant dans son castillan calamiteux]: “A l’è proprio verdad” ». Cette difficulté à communiquer est thématisée au début du livre : « Non so se parlo chiaro. Intende? Voglio dire: intendi quello che dico? Ché io parlo un po’ dialetto, ne’ » (Pariani 2002 :20)22. Enfin, on note aussi une réflexion sur la langue maternelle : « L’ultimo rifugio per i perseguitati è la lingua materna » [l’ultime refuge pour les persécutés est leur langue maternelle] (Pariani 2002 : 20).
4. La mémoire : donner une mémoire à cette langue et à ces personnes
Enfin, pour comprendre pleinement l’écriture de L. Pariani, il faut revenir à l’importance qu’elle accorde à la mémoire : son œuvre est largement tournée vers des sujets du passé, mais qui ont toujours un lien avec le présent, par le fil rouge de la mémoire. Comme le dit Brigitte Urbani,
Quanto ai viaggi nel passato, sono anche un modo di esplorare il presente, come confermano gli ultimi due libri, Dio non ama i bambini, ambientato nel primo Novecento (gli immigrati italiani di Buenos Aires anticipano gli extracomunitari delle attuali città italiane), e Ghiacciofuoco, un libro del presente, un presente di donne ormai non solo argentine ma anche messicane, cilene, boliviane, brasiliane (Urbani 2008 : 123)23.
D’emblée le livre Quando Dio ballava il tango place la mémoire au centre du récit : il nous est indiqué que Corazón accomplit ce voyage vers l’Italie « proprio perché ha bisogno di tornare indietro, ché il suo viaggio è una fuga nel passato […]. E questa cascina nella valle del Ticino è la terra della memoria » (Pariani 2002 : 20)24. C’est un livre sur l’importance de la mémoire, comme la plupart de la production littéraire de l’écrivaine pour qui la mémoire des choses et des événements est essentielle et dont le but est d’évoquer le souvenir des petites gens. Le livre va mimer ce voyage qui doit réveiller les souvenirs enfouis en chacune des femmes et permettre de reconstruire une mémoire féminine familiale. L’ouvrage se clôt sur le personnage de Corazón venue « raccogliere materiale filmato per ricavarne un documentario sulla situazione degli italoargentini »25 (Pariani 2002 : 286) avant que les mémoires individuelles ne disparaissent :
quel che la vecchia sa e ricorda cesserà di esistere tra qualche mese o anno, con la sua morte. Sparirà allora con lei anche il viso di Virgilio Grillo, l’odore del suo corpo e dei sigari che fumava, la testimonianza del suo entusiasmo di persona delusa dall’Europa e decisa a ricominciare da capo in Patagonia (Pariani 2002 : 299)26.
L. Pariani raconte avant tout la tragédie de l’émigration sans en omettre aucun aspect négatif, histoires d’abandons, de déchirement, d’absences. Il va être explicitement question de faire mémoire de tout, tant pour la narratrice que pour les personnages. En témoignent, du point de vue linguistique, les comptines dialectales qui ponctuent le texte ; en témoigne aussi ce système linguistique auquel l’auteure entend redonner vie et vitalité tout en l’enrichissant de différents apports, d’où l’importance des voix de chacun qui s’y font entendre. Car au final, l’essentiel est de faire parler ces personnages et d’en faire un récit collectif.
5. Conclusion
Dans le contexte littéraire actuel, qui a vu refleurir le plurilinguisme au début des années 90, L. Pariani se présente comme une figure originale. Parce que ses récits veulent se faire l’écho de vies marginales, et en particulier de ces identités malmenées par la grande émigration, elle a forgé son propre langage, « en forçant la langue italienne dont elle essaye de lutter contre les tendances normalisantes d’aujourd’hui » (Sulis 2013 : 406). Cela l’amène à repenser plus généralement son identité d’Italienne. Et le métissage linguistique est le reflet de l’idée que l’identité italienne ne peut se penser aujourd’hui que dans une pluralité. Il va s’agir pour elle de « continuare a praticare le nostre lingue e non dimenticarle » [continuer de pratiquer nos langues et ne pas les oublier], en les mêlant, en donnant à celles qui sont minoritaires et vouées à disparaître une chance de vivre encore dans le texte, le but étant de « conserver sa propre intégrité linguistique » (Perrone 2003) mais qui est précisément plurielle. Par le renouvellement linguistique d’une part, notamment à travers le recours diffus au discours indirect libre qui assure la jonction entre mimésis et diégèse, à travers également la construction d’un idiolecte qui consiste à conférer une dignité littéraire à une langue composite qui elle-même rend compte d’une identité divisée et multiple ; par un constant travail de mémoire d’autre part, nous avons vu que l’écriture aujourd’hui de l’expérience migratoire du siècle passé nécessite une langue retravaillée qui découle du nouveau regard que les Italiens portent sur eux-mêmes.
27