Riccardo Barontini, Sara Buekens, Pierre Schoentjes (éds), L’Horizon écologique des fictions contemporaines

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Riccardo Barontini, Sara Buekens, Pierre Schoentjes (éds), L’Horizon écologique des fictions contemporaines, Genève : Librairie Droz, « Romanica Gandensia LIII », 2022, 336 p., ISBN : 978-9-070-18934-1

Texte

Écopoétique, littérature environnementale : ces termes, encore inconnus il y a une quinzaine d’années, deviennent prégnants dans les études littéraires contemporaines, et traduisent un intérêt récent qui déborde bien évidemment le champ de la seule littérature. Cet ouvrage, qui est le témoin et l’aboutissement du colloque international de Gand « L’imaginaire écologique contemporain : littérature et environnement » (novembre-décembre 2021), rassemble 20 contributions, 20 questions écopoétiques posées à la littérature, sous la direction de trois spécialistes de cet axe critique encore neuf, Riccardo Barontini, Sara Buekens et Pierre Schoentjes – 20 questions suivies d’un inédit de l’écrivaine Gisèle Bienne. L’introduction à cet ouvrage collectif, signée de ses trois directeurs, porte le titre : « Mutations écologiques de l’imaginaire littéraire », qui dit assez qu’il s’agit aussi dans cette introduction de présenter cet axe tant dans son actualité que dans son histoire récente.

Outre son traditionnel rôle de présentation des contributions de l’ouvrage, l’introduction contextualise la « visibilité toujours accrue » de la littérature environnementale, ainsi que son terreau : la préoccupation écologique, chaque jour renforcée par la visibilité de la question climatique et des nuisances de la pollution, mais aussi par la modification de notre rapport aux animaux. Ce foisonnement est sanctionné par de nouveaux phénomènes : apparition en 2018 du Prix du roman d’écologie, « prises de parole d’écrivains en faveur de l’environnement », nouvelles passerelles théoriques entre l’éthique et la littérature environnementale. Dans le prolongement de cette émergence, l’université a emboîté le pas, dans les travaux individuels et dans l’apparition de nouveaux groupes de recherche.

Les 20 contributions de ce recueil sont réparties en 5 sections comportant chacune quatre chapitres. La première section, « Environnements littéraires », prolonge directement l’état des lieux entamé par l’introduction. Michel Collot, sous le titre « La nature a lieu(x) », rappelle la « place croissante » prise par la nature dans les arts et la littérature « depuis au moins un quart de siècle » et interroge la présence de cette nature dans la poésie contemporaine, mais surtout la nature de cette nature et ce que cette poésie a à dire d’elle, dans un nouveau rapport à la fois à ce Je qu’on dit lyrique et aux « lieux » dont elle prend la défense. Anne-Sophie Donnarieix étudie ce qu’elle appelle les « espaces absents » dans ces « écologies du vide » à l’œuvre dans Doggerland (2019) d’Élisabeth Filhol et Un monde sans rivage (2019) d’Hélène Gaudy. Territoire disparu depuis des millénaires ou banquise aux contours mouvants : leur traitement par la fiction permet de confronter ces « espaces du vide » à la fois à l’imaginaire géographique et à l’écopoétique et d’étudier les « nouvelles stratégies d’écriture » qu’ils suscitent et qui font du roman un « lieu de mémoire écologique et littéraire ». Riccardo Barontini étudie les « questions d’échelle dans la fiction environnementale contemporaine » : ce qui est réévalué dans cette littérature, étudiée à partir de cinq romans francophones contemporains, est en effet l’échelle, spatiale ou temporelle, de l’homme et du monde, à l’aune de laquelle l’homme perçoit le monde dans lequel il vit. Les nouvelles perspectives offertes par le changement d’échelle, outre de contribuer au renouvellement de l’inventio romanesque, jouent également un rôle documentaire et didactique, dans une visée écopoétique claire : celle du lanceur d’alerte. Alexandre Gefen (« Les théories écologiques de la littérature ») clôt cette section avec un état des lieux de l’écocritique et de l’écopoétique, et affirme que la « littérature écologique a peut-être pour le XXIe siècle l’importance qu’a eue la littérature engagée pour le XXe siècle », et que son objet est « une grille herméneutique essentielle pour la critique littéraire contemporaine ».

