Cet ouvrage est le résultat et le témoignage du colloque interdisciplinaire international tenu à Paris en janvier 2013, dont il reprend la plupart des contributions. Dirigé tout comme l’était le colloque par deux professeurs antiquisants (Pierre Chiron pour le domaine grec, Charles Guérin pour le domaine latin), il confronte des perspectives provenant de périodes et de spécialités diverses : l’Antiquité grecque et latine, mais aussi les Renaissances italienne et française, les siècles classiques et le XXe siècle français ; la littérature, mais aussi le cinéma et les arts.
Si le terme de style peut, suivant les époques, caractériser en matière d’art et de littérature la manière d’un individu, d’un groupe ou d’une période, cette manière réfère le plus souvent à une norme quand elle ne lui est pas soumise, partiellement ou totalement. La pertinence de cet ouvrage collectif tient à ce qu’il prend pour objet non la conformité à une pratique collective voire à une norme explicite comme c’est le plus souvent le cas des études de stylistique historique, mais à l’inverse la singularité et la « faute », hapax qui sont tout autant des jalons de notre histoire littéraire et artistique. Ce recueil dépasse toutefois la — trop — simple question du repérage et de la description de l’infraction et se propose d’aborder, ainsi que l’expriment les directeurs de l’ouvrage, « la dialectique — ou, à tout le moins, la dynamique » qui s’élabore entre la norme et l’infraction, celle-ci pouvant à l’occasion « renforcer ou […] transformer » celle-là.
L’avant-propos de ce bouquet d’articles inscrit l’histoire de l’infraction dans une histoire générale de la norme prenant ses sources dans le métadiscours critique à l’œuvre dans la Grèce antique depuis les jugements esthétiques jusqu’aux traités rhétoriques, métadiscours qui appartiennent au legs sur lequel se constitue par la suite, depuis la Rome classique, l’esthétique occidentale. Si l’ouvrage parcourt les siècles, il offre l’avantage de ne pas être conçu suivant une perspective diachronique qui alignerait des cas isolés : les vingt interventions qu’il reproduit, dont les discours — c’est la règle du jeu de ce type d’ouvrage — sont étanches l’un à l’autre, ne sont pas regroupés en raison de leur chronologie, mais à l’intérieur de quatre perspectives qui découpent l’ouvrage en quatre parties successives regroupant chacune quatre à sept interventions.
Il est ainsi logique que la première partie, « Théorie et construction des normes », pose en premier lieu le contexte théorique d’une étude de l’infraction, à partir de réflexions générales sur la « normativité stylistique » (Gilles Siouffi) et sur les « cadres théoriques du jugement stylistique » (Joël Zufferey), deux contributions mettant à l’étude des concepts tels que style, norme, faute, variante. Ce n’est qu’à la suite de ces réflexions généralistes que prennent place les études de cas génériques tels ceux des « verba obscena [abordés] dans quelques textes théoriques latins » (Aline Estèves) et des « infractions stylistiques des romanciers baroques » (Suzanne Duval).
Le cœur d’une deuxième partie qui s’applique à des cas plus concrets de contre-modèles, « Penser l’infraction, révéler la norme », concerne le classicisme français : dénonciation des fautes épistolaires par Grimarest (Cécile Lignereux) et de la « négligence de style » au XVIIe siècle (Éric Tourrette). En amont et en aval de cette période, Frédérique Woerther présente le traité de rhétorique antique de l’Anonyme de Séguier et Aude Laferrière développe, à partir d’une digression prise chez San-Antonio, la question des incises « défectueuses ».
La troisième partie, la plus dense, « Infraction, stratégie, création », étudie l’infraction non du point de vue de la faute, mais de celui de l’acte de création qu’elle représente, dans l’ambivalence même qui fait de la faute la prémisse de la norme à venir. L’ambivalence ici est aussi bien celle de l’incorrection lexicale dans les discours de La Vie de Marianne de Marivaux (Fabienne Boissieras) que celle de cet « étrange parlécrit » devenu la langue littéraire de Marguerite Duras (Daniela Veres), ou encore celle du jugement porté par Molière sur les « étranges solécismes » (Chrysale) des personnages féminins de son théâtre (Pierre Zoberman). Cette ambivalence touche également le langage cinématographique, dans ces phénomènes que Dario Marchiori nomme des « marges » et des « infractions », et dans cette infraction au code du jeu cinématographique pourtant brillamment exploitée : le « regard à la caméra » (Sylvain Louet). Violaine Géraud pointe l’« éloge paradoxal » qu’a pu représenter au début du XVIIIe siècle le Dictionnaire néologique de l’abbé Desfontaines, et Stéphanie Thonnerieux rappelle la manière dont la suppression de la ponctuation — tentative unique et notoire chez Mallarmé, manière définitivement adoptée chez Apollinaire — a contribué à créer une esthétique nouvelle dans la poésie au tournant du XXe siècle.
Le contenu de la quatrième partie, « Penser l’infraction, valoriser l’écart », prend place comme la conséquence logique de la situation précédente, celle où l’infraction préfigure la norme : la perspective est ici celle, à rebours de celle qui présidait à la deuxième partie de l’ouvrage, où l’infraction est valorisée, rejetant de fait la norme dans le domaine du mauvais goût. Emmanuelle Prak-Derrington rappelle que la norme elle-même exige à sa manière la singularité, dans la mesure où « toute répétition est en principe faute de style ». Mais la majeure part de cette dernière étape dans ce — forcément — rapide tour de la question est consacrée à la Renaissance et à la valorisation de la singularité par l’esthétique baroque : les raisons pour lesquelles Michel-Ange peut juger « sublime » une cosa goffa (Frédérique Villemur), la façon dont la littérature macaronique de Teofilo Folengo pratique et assume l’infraction stylistique (Mirco Bologna) et plus généralement la façon dont l’hybridité, la bigarrure, le macaronique se conjuguent comme une manière esthétique mais également comme un cheval de bataille contre le pédantesque, « langue repoussoir » (Carole Primot). Cette partie et l’ouvrage lui-même sont terminés par quelques perspectives rappelées par Cécile Narjoux sur ce que Robbe-Grillet appelait « l’école Minuit ».
Les problématiques ouvertes par l’ouvrage soulignent certes son incomplétude à mesure que s’ouvrent questions et éclairages : il n’est certes, ainsi qu’il l’affirme d’entrée de jeu, qu’un recueil d’actes de colloque, mais tant les différentes perspectives abordées que certaines des nombreuses références bibliographiques fournies individuellement par les auteurs (et l’on peut regretter, du même coup, l’absence d’une bibliographie générale récapitulative) en font un ouvrage nécessaire à l’intérieur d’un corpus d’études de la norme stylistique.