Introduction
L’école, et plus généralement le monde de l’éducation, est un lieu de transmission de connaissances, de savoir-faire et d’un savoir-être, mais également de circulation de savoirs, pratiques et valeurs venus de l’étranger. Cette circulation conduit à des interactions entre les idées et valeurs ‘étrangères’ et celles des autochtones, qui peuvent prendre la forme d’une assimilation ou d’une confrontation, voire d’un rejet, ou encore d’une transformation productive. Au XVIIIe siècle déjà, l’enseignement est l’un des vecteurs importants de ces circulations de savoirs et d’idées à l’échelle européenne. Dans les écoles les plus progressistes qui ne se limitent pas à l’instruction du latin et de la religion, on enseigne l’histoire d’autres aires géographiques et culturelles (notamment à partir d’ouvrages d’historiens étrangers et de récits de voyage), ou encore l’histoire naturelle, qui fait appel à des savoirs venus d’ailleurs. Dans certaines écoles allemandes, on étudie par exemple l’invention des frères Montgolfier, l’électricité et les expériences sur la foudre de Benjamin Franklin.1 Outre l’enseignement de l’histoire et des sciences, les cours de langue constituent un espace privilégié pour la circulation d’idées et de savoirs en Europe et pour la confrontation avec d’autres espaces linguistiques, géographiques, culturels et politiques. Ce phénomène est toutefois à relativiser pour cette période, dans la mesure où il ne concerne pas toute la population scolarisée, mais seulement une minorité. A la fin du XVIIIe siècle, peu de cours de langues vivantes sont en réalité dispensés, excepté pour les enfants de la noblesse et de la haute bourgeoisie qui apprenaient plusieurs langues dès leur plus jeune âge. Dans les établissements privés, le français est souvent enseigné ; certaines écoles publiques le proposent également, toutefois comme leçons optionnelles privées, donc payantes. Ainsi, l’apprentissage des langues est encore largement réservé à une élite sociale. Mais il existe des exceptions dans ce domaine à partir du dernier tiers du siècle, comme les établissements du pédagogue berlinois Friedrich Gedike (1754-1803), dont il s’agira dans un premier temps de présenter brièvement le projet éducatif. Ensuite, nous porterons notre attention sur les cours de langues vivantes dans ces établissements – tout en soulignant leur importance autant du point de vue du volume horaire que de la diversité sociale du public qui bénéficie de cet enseignement. Friedrich Gedike est également l’auteur de manuels de langue française et anglaise, et il s’agira de montrer en quoi ceux-ci représentent des supports de circulation de savoirs, mais surtout d’idées et de valeurs venues de ces pays. Enfin, l’analyse des objectifs que ce pédagogue berlinois assigne aux cours de français et d’anglais et les moyens mis en place pour les atteindre (qui s’expriment par le choix des auteurs et des textes pour les recueils de lectures) permettra de montrer dans quelle mesure il y a construction d’un modèle civilisationnel et d’un ethos citoyen à partir d’idées et de valeurs – soigneusement sélectionnées – venues de France et de Grande-Bretagne et destinées à un public prussien, et plus largement, allemand, en vue d’une réforme profonde de la société allemande.
Au-delà de l’analyse de la réception des Lumières françaises et britanniques dans des écoles et lycées prussiens, cette étude s’intéresse aux concepts de « circulation » et d’ « interactions ». Ces concepts sont ici opératoires dans le sens où il y a transfert d’idées de cultures à une autre, où une transformation s’opère lors de ce transfert, mais aussi où ces idées transformées voyagent dans un espace plutôt large. La question de l’échange et de la réciprocité qui entrent dans la définition de la « circulation » et de l’ « interaction » reste cependant à la marge de cette étude qui s’intéresse avant tout au premier sens du transfert, de la France et de la Grande-Bretagne à la Prusse. Toutefois, plusieurs pistes cherchant à déterminer si la circulation, essentiellement dans l’espace germanophone et nord-européen, des pratiques éducatives et des manuels de langues de Friedrich Gedike, participe à un réel échange entre les espaces culturels concernés, seront évoquées.
1. Le projet éducatif de Friedrich Gedike : former des citoyens
Friedrich Gedike, né en 1754 et mort en 1803, est enseignant et directeur de deux établissements scolaires publics à Berlin, le Friedrichswerder de 1779 à 1793 et le Cloître Gris de 1793 à 1803,2 mais aussi auteur de manuels scolaires, de nombreux articles et ouvrages traitant de pédagogie. Il est également co-éditeur de la célèbre revue des Lumières, la Berlinische Monatsschrift, dans laquelle furent publiés les essais de Mendelssohn et de Kant répondant à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », et où il s’attaque à l’obscurantisme et au fanatisme, s’évertue à diffuser les idées des Lumières et à défendre la liberté d’expression. Il est aussi membre du Consistoire (‘Oberkonsistorium’), puis du Conseil d’Éducation de Prusse (‘Oberschulkollegium’) – créé sous son impulsion en 1787 avec le soutien du ministre von Zedlitz dont il est proche. Très tôt dans sa carrière, il devient franc-maçon, membre de l’Académie des Arts et de l’Académie des Sciences de Berlin, et de différents cercles savants ou de sociabilité comme le Club du lundi (‘Montagsclub’) et la Société secrète du Mercredi (‘geheime Mittwochsgesellschaft’). Gedike est donc très présent sur la scène intellectuelle berlinoise et au-delà. Il est une personnalité intéressante en raison de sa double activité de théoricien et de praticien de l’éducation : à la fois homme de lettres et pédagogue engagé, il est très actif et influent au sein des sphères du pouvoir.