La deuxième section de l’ouvrage, « Présence du non-humain », interroge la présence du monde végétal et surtout du monde animal dans la littérature. Hannah Cornelius s’attaque à l’indifférence – voire la dévalorisation – induite par le regard de l’homme sur le monde végétal, et l’on mettra évidemment cette indifférence, cette dévalorisation, en rapport avec le fait qu’une seule contribution de ce collectif est consacrée au monde spécifiquement végétal. Hannah Cornelius étudie les textes de l’autrice belge Christine Van Acker et particulièrement son essai L’en vert de nos corps (2020). Sous le titre « Le monde végétal et l’interconnectivité », cette contribution bat en brèche l’idée d’une matière organique neutre et montre que, sous bien des aspects, le « sommet » de l’évolution n’est pas l’homme mais l’élément qui a rendu possible la vie sur terre et qui nous permet encore de survivre : le monde végétal. Les trois autres contributions de la section étudient le renouvellement de la représentation de l’animal dans le récit. Sophie Milcent-Lawson analyse ce renouvellement sous le titre « Rencontrer un animal : renouvellement d’un topos littéraire à l’ère de l’anthropocène », à partir de lectures d’extraits de romans francophones contemporains, chez lesquels elle pointe le décentrement de la présence de l’animal ; la rencontre de l’humain avec celui-ci « n’est plus un embrayeur narratif […] mais une séquence brève, isolée, qui renonce à donner naissance à un récit ». Jodie Lou Bessonnet étudie, « du porc de batterie à l’animal mythique », l’« évolution des personnages porcins dans Le Dernier Monde (2007) de Céline Minard et la trilogie MaddAddam (2013) de Margaret Atwood », récits d’anticipation construisant une fin du monde dans laquelle les porcs, affranchis de l’élevage industriel, sont devenus des personnages jouissant du statut de personnes, des personnes dont on rappelle la proximité, y compris génétique, avec le genre humain. « Des voix animales dans les albums de littérature de jeunesse […] » : c’est dans la littérature de jeunesse que Florence Gaiotti observe la façon dont l’anthropomorphisation de l’animal, encore majoritaire dans les ouvrages destinés au jeune public, commence à être concurrencée par une représentation réaliste de l’animal. Ce « tournant animal » est analysé à travers trois autobiographies animales contemporaines, qui traduisent une injonction récente « à prêter attention à des réalités animales, à défendre leur bien-être ».

« Imaginaire de l’oikos » : l’objet de la troisième section est le lieu, la façon dont on s’y attache et dont on l’habite. Colette Camelin rend compte de l’évolution de notre habitat d’origine, la campagne, « du travail de la terre au travail de l’écriture », dans les récits de Gisèle Bienne et de Paola Pigani, dont l’action se situe dans ces années 1950 à 1980 où l’agriculture traditionnelle a laissé la plus grande place à l’agriculture industrielle : récits autofictifs d’autrices habitées d’une « conscience écologique », qui donnent à lire l’attachement à un monde paysan en voie de disparition et la tragédie de sa destruction. Marinella Termite (« Éco-maisons ou la végétalisation chez Franck Bouysse et Julia Deck ») évoque la place de la nature autour des récentes tentatives d’y retourner auxquelles participent les « maisons autosuffisantes », en particulier dans deux romans français contemporains, en révélant les imbrications à l’œuvre entre l’homme, l’artifice et la nature. Il s’y révèle que même si « la littérature assure de plus en plus de visibilité à la question écologique », la nature ne se laisse pas domestiquer, même amicalement, et que « vivre la nature » revient à vivre une marginalité difficile. C’est à la réapparition des grands prédateurs (loup, lynx, ours) en France que l’on doit, selon Anna Jacobs, la résurgence de la littérature pastorale (« Cohabiter avec les grands prédateurs dans le récit pastoral contemporain »). Les clivages autour de la réinsertion de ces prédateurs – le loup en particulier – dans une nature qui n’a presque plus rien de sauvage sont importés à présent dans notre littérature : ce que cette littérature défend est la possibilité d’une cohabitation entre un type nouveau de « sauvagerie » et les hommes qui la côtoient, en premier lieu les bergers, cohabitation qui tienne compte à la fois de l’impératif écologique et de la « détresse des éleveurs ». « Nouer le monde et la langue » : Dominique Ninanne étudie la dimension écologique qui sert de cadre à l’histoire d’amour À l’espère (2007) de Sandrine Willems. Au-delà de cette histoire d’amour, le récit témoigne de l’opposition entre un « attachement au monde », une « nouaison », et l’appropriation masculine de la viande, de la femme. L’« écriture de la nouaison » travaille les couleurs, sons, odeurs, saveurs de la nature, et propose une lecture sereine et patiente d’un phrasé et d’une langue au service de l’« enchantement » de la nature.

La quatrième section, « Bouleversements environnementaux », porte évidemment sur l’actualité dysphorique de notre siècle à l’heure de l’Anthropocène et de ses deux facettes : la disparition de l’animal et l’aggravation de la pollution et du déchet. Du côté de la première, Pierre Schoentjes contextualise et analyse L’Adieu au tigre (2008) d’Armand Farrachi (« “Au tigre ! Ô Tigre…” : Écrire la disparition »), qu’il définit comme « le seul récit littéraire majeur mettant l’extinction au centre de ses interrogations ». De cet ouvrage écrit par un écrivain engagé dans l’écologie où la fin du tigre représente par métonymie la disparition du monde animal, Pierre Schoentjes souligne la qualité littéraire et fait le pari qu’une telle qualité puisse « servir […] une cause avec une force qui est celle de la littérature ». Sara Buekens choisit deux romans de l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana et un roman de l’écrivaine mauricienne Ananda Devi pour aborder « La représentation du déchet » dans le récit, en particulier dans l’univers des îles de l’océan Indien, ravagées par les conséquences de l’industrialisation et de la pollution, même s’il est vrai que ces récits ne sont que deux représentants d’une « publication exponentielle d’œuvres mettant en avant un univers pollué, glauque et toxique ». Les personnages de ces récits vivent au milieu des déchets jusqu’à faire corps avec eux, se dévorant les uns les autres. Dans ces univers où les pauvres sont « eux aussi les résultats d’une “excrétion” » de la société, « parler du déchet, c’est lui donner le droit d’existence ». L’écrivaine et chercheuse Caroline De Mulder rappelle elle aussi comment déchets et personnages peuvent se construire au miroir les uns des autres. Elle aborde la question du déchet (« Calcaire : déchets toxiques et quête romanesque ») en revenant sur l’écriture de son roman Calcaire (2017). Dans ce récit de genèse romanesque, elle explique être partie du désir d’écrire un roman sur le déchet tout autant que d’un questionnement sur le fait de faire d’une telle matière, omniprésente et invisible à la fois, une matière littéraire. Reste que le déchet déborde depuis quelques années et qu’il était normal qu’il déborde aussi en littérature. Ce retour sur la fabrique du roman revisite ses constituants : espace, personnages, structure, et explique comment « grâce à la mise en roman, l’ordure référentielle se fait polysémique, symbolique, métaphorique ». C’est avec Fukushima que Philippe Wellnitz clôt cette section (« Fukushima dans les littératures francophones et germanophones ») : le toponyme évoque désormais dans notre imaginaire collectif la triple catastrophe d’un tsunami, d’un tremblement de terre et du second grand incident nucléaire que nous aurons connu, 25 ans après Tchernobyl. Si, comme le rappelle Philippe Wellnitz, reprenant les mots de l’autrice japonaise Ryoko Sekiguchi, « il y a clairement un avant et un après Fukushima dans la littérature japonaise », l’« onde de choc » de Fukushima a secoué la littérature, tout au moins européenne (France, Allemagne, Autriche, Suisse). À travers l’état des lieux de la littérature narrative consacrée à Fukushima, représentée par quatre de ces récits publiés entre 2011 et 2018 (Jelinek, Mauvignier, Muschg, Reverdy), l’article étudie les façons de traduire la catastrophe et la façon dont les différentes voix narratives prennent en charge ou non l’émotion qu’elle induit, mais aussi la façon dont l’écriture de chaque auteur/trice aura pu ou non être bouleversée par cet événement fondateur dans notre histoire récente.