Le projet éducatif de Gedike vise essentiellement à éduquer des hommes et des citoyens : « les écoles publiques sont chargées de former le citoyen proprement dit. »3
Bénis cette école, que tu as protégée voilà un siècle durant et que tu as conduite heureusement à travers de multiples changements. Laisse-la fleurir et prospérer et produire une foule de citoyens pour l’Etat qui gardent constamment à l’esprit la grande destinée et la dignité de l’humanité.4
Ces propos tenus par Gedike dans de nombreux écrits montrent l’importance qu’il accorde à la mission d’éducation civique de l’école. Pour réaliser cet objectif, il conçoit un établissement nouveau, la ‘Bürgerschule’. Bien qu’il ne soit pas à l’origine de ce terme, Gedike transforme la mission et le fonctionnement qui lui sont associés. Chez la majorité des pédagogues de son temps, la ‘Bürgerschule’ est en effet une école pour ‘bourgeois’ qui correspond dans une certaine mesure à la classe bourgeoise ou au tiers-état (le ‘Bürgerstand’) et désignent ceux qui n’appartiennent ni à la noblesse, ni au clergé, et dont on exclut aussi souvent la population rurale (les paysans) : ce sont les artisans, commerçants et hommes d’affaires, les fonctionnaires à l’exception des hauts-fonctionnaires de l’Etat, les banquiers… On parle aussi de la ‘Bürgerschule’ pour la distinguer de la ‘Gelehrtenschule’, l’école pour les érudits : les futurs théologiens, juristes, médecins, dramaturges, poètes, publicistes… Chez Gedike toutefois, le terme ‘Bürgerschule’ revêt un sens largement politique : il ne s’agit plus d’une école pour une classe déterminée de la population, pour un large groupe socio-professionnel, mais d’une école des citoyens, ouverte à tous, quels que soient leurs origines sociales, confessionnelles et leur futur métier.
Dès 1779, au tout début de sa carrière de pédagogue, Gedike définit son projet de création de ‘Bürgerschulen’ comme suit :
Dans ces ‘Bürgerschulen’, chaque futur citoyen serait formé sans distinction aucune: le futur artisan, artiste, commerçant et même le futur érudit. En ce qui concerne ce dernier corps de métier, on trouverait alors moins fréquemment cette ignorance profonde concernant les choses de la vie courante, dans laquelle se trouvent actuellement un certain nombre de grands savants, sans que l’on puisse leur en vouloir, car ils ont été formés trop tôt à l’érudition – à cause de l’organisation actuelle de l’enseignement – avant même d’être éduqués à la citoyenneté. Cependant, l’enseignement ne devrait prendre en considération aucun de ces ordres ou corps de métier en particulier, mais devrait être du commencement à sa fin utile à tous.5
Dans les années 1780 et 1790, il met en place son projet à l’échelle locale, à Berlin, avec l’espoir d’étendre ce modèle à l’ensemble de la Prusse grâce à ses fonctions de membre du Conseil Supérieur des Ecoles qu’il occupe à partir de décembre 1787 :
Toutes les autres leçons dans nos écoles sont tout aussi utiles et importantes pour le futur artisan que pour le futur savant, et dans cette optique, nos deux écoles [la ‘Bürgerschule’ et la ‘gelehrte Schule’] peuvent être considérées comme des ‘Bürgerschulen’, dans lesquelles on apprend tout ce qui est utile au futur citoyen, qu’il entre par la suite dans quelque ordre ou corps de métier que ce soit.6
Si l’on consulte le registre du Cloître Gris, l’établissement dirigé par Gedike de 1793 à 1803, on constate qu’il existe une réelle mixité sociale dans cet établissement. Tandis que le paysage scolaire allemand se caractérise par d’importants clivages – clivages sociaux avec des écoles pour les orphelins et les pauvres, des écoles rurales pour les paysans, des écoles d’enseignement pratique destinées aux futurs artisans et commerçants (‘Realschulen’) ou les fameuses « écoles de latin » (‘Lateinschulen’) ou « écoles de savants » (‘Gelehrtenschulen’) dans les villes pour les futurs érudits, mais aussi clivage entre les sexes (très peu d’écoles pour les filles) et clivages confessionnels (des écoles luthériennes, calvinistes, catholiques ou juives) – les établissements de Gedike se distinguent par leur ouverture à tous, à l’exception toutefois des filles. Parmi les nouveaux inscrits entre 1793 et 1803, on compte des élèves de confession luthérienne, réformée, catholique et juive, des fils de paysans comme de nobles (des propriétaires terriens ou des ministres), des fils de pasteurs, de commerçants, d’officiers, de médecins, d’artisans, d’enseignants, d’artistes, de domestiques... Gedike qualifie d’ailleurs la population scolaire de ses établissements de « mélange bigarré ».7
Le programme scolaire est quant à lui nettement orienté vers une formation générale et utile à tous, et vise la formation de citoyens : Gedike prévoit ainsi des cours intitulés « connaissances générales ou utiles destinées au citoyen » et des séances hebdomadaires de lecture de presse.8 D’autres disciplines, comme l’histoire, la géographie, l’allemand sont l’occasion de transmettre non seulement des connaissances (historiques, géographiques, linguistiques et littéraires), mais aussi un certain idéal social et politique. Enfin, d’autres disciplines sont mises au service de cette formation civique, comme les cours de langues vivantes. La formation civique des élèves est chez Gedike intimement liée aux problématiques de circulation des idées et d’interaction avec des cultures et civilisations étrangères. Le directeur berlinois construit en partie l’éducation morale et civique des jeunes Berlinois sur des idées et valeurs véhiculées dans des écrits venant de l’étranger. Les cours de français et d’anglais offrent ainsi une illustration de la démarche éducative de Gedike qui consiste à aller chercher à l’étranger des idées et valeurs qui correspondent à un ethos citoyen qu’il puisse transmettre aux jeunes Prussiens et plus généralement aux jeunes Allemands.9
2. Les cours de langues dans les établissements scolaires dirigés par Gedike : circulations des idées des Lumières européennes
Comme il a déjà été mentionné plus haut, la grande majorité des écoles publiques n’enseignent pas de langues vivantes étrangères, et lorsque c’est le cas, il s’agit bien souvent uniquement du français dans le cadre de leçons optionnelles privées. Mis à part pour la noblesse et les hommes de lettres, peu de jeunes Allemands ont la possibilité d’apprendre des langues vivantes durant leur scolarité, et les plus pauvres en sont exclus. Or, les programmes du Friedrichswerder et du Cloître Gris indiquent que la moitié des cours est consacrée à l’enseignement des langues : les langues anciennes (latin et grec, hébreu en option), l’allemand, le français, l’italien, l’anglais, et à partir de 1797 au Cloître Gris, le polonais. Dans l’emploi du temps d’un élève de première (‘Primaner’), sur 36 heures de cours hebdomadaires, 18 heures sont consacrées aux langues (20 heures pour les élèves ayant choisi l’option d’hébreu), dont 4 heures de latin, 4 heures de grec, 2 heures d’allemand, 4 heures de français et 4 heures d’italien ou d’anglais. Parmi les langues vivantes étrangères enseignées, seuls le français et l’italien (et l’anglais jusqu’en 1797) sont obligatoires, l’anglais pouvant être choisi à partir de la Prima (dernière classe du lycée) en lieu et place de l’italien. L’accent est nettement mis sur le français dont l’apprentissage débute dès la ‘Bürgerschule’, en cinquième, alors que l’italien n’est enseigné qu’à partir du lycée, en seconde (‘Sekunda’), et l’anglais en première (‘Prima’). Or, comme nous l’avons déjà mentionné, les établissements de Gedike se distinguent par l’incroyable mixité sociale de leur population scolaire. Ainsi, même si beaucoup d’élèves se destinant à l’artisanat quittent l’établissement dès la fin de la cinquième (‘Quinta’) ou quatrième (‘Quarta’), tous les élèves, quels que soient leurs origines sociales et leur futur métier, bénéficient de cours de français.10
En outre, l’enseignement du français se limite à l’époque dans la grande majorité des écoles qui le pratiquent à l’apprentissage de la grammaire et à la pratique de la traduction, très souvent de la Bible, mais de plus en plus à la fin du XVIIIe siècle, des œuvres historiques de Voltaire comme le Siècle de Louis XIV, Charles XII, la Henriade, et du Télémaque de Fénelon.11 Seuls les instituts philanthropinistes développent à partir des années 1770-80 la méthode dite ‘intuitive’ qui met l’accent sur la pratique orale et la communication, apprentissage calqué sur celui de la langue maternelle. Gedike, proche des philanthropinistes, adopte cette méthode dans ses établissements, divise les classes de langues en deux groupes de niveau pour favoriser l’échange oral, et ‘révolutionne’ même l’apprentissage des langues vivantes en Allemagne grâce à l’élaboration de manuels qui connaissent un très grand succès, comme l’attestent les très nombreuses rééditions tout au long du XIXe siècle, les imitations encore plus nombreuses et les programmes scolaires d’établissements allemands qui indiquent l’utilisation des manuels de Gedike.
L’étude de ces manuels de langues est intéressante à plus d’un titre : elle nous indique la méthode préconisée et utilisée par Gedike, mais aussi les contenus enseignés qui nous donnent de riches informations sur les savoirs, idées et valeurs de ces pays qui sont transmis aux élèves allemands. Gedike a publié en 1785 et en 1792 deux manuels de français : le Livre de lectures en français pour débutants, et la Chrestomathie française à l’usage des classes du lycée puis, en 1794, un manuel d’anglais, le Livre de lectures en anglais pour débutants. Il s’agit de recueils de textes, accompagnés d’un lexique bilingue et d’une grammaire en fin d’ouvrage ; les livres pour débutants proposent également une aide lexicale pour chaque extrait. Ces textes sont choisis dans la littérature francophone et britannique, il s’agit donc de supports authentiques pour reprendre la terminologie actuelle en didactique des langues. Les élèves lisent différents auteurs français et britanniques, ce qui représente une nouveauté dans l’enseignement des langues étrangères en Allemagne.