Le titre « Engagements » recueille dans la cinquième et dernière section les études portant sur l’engagement littéraire, où le combat écologique se croise avec d’autres combats. C’est une dystopie qui est l’objet d’étude d’Alain Romestang (« Les lieux, les liens et la fuite dans Les Furtifs d’Alain Damasio »). Dans le roman Les Furtifs (2019), Alain Damasio évoque un monde qui n’est que le prolongement mortifère de notre monde actuel et qui n’offre à l’homme que la furtivité pour alternative. Dans ce roman, ce n’est pas seulement l’inventio qui est la marque de l’engagement de son auteur, mais aussi la langue de la furtivité, ce qui conduit l’auteur de l’article à qualifier Alain Damasio d’écopoète. L’engagement croisé concerne aussi le combat écologique dans sa dimension écoféministe, abordée par Marie Vigy dans trois romans francophones de Céline Minard, Andrée Wilhelmy et Claudie Hunzinger, écrits entre 2016 et 2019 (« L’ensauvagement comme stratégie d’affranchissement écoféministe dans Le Grand Jeu, Le Corps des bêtes et Les Grands Cerfs »). Marie Vigy rappelle en préambule de cette étude le double constat que nos conceptions de la nature sont dominées par une « vision patriarcale » et que la critique écoféministe francophone est à la traîne si on compare sa maigre production à la fertilité de la critique écoféministe anglophone : elle voit dans ce second constat la marque d’une défiance du féminisme français envers la catégorie de nature. Les trois récits écoféministes à l’étude, écrits par trois romancières, partagent selon Marie Vigy « le contrepied d’une certaine critique féministe qui, en s’interdisant de penser tout rapport entre les femmes et la nature, entérine au même moment la distinction hiérarchisante entre culture et nature » ; il partagent également une composition de personnages féminins suivant des valeurs qu’elle attribue à une « féminité naturelle » et battent en brèche « des images encore très genrées du sauvage ». Cécile Chapon (« Résistance et symbiose dans les littératures antillaises ») explique qu’il est impossible de poser la question écologique dans les « littératures de la Caraïbe et de l’Amérique des plantations » sans prendre en compte l’extinction massive des premiers peuples et de leur langue, le métissage et l’esclavage qui ont présidé à la formation de leur culture, ainsi que la question coloniale et le système plantationnaire qui y règnent. En convoquant en particulier Ormerod (2003) d’Édouard Glissant, elle étudie le lien entre l’écologie et l’émancipation culturelle et sociale, qui définissent la configuration de la lutte écologique contemporaine. Corinne Fournier Kiss referme cette section en associant l’Amazonie et ses habitants, « les crimes ethniques et écologiques » (« Quelle “viabilité” pour l’Amazonie et ses Indigènes au XXIe siècle ? Lectures de Daniel Mundukuru et de Pascal Manoukian »), et s’appuie pour cela à la fois sur des textes de l’écrivain brésilien et sur un roman de l’écrivain français, Le Cercle des Hommes (2020). Elle rappelle que la déforestation de l’Amazonie ne concerne pas seulement la disparition progressive de notre biodiversité mais également l’extinction des ethnies qui l’habitent, prolongation moderne des massacres des siècles antérieurs. La mise en miroir des textes de Daniel Munduruku, écrivain issu de ces ethnies en voie de disparition, écrivant pour tenir à la jeunesse de son pays un discours défendant nature et cultures ethniques, et du roman de Pascal Manoukian lui permet de comparer deux discours tenus à partir de « perspectives différentes » qu’elle juge « complémentaires ».

En clausule de ce recueil, un texte inédit de Gisèle Bienne, une des autrices françaises pionnières de l’écolittérature, d’ailleurs étudiée par Colette Camelin dans la troisième section de l’ouvrage : « Les pouvoirs d’une maison ». L’autrice y revisite la maison dans laquelle elle a vécu dans sa jeunesse et à partir de laquelle elle a pu écrire, une maison qu’elle a habitée ou plutôt, comme elle le dit, une « maison [qui l’a] habitée », une maison où sont nées ses préoccupations écologiques. L’insertion de cet inédit à la suite des vingt contributions qui le précèdent rappelle sans le dire l’influence du cadre sur nos imaginaires et notre fertilité créatrice et la façon dont notre cadre étroit (éco signifiait bien « maison » à l’origine) interroge le cadre plus large qui sert d’habitat à l’humanité.

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « Riccardo Barontini, Sara Buekens, Pierre Schoentjes (éds), L’Horizon écologique des fictions contemporaines », Textes et contextes [En ligne], 18-2 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=4479

Auteur

Hervé Bismuth

Maître de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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