Les choix opérés par Gedike dans la sélection des textes sont révélateurs des savoirs, savoir-faire et même d’un savoir-être venus de France et de Grande-Bretagne que le pédagogue souhaite transmettre à ses élèves. Pour ces trois manuels, il sélectionne uniquement des auteurs contemporains (du XVIIIe siècle, même s’il fait une ou deux exceptions avec des auteurs du XVIIe) qui partagent les mêmes convictions et un même idéal : ce sont des hommes des Lumières engagés pour le progrès du droit, des sciences et des arts, et de l’éducation.
En ce qui concerne les manuels pour débutants, Gedike privilégie les auteurs de littérature pour la jeunesse : Jean-Jacques Filassier (1745-1799) et son Dictionnaire historique d’éducation, « une collection raisonnée de tout ce que l’Histoire offre d’instructif & de plus agréable : c’est l’histoire des vertus qui embellissent les annales de tous les peuples du monde » contribuant à « former des citoyens vertueux »,12 Laurent Pierre Bérenger (1749-1822) et Eustache Guibaud (1711-1794) et leur Morale en action,13 ou encore l’abbé Pluche et son Spectacle de la nature, ou Entretiens sur les particularités de l’Histoire naturelle, qui ont paru les plus propres à rendre les Jeunes gens curieux & à leur former l’esprit.14 Mais il ne se limite pas uniquement à la littérature pour la jeunesse, il sélectionne également des anecdotes historiques dans des encyclopédies et dictionnaires qui s’adressent à un public beaucoup plus large, comme le Grand Dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane de Louis Moreri,15 le Dictionnaire portatif des faits et dits mémorables de l’histoire ancienne de Jean-François De La Croix,16 et des extraits de l’Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières d’une « société de gens de lettres, de savants et d’artistes » publiée par Pierre-Louis Lacretelle,17 ainsi que des anecdotes édifiantes de l’histoire antique issues de l’œuvre de Charles Rollin (1661-1741).18
En ce qui concerne l’anglais, il puise aussi ses extraits dans des recueils historiques comme les Anecdotes et caractéristiques de Frédéric Le Grand (1792) du Commandant Neuman,19 l’Histoire romaine (1769) d’Oliver Goldsmith,20 l’Histoire du règne de l’empereur Charles V (1769) de William Robertson,21 ainsi que les Dialogues des Morts de Lord Lyttelton qui, sur le modèle de Lucien et Fénelon, fait dialoguer des figures historiques de tout temps et de tout pays, dans l’optique de transmettre aux lecteurs des connaissances historiques et des valeurs morales essentielles.22 Mais la majorité des textes sont empruntés à la littérature pour la jeunesse comme les Beautés de l’histoire (Beauties of History) de William Dodd, le Tableau de famille ou dialogues domestiques sur des sujets aimables et intéressants (The Family Picture; Or Domestic Dialogues On Amiable And Interesting Subjects) de Thomas Holcroft, et l’Introduction à la manière de penser (Introduction to the Art of Thinking, 1761) d’Henry Home (Lord Kames) qui vise à développer la faculté de réfléchir et d’observer chez les jeunes gens,23 les Elégantes anecdotes et bons mots (Elegant Anecdotes and Bon Mots, 1790) et les Fines fleurs de l’histoire moderne (Flowers of modern History, 1796) de John Adams, et le Recueil de connaissances utiles (Compendium of useful knowledge, 1788) de John Trusler qui renferme « une explication concise de tout ce qu’un jeune homme doit savoir afin de pouvoir discuter sur tous les sujets généraux ».24 Gedike puise enfin ses sources dans des périodiques anglais : The Spectator de Richard Steele et Joseph Addison, The Guardian de Steele et The Idler de Samuel Johnson. La fonction morale et didactique incarnée par le personnage fictif de Mr. Spectator dans The Spectator et de Nestor Ironside dans The Guardian, par leurs observations pleines d’esprit, parfois satiriques, vise à fustiger le vice et promouvoir la vertu. Ils donnent même des conseils et encouragent certains comportements chez leurs lecteurs, en particulier la discipline de soi (self-discipline). Dans ses essais du Idler, Johnson définit l’homme comme un animal paresseux,25 il discute sur un ton plutôt humoristique et désinvolte, parfois fantasque, du plaisir, de la mort, de la critique, de la discipline et du devoir de chacun de contribuer autant que possible, à une échelle aussi réduite qu’elle soit, au progrès de sa communauté et de l’humanité.26
Les textes de ces recueils pour débutants alternent donc entre des anecdotes historiques ou mythologiques à visée morale,27 des bons mots, de courtes présentations de sujets de sciences naturelles, des récits fictifs et des contes moraux, mais aussi des essais accessibles à un public large, ainsi que des fables à la manière d’Esope.28 La lecture de ces textes montre que les choix de Gedike s’arrêtent avant tout sur des textes se voulant édifiants. Les préfaces et avertissements des œuvres dont sont extraits les textes sélectionnés confirment cette première impression. Il s’agit de transmettre des valeurs morales laïques, sans références aux Evangiles. Gedike ne souhaite pas non plus faire découvrir à ses élèves débutants des auteurs de la littérature francophone et anglophone, car les textes sont présentés anonymement (sans le nom de l’auteur, ni le titre de l’œuvre). Il utilise ces textes pour promouvoir des valeurs qu’il souhaite universelles et laïques et auxquelles doivent adhérer ses élèves, et plus généralement les jeunes Allemands.
Le manuel de français pour le lycée est quant à lui davantage orienté vers des essais, romans et dialogues philosophiques ou plaidoyers, même s’il contient encore quelques contes moraux pour adolescents. Dans la préface de son manuel, il indique qu’il s’agit d’« un livre de lecture instructif et en même temps plaisant » qui doit permettre à l’adolescent (Jüngling) de « faire connaissance avec les auteurs de langue française les plus modernes et les plus célèbres ».29 Gedike choisit « volontairement de limiter sa sélection aux écrivains contemporains, car il est connu que la langue française, depuis environ 30 ans, a pris un nouvel élan, et a subi, dans une certaine mesure, une révolution bien avant la nation elle-même ».30 Le choix du pédagogue berlinois s’arrête donc sur une période spécifique et courte dans l’histoire littéraire, celle qui va des années 1760 au début des années 1790, date à laquelle il élabore son manuel, c’est-à-dire la littérature des Lumières. Il sélectionne au total 19 auteurs. On retrouve dans ce recueil les philosophes des Lumières françaises les plus célèbres : Voltaire, les éditeurs de l’Encyclopédie Diderot et D’Alembert, Montesquieu, Condorcet, Rousseau et Raynal. Y sont également représentés des publicistes des Lumières comme François Arnaud, et des écrivains comme Antoine Léonard Thomas, Jean-François Marmontel, Arnaud Berquin, Sébastien Mercier. Enfin, des savants et des historiens sont aussi présents dans ce recueil : Charles Pinot Duclos, Jean-Jacques Barthélemy, Jacques-Pierre Brissot de Warville, Charles Mercier Dupaty, le comte de Guibert, et le baron de Tott, mais aussi le monarque prussien Frédéric II. Les extraits choisis sont donc exclusivement des textes engagés qui dénoncent certains maux de la société, font appel à la raison et au sens critique du lecteur, et visent à l’éclairer ou l’éduquer. Ce qui intéresse Gedike n’est pas la langue française pour elle-même ni la littérature française en général, dont il s’agirait de montrer aux élèves la diversité et la richesse, mais seulement le contenu des textes choisis, les idées et valeurs qu’ils véhiculent, ainsi que leur force démonstrative. Autant les textes scientifiques que fictionnels soulèvent des questions qui relèvent des formes de gouvernement, des droits de l’homme, des relations des Européens avec les autres peuples, de la guerre, de la religion, de la raison et des préjugés. L’idéal social et politique qui se dégage de ces textes se laisse résumer en quelques mots : engagement pour le bien commun, équité, justice indépendante et impartiale, liberté, tolérance et paix. Les textes les plus célèbres des Lumières françaises sont rassemblés dans ce recueil : un extrait du Traité sur la Tolérance de Voltaire, fervent plaidoyer pour la tolérance religieuse et l’indépendance de la justice, le dialogue philosophique de Diderot, Entretien d’un père avec ses enfants ou du danger de se mettre au-dessus des lois, qui s’intéresse ici à la nécessité de devoir toujours respecter les lois et au rôle que doit jouer le « bon citoyen » dans la société, citoyen qui « doit engager toutes ses forces pour le bien de la République »,31 cinq lettres tirées des Lettres persanes de Montesquieu, qui s’attaquent à l’absolutisme et à la monarchie de droit divin, ainsi qu’un extrait de l’Histoire philosophique et politique de l’établissement et du commerce des Européens dans les deux Inde, véritable plaidoyer contre l’esclavage et pour la défense des droits de l’homme comme droits naturels.
Il y a donc bien circulation des idées des Lumières françaises et britanniques dans les écoles et lycées de Gedike, et par extension dans les établissements allemands recourant à ces manuels. On peut parler d’un transfert des idées des Lumières françaises et britanniques vers la Prusse, et plus largement les pays germaniques, par le biais de ces manuels de langues. Il s’agit maintenant de se demander si ce processus de circulation d’idées et de valeurs, de transfert d’une conception morale française et britannique, mais aussi d’une culture politique française prérévolutionnaire, s’accompagne d’un phénomène d’interaction entre ces différents modèles civilisationnels. Quelle forme prend la réception de ces textes et de ces idées ? Comment la France et la Grande-Bretagne sont-elles perçues par Gedike et les élèves prussiens ? Dans quelle mesure y a-t-il assimilation ou rejet de certaines valeurs morales et politiques, et plus encore adaptation du modèle civilisationnel de départ ? Et dans quel but ?
3. Interactions entre les modèles civilisationnels français, britannique et allemand : construction d’un idéal civilisationnel et d’un ethos citoyen pour les élèves prussiens et allemands
Les objectifs assignés par Gedike à l’enseignement des langues vivantes montrent que sa démarche se situe au-delà de la simple circulation des idées et des genres littéraires. Pour Gedike, l’objectif premier des cours de langues est communicationnel, et cela dans une perspective à la fois économique et politique. Dans le cas du polonais par exemple, il est avant tout économique. En effet, son but est de former des marchands maîtrisant la langue polonaise afin de créer et de faire fructifier des échanges commerciaux entre les deux pays voisins et avec les nouveaux territoires de Prusse-Orientale,32 comme l’indique clairement son projet de 1796 : « Des dispositions en vue d’un apprentissage de la langue polonaise seront peut-être bientôt prises, car celle-ci peut être très utile au futur homme d’affaires de l’Etat prussien, voire, dans certaines conditions, indispensable. »33 L’autre objectif est d’ordre scientifique et politique : il s’agit d’une part de former des citoyens du monde (‘Weltbürger’),34 des hommes ouverts à d’autres cultures, d’autres idées, suivant de près les événements à l’étranger et capables d’échanger eux-mêmes librement avec des autochtones de ces pays, mais aussi des hommes ayant le sentiment d’appartenir non seulement à un Etat, à une patrie, mais aussi à la communauté des hommes. La maîtrise des langues vivantes étrangères permet aussi de faciliter les échanges culturels et scientifiques avec l’étranger (ici entre l’Allemagne et la France, l’Italie et l’Angleterre). C’est aussi l’idée qu’exprime le philanthropiniste Ernst Christian Trapp (1745-1818) avec lequel Gedike a collaboré dans le cadre de la publication de la Révision générale du système éducatif (Allgemeine Revision des gesammten Schul- und Erziehungswesens). Trapp considère l’apprentissage des langues modernes comme « un mal nécessaire », qui permet cependant la communication scientifique entre les nations :
L’apprentissage des langues étrangères est donc un mal nécessaire, nécessaire en raison des relations nécessaires des nations entre elles, qui ne se réduit pas simplement au commerce et aux mutations de ce genre, mais signifie aussi communication de connaissances.35
Grâce à l’apprentissage des langues modernes, Gedike souhaite faire de ses élèves des acteurs mondiaux, participant au partage d’idées, de pratiques et de connaissances en Europe.
La lecture de ces idées et valeurs venues de France et d’Angleterre doit conduire à une leur assimilation. Outre l’objectif communicatif, Gedike vise en effet une éducation morale et civique des élèves pendant les cours de langues. Cette éducation se fait à travers l’identification à un ethos à la fois moral et civique. L’analyse des textes soigneusement sélectionnés par Gedike permet de définir assez clairement les fondements de cet ethos. Des qualités comme la modestie, l’application et l’ardeur au travail et à l’apprentissage, la conduite d’une vie simple et saine, l’amitié, la fidélité, l’honnêteté, l’entre-aide et l’empathie y sont prisées.36 Au-delà de cette éducation morale, on peut lire dans les textes choisis un ethos civique : l’image du citoyen actif, s’intéressant aux questions qui touche la communauté et le bien-être de celle-ci, et œuvrant pour le bien, privilégiant l’intérêt commun à l’intérêt particulier, est récurrente dans les textes sélectionnés et présentée comme un modèle à suivre. Les élèves rencontrent également les figures de souverains modèles, en premier lieu Frédéric II, mais aussi des Anciens comme Démosthène, Darius, le général de Thèbes Epaminondas, les philosophes et législateurs grecs Zaleucus et Charondas: ce sont des souverains ou législateurs qui se placent au-dessous des lois et sont prêts au sacrifice pour leur peuple, travaillant avec acharnement pour le bien de la communauté.37 Des valeurs comme la paix, la liberté, la garantie de droits sont mises en exergue, tandis que l’oppression, l’esclavage et la tyrannie sont fustigés.38 Les élèves doivent donc s’identifier à ces figures de citoyens.
Ce phénomène de transfert d’une culture à l’autre, des Lumières françaises et britanniques aux Lumières allemandes, ne se limite cependant pas à un processus d’assimilation ou d’identification à ses idées par la jeunesse prussienne. Dans la mesure où Gedike choisit uniquement les textes qui correspondent à son idéal de l’homme, de la société et de gouvernement, et rejette volontairement tout ce qui ne va pas dans le sens de son objectif d’éducation morale et civique, il y a aussi transformation de l’image de la France et de la Grande-Bretagne afin de les adapter au contexte prussien, et plus encore au projet de réforme de la société prussienne de Gedike. La présence d’écrits de ousur Frédéric II de Prusse dans les trois manuels de langues de français et d’anglais est significative : ils rappellent constamment à l’esprit des élèves cette figure présentée comme le monarque éclairé par excellence. Gedike exclut aussi de grands auteurs français du XVIIe comme Racine, Corneille, Molière, Boileau et bien d’autres pour la France, mais aussi d’autres genres littéraires comme la poésie et le théâtre. De même, alors que la Chrestomathie paraît à la fin de l’année 1792, Gedike occulte totalement toute référence à la Révolution française et tout texte révolutionnaire. Or, la production de catéchismes politiques scolaires, les catéchismes républicains, commence dès 1789, même si le nombre de publications de ce type d’ouvrages n’est particulièrement important qu’à partir de 1794.39 Il ne pioche pas non plus dans les almanachs politiques, qu’ils soient républicains ou royalistes, pourtant très répandus dans les années qui précèdent la publication de sa Chrestomathie. Il laisse aussi de côté les écrits et discours des hommes révolutionnaires français – qui portent pourtant l’héritage des Lumières françaises.40 En occultant des pans entiers de la littérature française et en se limitant aux seules 30 années précédant la Révolution, il façonne une image de la France, celle d’une France des Lumières philosophique et littéraire qui doit jouer le rôle de modèle pour les jeunes Prussiens et Allemands. Le pédagogue berlinois choisit le modèle civilisationnel français prérévolutionnaire sur les plans idéel, philosophique et littéraire, sans doute parce qu’il le juge directement transposable au contexte prussien et que celui-ci va dans le sens de son projet de réforme de la société prussienne. Bien qu’il soit favorable dans une certaine mesure à des principes républicains et démocratiques, il s’oppose en effet fermement à toute révolution, et semble donner sa préférence à un régime monarchique éclairé.41 La découverte et l’appropriation des Lumières françaises par les élèves, en particulier par les lycéens, doit ainsi contribuer à un processus de réformes en douceur, qui a déjà commencé sous Frédéric II et doit se poursuivre sous Frédéric Guillaume II et III.
4. Circulation des manuels de français dans l’espace prussien et à l’étranger
Au-delà du transfert productif, à des fins d’éducation civique, que fait Gedike de la littérature des Lumières britanniques et françaises, intéressons-nous maintenant à la circulation de ces manuels de langue. Les nombreux tirages, rééditions, copies et traductions attestent de leur importance dans l’espace germanophone et au-delà. Le manuel de français pour débutants a en effet connu beaucoup de succès : en 1828, il est édité pour la seizième fois. Le pédagogue berlinois commente lui-même ce succès dans l’avant-propos des cinquième et huitième éditions :
Je peux déduire me semble-t-il des fréquents tirages et même des fréquentes rééditions et des copies encore plus fréquentes de mes livres de lecture, que le public ne méconnaît pas mes efforts produits pour tirer le meilleur de la jeunesse, entre autres à travers ces livres.42 Comme la frénésie de publier sans cesse de nouveaux livres de lecture augmente, bien plus qu’elle ne diminue, à chaque foire du livre, je me réjouis d’autant plus de pouvoir publier après la cinquième édition – sans compter les nombreuses rééditions – déjà la sixième, puis la septième et la huitième, car c’est pour moi la preuve que l’opinion publique, malgré la publication de nombreux livres de lecture provoquée par le mien, n’a pas encore déclaré mon livre inutile. La traduction en allemand, publiée depuis peu sans que j’eusse connaissance du projet, est déjà inutilisable, car elle est élaborée à partir d’une édition plus ancienne.43
Au fil des années, Gedike ne cesse de modifier et d’enrichir son recueil de nouveaux extraits. Son succès ne se limite d’ailleurs pas à l’Allemagne, mais s’étend à l’Europe ; le Livre de lecture en français pour débutants a été édité à l’étranger, notamment au Danemark (Thonboe 1829), mais aussi en Norvège : comme l’indique Larson (1999 : 35-36), le dramaturge Henrik Ibsen (1828-1906) a lu dans son enfance les recueils de textes français de Gedike. En outre, de nombreux recueils semblables en langue française reprenant même un certain nombre de textes sélectionnés par Gedike paraissent à l’étranger (Suisse, Etats-Unis) tout au long du XIXe siècle.44 Même si on ne peut prétendre que Gedike, bien qu’il l’affirme, est l’initiateur d’une vague de manuels de langue de ce genre nouveau, il en est du moins un des premiers représentants, avec Jean-Thibault de Laveaux (1749-1827), pédagogue et journaliste français, professeur de littérature française à Stuttgart, puis à Berlin, et avant lui, David Etienne Choffin (1703-1773), professeur de langues modernes à l’université de Halle.45 Il est d’ailleurs tout à fait possible que Gedike se soit inspiré de Choffin pour élaborer son manuel de français : la composition de l’ouvrage, ses objectifs, ainsi que de nombreuses sources choisies par le pédagogue hallois ont été repris.46 Franz-Rudolf Weller (Christ 1989 : 122) présente Laveaux, mais surtout Gedike, comme les premiers compilateurs de textes variés à l’usage de l’apprentissage du français, tout en soulignant le manque d’études sur le pédagogue berlinois.
Le premier livre de lectures, c’est-à-dire un recueil de morceaux choisis (Lesebuch) autonome et indépendant, séparé du manuel de langue ou de la ‘grammaire’ traditionnelle est le Französisches Lesebuch für Anfänger nebst einer kurzen Grammatik de Friedrich Gedike (1785), très utilisé et en faveur même au XIXe siècle (la 16e édition date de 1828), complété en 1792 par une Chrestomathie française (…). L’estimation adéquate du rôle éminent de Gedike, proviseur à Berlin, auteur de manuels didactiques et fonctionnaire ministériel chargé des Ecoles et Universités fournirait matière à une autre étude. (Christ 1989 : 122)
Gedike, avec Choffin et Laveaux, compte ainsi parmi les tous premiers concepteurs de recueils pour l’enseignement des langues étrangères longtemps cantonnés à la grammaire et à la traduction de textes sacrés ou d’une œuvre intégrale (comme le Télémaque) au XVIIIe siècle. Gedike se distingue cependant par l’énorme succès que remportent ses recueils qui véhiculent, outre des connaissances linguistiques, des connaissances littéraires et civilisationnelles.
La chrestomathie pour les lycéens connaît, elle aussi, un grand succès : elle est rééditée au moins jusqu’en 1833.47 Les programmes des lycées prussiens et les rapports du Conseil supérieur des Ecoles montrent par ailleurs qu’elle est fréquemment utilisée dans les lycées prussiens, tout comme d’ailleurs le livre de lecture pour débutants dans les Bürgerschulen.48
Il y a donc bien circulation de ces manuels de français dans l’ensemble de l’espace prussien, et même exportation à l’étranger : en Europe du Nord (Danemark, Norvège), mais aussi en Suisse et aux Etats-Unis. La question d’un transfert dans l’autre sens (Rücktransfer), de la Prusse à la France, et donc des échanges entre ces espaces, se pose cependant. Ces recueils et manuels ont-ils eu un écho outre-Rhin ? Des pédagogues français ont-ils conçu des ouvrages s’inspirant de ces manuels allemands d’un genre nouveau ? Ont-ils cherché, eux aussi, à former des citoyens dans le cadre de cours de langues étrangères ? Comment les réformes pédagogiques allemandes, en particulier de Friedrich Gedike, ont-elles été accueillies par les Français ? Nous nous contenterons ici de proposer quelques pistes à suivre. Gedike présente en effet les écoles prussiennes comme des modèles pour l’étranger.49 C’est d’ailleurs ce qu’attestent les nombreuses visites d’observateurs – danois ou polonais par exemple – dans ses établissements.50 Ces visiteurs venaient assister aux cours et aux examens publics, ou se former auprès de Gedike. Dans un Mémoire à l’Assemblée législative du 30 mars 1792, le publiciste Johann Wilhelm Daniel von Archenholz (1741-1812) présente par ailleurs les écoles d’Allemagne et la pédagogie allemande, notamment celle élaborée et pratiquée par Gedike, comme exemplaires pour la France :
C’est sur cette source riche et abondante de connaissances utiles et précieuses dans l’objet qui nous occupe, que nous voudrions fixer votre attention. Là, vous trouverez des livres élémentaires auxquels l’expérience a mis le sceau de l’approbation ; des livres de méthode, où les principes tirés de la nature de l’esprit humain sont appliqués à chaque genre d’instruction, sont mis en action par des exemples ; l’art d’instruire en amusant pour l’enfance, l’art d’amuser en instruisant pour l’adolescence et la jeunesse ; l’art de prévenir ou de guérir les défauts du cœur ou de l’esprit, le vice et le préjugé ; le genre d’instruction qui convient à l’habitant des campagnes, à l’habitant des villes, au négociant, au militaire, au savant. Les noms de Campe, de Weisse, de Resewitz, de Basedow, de Salzmann, de Rochow, de Becker, d’Ebeling, de Gedike, d’André, de Villaume, de Trapp, tous les hommes qui joignent à de grandes connaissances un esprit philosophique et des talents distingués, s’ils ne sont pas encore parvenu à vos oreilles, sont au moins dignes de votre estime, et leurs ouvrages, qui ont déjà peut-être résolu beaucoup de problèmes que vous cherchez encore, méritent de vous être connus aussi bien que les établissements que leur zèle patriotique a formés […].51
Conclusion
Pour conclure, Gedike se place dans une posture de médiation entre le modèle civilisationnel des Lumières françaises et dans une moindre mesure britanniques d’une part, et la Prusse de Frédéric II et de ses successeurs d’autre part. Il crée un lien entre un régime français ou plutôt une civilisation française idéale, imaginée par les penseurs des Lumières françaises, et un gouvernement prussien appelé à se réformer. Pour progresser dans cette voie, les écoles publiques prussiennes doivent jouer un rôle essentiel : elles ont pour mission d’éduquer les citoyens de demain. La lecture des penseurs des Lumières françaises et britanniques dans le cadre des cours de langues constitue une étape importante dans cette formation. En plus d’une réforme venue d’en haut (des monarques éclairés), Gedike – s’écartant de toute démarche révolutionnaire – mise aussi sur une réforme venue ‘d’en bas’, de l’ensemble des citoyens éduqués selon les principes des Lumières européennes, créant ainsi une dynamique émancipatrice en Prusse. En inculquant aux futurs citoyens prussiens des principes moraux véhiculés par des auteurs de la littérature française et britannique des Lumières et en les faisant adhérer à leur idéal social et politique, Gedike cherche à les rendre aptes à construire et faire fonctionner un régime prussien réformé. Enfin, s’il y a bien circulation dans l’espace éducatif prussien – et au-delà, dans des écoles danoises, norvégiennes, suisses, et même nord-américaines – des Lumières françaises, grâce aux manuels élaborés par Gedike et d’autres compilateurs qui s’en sont largement inspirés, la question du transfert dans le sens inverse, et donc celle de l’échange entre ces sphères culturelles, reste à étudier. Les pistes proposées montrent que les théories et pratiques éducatives du pédagogue berlinois sont exportées à l’étranger, et laissent entrevoir la possibilité de fructueux échanges dans le domaine éducatif européen. Il serait intéressant d’étudier une éventuelle réception de ces recueils de français et d’anglais, mais aussi les publications de recueils et manuels d’allemand, dans les espaces français et britannique.